Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 2

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Charpentier (3p. 33-66).
DEUXIÈME LEÇON.
objections.
Messieurs,

Aujourd’hui nous entrons en Amérique ; mais avant d’aborder l’histoire de la constitution des États-Unis, je répondrai à certaines objections qu’on rencontre au seuil de ces recherches. Si ces objections, qui ont séduit de bons esprits, étaient fondées, nos études perdraient beaucoup de leur importance : elles serviraient sans doute à nous faire connaître l’Amérique, ce qui est toujours utile ; mais elles ne répondraient guère au but que nous nous proposons. Par exemple, si les Américains sont un peuple entièrement différent du nôtre, la constitution des États-Unis ne peut en aucune façon nous servir de modèle ; l’examen que nous en ferons ne saurait avoir pour nous qu’un intérêt de curiosité. Je crois, au contraire, que cette étude est pour nous d’une utilité immédiate ; nous avons tout à gagner à bien connaître le peuple qui habite de l’autre côté de l’Océan.

J’insiste sur ce point, car il me semble que le devoir du professeur n’est pas celui du savant. Un professeur est un intermédiaire entre les savants et, je dirais presque les ignorants, si vous me permettiez une expression si peu polie. Sa mission est de gagner les cœurs à la vérité et de les décider à l’action ; il faut donc qu’il prenne des sujets d’un intérêt présent ; il ne lui est pas défendu de considérer, d’un point de vue scientifique, les besoins actuels de son pays. C’est pour cela que je suis heureux cette année d’avoir à m’occuper de la constitution des États-Unis, parce que j’y vois beaucoup à apprendre pour nous.

Quelles sont ces objections ? Elles sont spécieuses et demandent à être examinées de près.

Vous allez, dira-t-on, nous parler de la constitution des États-Unis : si vous aviez choisi ce sujet il y a quatre ans, nous l’aurions compris. L’Amérique était alors le désespoir des anciens gouvernements. Une république prospère depuis soixante-dix ans, une démocratie qui vivait heureuse et tranquille, sans armée, sans administration hiérarchique, sans gouvernement centralisé ; un pays où la vie était plus facile qu’ailleurs, où la population progressait d’une façon extraordinaire ; c’était le temple et l’asile de la liberté ; c’est là que se rendaient les cœurs généreux pour qui les vieilles institutions européennes étaient un joug trop lourd. Mais aujourd’hui la plus effroyable de toutes les guerres, la guerre civile, bouleverse l’Amérique. Considérez dans quel abîme est tombé ce peuple naguère si heureux : la haine la plus atroce que le monde connaisse, celle du frère contre le frère, y règne partout ; il n’est pas de famille qui ne soit en deuil ; depuis deux ans, il est tombé un million d’hommes sur les champs de bataille ; les finances sont dans un état désespéré, la dette du Nord sera à la fin de cette année de dix milliards ; nous ne parlons pas de celle du Sud qui probablement ne sera jamais payée. Qu’a fait cette constitution que vous nous vantez, qu’a-t-elle empêché ? Vous le voyez, chaque parti la déchire ! Cessez donc de nous en parler ! L’Amérique a dû le bonheur dont elle a joui à son vaste territoire, à ce que les émigrants de tous les pays pouvaient s’y donner rendez-vous ; mais la constitution n’est pour rien dans cette haute fortune ; elle s’est effondrée au premier choc des discordes civiles. L’Amérique a maintenant des armées permanentes, nous savons en Europe où cela conduit les nations. La liberté américaine finira par aboutir à quelque despotisme glorieux.

Je vais essayer de répondre à cette première objection, j’espère que ma réponse vous satisfera.

Cette constitution, quelle est la situation que les événements lui ont faite ? Cette constitution qui n’a rien empêché, tout le monde sans doute doit la haïr. Eh bien, au contraire, tout le monde la respecte ; la seule chose qui surnage au milieu de la révolution, c’est elle. Le Sud prétend qu’elle lui appartient, que lui seul y est resté fidèle ; le Nord soutient au contraire que c’est lui qui la défend ; c’est une arche sainte que les deux partis se disputent. Que signifie ce singulier phénomène ? Comment se fait-il qu’un pays soit attaché à une charte qui pour nous est déjà morte ? Comment se fait-il surtout qu’un peuple puisse avoir pour sa constitution le culte que lui ont voué les Américains ? Nous n’avons pas, nous autres, cette faiblesse. Pour nous, les constitutions sont des enfants charmants à leur naissance, que la France doit un jour épouser, mais qui meurent toujours avant l’heure des fiançailles. Ce sont probablement des enfants qui ont trop d’esprit, c’est pour cela qu’ils ne vivent pas.

Il n’en est point de même chez les Américains. La constitution prend place dans leur estime tout auprès de la Bible ; cela tient à une raison particulière qu’il est bon d’expliquer.

Quand nous cherchons où est pour nous, Français, la patrie, nous trouvons dans le passé la royauté ; là où était le roi, là était la France. Dans les temps modernes, c’est le drapeau qui est devenu la patrie, c’est aussi le territoire. Ce territoire, nous avons tellement lutté pour le défendre, rougissant de notre sang chaque motte de terre, que ce pays nous est cher ; nous l’avons payé avec le sang de nos veines ; la France, nous l’avons faite morceau par morceau. En Amérique, rien de semblable. Il n’y a jamais eu de royauté, de pouvoir central autour duquel on pût se réunir ; ce n’est pas un peuple puissant qui a fondé l’Amérique ; les colonies se sont formées par des essaims d’émigrants, venus de tous les points de l’horizon, et qui se sont éparpillés sur un territoire immense. Ce territoire, rien ne le limite ; on ne sait guère où il commence ni où il finit, et il est difficile que les citoyens de Boston aient une bien grande tendresse de cœur pour les habitants de la Californie. La patrie pour l’Américain, ce n’est pas non plus le drapeau, car les États-Unis avaient eu jusqu’en 1861 le bonheur de vivre en paix ; la guerre étrangère n’avait fait qu’y passer, la guerre civile y était inconnue. Il est évident qu’il en sera tout autrement à l’avenir ; le souvenir du terrible conflit qui a éclaté en 1861, et qui se continue aujourd’hui, fortifiera l’unité nationale, et rendra l’Américain plus fier de sa nationalité. Il faut cependant à un peuple un symbole national, un drapeau. Et quand vous cherchez en Amérique ce qui représente le drapeau, vous trouvez trois choses : la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, la constitution, et la grande figure de Washington. Voilà où l’Américain se reconnaît. — Il n’y a plus maintenant personne qui ait signé la déclaration d’indépendance, ou qui ait servi sous Washington ; c’est la constitution qui représente le drapeau et qui est le symbole de la patrie.

