Histoire politique des Cours de l’Europe/07

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Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 283-290).
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VII.

Si les intérêts généraux de la Suède l’entraînaient du côté de nos ennemis, il en était tout autrement de la Turquie. Nos relations d’amitié naturelle avec cette puissance étaient nettes et précises. L’ennemi contre lequel elle luttait avec tant de peine depuis six ans, dont l’ambition visait hautement à la chasser de l’Europe, qui l’avait successivement dépouillée de la Tartarie, de la Crimée, de la Bessarabie, qui dans ce moment même voulait lui ravir la Moldavie et la Valachie, cet implacable ennemi était le même auquel nous allions déclarer la guerre à la tête de toutes les forces de l’Occident. Dans cette réaction violente du Midi contre le Nord, la Turquie avait donc un beau rôle à remplir. Tout lui imposait la loi d’unir ses armes aux nôtres et de coopérer de toutes ses forces au triomphe d’une cause qui était la sienne propre, plus que celle d’aucune autre puissance. Envisagée sous le point de vue militaire, l’alliance de la Turquie était pour nous d’une importance majeure. Cependant, jusqu’au mois de janvier 1812, l’empereur affecta de se tenir vis-à-vis de cette puissance dans une attitude fort réservée, évitant toutes démonstrations trop engageantes, faisant des insinuations plutôt que des offres réelles d’alliance, et se bornant à entretenir ses dispositions amicales en lui répétant sans cesse, par l’organe de son chargé d’affaires, que la France n’armait contre la Russie que pour la forcer à lâcher prise en Orient et dégager la Turquie. Cette réserve excessive à l’égard d’un état qu’il avait un intérêt si capital à fixer dans son système, prouve à quel point il craignait de précipiter une rupture avec Alexandre avant qu’il n’eût transporté son armée sur la Vistule. Ce ne fut qu’à la fin de janvier 1812, dans le moment où il traitait avec l’Autriche et la Prusse, qu’il se décida à proposer formellement son alliance à la Porte. Voici ses conditions :

En cas de guerre entre la France et la Russie, le grand-seigneur marcherait lui-même à la tête de cent mille hommes contre cette dernière puissance. La France non-seulement lui garantissait l’intégrité de son empire, mais elle s’engageait à lui faire restituer la Crimée, la Tartane et toutes les provinces que la Turquie avait perdues depuis quarante ans. La Pologne, dont la destruction avait été si fatale à ses intérêts, serait rétablie. La Porte mettrait au service de la France, pendant toute la durée de cette guerre, un corps de cavalerie turque dont le chiffre serait fixé ultérieurement.

Proposées six mois plus tôt, ces offres eussent été accueillies par la Porte avec des transports de joie ; maintenant, elles ne rencontrèrent de sa part que des dispositions répulsives. C’est que, pendant ces six derniers mois, de nouveaux désastres étaient venus accabler l’empire et paralyser son action.

