Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 8

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Charpentier (3p. 186-209).
HUITIÈME LEÇON
déclin de la confédération. — convention d’annapolis. (1786.)

Messieurs,

Nous avons vu comment l’absence d’un pouvoir central avait mis l’Amérique à deux doigts de sa perte ; comment la banqueroute, la misère, l’impuissance au dehors, l’anarchie enfin et l’émeute au dedans avaient éveillé l’attention des patriotes en leur faisant comprendre que le moment était venu d’agir, et que la nation américaine était perdue s’ils n’apportaient un prompt remède au mal. L’Amérique allait se briser en États particuliers ; il y aurait eu treize États, mais il n’y aurait plus eu un peuple américain.

C’est une des leçons les plus intéressantes que contienne l’histoire. Il y a beaucoup d’amants de la liberté qui poussent leur passion jusqu’à la folie ; ils s’imaginent que la liberté seule suffit pour constituer un gouvernement. Au commencement de ce siècle, il y eut toute une école qui définissait le gouvernement, un ulcère, un ulcère avec lequel il fallait vivre en lui laissant faire le moindre mal possible, car de sa nature le pouvoir était chose mauvaise et malfaisante. La liberté devait suffire à tout. C’est là une des erreurs qui, en France, ont empêché le triomphe de la liberté. La liberté est intéressée, au premier chef, à ce qu’il y ait un pouvoir, et pourquoi ? Le voici !

Permettez-moi une comparaison. La vie pour nous a d’abord des conditions matérielles. Boire, manger, dormir, sont tout ce qu’il y a de plus grossier au monde ; mais l’homme aurait beau avoir toutes les vertus imaginables, s’il ne peut manger, non-seulement il devient incapable de rien faire de noble ni de grand, mais en peu de temps il est mort. Il en est de même des sociétés. Le premier besoin des sociétés, je ne dis pas dans l’ordre de noblesse, mais dans l’ordre de nécessité, c’est la sécurité ; et il n’y a de sécurité qu’avec des lois établies, et un pouvoir qui peut contraindre au respect de la loi. Il faut que la société ait à son service une force qui fasse exécuter la loi, qui soit l’expression de la justice ou tout au moins de la volonté et des intérêts de la majorité. Partout où ce pouvoir disparaît, la sécurité disparaît aussi, la société tombe dans l’anarchie. Un pouvoir constitué, c’est la première condition d’existence d’une société. En France, au lendemain d’une révolution, la grande erreur est d’abattre le pouvoir ; on s’imagine qu’on fait de la liberté, on fait de l’anarchie, et précisément parce qu’on fait de l’anarchie, on compromet et on perd la liberté. C’est là l’histoire de toutes nos assemblées. Leurs intentions étaient droites, il y avait dans toutes d’excellents patriotes ; mais toutes ont méconnu cette vérité qui, aujourd’hui, crève les yeux parce que nous avons vu de près ce qu’est l’anarchie ; toutes ont été à l’abîme par le même chemin. Il y a des temps où le devoir du citoyen est de défendre la liberté, c’est quand le pouvoir est excessif ; mais il y en a d’autres aussi où c’est un honneur de défendre le pouvoir quand la liberté déborde et va se perdre dans la licence.

Cependant l’état où se trouvait l’Amérique n’avait pas la gravité de nos révolutions. L’anarchie était politique, mais ce n’était pas l’anarchie sociale. L’émeute du Massachusetts était une exception. Dans tous les États, il y avait des gouvernements constitués, une population qui respectait la loi. La nation était menacée, mais non pas la société. C’était cependant un grand crève-cœur pour les patriotes, pour tous ceux qui avaient versé leur sang afin d’affranchir l’Amérique et d’en faire une nation ; ils étaient forcés d’avouer que quatre années de paix sans attaques du dehors avaient suffi pour que l’Amérique abandonnée à elle-même s’effondrât.

Ce fut alors que des cœurs généreux, et à leur tête Hamilton, prirent le parti de s’adresser au pays. C’était chose difficile. Il y a des moments où certaines idées sont absentes des nations. On était dans l’ivresse de l’indépendance, dans la joie de n’avoir plus de maître. La jalousie des États, la crainte même de l’aristocratie, empêchait de ramener l’opinion ; il fallait créer l’esprit public : créer l’esprit public, c’est l’œuvre du temps, et on n’avait pas de temps devant soi. Ce fut cependant cette œuvre qu’entreprit Hamilton avec ses amis Jay, Madison, et à côté d’eux Washington. C’est à ces hommes que l’Amérique doit sa prospérité, soixante-dix ans de bonheur, et une constitution qui restera toujours comme un modèle achevé ; car elle a résolu le grand problème de constituer un gouvernement fort et de respecter l’indépendance locale.