Ceci est vrai pour le Nord, et n’est pas moins vrai pour le Sud. On s’y rappelle que c’est un Virginien, Jefferson, qui a rédigé la déclaration d’indépendance, que ce sont des Virginiens, Washington et Madison, qui ont fait la constitution. Les hommes du Sud se plaignent que l’on ait violé la constitution à leur égard, mais ils lui sont restés fidèles ; et si fidèles qu’à la fin de la guerre, si la fédération américaine est détruite, si l’Amérique est partagée, on y verra deux constitutions parallèles, ou, pour mieux dire, la constitution fédérale sera dédoublée. Qu’il en doive être ainsi, un fait le démontre. C’est le 20 décembre 1860 que la Caroline du Sud s’est séparée de l’Union. Le 4 février 1861, le congrès des États à coton, s’était réuni pour faire une constitution, cette constitution a été rédigée et mise à exécution en trente-cinq jours. Le 11 mars suivant, la constitution était faite et M. Jefferson Davis nommé président.

Quelle est cette constitution ? En Europe, peu de gens ont eu la curiosité de l’étudier. Elle est cependant d’un intérêt assez grand. C’est la constitution fédérale copiée sur l’ancien instrument, sauf quelques différences ; en d’autres termes, le Sud peut toujours dire qu’il a gardé la constitution primitive en y faisant seulement quelques modifications. En première ligne on y trouve inscrits tous les amendements de la constitution fédérale, toutes les dispositions qui garantissent que le pouvoir législatif ne pourra jamais toucher ni à la liberté religieuse, ni au droit de réunion et d’association, ni à la liberté individuelle, ni à la protection du jury ; on y trouve également le pouvoir législatif divisé entre deux chambres, un président élu et un pouvoir judiciaire indépendant ; en un mot, c’est la même constitution.

Il y a cependant quelques différences, les unes qui peuvent passer pour des améliorations demandées depuis longtemps, les autres sur lesquelles j’appellerai bientôt votre attention.

Les modifications qui ont une importance politique sont celles-ci : Il est décidé que les fonctions présidentielles auront une durée de six ans, et que le président ne sera pas rééligible. C’est une question très-délicate, au point de vue constitutionnel, que de savoir si un président doit être rééligible. Déclarer qu’il ne le sera pas, c’est empiéter sur le droit de la nation qui peut avoir intérêt à conserver un homme capable à la tête des affaires ; mais, d’un autre côté, décider qu’il pourra être réélu, c’est introduire dans le gouvernement un intérêt qui n’est plus national ; c’est donner à un homme le désir de se faire renommer et la pensée d’employer tous les ressorts de l’administration pour satisfaire une ambition personnelle.

On s’est aperçu de cet inconvénient en Amérique. Dans la constitution fédérale, le président est rééligible indéfiniment. À la fin des quatre ans de sa première présidence, Washington n’avait qu’un désir, c’était de rentrer dans la vie privée. En 1792, ce fut Jefferson, lequel représentait une politique opposée à celle de Washington, qui prit l’initiative et proposa au général de se faire réélire. Jefferson était un esprit hardi et quelquefois bizarre, mais c’était un esprit pratique. Il comprit que l’œuvre de Washington n’était pas finie ; il avait peur qu’un parti puissant n’établît la monarchie. Il écrivit au général : « La république a encore des dangers à redouter, vous êtes le seul homme en qui nous puissions avoir une confiance absolue, le seul qui puisse nous tirer d’un pas difficile, il faut que vous restiez président. » Washington, avec la simplicité d’un grand homme, répondit : « Si vous croyez nécessaire ma présence au pouvoir, je resterai. » Mais après ces huit années d’autorité, il ne voulut pas laisser après lui l’exemple d’un président se perpétuant au pouvoir ; il insista pour être remplacé. Depuis lors, il est de règle en Amérique qu’un président ne doit jamais rester plus de huit ans en fonctions. Tout ce qu’a fait Washington est entouré d’une vénération profonde, chacune de ses actions est devenue une loi pour le pays. Jefferson, Madison, Monroë restèrent chacun huit ans au pouvoir sans que le pays en souffrît. Mais, avec le général Jackson, les choses changèrent de face. Jackson était un démocrate, un homme de beaucoup d’intelligence, mais c’était un soldat qui portait dans la politique toutes les passions d’un chef d’armée ; il partageait les citoyens en deux camps : ceux qui le soutenaient formaient le bon parti, ceux qui le combattaient étaient le mauvais parti. Tout pour ses amis, c’était sa devise. Une fois au pouvoir, il distribua avec la plus grande libéralité les places à ceux qui l’avaient soutenu ; les brevets de maîtres de poste, qui aux États-Unis ont une assez grande importance, devinrent sa monnaie électorale. Jackson établit ainsi un précédent funeste ; depuis lors il s’est formé en Amérique une classe de gens qui ne voient dans une élection qu’un certain nombre de places à emporter ; c’est ce qu’on nomme les politicians. Pour eux la chose importante dans la nomination d’un président, c’est que celui-là triomphe dont ils attendent des places et la fortune.

Pour corriger ce vice, dont on avait souffert depuis trente ans, on a stipulé, dans la constitution des États confédérés, que le président serait nommé pour six ans et ne pourrait être réélu.

Une autre mesure, assez curieuse comme mouvement d’idées constitutionnelles, est celle-ci. Dans la constitution fédérale, le président des États-Unis est seul responsable. Comme seul responsable, il nomme un cabinet qui ne dépend que de lui. C’est lui seul qui tient tête au sénat et aux représentants ; il couvre ses ministres de sa responsabilité. Si la chambre veut avoir des renseignements, il n’y a d’autre moyen que de s’adresser au président, qui répond s’il le juge à propos.

La constitution des États confédérés établit qu’à l’avenir les chambres pourront appeler devant elles les divers agents du pouvoir exécutif, ceux que nous appelons les ministres, et que ces ministres pourront parler devant les chambres, chacun sur ce qui concerne son département. En d’autres termes, les ministres de la marine, de la guerre, des finances auront entrée au sénat et à la chambre des représentants ; ils y expliqueront leur conduite. C’est la responsabilité ministérielle qui s’introduit dans la République. Les Américains du Sud ont trouvé qu’une responsabilité qui atteignait seulement le président élu pour quatre ans, et qui lui permettait de tenir le pays en échec pendant tout le temps de son mandat, était nuisible à la démocratie qui veut au contraire un gouvernement simple, facile, mobile, et qui fasse passer dans les lois ce qui est dans l’esprit de la nation. Voilà donc des républicains arrivés à la responsabilité ministérielle.