La dislocation de la grande armée russe du Danube, au mois de mars 1811, avait d’abord amélioré beaucoup la situation militaire de la Turquie. Le sultan avait compris que c’était pour elle une occasion décisive de réparer ses défaites et de reprendre l’offensive sur tous les points. Un dernier effort fut alors tenté par cet empire débile et mourant pour recréer une armée et se mettre en mesure d’arracher des mains des Russes la Moldavie et la Valachie. Mais c’est avec une peine infinie que le grand-visir put rassembler et conduire sur les bords du Danube une armée de quarante mille hommes. Elle débuta, du reste, par des succès : elle reprit aux Russes la plupart des places du Danube, dont ils s’étaient emparés, principalement celle de Routshouk, et reportant la guerre en Valachie, elle s’avança pour délivrer les deux provinces grecques. Ces heureuses nouvelles avaient ranimé le courage à Constantinople et réduit au silence les partisans de la paix, lorsqu’un nouveau revers vint détruire les dernières espérances de la Porte. Le général russe Kamenskoi était mort et avait été remplacé par un vieux guerrier dont l’âge avait blanchi la tête, mais non refroidi l’ardeur. Kutusoff reçut, avec le commandement de l’armée du Danube, l’ordre de sa cour de vaincre à tout prix, afin de dicter la paix au plus tôt et de se trouver disponible pour le moment où commencerait la guerre contre la France. Afin d’accélérer ses succès, l’empereur Alexandre rendit à son armée d’Orient trois des cinq divisions qu’il en avait retirées au mois de mars, en sorte que le nouveau général se trouva en force, non seulement pour se maintenir dans les deux provinces grecques, mais même pour reporter la guerre sur la rive droite du Danube. La fortune favorisa ses combinaisons, Il profita habilement d’une fausse manœuvre du grand-visir, qui, opérant sur les deux rives du fleuve, avait divisé son armée en deux corps. Il fondit à l’improviste (fin d’octobre 1811) avec toutes ses forces sur l’un de ces corps et le détruisit complètement. L’armée turque, réduite à quelques milliers d’hommes démoralisés, se trouva hors d’état de tenir tête aux Russes ; la campagne était achevée, et cette fois encore à la honte des Turcs et à la gloire de leurs ennemis. À peine Kutusoff eut-il vaincu (8 novembre), qu’il se hâta d’offrir la paix au grand-vizir, et il l’offrit à des conditions bien moins onéreuses que toutes les précédentes. Au lieu de demander la limite du Danube, il se contenta d’exiger la cession de la Moldavie jusqu’à la rivière de Siresth, l’indépendance de la Servie, la cession du territoire turc de l’est de la mer Noire jusqu’au cours du Phase, et 20,000,000 de piastres. Ces conditions furent envoyées aussitôt au sultan, qui, sans les accepter, consentit à ce qu’elles devinssent la matière d’une négociation (janvier et février 1812). Un armistice fut conclu entre Kutusoff et le grand-visir, et la négociation s’ouvrit à Bucharest.

C’est dans le moment même où la guerre était suspendue sur le Danube, que nos armées se disposaient à franchir l’Oder, et que l’empereur proposait son alliance à la Porte.

Au fond, bien que les choses prissent à Constantinople une tournure fâcheuse, tout cependant n’était point désespéré pour nous. Le sultan Mahmoud voulait personnellement notre alliance, et il la voulait avec ardeur, avec passion. Signer la paix au moment où l’empereur Napoléon lui donnait la main pour abaisser l’implacable ennemi de son pays, lui semblait une honte et une absurdité ; mais tout était conjuré pour faire ployer son énergie et lui arracher la paix. La détresse de l’armée et celle des finances étaient réellement affreuses ; les caisses de l’état étaient vides ; toutes les ressources avaient été épuisées, jusqu’à l’argenterie du sérail ; les ressorts de l’administration militaire étaient brisés ; canons, magasins, tentes, cavalerie, équipemens, tout était à recréer. L’armée organisée ne s’élevait pas à plus de 15,000 hommes. Les populations, surtout celles de la Turquie d’Europe, ruinées et décimées par une guerre de six années, imploraient la paix comme le terme de leurs misères. Il ne restait quelque étincelle d’énergie que dans les rangs des janissaires et parmi les pachas, mais c’était une énergie malfaisante ; car chez les uns, elle tournait en révolte ouverte, et chez les autres, en efforts secrets et coupables pour se rendre indépendans. Le grand-visir et la plupart des chefs du camp étaient à la tête du parti de la paix.

À ces causes de découragement se joignait la crainte de compliquer, par de nouveaux périls, une situation déjà si malheureuse. L’Angleterre déclara à la Porte que, si elle osait s’unir à la France, elle lui ferait une guerre terrible, que rien ne pourrait arrêter le cours de ses vengeances ; que, dût-elle y employer la moitié de ses flottes, elle forcerait les Dardanelles, livrerait le sérail aux flammes, et affamerait la capitale. Puis elle remit sous les yeux du gouvernement ottoman tous nos torts envers lui, réveilla les souvenirs amers de Tilsitt et d’Erfurth, lui montra les empereurs de France et de Russie également irrésolus, dominés par un ardent désir d’éviter la guerre, et disposés peut-être à sceller, comme à Tilsitt, leur réconciliation par un démembrement complet de la Turquie d’Europe. La fermeté d’ame de Mahmoud venait se briser contre tant de difficultés ; tout ce qui l’entourait était vendu aux Anglais ou découragé par les malheurs publics.