La crise devenait terrible ; mais ces souffrances, cette misère, pouvaient aider les patriotes à raviver l’esprit public. Ce fut par le côté des intérêts, — ce sont toujours les intérêts qui se plaignent, sinon les premiers, au moins le plus fort ; — ce fut par le côté des intérêts qu’on vit le moyen de saisir l’esprit public, et de soumettre à la nation cette grave question d’une réforme de la constitution. Les États qui avoisinaient l’Atlantique trouvaient commode d’établir des droits d’entrée sur les marchandises étrangères, droits qui étaient payés en réalité par les consommateurs, c’est-à-dire par les habitants des États qui ne touchaient pas à la mer. Rhode-Island trouvait fort avantageux d’être un entrepôt maritime, et de vivre aux dépens de ses voisins. On comprend, au contraire, que la Nouvelle-Jersey, qui se trouvait prise entre l’État de New-York et la Pensylvanie, la Caroline du Nord placée entre la Caroline du Sud et la Virginie, éprouvaient, par suite de cet état de choses, de grandes souffrances. Ce n’était pas seulement les États moins favorisés et moins proches de la mer qui se plaignaient, c’étaient aussi les États qui avoisinaient un même fleuve, un même bras de mer ; partout il y avait des jalousies, des rivalités. C’est ainsi que le Maryland et la Virginie n’avaient pu s’entendre sur la navigation de la Chesapeake et des fleuves qui se jettent dans cette espèce de mer intérieure.

On pensa que les États intéressés pourraient faire un traité entre eux pour régler ces difficultés. La Pensylvanie, le Delaware avaient intérêt à la solution de cette question ; la Virginie, qu’on voit toujours à la tête de toutes les réformes, demanda en janvier 1786 qu’on fît une convention qui réglât la question commerciale. On invita tous les États à nommer des délégués, en désignant comme lieu de réunion la ville d’Annapolis dans le Maryland, et on fixa pour jour de réunion le 1er  septembre 1786. On avait choisi une petite ville de l’intérieur afin d’éviter les influences locales, et on avait proposé une convention en dehors du congrès afin de ne pas éveiller de passions politiques. C’est en soi une question qui paraît de peu d’importance, qu’une question de tarifs. Mais nous savons aujourd’hui que les intérêts ont de profondes racines, et, qu’à vrai dire, politique, commerce, arts, éducation, religion, tout se tient dans la société.

On pensa que l’occasion était favorable pour agir sur l’opinion, et un des hommes qui devaient montrer le plus de fermeté et d’énergie, Jay, s’adressa de suite à celui vers lequel on tournait toujours les yeux, à Washington. Il lui écrivit une lettre dans laquelle il lui exposait la situation avec une netteté admirable, et lui demandait son concours. Cette lettre de Jay est remarquable ; elle montre quelle était la situation des choses et quelle était la clairvoyance de l’homme. Les hommes qui voient la vérité sont rares, mais ceux qui, l’ayant vue, ont le courage de la défendre, sont plus rares encore. Ce sont eux cependant qui sont le salut de leur pays. Ce qui manque en général aux peuples, ce n’est pas le désir de bien faire, le bon vouloir, le courage, c’est surtout de savoir ce qu’il faut faire. En temps de crise il y a beaucoup de gens qui voient juste ; mais cela ne suffit pas : il faut des hommes qui osent braver les passions et les intérêts déchaînés. Dire franchement ce qu’on pense, ce qu’il faut faire, c’est souvent le plus grand service qu’on puisse rendre à son pays. John Jay était un de ces patriotes dévoués ; voici sa lettre :

27 juin 1786.

« Mieux vaut avouer nos erreurs et les corriger que de nous abuser et d’abuser les autres par de vains palliatifs, par des excuses plausibles, mais trompeuses.

« Combattre les préjugés populaires, censurer la conduite des États, et exposer leur incapacité, c’est une tâche peu agréable, mais il faut la remplir. Nous marchons à une crise, à une révolution, — quelque chose que je ne puis prévoir ni deviner. — Mais je suis inquiet, et j’ai plus de peur que pendant la guerre.

« Car alors nous avions un but certain, et quoique les moyens de l’atteindre et le jour du succès fussent souvent obscurs, cependant je croyais fermement que nous finirions par réussir, parce que j’étais convaincu que nous avions la justice de notre côté.

« Aujourd’hui, c’est le contraire. Nous faisons fausse route, nous agissons mal ; aussi je m’attends à des malheurs, sans pouvoir deviner comment ils viendront, quelle en est la nature ni quel en sera le degré.

« Et cependant je ne doute pas que nous ne finissions par nous tirer de cet abîme, et qu’un jour les choses n’aillent bien. Il est impossible que tant d’événements se soient miraculeusement combinés pour délivrer l’Amérique, et faire de nous une nation, et cela pour un résultat passager et insignifiant. Je crois encore que nous deviendrons un peuple grand et respectable ; mais quand et comment, c’est ce qu’un prophète seul pourrait annoncer.