Tels sont quelques-uns des changements apportés à la constitution fédérale, et qui, vous le voyez, n’y introduisent aucune modification essentielle. Les deux changements graves sont ceux-ci : Pour justifier la révolution, on a voulu établir que le droit des États particuliers l’emporte à un moment donné sur le lien fédéral ; la constitution nouvelle proclame ce principe dangereux. Évidemment, un contrat fédéral qui peut se rompre au gré des États confédérés, c’est la plus singulière des associations ; elle porte en son sein l’anarchie et la dissolution, car elle ne tient que par la bonne volonté des parties et elle est à la merci des passions humaines. C’est retomber dans tous les vices de la confédération de 1776, et détruire l’œuvre politique de Washington et de ses amis. Aussi a-t-on, selon moi, introduit cette disposition moins pour servir à l’avenir, que pour justifier le passé et amnistier la sécession.

La constitution nouvelle s’occupe ensuite des maîtres et des esclaves ; il y a des dispositions qui ne proclament pas, en termes exprès, le principe de l’esclavage, mais qui au fond l’éternisent et le sanctifient.

Il est décidé que les maîtres pourront se transporter avec leurs esclaves partout où ils voudront, et que, si on ouvre de nouveaux territoires, chacun pourra s’y établir avec ses esclaves. C’est là le début de la nouvelle constitution. Celle de 1787 s’ouvre par une protestation en faveur de la liberté ; la constitution de 1863 établit au contraire que le monde est partagé en deux classes, les heureux et les misérables. Ceux-ci sont condamnés à l’être éternellement. C’est une constitution qui nous reporte au delà du Calvaire, et qui déclare que la destinée des faibles est de souffrir et d’être écrasés. Voilà la tache de cette constitution ; c’est par là qu’elle se distingue tristement de la constitution fédérale.

Il y a encore cette énorme différence qu’en fait la constitution de 1787 est démocratique, puisque la liberté y est le droit commun, tandis que, dans la charte du Sud, la liberté est le privilège d’une aristocratie.

Ici j’arrive à une nouvelle objection. S’il en est ainsi, dira-t-on, si la seconde constitution est semblable à la première, comment se fait-il que celle-ci n’ait pas empêché la séparation ? C’est là une objection naïve. Une constitution est une loi qui organise les pouvoirs publics, afin de garantir la liberté ; mais s’imaginer qu’une constitution peut réunir tous les cœurs, apaiser toutes les passions, prévenir tous les désordres, c’est une utopie. Nulle constitution ne fait de ces miracles ; la religion elle-même y est impuissante, et il est aussi peu raisonnable de reprocher au christianisme la Saint-Barthélémy qu’à la constitution américaine la guerre civile. La religion prêchait l’humanité, les hommes ont été des bourreaux ; la constitution prêchait l’accord entre les partis, les partis ont voulu s’entretuer et s’entre-déchirer. La faute en est aux hommes, mais non à la religion ni à la constitution. Supprimez l’esclavage et les passions qu’il enfante, la constitution sera tout aussi respectée qu’il y a trente ans, l’Amérique n’aura pas de révolution.

Est-ce donc l’esclavage seul qui est la cause de la révolution ? Je réponds : Oui, c’est l’esclavage qui est la grande cause, l’unique cause de la séparation.

J’insiste sur ce point, et je vous en donnerai tout à l’heure la preuve positive, parce qu’en Europe on a essayé de présenter sous un jour fort beau de très-vilaines choses. Je ne dirai pas qu’on a menti, il faut être poli avec tout le monde, mais enfin on n’a pas dit la vérité.

On a mis en avant la question des tarifs. Certainement les tarifs ont joué un rôle dans la séparation, et il y a déjà plus de quinze ans qu’un homme d’un coup d’œil très-sûr, Bastiat, dans un livre dont je ne saurais trop vous recommander la lecture, disait : « L’Amérique est un beau pays, mais j’y aperçois deux points noirs, l’esclavage et les tarifs. » Mais s’il n’y avait eu que les tarifs, la guerre ne serait certainement pas sortie de là. D’ailleurs ces tarifs profitaient en beaucoup de cas au Sud tout aussi bien qu’au Nord. Les fabricants de sucre de la Louisiane n’y étaient pas moins intéressés que les filateurs du Nord.

On a cherché une autre explication. On explique tout aujourd’hui par la race. Si le Sud se sépare aujourd’hui, c’est que son peuple est étranger au peuple du Nord. Il y a à cela une petite objection, c’est que c’est la même race qui a colonisé toute l’Amérique. On dit que ce sont les cavaliers qui ont peuplé la Virginie, il y aurait plus d’une réserve à faire sur ce point, mais le Mississipi, l’Alabama, la Louisiane ont été plantés en grande partie par des Yankees qui y sont venus chercher fortune ; c’est partout le même peuple, la même langue, les mêmes lois, la même religion. Il faut donc écarter la question de race.

On dit encore : d’un côté, c’est une démocratie, de l’autre c’est une aristocratie. On s’est servi de ces grands mots pour plaire aux Anglais ; la faiblesse des Anglais, c’est de croire qu’eux seuls peuvent être libres parce qu’ils ont une aristocratie.

Mais cette question de l’aristocratie, c’est la question même de l’esclavage. Il y a dans le Sud des gens qui s’appellent la Chevalerie du Sud. Ils sont chevaliers à la façon de notre ancienne noblesse ; ils ne font rien, ils s’approprient le travail d’autrui, et donnent en récompense une médiocre nourriture et souvent des coups à ceux qui travaillent pour eux. Je vois bien là une aristocratie, mais on n’exigera pas que je la respecte !

Reste une autre raison qui est à notre adresse, et qu’on n’a que trop répétée : c’est l’indépendance. Quand on nous parle d’indépendance, à nous autres, Français, nous sommes comme des chevaux de guerre qui entendent sonner la trompette. Un peuple qui se révolte, c’est magnifique ! C’est l’Italie qui rejette le joug de l’Autriche ; nous allons au secours de l’Italie. C’est la Pologne qui nous tend les mains, et nous sommes tout disposés à aller nous battre pour la Pologne ! Cela est beau, je suis fier de cet entraînement de mon pays ; j’aime les faibles et les opprimés. Mais ce grand mot d’indépendance peut cacher toute autre chose. Si demain en France naissait une autre Vendée, si l’Alsace voulait se séparer, nous prendrions notre fusil, et nous dirions : En avant. Eh bien ! en Amérique, que se passe-t-il ? Je vois partout des populations de même origine et nulle part des opprimés. L’insurrection du Sud a armé les frères contre les frères. Qu’est-ce que les confédérés ? Ce sont des hommes qui ont voulu renoncer à l’avenir magnifique d’un pays qui doit appartenir à la liberté, qui ont mis des haines particulières au-dessus de la patrie, au-dessus de l’unité nationale, et qui nous parlent d’indépendance. Non ! ce qui serait un crime en France ne peut être une vertu au delà de l’Océan.