Un homme se chargea, dans cette déplorable crise, du plus infâme de tous les rôles. Le premier drogman de la Porte, Moruzzi, Grec d’origine, dévoué à l’Angleterre et à la Russie qui l’avaient acheté à prix d’or, se chargea de semer la corruption ou le découragement dans le sein du divan, ainsi que parmi les ministres et les chefs du camp. Ce fut lui qui, tenant dans ses mains tous les fils des négociations de la Porte avec les cours de l’Europe, abusa de sa haute position pour tromper la confiance de son maître, égarer son esprit, défigurer à ses yeux la vérité, et ne lui laisser d’autre refuge qu’une paix déshonorante. C’est Moruzzi qui fut le véritable auteur de la paix de Bucharest.

Cependant, avant de s’y résoudre, Mahmoud voulut connaître l’opinion des grands de l’état : il convoqua un divan extraordinaire où furent appelés les chefs de la loi, les agas des janissaires et tous les ministres, et il lui soumit la grande question de la paix ou de la guerre. Sur cinquante-quatre membres qui composaient ce conseil, cinquante opinèrent pour la paix, et quatre seulement pour la continuation de la guerre. La corruption, l’ignorance et la lâcheté dictèrent cet arrêt solennel. Mahmoud céda enfin : tout ce que son énergie put arracher à l’esprit timoré de ses ministres, ce fut d’obtenir d’importantes modifications aux dernières conditions de Kutusoff. Il exigea qu’au lieu de la rivière du Siresth, ce fût la rivière du Pruth qui servît de limite en Europe aux deux empires ; que le port d’Ocana, demandé par la Russie, restât à la Turquie ; que la Servie, dont ils réclamaient l’indépendance, continuât de vivre sous les lois de la Porte ; enfin qu’ils renonçassent aux vingt millions de piastres par eux exigés. La cour de Saint-Pétersbourg n’était point en situation de se montrer difficile : l’important pour elle n’était point de conclure avec la Turquie une paix glorieuse, mais de faire la paix. Elle consentit aux changemens réclamés par les plénipotentiaires ottomans, et la paix fut signée le 28 mai 1812.

À peine le sultan eut-il signé cette déplorable paix, qu’il en eut comme un cruel remords. Notre ambassadeur, le général Andréossy, était parvenu à lui faire connaître les criminelles intrigues de Moruzzi. La paix, une fois signée, devenait un fait accompli ; mais Mahmoud voulut du moins se venger sur son infidèle sujet : il fit tomber la tête du premier drogman et celle de son frère, qui avait trempé dans ses crimes, et confisqua leurs immenses richesses, fruit de leur trahison.