« Il y a sans doute plus d’une raison de penser et de dire qu’on nous égare tristement et souvent même méchamment. L’égoïsme fait oublier toute considération générale, et le grand objet d’attention, ce sont les intérêts particuliers plutôt que l’intérêt commun. Les corps représentatifs seront toujours la copie fidèle de ce qu’ils représentent ; ils offrent en général un mélange bigarré de vertu et de vice, de faiblesse et de talent.

« La masse des hommes n’est ni sage, ni bonne, et la vertu, comme toutes les autres forces d’un pays, ne peut avoir d’effet si elle n’est placée dans un milieu favorable, et soutenue par un pouvoir énergique et habile.

« Le malheur des gouvernements nouveaux, c’est que, pour se soutenir, ils n’ont pas l’habitude et le respect héréditaires, et qu’étant la plupart du temps le produit du désastre et de la confusion, ils ne peuvent acquérir immédiatement la force et la stabilité.

« En outre, dans les temps de révolution, il y a des hommes qui gagnent la confiance publique et acquièrent une certaine importance, sans mériter ni l’une ni l’autre. Ces charlatans politiques se soucient moins de rendre la santé à un peuple crédule, que de lui vendre le plus cher possible leurs recettes et leurs onguents.

« Ce que je crains par-dessus tout, c’est que le fond de la nation (j’entends par là les classes industrieuses, régulières, qui sont contentes de leur situation et ne sont pas corrompues par la misère) ne soit amené par l’insécurité de la propriété, le manque de confiance dans le gouvernement, l’absence de justice et de bonne foi dans l’État, à considérer les charmes de la liberté comme imaginaires et trompeurs. Ces fluctuations, cette incertitude perpétuelle dégoûteront et alarmeront nécessairement le pays, et disposeront les esprits à tout changement qui promettra le repos et la sécurité. »

Vous voyez que nous avons affaire à une tête politique, et il y en avait beaucoup comme cela en Amérique. Jamais, je crois, on n’a rencontré des hommes mieux habitués à la liberté. Il y a eu en d’autres pays, en d’autres temps, des hommes qui ont aimé aussi sincèrement la liberté ; mais qui l’aient aussi bien comprise, je ne le crois point. Hamilton, Jay, Washington étaient des gens qui, sans avoir fait des études profondes, avaient ce grand mérite qu’ils étaient nés et avaient vécu au grand soleil de la liberté.

La réponse de Washington, je vous l’ai lue dans la dernière leçon ; c’est dans cette lettre qu’il s’indigne qu’on commence à parler de monarchie. Ce mot de monarchie lui faisait horreur. Il ne la craignait pas immédiatement, mais il sentait que si l’anarchie se prolongeait, on arriverait à des désordres, et que le peuple, tremblant pour sa sécurité, se réfugierait sous un pouvoir fort. Cette réponse trahit des incertitudes. Washington était un esprit timide, mais si l’esprit était timide, le cœur était résolu. On voit dans sa correspondance un homme qui discute, qui examine toutes choses, comme si chacune des questions qu’il étudie importait à son honneur ici-bas et à son salut dans l’autre monde ; puis, quand il a longtemps discuté, et qu’il a pris son parti, l’homme est admirable. C’est la plus grande, la plus honnête volonté que le monde ait jamais vue. Il fait ses objections à Jay. « Vous avez raison, dit-il, mais qu’arrivera-t-il si le peuple ne nous suit pas ? » C’est pour lui la question délicate. Suivi par l’opinion, on pouvait sauver l’Amérique ; si on n’en était pas suivi, c’était un nouveau ferment de discorde, et la dissolution arrivait. Il était permis à un patriote de s’effrayer d’un pareil avenir.

L’assemblée se réunit à Ànnapolis, en 1786 ; dès le premier jour on n’était pas en nombre. Cinq États seulement s’étaient fait représenter. Plusieurs avaient refusé d’y envoyer des délégués, d’autres l’avaient promis et ne l’avaient pas fait ; de toutes parts il y avait défiance. Pour des hommes ordinaires, c’était un échec de plus ; pour des patriotes fermement décidés à servir leur pays, il n’y a jamais de position mauvaise. Toute réunion où l’on peut parler hautement est une occasion de s’adresser au pays et de lui dire la vérité.

Hamilton et Jay prirent une résolution hardie. Ils demandèrent qu’au lieu de discuter sur une question insoluble, on s’adressât au pays tout entier, qu’on lui déclarât que la question de commerce n’était pas isolée ; qu’il fallait, pour la résoudre, discuter le principe même du gouvernement. Ils proposèrent de nommer une convention qui examinât les vices de la confédération, et demandèrent qu’au second lundi de mai 1787 on réunît à Philadelphie une convention chargée d’examiner la situation et de soumettre au congrès les mesures nécessaires, afin que ces mesures adoptées ensuite par le congrès fussent soumises à chacun des treize États, et que les réformes proposées devinssent l’œuvre du peuple tout entier.