Est-il vrai que l’esclavage soit la seule cause de la guerre ? J’en ai en main la preuve, une preuve irréfutable, une preuve officielle. Le jour où on fait une révolution, on ne dissimule pas ; on est emporté par la passion, on parle franchement. Quand la Caroline du Sud s’est séparée, elle a voulu, suivant l’usage américain, annoncer au monde entier ce qu’elle faisait ; elle a rédigé, comme en 1776, une déclaration d’indépendance ; cette déclaration, je ne l’ai pas encore vue traduite en français, je l’ai trouvée dans un recueil anglais, je vous demande la permission de vous la lire.

DÉCLARATION DE SÉCESSION DE LA CAROLINE DU SUD.
(20 décembre 1860, après l’élection de M. Lincoln, mais avant son installation.)

« Et maintenant que l’État de la Caroline du Sud a repris au milieu des nations sa place de peuple séparé et distinct, il se doit à lui-même, il doit aux autres États de l’Union, il doit aux autres nations du monde, de déclarer les causes immédiates qui l’ont conduit à cet acte (de séparation).

« Nous tenons que… notre Gouvernement est un contrat ; que dans tout contrat l’obligation est mutuelle ; que, lorsqu’une des parties refuse d’exécuter son engagement, l’autre partie est relevée de son obligation ; et que, lorsqu’il n’y a pas d’arbitre suprême, chacune des parties est remise à son propre jugement pour décider ce qu’il lui convient de faire et en accepter les conséquences.

« Dans le cas présent le fait est certain. Nous affirmons que quatorze des États ont délibérément refusé depuis plusieurs années de remplir leurs obligations constitutionnelles, et, pour la preuve, nous nous en référons à leurs propres lois.

« … Suivant la constitution fédérale, chaque État était reconnu comme l’égal des autres, et il avait le seul contrôle de ses propres institutions. Le droit de propriété sur les esclaves avait été reconnu par la constitution, qui accordait aux personnes libres des droits politiques distincts, qui leur donnait droit de représenter les esclaves pour trois cinquièmes, qui autorisait l’importation des esclaves pour vingt ans (1787-1808), qui stipulait qu’on rendrait les fugitifs.

« Nous affirmons que ces objets pour lesquels le Gouvernement a été institué n’ont pas été remplis, que le Gouvernement lui-même les a détruits par l’action des États qui ne possédaient point d’esclaves. Ces États se sont arrogé le droit de décider sur la convenance de nos institutions domestiques ; ils ont dénié le droit de propriété établi dans quinze États, et reconnu par la constitution ; ils ont dénoncé l’institution de l’esclavage comme un péché devant Dieu ; ils ont permis chez eux l’établissement public de sociétés dont l’objet avoué était de troubler la sécurité et d’attaquer la propriété des citoyens des autres États. Ils ont encouragé et aidé des milliers d’esclaves à quitter leurs foyers ; et, quant à ceux qui restent, ils les ont poussés à une insurrection servile au moyen d’émissaires, de livres et de gravures.

« Depuis vingt-cinq ans cette agitation n’a fait qu’augmenter, jusqu’à ce qu’elle ait fini par s’assurer l’appui du Gouvernement central. Tout en respectant les formes de la constitution, un parti a trouvé dans l’article qui établit le pouvoir exécutif le moyen de détruire la constitution elle-même. On a tiré une ligne géographique au travers de l’Union, et tous les États au Nord de cette ligne se sont unis pour élire à la haute fonction de Président de l’Union un homme (Abraham Lincoln) dont les opinions et les intentions sont hostiles à l’esclavage. On va le charger d’administrer l’Union parce qu’il a déclaré que ce gouvernement ne peut pas toujours durer moitié libre et moitié esclave, et que l’opinion compte enfin que l’esclavage va s’éteindre.

« Le 4 mars 1861, ce parti prendra possession du Gouvernement… Les garanties de la constitution n’existeront plus ; l’égalité des États sera détruite. Le Gouvernement fédéral sera devenu l’ennemi des États possesseurs d’esclaves… Tout espoir de conciliation est perdu, car l’opinion publique dans le Nord a donné à une grande erreur politique la sanction d’une croyance religieuse encore plus erronée.

« Nous donc, le peuple de la Caroline du Sud, en appelant de la rectitude de nos institutions au Juge suprême de l’univers, nous déclarons solennellement que l’union jusqu’ici existante entre nous et les autres États de l’Amérique du Nord, est dissoute, et que la Caroline du Sud reprend sa place au milieu des nations comme État séparé et indépendant[1]. »

Et maintenant, renvoyez-les à la Déclaration de la Caroline, ceux qui vous diront que l’esclavage n’est pas la cause réelle de la séparation.

Je ne prolongerai pas cette discussion ; j’en ai dit assez pour prouver que la constitution n’est pas la cause de la dissolution de l’Union, et qu’elle surnage au-dessus de tous les partis. En voulez-vous une dernière preuve ? La voici :

La constitution des États-Unis est une constitution fédérale. La fédération réunit un certain nombre d’États ; aujourd’hui, je crois qu’il y en a trente-cinq. Je ne suis pas sûr que ce nombre ne soit pas dépassé, car l’accroissement de l’Amérique est si rapide qu’on ne sait jamais s’il n’y a pas un ou deux États poussés quelque part du jour au lendemain. Ces États ne ressemblent en rien à nos départements : ce sont des États qui méritent véritablement ce nom ; ils ont remis à l’Union le soin des affaires communes ou extérieures, mais ils se sont réservé leur gouvernement intérieur ; ce sont en quelque sorte des provinces médiatisées. Chacun de ces États peut se donner une constitution. On n’exige d’eux qu’une seule chose, c’est que ce soient des républiques ; on ne veut pas qu’une monarchie puisse s’établir sur le continent. Ces constitutions peuvent être ce que le peuple voudra : il est permis d’avoir une ou deux chambres, un pouvoir judiciaire dépendant ou indépendant, électif ou à vie ; il y a toute liberté de faire tous les essais possibles. Chez un peuple aussi pratique que le peuple américain, il n’y a pas eu d’hésitation. Tous les États ont pris pour modèle la constitution fédérale, qui, elle-même, n’était que la copie des anciennes chartes coloniales. Partout le gouvernement est organisé de même, partout les libertés sont garanties de la même façon. Il y a donc trente-cinq exemplaires de la constitution fédérale dont quelques-uns ont soixante-dix ans de date et fonctionnent parfaitement. La constitution américaine est comme une mère qui aurait établi ses enfants dans toute l’Amérique, et tous les enfants ressemblent à la mère. Voilà un nouvel et puissant argument en faveur de la bonté de cette constitution, puisque, librement adoptée sous toutes les latitudes, elle donne partout d’excellents fruits.