Cependant l’empereur Napoléon avait pris de longue main ses mesures pour que la marche de ses armées sur la Vistule commençât immédiatement après la conclusion de son alliance avec la Prusse. Ce traité fut ratifié le 5 mars, et le même jour, tous ses corps échelonnés entre le Weser et l’Oder se mirent en mouvement et débordèrent sur la Prusse. Dans cet instant décisif, le grand-duché de Varsovie se trouva exposé à d’immenses périls. Les corps d’avant-garde des Russes bordaient la lisière de cet état : il était à craindre qu’à la première nouvelle de l’entrée de nos armées sur le territoire prussien, ils ne fondissent sur le grand-duché et n’en fissent un champ de ruines et de dévastations, sauf ensuite, conformément à leur plan de guerre, à se replier derrière les lignes du Niémen et de la Dwina. Napoléon, comme nous l’avons déjà dit, voulait sauver à tout prix la Pologne, qui était sa tête d’avant-garde contre la Russie, qu’il entourait de ses prédilections, et où sa prévoyance avait, depuis deux ans, amassé de grandes ressources. Il fallait donc qu’il gagnât le temps nécessaire pour transporter son armée de l’Oder sur la Vistule avant que le premier coup de canon fût tiré. Dans cette vue, il fait appeler le colonel Czemicheff, aide-de-camp de l’empereur Alexandre, et qui, depuis 1809, était resté en France, et, par son intermédiaire, il entame avec l’empereur Alexandre une dernière négociation. C’est le 25 février, le lendemain même du jour où le traité avec la Prusse avait été signé, qu’il se décide à cette démarche. Il commence par lui avouer son traité avec la cour de Berlin. « Dans la position où votre attitude m’a placé depuis quelque temps, lui dit-il, je devais m’assurer de la Prusse par un traité ou par un coup de main. Le désarmement était un parti trop violent pour ne pas déterminer aussitôt une rupture. Au contraire l’alliance n’est qu’une précaution toute simple de ma part, mais qui laisse intacte entre nous la grande question de la paix ou de la guerre. Plus j’y réfléchis au surplus, moins je m’accoutume à l’idée que la guerre puisse éclater entre l’empereur Alexandre et moi ; car, enfin, de quoi s’agit-il ? » Alors Napoléon et Czemicheff abordent les questions qui divisent les deux empereurs. Chacun énonce ses griefs ; sur la question polonaise, Napoléon est prêt aujourd’hui, comme il y a deux ans, à déclarer qu’il ne favorisera point le rétablissement de la Pologne. Sur l’affaire d’Oldenbourg, il refuse d’indemniser le duc dépossédé par la cession de Dantzick. Pour la dernière fois, il offre Erfurth et son territoire. Abordant ensuite la question des neutres, il dévoile enfin tout le fond de sa pensée. Il dit que la Russie a déchiré le traité de Tilsitt, puisqu’il est notoire aux yeux du monde entier qu’elle a renoué toutes ses relations commerciales avec l’Angleterre, par l’intermédiaire de prétendus neutres qui n’ont de neutre que la couleur du pavillon, dont les cargaisons, les équipages et jusqu’aux navires sont d’origine anglaise. L’empereur demande que la Russie rentre dans les conditions du traité de Tilsitt, qu’elle mette en vigueur dans ses ports le décret de Milan : comme elle ne peut se passer de denrées coloniales, il admet qu’elle s’en procure par un usage modéré des licences. Enfin il insiste pour la conclusion d’un traité de commerce entre les deux empires, qui modifie l’ukase du 19 décembre 1810. Il termine cette conférence par ces mots : « Aucun de ces débats, colonel Czemicheff, ne vaut un coup de canon ; retournez auprès de l’empereur Alexandre : vous lui remettrez cette lettre ; dites-lui bien surtout que je le prie de ne pas différer davantage la négociation qui doit mettre fin à tous ces malentendus. »

Ainsi l’empereur Napoléon semble tenter un dernier effort pour éviter la guerre ; il se montre, dans cet entretien avec l’aide-de-camp de l’empereur Alexandre, animé des dispositions les plus pacifiques ; mais ces dispositions ne sont qu’apparentes. La démarche qu’il vient de faire est un acte mélangé de bonne foi et de ruse, visant à un double but. Il dit franchement sa pensée lorsqu’il pose les conditions dont il fait dépendre le maintien de la paix : ces conditions sont bien réellement son ultimatum, quoiqu’il évite de leur donner ce nom, et il désire ardemment que le czar les accepte, ou plutôt qu’il les subisse avec l’humilité du faible qui reçoit la loi du plus fort. Sa démarche est un piége tendu à son ennemi, en ce sens qu’il veut, à la faveur d’une dernière négociation toute pacifique, enchaîner son bras, gagner deux mois, et arriver à temps sur la Vistule pour sauver le duché de Varsovie.