Ce système de révision ne ressemble en rien à ce que nous imaginons. Nommer une commission ayant un objet déterminé, soumettre ensuite son travail à la discussion du congrès, et enfin au peuple des États, c’était en apparence un moyen très-lent, très-difficile ; mais ceux qui l’avaient proposé connaissaient les Américains, et c’était peut-être ce qu’on pouvait faire de mieux en ce moment. Au fond de ces mesures, en apparence si compliquées, il y avait une grande pensée qui devait sauver l’Union, c’est celle-ci. Pourquoi souffrait-on ? Parce que les États et le congrès n’avaient pu s’entendre. La jalousie des États paralysait le congrès, les représentations du congrès étaient dédaignées par les États. Il y avait donc deux pouvoirs constamment en querelle, et il n’y avait pas de raison pour que cette jalousie cessât de sitôt ; il était même facile de prévoir que les États, qui étaient chose vivante, finiraient par paralyser entièrement le congrès, et que la souveraineté fédérale disparaîtrait devant la souveraineté des États. Mais ni le congrès ni les États n’étaient le peuple américain ; on pouvait passer sur leur tête et s’adresser au peuple directement. Or il y avait bien des jalousies entre les États, mais il n’y avait pas de dissidences entre les citoyens de Virginie, de Pensylvanie, du Massachusetts. Tous étaient Américains, tous avaient le même sentiment national ; on s’était battu sur le même champ de bataille, et de ce sang versé en commun et pour la même cause était né le peuple américain. L’idée de génie, c’était de s’adresser directement au peuple, de lui demander de se sauver lui-même. C’est ce qui fit le succès de la proposition d’Hamilton[1].

Une adresse fut envoyée à tous les États. La Virginie, — et ce nom doit rester cher aux Américains, car dans la révolution c’est toujours la Virginie qu’on trouve au premier rang, — la Virginie prit de suite son parti ; elle accepta la proposition, elle nomma des délégués, et, pour montrer l’importance de la question, elle mit au premier rang le nom de Washington. Puis, allant plus loin, l’assemblée de Virginie prit des résolutions et fit un appel au patriotisme américain. Cet appel était pressant : « Concitoyens, disait-il, voyez si vous voulez vous perdre en vous attachant à des intérêts mesquins, ou si vous voulez sauver le pays ; laissez de côté des jalousies qui vous ruinent, prenez des mesures pour que l’unité nationale soit faite, et que l’Amérique soit aussi heureuse pendant la paix que glorieuse pendant la guerre. »

Cette adresse de la Virginie fut accueillie avec défiance en certains endroits, avec faveur en d’autres. On se demandait surtout ce que ferait Washington. Il hésitait toujours, et par des scrupules qui lui font honneur.

Vous vous rappelez que, quand il avait quitté l’armée, il avait fait une adresse qu’il avait envoyée à tous les gouverneurs des États, et que, dans cette adresse, il avait donné des conseils et demandé la réforme de la confédération. Or, pour Washington, l’âme la plus patriotique, le cœur le plus civique qui ait jamais existé, un général qui même en déposant son commandement donnait des conseils, cela lui semblait quelque chose de peu régulier et de dangereux pour la liberté. Donner des conseils au pays, quand on commande une armée, cela pouvait être innocent chez un Washington ; mais pour d’autres généraux qui ne sont pas des Washington, il est très-facile de passer à l’injonction, de l’injonction à l’action, et de prendre sur soi de faire le salut du pays.

Washington avait donc justifié sa demande à ses propres yeux, en se disant que ses conseils étaient le testament d’un homme qui rentrait dans la vie privée. À cette condition de ne plus rien être, il avait pensé qu’il pouvait donner un dernier avis à son pays, sans que la liberté courût aucun danger. C’était un adieu suprême qu’il avait adressé à ses concitoyens. Rentrer dans la vie publique, n’était-ce pas donner un exemple fatal à la liberté ?

D’un autre côté, il craignait que le peuple ne fût pas mûr pour un changement. Il avait la parfaite connaissance des républiques ; il savait que toute démarche précipitée met l’opinion en défiance et compromet la cause même qu’on veut servir. « Un des inconvénients des gouvernements démocratiques, écrivait-il au général Knox, et ce n’est pas le moindre, c’est qu’il faut toujours que le peuple sente avant de se résoudre à voir. Quand cela arrive, il est prêt à agir. Il en résulte que des gouvernements de cette espèce sont toujours lents. » Observation d’une grande profondeur. On a beau dire à un peuple : ceci est mauvais, dangereux, vous allez à votre perte, le peuple, qui n’est pas suffisamment instruit, ne s’aperçoit qu’une mesure est mauvaise que quand ses intérêts sont menacés ; alors il se révolte, s’irrite, et en général jette à terre le gouvernement qui le gêne. Mais en était-on là ? l’Amérique avait-elle assez souffert ? ou au contraire, ne se plaindrait-on pas de l’importunité de Washington ?