Quant à la crainte, après tout légitime, que de cette guerre civile ne sorte le règne des armées et un gouvernement despotique, j’avoue que je ne la partage pas, quoique, en pareil cas, il soit toujours prudent de craindre ; mais ce sont des armées de citoyens qui combattent aujourd’hui, de soldats qui, le lendemain du jour où la guerre sera finie, reprendront leurs occupations. Ces armées sont commandées par des officiers qui tous sont sortis de la vie civile et tous sont désireux d’y rentrer. L’Amérique, malgré la guerre, a conservé la liberté. Je sais que l’on dit le contraire ; mais si vous lisiez les journaux américains, si vous voyiez la façon dont le président des États-Unis, M. Abraham Lincoln, est traité, vous seriez vite édifié sur ce qu’est en Amérique cette prétendue compression de la liberté. Dans une réunion publique et nombreuse, le célèbre maire de New-York, M. Fernando Wood, accusait, il y a quelques jours, le président et tous ceux qui combattent l’esclavage d’avoir défiguré l’Amérique, disant que c’était aujourd’hui une tête de blanc sur un corps de nègre ; je ne vois pas qu’on ait en rien gêné sa colère ni ses menaces. L’Amérique est assez forte pour n’avoir pas peur de la liberté.

Quant au despotisme, les journaux américains se sont amusés de nos terreurs européennes ; il leur est difficile de prendre au sérieux Abraham Ier, empereur des Américains. M. Abraham Lincoln ne sera certainement pas l’empereur de l’Amérique. On lui a donné un nom que l’histoire ratifiera : ce sera l’honnête Abraham, le citoyen qui n’a pas désespéré de la patrie, le magistrat qui a défendu énergiquement la cause de la liberté et de l’Union ; ce titre lui suffit, et à vrai dire il est plus beau que celui de César.

Passons à une autre objection. Soit, dira-t-on, la Constitution des États-Unis est excellente, nous ne prétendons pas le contraire, elle a fait le bonheur du peuple américain. Mais remarquez quel est ce peuple. C’est un peuple nouveau, sans traditions, qui a pu faire table rase, qui ne traînait pas après lui le boulet d’une civilisation de treize siècles. Il avait donc un avantage énorme sur la vieille Europe, et il n’est pas étonnant qu’il ait pu faire un gouvernement qui lui convenait. Mais c’est précisément parce que ce gouvernement est celui d’un peuple sans traditions, qu’il ne peut être celui d’un vieux peuple de l’ancien continent.

Cette objection contient un peu de vérité, mais elle contient aussi beaucoup d’erreurs, et je voudrais les dissiper.

C’est, dit-on, un peuple nouveau. J’avoue que ce mot m’embarrasse, car je ne sais trop ce qu’il veut dire. Il me semble qu’un peuple descend toujours d’un autre, et que, comme dit Brid’oison, « on est toujours fils de quelqu’un. » Or les Américains sont les fils très-légitimes des Anglais. Ils sont venus sur un territoire nouveau, mais eux-mêmes ne formaient pas un peuple nouveau. L’Amérique, au commencement du dix-septième siècle, n’était qu’un désert sillonné en tous sens par les Peaux-Rouges ; ce sont des Anglais venus d’Europe qui ont apporté sur une terre nouvelle une antique civilisation.

Dira-t-on que ce n’est pas ainsi qu’on l’entend, et qu’un peuple nouveau est celui qui sort du mélange d’autres peuples ? Ainsi nous savons que les Romains étaient de source latine, mais qu’à l’élément principal s’étaient mêlés des éléments sabins et étrusques. Et si demain des lois uniformes réussissaient à fondre ensemble toutes les populations européennes, ne sortirait-il pas de ce mélange un peuple qu’on pourrait appeler nouveau, bien que l’histoire pût reconnaître les éléments qui auraient formé cette nation européenne ?

Le raisonnement est juste ; mais l’Amérique ne présente rien de semblable. L’émigration anglaise a eu lieu à la fin du dix-septième siècle ; les colons appartenant à d’autres races n’ont afflué dans ce pays, en nombre considérable, qu’après la guerre de la liberté. C’est depuis 1820 seulement que les émigration allemande, irlandaise, sont venues introduire un sang nouveau dans les veines du peuple américain, en apportant chaque année dans le nouveau monde un flot de deux à trois cent mille personnes. Mais quand on a fait la constitution, en 1787, il n’y avait réellement en Amérique qu’une population anglaise. Sans doute il y avait un certain nombre d’étrangers. Des réfugiés Français, des Hollandais établis à New-York, quelques Suédois, un certain nombre d’Allemands, étaient venus chercher une patrie sur le vaste territoire de l’Union, mais cela avait peu d’importance et ne changeait pas plus le fond de la race que ce grand nombre d’étrangers qui, tous les jours, s’établissent en France ; et cependant, si vous vous promenez dans les rues de Paris en regardant les enseignes, vous serez frappé de ce fait, que, parmi les gens qui font du commerce, il y en a presque la moitié qui portent des noms étrangers.

En s’établissant en Amérique les Anglais ne formaient donc point pour cela un nouveau peuple. D’ailleurs c’étaient des Anglais, c’est-à-dire entre tous les peuples celui qui est le moins accessible aux influences étrangères, une race d’acier que rien n’entame. Nous autres Français, nous sommes au point opposé, ce qui fait que nos voisins nous regardent toujours avec un certain effroi. Qu’on mette en présence, sur un même territoire, des Français et des Arabes, ce ne sont pas les Arabes qui deviendront Français, ce sont les Français qui deviendront Arabes. Au Canada, les Français devenaient des Indiens. Au contraire l’Anglais est Anglais partout. Mettez-le dans un climat qui ne lui convient pas, il ne prendra pas la façon de vivre que commande le climat ; s’il est dans l’Inde, il ne se mettra pas à manger du riz, il n’abandonnera ni son bœuf ni son thé. Nulle part il ne change ses habitudes ; partout il détruit les populations ou il les absorbe. Un mot piquant, prononcé sous le règne de Louis-Philippe, exprime bien la différence des deux peuples : M. Sébastiani, causant un jour avec l’ambassadeur d’Angleterre, et croyant de son devoir d’être aimable, lui dit : « Oui, Milord, si je n’étais Français, je voudrais être Anglais. — Et moi, Monsieur, répondit l’ambassadeur, si je n’étais Anglais, je voudrais être Anglais. » Un pareil peuple ne se transforme pas.