Cette pensée se manifeste dans les instructions que reçoit notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. « Il faut faire comprendre au cabinet russe, lui écrit le duc de Bassano (dépêches du 18 février), que rassembler 400,000 hommes sur l’Oder et la Vistule, ce n’est pas commencer la guerre, mais sortir d’une position humiliante, rétablir l’équilibre entre les deux forces rivales, et se mettre en mesure de discuter sur un pied d’égalité. Il faut absolument, ajoute le ministre, éviter une rupture pour le moment et gagner du temps. » Dans ce but, notre ambassadeur doit commencer par nier tous mouvemens de nos troupes sur l’Oder ; puis, lorsqu’il ne sera plus possible de les dissimuler, déclarer qu’elles ne franchiront point ce fleuve ; enfin, lorsqu’elles s’avanceront de l’Oder sur la Vistule, il dira que ce mouvement n’est point hostile, que S. M. veut être à même de négocier avec tous ses avantages, et de protéger ses alliés menacés. Il proposera, comme de lui-même, une entrevue ou congrès entre le Niémen et la Vistule. Si un seul cosaque entre sur le territoire du grand-duché, Lauriston quittera Saint-Pétersbourg et annoncera la guerre déclarée.

La ruse de Napoléon eut un succès complet. Le chancelier Romanzoff et une partie du conseil d’Alexandre prirent au sérieux la mission dont avait été chargé Czemicheff, et espérèrent de bonne foi que, lorsque les armées et les empereurs se trouveraient en présence, tout pourrait s’arranger par la voie des négociations. Alexandre ne partageait point la confiance de Romanzoff. La sagacité de son esprit lui montrait un piége là où son ministre s’obstinait à voir un effort sincère de la part de son rival pour négocier. Aussi ce prince inclinait-il visiblement à adopter l’opinion de quelques-uns de ses généraux, principalement du général Beningsen, qui regardaient l’entrée d’un soldat français sur le territoire prussien comme une véritable déclaration de guerre à la Russie, et qui demandaient que 200,000 Russes pénétrassent aussitôt dans le grand-duché de Varsovie et y portassent la ruine et la destruction. Mais comme tout espoir d’arrangemens pacifiques n’était pas sans doute éteint dans son cœur, il demeura passif en présence du débordement de nos armées sur la Vistule. Le duché de Varsovie fut sauvé.

Cependant l’empereur de Russie veut s’expliquer lui-même avec notre ambassadeur sur les dernières propositions de la France, apportées par son aide-de-camp Czemicheff. Le 11 avril, peu de jours avant de partir pour Wilna, il fait appeler le comte Lauriston et l’entretient long-temps. Il commence par lui dire qu’il ne voit plus aucun moyen de conserver la paix, puisque l’empereur Napoléon veut le forcer à mettre en vigueur dans ses ports le décret de Milan. « Vous voyez donc bien, ajoute-t-il, que l’empereur veut interdire à la Russie tout commerce, même avec les neutres. Est-ce là cependant l’esprit du traité de Tilsitt, de la convention d’Erfurth ? Ai-je pris l’engagement de ne point commercer avec les neutres ? Lorsque l’empereur Napoléon a fait le décret de Milan, a-t-il pris des arrangemens avec moi ? Suis-je dans l’obligation d’obéir à tous les décrets qu’il croit devoir faire ? M’en a-t-il parlé seulement à Erfurth ? Il y a trois ans, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? C’est depuis un an seulement qu’il élève cette difficulté. Mais encore une fois, où sont mes engagemens de ne pas admettre les neutres ?… Les engagemens que j’ai pris à Tilsitt et à Erfurth, je les ai fidèlement suivis, et je veux toujours les tenir. Je ne souhaite pas la guerre, et ne la ferai qu’avec la plus grande peine ; le meilleur moyen que pouvait employer l’empereur Napoléon pour abattre l’Angleterre était de faire durer notre alliance, et même de la resserrer. Certes, en ce moment, la joie de l’Angleterre doit être bien grande de voir que deux empires qui avaient été aussi unis sont sur le point d’en venir aux mains, et cependant pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Je le déclare, je ne veux point faire le commerce avec l’Angleterre ; mais je veux le faire avec les neutres. Exiger le contraire, c’est fermer absolument les ports de la Russie et lui ôter les moyens d’exister. » Il finit en annonçant à notre ambassadeur son prochain départ. « J’ai besoin, dit-il, dans les circonstances présentes, de voir mes troupes ; j’espère revenir à Saint-Pétersbourg ; mais que je sois ici, que je sois sur la frontière ou à Tobolsk, partout l’empereur Napoléon me trouvera, s’il le veut, bon ami, fidèle allié, prêt à resserrer les liens qui ne seront point contraires à l’honneur ; dites-le-lui bien. » Puis il embrassa Lauriston et le quitta profondément ému ; des larmes accompagnèrent ses dernières paroles.