Ce fut alors que Jay revint à la charge, il sentait trop bien l’importance d’avoir pour soi l’opinion de Washington. C’est au nom de la patrie en danger qu’il somme le général de prendre un parti. Voici la réponse de Washington :

Mount-Vernon, 10 mars 1787.

« Cher Monsieur, — Votre lettre du 7 janvier touche un sujet bien important et mérite une attention toute particulière.

« La révision du système fédéral, l’extension des pouvoirs du congrès nous donneront-elles un gouvernement capable d’agir ? C’est ce que je n’oserais décider.

« Mais ce que personne ne peut nier, c’est que l’organisation actuelle a une foule de vices et d’inconvénients… Ces défauts sont tellement visibles, tellement sensibles, que nul raisonnement ne peut les contester, et que probablement nul changement de conduite ne pourrait les écarter. Il est probable que toute correction partielle sera sans effet, quoi qu’on en puisse penser. C’est vouloir étayer une maison qui tombe, et dont rien ne peut empêcher la ruine.

« Mais l’esprit public est-il mûr pour un pareil changement, et quelles seraient les conséquences d’une tentative, prématurée ?

« Mon opinion est que ce pays doit encore sentir et voir un peu plus, avant que ce projet puisse s’accomplir. La soif du pouvoir, cet amour d’une souveraineté bâtarde, et je dirai presque monstrueuse, qui règne en chaque État, organisera une phalange armée contre tout essai de réforme. On y verra tous ceux dont une réforme affaiblirait l’influence en affaiblissant le rôle des États. Et quand on compare le petit nombre d’hommes qui, dans un gouvernement national, seront appelés à des postes honorables ou lucratifs, avec le grand nombre de ceux qui ne peuvent espérer d’être remarqués, et des mécontents qui attendent des places, il est à craindre qu’on ne rencontre une opposition irrésistible, jusqu’à ce que la masse des citoyens comprenne la nécessité d’une réforme, comme font aujourd’hui les gens clairvoyants.

« Parmi les personnes qui réfléchissent, je crois qu’il n’en est pas une qui ne commence à penser que notre constitution est meilleure en théorie qu’en pratique. Malgré la vertu de l’Amérique, qu’on fait sonner si haut, il est probable que nous donnerons la triste preuve que les hommes ne peuvent se gouverner par eux-mêmes, sans moyen de coercition chez le souverain.

« Je voudrais cependant essayer ce que suggérera la convention proposée, et ce qu’on pourra faire suivant ses conseils.

« C’est peut-être le dernier moyen pacifique qui nous reste sans perdre plus de temps que ne le permet l’exigence des affaires.

« Dans la rigueur des principes, peut-être une convention ainsi tenue n’est-elle pas légale ? mais le congrès peut colorer la chose en recommandant la convention, sans prétendre en définir exactement les pouvoirs. Dans mon opinion, une telle définition serait dangereuse, toute constitutionnelle qu’elle fût. La méfiance du congrès, la jalousie des États finiraient par tout paralyser.

« On a mis mon nom parmi ceux des délégués à la convention, mais il a été mis contrairement à mon désir, et il y reste contrairement à la prière que j’ai faite. Plusieurs raisons me semblent rendre ma présence peu convenable et peut-être dangereuse, quoiqu’il y en ait beaucoup qui puissent l’exiger. »

Quel mélange de simplicité, d’inquiétude et de clairvoyance ! Washington ne se fait pas illusion ; on arrive à une crise ; mais, avec la prudence qui le caractérise, il se demande s’il n’est pas utile d’attendre encore, surtout s’il est bon que le général Washington reparaisse sur la scène politique ; en d’autres termes, il a autant de crainte de se mettre en avant, qu’un ambitieux vulgaire en aurait eu le désir. C’est là le caractère de Washington : une grande réserve jointe à une grande énergie. Les événements se chargèrent de lui prouver qu’il avait tort. C’était le moment de l’émeute du Massachusetts, de la banqueroute du papier-monnaie, de la querelle avec l’Espagne à l’occasion de la navigation du Mississipi ; c’était le moment où l’État de New-York donnait le dernier coup à la confédération, en refusant de consentir à un impôt pour payer la dette extérieure et intérieure des États-Unis. À continuer dans cette voie, l’Amérique était perdue. Ces raisons, présentées de nouveau à Washington, le touchèrent. La première raison qui le décida, c’est que le peuple avait saisi avec empressement la proposition faite par la Convention d’Annapolis. Il y avait donc un sentiment de lassitude, un désir de réforme. Le devoir des honnêtes gens était de s’y associer. De plus, le choix des membres de la nouvelle Convention était excellent ; les hommes les plus capables, qui s’étaient retirés depuis longtemps dans les États particuliers, aimant mieux être gouverneurs en Pensylvanie, en Virginie, etc., que d’être membres du congrès, acceptaient la délégation avec empressement. Washington pouvait espérer que cette Convention ferait beaucoup de bien.