Mais, dira-t-on, les colons qui arrivaient d’Angleterre provenaient un peu de toutes les provinces ; ces populations n’avaient pas de passé. — Point du tout. Elles avaient derrière elles tout le passé de l’Angleterre ; et encore aujourd’hui, l’histoire de l’Angleterre fait partie de l’histoire d’Amérique, de même que l’histoire de France fait partie de l’histoire du Canada, et que les Canadiens n’oublient pas le vieux pays. Cet esprit de tradition, les Américains l’ont gardé avec ténacité. C’est une des choses que les Français comprennent le moins que ce culte du passé. L’Anglais et l’Américain ont au contraire un attachement très-grand pour la famille. Ainsi, en Angleterre, ce qu’on respecte le plus, c’est la gentry (le mot nous manque parce que nous n’avons pas la chose). La gentry, ce sont les anciens propriétaires du sol, et il y a dans la gentry des familles qui sont établies dans le même endroit depuis le quinzième, le treizième et le douzième siècles.

Ne croyez pas que ce soit la pairie qui constitue la noblesse en Angleterre. La pairie est une institution politique. Sans doute, à côté des nouveaux venus, on trouve dans la Chambre des lords la fleur de la noblesse anglaise, mais vous verrez dans les campagnes de simples propriétaires qui sont plus nobles que la plupart des pairs ; ils le savent et le disent. Et, ce qui n’est pas moins remarquable, parmi les citoyens les plus obscurs, vous ne rencontrerez pas un Anglais qui ne connaisse et qui ne garde sa généalogie. Cet esprit est celui des Américains. À l’époque de la révolution, Washington savait parfaitement d’où provenait sa famille, et quand Franklin, qui était le fils d’un marchand de chandelles, et qui avait été lui-même ouvrier imprimeur, vint en Angleterre comme agent de la Pensylvanie, un de ses premiers soins fut d’aller chercher dans la province l’endroit où ses ancêtres habitaient. Encore aujourd’hui, vous ne trouverez pas un livre américain, pas une biographie anglaise qui ne commence par une généalogie. Demandez à un Français ce qu’était son grand-père, il vous le dira peut-être, mais combien y en a-t-il qui se soient jamais inquiétés de leur bisaïeul ? Les Américains, ajoute-t-on, n’avaient pas de traditions. Qu’entend-on par traditions ?

Est-ce la vie de famille, le culte du foyer ? Les Anglais ont emporté là-bas leurs mœurs ; leurs fêtes se célèbrent aux mêmes époques de l’année ; ils ont la même façon de vivre, et il n’est pas douteux qu’aujourd’hui un Américain et un Anglais sont moins séparés par la tradition qu’un Français et un Anglais.

Est-ce de la tradition littéraire qu’on veut parler ? Mais les premiers émigrants étaient des gens de classe moyenne qui trompaient les ennuis de la mer par la lecture et les sermons ; ils emportaient avec eux cette Bible anglaise qui est un monument de la langue, comme la Bible de Luther en est un pour les Allemands. Puis c’était Milton, et les sermons puritains, et le Voyage du Pèlerin, de Bunyan ; en somme, c’était, si bien la même littérature que celle de la mère patrie, que cette identité a été longtemps un grand obstacle au développement littéraire de l’Amérique. Quand un peuple prend tous les livres d’un autre peuple, il faut qu’il y trouve une conformité singulière avec ses idées. Ainsi la littérature chinoise est peut-être très-belle, et M. Stanislas Julien vient de traduire un roman chinois qui est charmant ; mais ferons-nous notre lecture habituelle des livres chinois ? non, parce que nous n’y pouvons trouver qu’un intérêt de curiosité. Comment se fait-il alors que les Américains se soient nourris si longtemps des livres anglais ? C’est qu’ils y trouvaient l’expression de leurs idées, de leurs mœurs, de leurs habitudes.

Si ce n’est pas de la tradition littéraire, c’est peut-être de la tradition du droit qu’il s’agit. Les colons ont emporté avec eux les lois de la mère patrie ; la Common-law est toujours citée en Amérique, et il y a les mêmes rapports entre les législations anglaise et américaine qu’entre notre législation et celle de la Belgique. En Belgique, nos lois sont en vigueur, avec quelques modifications ; on se sert des arrêts de notre Cour de cassation. Une décision prise par les juges de Westminster a aussi son écho de l’autre côté de l’Océan. En Amérique, comme en Angleterre, domine l’esprit légal et processif, et il en sera toujours ainsi chez les peuples libres. Dans les pays où il n’y a pas de liberté, on n’est pas processif, on intrigue ; tout est faveur et privilège ; dans les pays libres on plaide, car là tout se résout en une question de droit.

On ne veut parler, dira-t-on, que des traditions politiques. Mais la révolution américaine ne s’est faite que parce que l’Amérique était imbue de l’esprit anglais. C’est pour une question de droit qu’elle s’est faite, et cette question, il faut presque être Anglais pour en sentir la portée.

Quelle était la situation de l’Amérique à la veille de 1776 ? Était-elle mauvaise au point de vue matériel ? Pas le moins du monde. L’Amérique, il est vrai, était gênée dans son commerce et son industrie par les lois de la métropole, mais cette législation coloniale, c’était le droit des gens ; le droit des gens voulait que toutes les industries appartinssent à la mère patrie. On empêchait les Américains de faire des chapeaux avec la peau des castors qu’ils avaient tués, ils envoyaient ces peaux en Angleterre, et l’Angleterre leur renvoyait des chapeaux ; il était permis aux Américains de tondre leurs brebis, mais seulement pour les rafraîchir, car il fallait que les draps vinssent d’Angleterre ; les balais de bouleau même devaient venir de la métropole. Mais tout cela était accepté ; tout cela semblait naturel. Du reste, les colonies se gouvernaient elles-mêmes, et elles jouissaient d’une très-grande liberté intérieure. La distance était énorme, la traversée était alors de deux à trois mois entre elles et l’Angleterre ; on ne s’occupait guère des colonies. Leur isolement et leur abandon faisait leur prospérité.

Mais un jour vint où, par une maladresse qui aujourd’hui ne fait doute pour personne, un ministre anglais dit aux colons qui se gouvernaient et se taxaient eux-mêmes : nous allons mettre sur vous un impôt direct pour vous faire reconnaître la supériorité du parlement. Les Américains n’examinèrent pas quel serait le chiffre de l’impôt. C’étaient des Anglais, et la première chose pour un Anglais, c’est que, comme c’est lui qui paye l’impôt, lui seul a le droit de dire ce qu’il doit payer. Tout Anglais a lu Locke et répète avec le philosophe : « Si vous pouvez me prendre un penny sans mon consentement, vous pouvez m’en prendre dix ou cent ; mais alors ma propriété n’est plus ma propriété, elle est la vôtre. »

Les Américains répondirent au gouvernement anglais : « Nous ne vous donnerons pas l’argent que vous nous demandez à titre d’impôt ; nous vous le donnerons, si vous voulez que nous le votions dans nos Assemblées, mais nous ne reconnaîtrons jamais que nous puissions être imposés par vous ; car nous ne sommes pas représentés au parlement ; » Pas de représentation, pas d’impôt, ce fut leur devise, et ils étaient, notez-le bien, dans une si grande communauté d’idées avec les Anglais, que le grand lord Chatham, que Burke disaient : « L’Amérique a raison, car le jour où nous aurons taxé les colonies sans leur consentement, il se trouvera un ministre logicien, comme ils le sont tous, qui conclura : Si on taxe les enfants sans leur consentement, il n’y a pas de raison pour ne pas taxer aussi les parents sans leur aveu. » Voilà pourquoi l’Amérique s’est révoltée. Ce sont les libertés anglaises qu’elle a défendues en s’insurgeant.

