Histoire posthume de Voltaire/Pièce 21

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Garnier
éd. Louis Moland


XXI.

SÉANCE DE LA LOGE DES NEUF-SŒURS[1]
Fête du 28 novembre 1778.

L’avantage qu’avait eu la loge des Neuf-Sœurs de recevoir le F∴ de Voltaire ne pouvait manquer de l’intéresser spécialement à sa gloire, et, ayant eu le malheur de le perdre, elle résolut de rendre hommage à sa mémoire, en faisant prononcer son éloge. Le F∴ de La Dixmerie, l’un de ses orateurs, se chargea de cet emploi. Le F∴ abbé Cordier de Saint-Firmin, instituteur de la loge, qui avait déjà présenté le F∴ de Voltaire, dont le zèle dévorant pour l’accroissement et la gloire de cette société se manifeste dans toutes les occasions, se chargea de préparer un local convenable à la cérémonie, et de disposer toute l’ordonnance de la fête ; et les FF∴ les plus célèbres dans cette capitale par leur réputation ou leur naissance s’empressèrent à seconder le désir de la loge par le concours le plus flatteur.

Les travaux ayant été ouverts dès le matin, la loge accorda l’affiliation à plusieurs frères distingués : le F∴ prince Emmanuel de Salm Salm, le F∴ comte de Turpin-Crissé, le F∴ comte de Milly, de l’Académie des sciences ; le F∴ d’Ussieux, le F∴ Roucher, le F∴ de Chaligny, habile astronome de la principauté de Salm.

M. Greuze, peintre du roi, fut reçu maçon suivant toutes les règles. La loge ayant été fermée, on descendit dans la salle où devait être prononcé l’éloge funèbre. Cette salle, qui a trente-deux pieds de long, était tendue en noir et éclairée par des lampes sépulcrales ; la tenture relevée par des guirlandes or et argent qui formaient des arcs de distance en distance ; elles étaient séparées par huit transparents suspendus par des nœuds de gaze d’argent, sur lesquels on lisait des devises que le F∴ abbé Cordier avait tirées des ouvrages du F∴ de Voltaire, et qui étaient relatives à son apothéose dans la loge.

La première à droite en entrant :

     De tout temps... la vérité sacrée
Chez les faibles humains fut d’erreur entourée.

La première à gauche en entrant :

... Qu’il ne soit qu’un parti parmi nous,
Celui du bien public et du salut de tous.

La seconde à droite :

Il faut aimer et servir l’Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.

La seconde à gauche : Il faut aimer sa patrie, quelque injustice qu’on y essuie.

La troisième à droite :

J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage.
Mon séjour est charmant, mais il était sauvage...
La nature y mourait, je lui portai la vie ;
J’osai ranimer tout : ma paisible industrie
Rassembla des colons par la misère épars ;
J’appelai les métiers qui précèdent les arts.

La troisième à gauche :

Si ton insensible cendre
Chez les morts pouvait entendre
Tous ces cris de notre amour,
Tu dirais dans ta pensée :
Les dieux m’ont récompensée
Quand ils m’ont ôté le jour.

La quatrième à droite :

Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes.

La quatrième à gauche :

Tout passe, tout périt, hors ta gloire et ton nom :
C’est là le sort heureux des vrais fils d’Apollon.

On entrait dans cette salle par une voûte obscure et tendue de noir, au-dessus de laquelle était une tribune pour l’orchestre, composé des plus célèbres musiciens ; le F Piccini dirigeait l’exécution.

Plus loin, et à cinquante-deux pieds de distance, on montait par quatre marches à l’enceinte des grands-officiers, au haut de laquelle était le tombeau surmonté d’une grande pyramide gardée par vingt-sept FF, l’épée nue à la main. Sur le tombeau étaient peintes : d’un côté, la Poésie ; de l’autre, l’Histoire pleurant la mort de Voltaire, et sur le milieu on lisait ce vers tiré de la Mort de César :

La voix du monde entier parle assez de sa gloire.

En avant étaient trois tronçons de colonnes sur lesquels étaient des vases où brûlaient des parfums ; sur celui du milieu on avait placé les œuvres de Voltaire et des couronnes de laurier.

Les FF de la loge ayant pris leurs places, les visiteurs ont été introduits au son des instruments, qui exécutaient la marche des prêtres dans l’opéra d’Alceste, ensuite un morceau touchant d’Ernelinde.