Puis il y avait une autre raison. On parlait de monarchie dans certains États, et dans d’autres d’aristocratie ; on commençait à dire que le général Washington se tenait à l’écart, par calcul et pour se faire reconnaître comme l’homme nécessaire.

S’associer aux patriotes qui voulaient réformer la constitution, c’était montrer qu’il ne voulait être autre chose qu’un citoyen, c’était dissiper des calomnies, c’était répondre à un désir exprimé par le pays ; le devoir était là. Washington accepta donc ; mais dans l’intervalle qui se passa entre son acceptation et l’ouverture de la Convention, qui n’eut lieu qu’en mai 1787, il se mit au travail pour se faire des idées exactes sur le meilleur moyen de réformer la constitution.

Washington avait reçu une éducation fort ordinaire ; tout jeune il avait commencé par être arpenteur. C’était là, il est vrai, un travail qui n’avait aucun rapport avec l’arpentage de notre pays, et qui constituait en Amérique, au contraire, une fonction importante. L’arpenteur était un pionnier qui allait dans les territoires parcourus par les sauvages faire les délimitations nécessaires, préparer la colonisation future. Plus tard Washington était devenu officier de milices, et s’était distingué en des expéditions dangereuses. Il avait fait peu d’études littéraires, mais ce n’en était pas moins un esprit méditatif et qui avait cette connaissance des hommes et des choses que rien ne peut remplacer. Il y voulut joindre la connaissance des livres, et il est resté dans ses papiers des notes où l’on voit qu’il a étudié toutes les confédérations de l’antiquité. Ainsi on a trouvé des notes sur les confédérations de la Lydie et de la Carie, puis sur la confédération Germanique, sur celle des Pays-Bas, en un mot, sur toutes les confédérations qui ont existé ; il cherchait à se rendre compte de ce qu’étaient ces associations et de ce qui les avait fait échouer. Puis il étudia tous les grands écrivains ; et cela est honorable pour nous, celui qui le frappa le plus, c’est Montesquieu ; il est vrai qu’il a de beaux chapitres sur les confédérations. C’est après cette préparation que Washington se rendit à la Convention, qui le choisit à l’unanimité pour président.

Nous verrons quel y fut son rôle. Mais comme il avait la plus haute idée de l’impartialité requise d’un président, il ne prit la parole qu’une seule fois pour dire qu’il verrait avec satisfaction qu’on acceptât une solution de laquelle dépendait l’adoption de la constitution. Du reste le respect qu’on avait pour lui était si grand, qu’au lieu de se livrer à des jalousies misérables, on vota ce que voulait le général. C’est à la fois l’éloge du peuple qui respectait ce caractère, et du caractère qui était digne d’un tel hommage. On était tellement sûr du patriotisme de Washington, que sa volonté fit loi. Il eut donc un succès que n’eut jamais la force dans le monde, celui de soumettre les esprits.

Maintenant un mot sur la Convention américaine ; c’est là un des sujets les plus curieux en politique, les plus nouveaux, et, malheureusement pour nous, les moins connus en France.

Comment peut-on réformer une constitution sans bouleverser un pays ? Si l’on demandait cela à des Français, très-peu pourraient répondre ; car notre passé ne nous montre que des bouleversements. D’où cela vient-il ? Évidemment d’une erreur ; car c’est une maxime constante, que l’expérience de la vie a confirmée chez moi, que la vérité donne toujours des fruits excellents, et que l’erreur en donne toujours de mauvais. Une loi suprême, une loi divine a fait de la vérité une plante féconde qui ne peut produire que de bons grains, et de l’erreur une plante vénéneuse qui ne peut qu’empoisonner. Supposer que l’erreur peut être bonne, c’est une contradiction dans les termes ; il faut supposer une vérité qui soit désastreuse et nuisible. C’est Dieu lui-même se donnant un démenti.

Quel est le principe fondamental de la démocratie ? C’est que le peuple est souverain. Ce principe, les Américains l’acceptent plus franchement que nous ne faisons. En vertu de ce principe, ils délèguent à une assemblée le pouvoir de faire une constitution, mais ils ne vont pas plus loin. La souveraineté populaire, les Américains ne la délèguent jamais, ils la gardent pour eux. Nous faisons tout le contraire, nous ne nommons une assemblée que pour abdiquer entre ses mains. La souveraineté déléguée fait qu’à l’instant même tous les pouvoirs vont à l’assemblée, et, comme si ce n’était pas assez de danger, nous avons soin que cette assemblée soit unique ; sa volonté, disons-nous, c’est la volonté nationale ; qui peut la limiter ?