Que reste-t-il donc de toutes ces objections ? Que la constitution des États-Unis ne serait pas anglaise d’esprit ? Elle est complètement anglaise ; il est impossible de la comprendre si on ne connaît pas les institutions de la Grande-Bretagne.

La forme de cette constitution, l’idée de cette constitution, les garanties en faveur de la liberté, tout cela est du droit anglais. Le bill de 1689, le palladium des libertés anglaises, est reproduit dans la constitution de 1787. Le jury, la défense orale, la liberté de la presse, tout cela, ce sont des libertés anglaises acceptées, conservées par l’Amérique. La division des pouvoirs est une importation anglaise, l’indépendance du pouvoir judiciaire, c’est encore une chose qui n’existe qu’en Angleterre et en Amérique. Partout ailleurs, le magistrat est un délégué du pouvoir exécutif ; le pouvoir judiciaire est une fonction du gouvernement. Chez nous, la magistrature est entourée de certaines garanties, elle est inamovible, mais enfin on lui fait sentir qu’elle est une fonction du pouvoir exécutif ; elle est chargée de maintenir l’ordre public, l’administration, les lois ; son esprit doit être l’esprit du gouvernement. Il n’y a que l’Angleterre et l’Amérique qui disent au magistrat : « Tu es chargé non-seulement de maintenir l’ordre au nom de la loi, mais le respect de la loi et de la constitution contre tous. Que ce soit le gouvernement, les chambres, les pouvoirs législatif et exécutif réunis qui pensent autrement, il n’importe ; toi, magistrat, tu es institué pour empêcher qu’on ne touche aux lois. » C’est là une idée particulière aux Anglais et aux Américains.

Mais, dira-t-on, s’il en est ainsi, votre démonstration va trop loin. Vous nous prouvez que les Américains sont des Anglais ; à quoi bon alors étudier la constitution américaine ? C’est la constitution anglaise qui nous touche ; il faut étudier les sources, les origines. — C’est ici que j’appelle votre attention ; vous allez voir comment l’étude de la constitution américaine nous intéresse par-dessus toutes choses, combien il est plus important pour nous de l’étudier que d’étudier la constitution anglaise.

J’ai dit que dans la constitution américaine il n’y avait rien qui ne fût anglais, mais je n’ai pas dit que ce soit la constitution anglaise transportée en Amérique. C’est que les Américains ont laissé beaucoup de choses en Angleterre, et ils ont bien fait de les y laisser. Ils n’ont pas eu à emporter un moyen âge gênant, des formes qui pouvaient empêcher leur développement. Ils ont laissé à l’Angleterre sa royauté féodale, son aristocratie et son Église établie. Ce sont là les grandes différences entre l’Angleterre et l’Amérique.

Les colons étaient des puritains qui fuyaient devant la persécution religieuse. Le puritanisme avait surtout gagné la classe moyenne. C’étaient les petits propriétaires, les petits bourgeois qui passaient la mer. Ils se trouvaient en arrivant en Amérique dans une situation particulière ; ils formaient une société sans aristocratie en haut, et sans populace en bas. La plèbe ignorante, qui est le soutien tout-puissant de l’aristocratie, n’émigrait pas. C’était tout un peuple d’artisans, de bourgeois, d’agriculteurs, qui venait s’implanter sur ce sol nouveau ; ils y apportaient les bonnes qualités du peuple anglais, mais ils laissaient en arrière la Cour, l’Église établie et l’aristocratie ; c’était la démocratie qui s’échappait de l’enveloppe féodale comme un papillon qui ouvre ses ailes. Les colons laissaient en Angleterre le privilège, ils apportaient l’égalité en Amérique. Voilà ce qui fait pour nous l’importance de leur constitution.

On nous dit souvent : « Voulez-vous implanter en France la liberté ? Imitez la constitution anglaise ; fondez une grande institution comme celle qui domine la société britannique et lui donne sa solidité. En Angleterre il y a une aristocratie héréditaire, qui est maîtresse du sol et qui gouverne le pays. C’est grâce à sa noblesse que cette société a quelque chose de fort, de durable. » Je réponds à cela : Ce qui est certain, c’est que l’aristocratie nous donnerait le privilège. Nous donnerait-elle la liberté ? J’en doute. Qu’est-ce d’ailleurs que créer une aristocratie ? C’est un rêve ! Créer une Église établie qui ne représenterait que la moitié des habitants ? C’est encore un rêve. L’Amérique nous laisse plus d’espoir ; nous sommes une démocratie ; les conditions d’existence sont les mêmes pour les deux peuples. Je disais un jour à un Américain, qui de simple ouvrier est devenu un ingénieur très-distingué : Trouvez-vous qu’il y ait beaucoup de différence entre votre peuple et le nôtre ? Il me dit : « La seule différence que j’y vois, c’est que beaucoup de Français ont la manie d’avoir un petit machin rouge à la boutonnière ; chez nous, nous ne comprenons pas ce plaisir. À cela près, nous nous ressemblons. »

Comme les Américains, nous sommes un peuple qui vit du labeur de sa pensée ou du travail de ses bras ; sous ce rapport, nous ressemblons tout à fait à la société américaine.

Nous n’avons pas ces éléments aristocratiques qui en Angleterre sont regardés comme constitutifs de la liberté, et nous sommes organisés comme cette société des États-Unis qui nous présente l’exemple d’une nation libre, heureuse, où l’on trouve plus de moyens d’éducation, plus de chances de bien-être que partout ailleurs. Je sais qu’en général l’Amérique n’est pas jugée aussi favorablement que je le fais ; les négociants français qui ont vécu à New-York sont loin de nous présenter la vie américaine sous cet aspect. New-York est en effet une ville où la police laisse fort à désirer ; mais l’Amérique n’est pas New-York, et il ne faudrait pas juger la France par un port de mer. Il faut étudier ce grand peuple dans son intérieur, dans ses institutions ; alors on en prend une tout autre idée.