C’étaient là des paroles d’adieu ; peu de jours après cet entretien, il partit de Saint-Pétersbourg et se rendit à Wilna au milieu de ses armées. Son discours, qui peint si bien ses anxiétés et sa pensée politique sur la question des neutres, était sa véritable réponse aux dernières propositions de Napoléon. Dans le fait, cette question tranchait la question de la guerre, et ce qui prouve qu’à la fin d’avril il avait perdu toute espérance de paix, c’est l’ultimatum qu’il avait déjà donné l’ordre à son ambassadeur à Paris de soumettre à l’empereur (21 et 30 avril). Par cet ultimatum, la Russie exigeait, comme mesure préalable à toute négociation, que la France évacuât la Prusse et les places de l’Oder, ainsi que la Poméranie suédoise ; qu’elle prît avec la Suède des arrangemens qui la satisfissent ; la Russie continuerait de recevoir les neutres comme par le passé ; elle modifierait l’ukase de décembre 1810 ; enfin elle accepterait les indemnités fixées par la France pour le duc d’Oldenbourg et retirerait sa protestation.

Exiger de Napoléon qu’il évacuât tout d’abord la Prusse et les places de l’Oder, c’était lui imposer une condition qu’une suite de victoires éclatantes eussent à peine justifiées ; preuve évidente qu’Alexandre avait pris son parti, et que de part et d’autre l’épée était tirée du fourreau.

L’empereur ne répondit point à l’ultimatum russe, car sa dignité ne lui permettait point d’en faire même la matière d’une discussion. Il lui eût fallu le rejeter tout entier, et le rejeter, c’était déclarer la guerre. Or, il voulait se réserver l’initiative des hostilités et gagner encore assez de temps pour arriver avec toutes ses forces sur le Niémen. Il ordonna au duc de Bassano d’éviter toute communication avec l’ambassadeur de Russie. Poussé à bout, Kourakin finit par écrire au ministre que si les propositions de l’empereur son maître n’étaient point admises immédiatement, sans modifications, il regarderait ce refus comme une option pour la guerre, et demanderait ses passeports. La déclaration était embarrassante. Le duc de Bassano lui répondit en lui demandant s’il avait des pleins pouvoirs pour signer immédiatement un arrangement définitif. Le prince Kourakin répliqua qu’il se croyait sans doute autorisé à signer une convention sujette, dans tous les cas, à ratification.

Les démarches pressantes de l’ambassadeur russe déterminèrent Napoléon à hâter son départ : il quitta Paris le 9 mai avec l’impératrice pour se rendre à Dresde, où l’attendaient les hommages et les adulations des rois, ses alliés. Les fonctions de Kourakin cessèrent par le départ de l’empereur, et il se retira à la campagne, attendant chaque jour ses passeports, que le duc de Bassano avait ordre de ne lui expédier que lorsque les hostilités seraient sur le point de commencer.

Le 1er mai, la grande armée française couvrait les rives de la Vistule.


Armand Lefebvre.