En théorie, il est fort aisé de dire que les assemblées sont le peuple ; mais, en fait, elles sont composées de quatre cents, cinq cents, huit cents personnes. Ce n’est pas le peuple, ce sont des représentants, et, comme tous les hommes, ces représentants ont des passions et des intérêts particuliers. Aussi ces assemblées, qui doivent tout sauver, commencent-elles toujours par installer deux choses : l’anarchie et le despotisme. Et il en est toujours ainsi, quelle que soit la vertu des assemblées. Je dis qu’on installe l’anarchie. Pourquoi ? Parce que quand une assemblée est maîtresse de tous les pouvoirs, il n’y a pas un fonctionnaire qui ne se dise ; « demain, après-demain, ma position sera menacée ; » depuis le préfet jusqu’au garde champêtre, chacun se sent inquiet de son sort. Et j’ajoute le despotisme, parce qu’une assemblée n’est pas responsable ; et qu’un pouvoir illimité sans responsabilité, c’est la définition même de la tyrannie.

On a beau faire de grands discours sur l’unité du peuple : toutes les fois que vous aurez quatre cents personnes pour gouverner et faire une constitution, vous aurez quatre cents personnes qui suivront leurs idées et leurs vues personnelles. Dans cette situation vous ne pouvez empêcher certains intérêts de se faire jour. Ainsi une assemblée dira toujours : « Le pouvoir est trop fort, » et de la constitution de 1789, comme de celle de 1848, sortit un pouvoir exécutif qui n’était pas suffisamment constitué. Dans les deux cas, on est arrivé à l’anarchie, et puis à une révolution. Ou bien, une assemblée se dira : « Je ne veux pas de deux chambres, » et on aura une des plus mauvaises formes de l’omnipotence parlementaire. Je ne connais pas d’exemple d’un pays qui ait vécu avec une seule assemblée. Quelquefois, quand une assemblée a fait une constitution, elle usurpe la souveraineté au profit de son œuvre, et le premier soin qu’elle a, c’est d’engager l’avenir. On donne, en d’autres termes, la souveraineté à un morceau de papier. Savez-vous à quelle époque on devait réformer la constitution de 1791, qui mourut en 1791 ? On ne devait y toucher qu’en 1811 ou 1821. Comptez combien la France a eu de révolutions et de gouvernements entre ces deux dates. C’est là une usurpation de la souveraineté. Un peuple a toujours le droit de reviser sa constitution, car elle est faite pour lui. Qu’il faille le consulter, qu’il faille agir légalement, que ce ne soit pas le premier groupe venu qui puisse réformer cette constitution, c’est naturel ; mais mettre un pays dans cette situation, où nous l’avons vu deux fois en soixante ans, que la majorité du peuple veuille réformer la constitution, et qu’on lui oppose une feuille de papier en lui disant : — « Tu ne peux pas, cette feuille de papier te le défend, » je le déclare, c’est une des plus grandes folies constitutionnelles ou non constitutionnelles que j’aie jamais vue dans l’histoire.

Maintenant à côté de nos vains essais plaçons le système américain. L’Amérique a réformé paisiblement sa constitution en 1787, et il ne se passe guère d’année sans qu’un des trente-quatre États de l’Union ne réforme sa constitution, et ne nomme une convention à cet effet. Ce nom de convention qui, en France, éveille de terribles souvenirs, est là-bas d’une innocence complète. On ne s’occupe pas plus d’une convention que du comité qui va régler l’équipement d’un bataillon ou la tenue d’un comice agricole. Là-bas ce mot veut dire commission, chez nous il signifie despotisme.

Aux États-Unis, le peuple ne délègue jamais sa souveraineté, il donne des pouvoirs spéciaux ; en outre, ces pouvoirs spéciaux, il ne les délègue point aux assemblées ordinaires. La première condition, en Amérique, est que tout marche régulièrement, et que la convention chargée de faire une constitution n’ait pas autre chose à faire. Autrefois nous disions en France : « Le roi est mort, vive le roi. » L’autorité passait sans solution de continuité des mains du monarque mort entre celles de son successeur. Les Américains peuvent dire : « Chez nous, l’autorité ne meurt jamais. » L’ancienne constitution continue d’exister, le gouvernement et les chambres continuent de gouverner. Il n’y a rien de particulier qu’une émotion légère dans les esprits. Dans une ville insignifiante, qui n’est pas celle où se tient le corps législatif, comme par exemple, si vous le voulez, en France, Versailles, Tours, Poitiers, on installe une commission chargée d’examiner les modifications constitutionnelles demandées par le pays. Voilà la convention chargée de préparer un projet de constitution. Les procès-verbaux des séances de cette commission sont publiés. Le pays peut s’intéresser à la question qui s’agite, mais il ne se demande pas si on va faire de lui une aristocratie Spartiate ou une démocratie romaine. Non, il s’agit de savoir si le pouvoir judiciaire, par exemple, sera constitué de telle ou telle façon. C’est là toute la question. Le projet fait, le pays le discute, les journaux le critiquent, et enfin il est adopté par le vote populaire. La convention prépare l’œuvre constitutionnelle, mais ne se substitue pas à la volonté populaire et n’usurpe pas la souveraineté.