Un Anglais est toujours porté à regarder son jeune frère Jonathan avec des yeux prévenus ; il lui a pardonné sa révolution, il ne lui pardonne pas cette prospérité, cette grandeur maritime qui tient en échec l’Angleterre et la menace dans l’avenir ; je lisais cependant dans un livre récent publié sur l’Amérique par M. Trollope, le fils de cette fameuse madame Trollope qui a dit de si rudes vérités aux Américains, je lisais, dis-je, l’aveu suivant qui ressemble à un cri de désespoir :

« Le peuple qui mange le plus de viande et qui lit le plus de livres, je le dis avec douleur, ce n’est pas le peuple anglais, c’est le peuple américain. »

Voilà un peuple qu’il est très-intéressant d’étudier. Manger de la viande, lire par-dessus le marché et pratiquer la liberté, ce sont trois bonnes choses. Puissions-nous en faire notre profit !

Je prévois une dernière objection. Supposons, me dira-t-on encore, que vous ayez répondu d’une manière satisfaisante à toutes les difficultés qui vous ont été proposées, qu’avez-vous montré ? Que la constitution américaine est une fille de la constitution anglaise, et qu’elle convient à la race anglaise. Cela prouve-t-il qu’elle convienne à des Français ?

C’est toujours la question des races qui reparaît. Vous rappelez-vous ce que devint la Californie quand l’or y fut découvert ? Il y eut alors, de tous les pays de l’Europe et de l’Asie, un entraînement général vers ce pays.

Nécessairement, ce furent surtout des coureurs d’aventures qui abondèrent en Californie ; il faut reconnaître que sa première population fut un peu comme la première population de Rome. Ce n’était pas une élite. Il y avait là des gens de toutes les nations, jusqu’à des Chinois. Chaque matin, notre journal nous félicitait de ne pas ressembler à ces malheureux Californiens qui ne pouvaient sortir dans les rues de San Francisco qu’un revolver à la main. Qu’est-il arrivé ? Que la Californie est aujourd’hui un des pays les plus heureux, les plus libres et les mieux gouvernés du monde.

Il est venu là un certain nombre d’Américains ; ils ont colonisé de suite, à leur façon. Coloniser un pays, pour les Français, c’est y mettre des soldats, des préfets, des administrateurs et des bureaux. Pour les Américains, c’est tout autre chose. C’est d’abord fonder une école, puis bâtir une église, ou plutôt beaucoup d’églises ; c’est organiser la commune, c’est former une milice qui permette aux citoyens de se protéger eux-mêmes. Et quand on a fait cela, quand on a établi une libre société qui fait elle-même ses affaires, on lui superpose le gouvernement américain, deux chambres, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire ; voilà un État constitué. C’est partout et toujours la même répétition.

Un autre exemple qui nous touche de plus près. Quand nous avons quitté l’Amérique, nous y avons laissé 65 000 Canadiens, braves gens qui avaient souffert pour nous, fils de la Vendée, de la Normandie, ayant gardé leurs souvenirs. Ces Canadiens ont été, dès le premier jour, assez bien traités par les Anglais ; on avait peur qu’ils ne se réunissent aux États-Unis. L’Angleterre se montra humaine par intérêt ; elle laissa aux Canadiens leur Église, leur langue, leurs lois, le droit de se gouverner à peu près comme sous la domination française. Peu à peu commença l’émigration anglaise dans le haut Canada, elle devint de plus en plus active, et les Canadiens ne purent vivre en bonne intelligence avec les nouveaux colons, qui ne les traitaient pas sur un pied d’égalité ; ils s’insurgèrent donc, et vous n’avez peut-être pas oublié le nom de M. Papineau et la révolte des Bas-Canadiens.

L’Angleterre envoya à cette époque, en 1839, pour gouverner la colonie, un homme qui a laissé une grande réputation par son esprit libéral, lord Durham, qui avait été en 1831 un des grands amis de la Pologne et un des promoteurs du bill de réforme. Au lieu d’écraser la résistance en disant que plus tard il ferait justice, une justice qu’on oublie d’ordinaire, il se dit : « Puisque ce peuple souffre, c’est qu’il y a une cause à sa souffrance ; la cause, c’est l’inégalité. En lui donnant la liberté politique, on ramènera la paix dans la colonie. Les Canadiens sont huit cent mille, Français et Anglais. Qu’on fasse une chambre dans laquelle on parlera en français et en anglais ; on s’entend toujours quand il s’agit de liberté. Cette chambre nommera un ministère. Chacun fera valoir ses droits. Si les Canadiens français sont les plus nombreux, ils domineront dans la chambre ; s’ils sont les plus faibles, ils se résigneront, en attendant qu’une autre session leur donne la majorité. » C’était, vous le voyez, une ingénieuse nouveauté. Le succès a été complet. Depuis cette époque, le Canada prospère ; et si l’on demande aux bas-Canadiens comment ils se trouvent de cette importation des institutions anglaises : « Nos institutions, disent-ils, ne sont ni américaines ni anglaises. Pourquoi voulez-vous donner une nationalité à la liberté ? »

C’est la conclusion de ma leçon. Ces institutions, qui font la force de l’Angleterre et de l’Amérique, ont été amenées par le progrès de la civilisation ; aujourd’hui, dans des conditions pareilles, elles nous gouverneraient admirablement. Encore une fois, il ne s’agit pas d’introduire des coutumes anglaises ou américaines en France ; loin de moi une pareille folie ! Toutes les fois qu’on voit un peuple qui prospère, la première pensée qui vient aux politiques, c’est que, si on pouvait prendre à ce peuple ses institutions, on réussirait comme lui. On échoue ! pourquoi ? C’est qu’on s’est contenté d’emprunter des formes, et que la forme ne signifie rien. C’est l’esprit qu’il faut prendre. Une fois que cet esprit sera vôtre, vous trouverez des formes qui s’y adapteront naturellement. A-t-on besoin d’être Américain ou Anglais pour pratiquer la liberté religieuse, la liberté de la presse, la liberté individuelle ? Non ; toutes ces libertés peuvent être garanties par des institutions très-simples que nous possédons déjà en germe, et que nos pères nous ont laissées. C’est à trouver le moyen de les développer que l’étude de l’Amérique peut nous servir. L’Amérique est une nation qui nous est chère à plus d’un titre ; nous l’avons aidée quand elle était faible et petite ; c’est l’armée française qui a achevé l’indépendance ; Rochambeau combattait auprès de Washington. L’Amérique, grandie par sa constitution, peut nous aider à son tour en nous donnant des leçons. C’est là un commerce qui enrichit les peuples et qui les honore. Nous avons porté l’indépendance à l’Amérique, demandons-lui en échange qu’elle nous enseigne la liberté.


  1. Bacon’s Guide to American politics, Londres, 1863, p. 54.