Voilà la grande perfection du système américain. Chez nous tout est simplicité en apparence, mais tout repose sur un sophisme. Le peuple est souverain en droit, mais la souveraineté est déléguée, et en fait le peuple est désarmé ; les législateurs sont les maîtres. Non, la souveraineté ne se délègue pas, car un peuple n’abdique jamais. On délègue un pouvoir défini, mais quelle nécessité de donner à une assemblée tous les pouvoirs ! Le système américain a l’air très-compliqué, il est en réalité d’une simplicité parfaite ; il part de ce principe : que le peuple est souverain, qu’il a des agents qui travaillent pour lui, et qui ont des fonctions déterminées. Quand il a chargé une convention de lui faire une constitution, cette convention, qui ne gouverne pas, n’a d’autre pouvoir que celui de faire la constitution que demande le peuple.

Telle est la théorie qu’Hamilton défendait, et, dans ce système, c’est toujours le peuple qui a le dernier mot.

Vous voyez que si, en 1789, on avait pu populariser chez nous de telles idées, on aurait évité bien des malheurs ; car si, en 1789, on avait chargé une convention quelconque de faire une constitution et rien autre chose, si on n’avait pas remis entre les mains d’une assemblée tous les pouvoirs et toute la souveraineté, il est probable qu’on aurait fait une constitution qui durerait encore. Les Anglais, qui sont des gens pratiques, se sont bien gardés de ces réformes qui perdent un pays. Chez eux, il n’y a pas de constitution écrite, quoiqu’il n’y en ait pas de plus certaine ; cela leur permet de la réformer peu à peu. C’est le couteau de Jeannot ; on change tous les dix ans, tantôt la lame, tantôt le manche, et c’est toujours le même couteau. C’est là un avantage immense, parce qu’on ne se trouve jamais sans couteau et sans constitution.

C’est là le grand avantage de l’histoire : elle nous apprend à profiter de l’expérience des autres pays, et à douter un peu de notre sagesse et de notre infaillibilité.

Il y a en France un esprit dangereux dont il faut se corriger. La révolution a été une très-grande chose, elle a corrigé d’énormes abus et aboli des privilèges détestables, elle s’est défendue vaillamment, contre l’étranger. Il en est résulté qu’elle a gardé pour nous un caractère religieux et sacré. Qu’on respecte le courage et le dévouement de nos pères, ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Le meilleur sentiment qui puisse exister dans l’âme d’un peuple, c’est le respect. Qu’on soit même tenté d’amnistier les erreurs et les fautes de nos pères, qu’on en fasse le crime du temps, je comprendrai ce sentiment, sans le partager ; car j’aime qu’on soit sévère avec les erreurs d’autrefois : j’y vois le salut du présent. L’amnistie des fautes passées encourage les fautes futures ; la sévérité de l’histoire ne trouble pas les morts dans leur tombe, et elle protège les vivants.

Mais ce que je ne puis admettre, c’est l’idolâtrie de la révolution. Rien de plus dangereux que le fétichisme du passé. Il y a en France un parti qui se dit démocratique et qui peut-être se croit libéral, et dont toute la science n’est qu’une foi aveugle dans la révolution. Quand il y a quelque réforme à faire, on ne se demande pas ce qui est bon et juste, mais ce qu’on a fait en 1793. Grâce à ce culte étrange, on entasse faute sur faute, erreur sur erreur, désastre sur désastre. Voulez-vous suivre le même chemin, vous échouerez comme en 1848. La science politique est une chose aussi certaine que les sciences naturelles. Vous ne pouvez répéter les mêmes fautes, sans aller aux mêmes abîmes. Soyons de notre temps : c’est la première condition du progrès. Il faut qu’un peuple vive de sa propre vie, qu’il étudie l’histoire pour s’instruire et non pour imiter. Rompons avec de vaines et dangereuses idoles. Le Dieu que nous cherchons est le père de la vérité et de la justice : c’est celui-là, et celui-là seul, qu’il faut reconnaître et adorer.


  1. Madison Papers, t. II, p. 703.