Mme  Denis, nièce de M. de Voltaire, accompagnée de Mme  la marquise de Villette, que ce grand homme avait pour ainsi dire adoptée pour sa fille, ayant fait demander de pouvoir entendre l’éloge funèbre qu’on allait prononcer, elles furent introduites, et le V F de Lalande, adressant la parole à Mme  Denis, lui a dit :

« Madame, si c’est une chose nouvelle pour vous de paraître dans une assemblée de maçons, nos frères ne sont pas moins étonnés de vous voir orner leur sanctuaire. Il n’était rien arrivé de semblable depuis que cette respectable enceinte est devenue l’asile des mystères et des travaux maçonniques ; mais tout devait être extraordinaire aujourd’hui. Nous venons y déplorer une perte telle que les lettres n’en firent jamais de semblable ; nous venons y rappeler la satisfaction que nous goûtâmes lorsque le plus illustre des Français nous combla de faveurs inattendues, et répandit sur notre loge une gloire qu’aucune autre ne pourra jamais lui disputer. Il était juste de rendre ce qu’il eut de plus cher témoin de nos hommages, de notre reconnaissance, de nos regrets. Nous ne pouvions les rendre dignes de lui qu’en les partageant avec celle qui sut embellir ses jours par les charmes de l’amitié ; qui les prolongea si longtemps par les plus tendres soins ; qui augmentait ses plaisirs, diminuait ses peines, et qui en était si digne par son esprit et par son cœur. La jeune mais fidèle compagne de vos regrets était bien digne de partager les nôtres ; le nom que lui avait donné ce tendre père en l’adoptant nous apprend assez que sa beauté n’est pas le seul droit qu’elle ait à nos hommages. Je dois le dire pour sa gloire ; j’ai vu les fleurs de sa jeunesse se flétrir par sa douleur et par ses larmes à la mort du F de Voltaire... L’ami le plus digne de ce grand homme, celui qui pouvait le mieux calmer notre douleur, le fondateur du nouveau monde, se joint à nous pour déplorer la perte de son illustre ami. Qui l’eût dit lorsque nous applaudissions avec transport à leurs embrassements réciproques, au milieu de l’Académie des sciences, lorsque nous étions dans le ravissement de voir les merveilles des deux hémisphères se confondre ainsi sur le nôtre, qu’à peine un mois s’écoulerait de ce moment flatteur jusqu’à celui de notre deuil ? »

Les députés de la loge de Thalie ayant demandé d’être entendus, le F de Coron, portant la parole, prononça un discours très-pathétique, relatif aux circonstances.

Le F de La Dixmerie lut un éloge circonstancié et complet de la personne, de la vie et des ouvrages du F de Voltaire. Nous n’entrerons point dans le détail de cet ouvrage, qui est actuellement imprimé, qui méritait à tous égards l’empressement du public, et qui réunissait le mérite du sentiment, de l’esprit et de l’érudition.

Après l’exorde, la musique exécuta un morceau touchant de l’opéra de Castor, appliqué à des paroles du F Garnier pour Voltaire. Après la première partie du discours, il y eut un morceau pareil de l’opéra de Roland.

À la fin de l’éloge, la pyramide sépulcrale disparut, frappée par le tonnerre ; une grande clarté succéda à l’horreur des ténèbres ; une symphonie agréable remplaça les accents lugubres, et l’on vit, dans un immense tableau du F Goujet, l’apothéose de Voltaire.

On y voit Apollon accompagné de Corneille, Racine, Molière, qui viennent au-devant de Voltaire sortant de son tombeau ; il leur est présenté par la Vérité et la Bienfaisance. L’Envie s’efforce de le retenir en tirant son linceul, mais elle est terrassée par Minerve. Plus haut se voit la Renommée qui publie le triomphe de Voltaire, et sur la banderole de sa trompette on lit ces vers de l’opéra de Samson :

Sonnez, trompette, organe de la gloire,
Sonnez, annoncez sa victoire.

Le V F de Lalande. le F Greuze et Mme  de Villette ayant couronné l’orateur, le peintre et le F Franklin, tous trois déposèrent leurs couronnes au pied de l’image de Voltaire.

Le F Roucher lut de très-beaux vers à la louange de Voltaire, qui feront partie de son poëme des Douze Mois.

Que dis-je ? ô de mon siècle éternelle infamie !
L’hydre du fanatisme à regret endormie,
Quand Voltaire n’est plus, s’éveille, et lâchement
À des restes sacrés refuse un monument.
Eh ! qui donc réservait cet opprobre à Voltaire ?
Ceux qui, déshonorant leur pieux ministère,
En pompe hier peut-être avaient enseveli
Un Calchas soixante ans par l’intrigue avili ;
Un Séjan sans pudeur, qui, dans les jours iniques,
Commandait froidement des rapines publiques.
Vainement leur grandeur fut leur unique dieu ;
Leurs titres et leurs noms vivants dans le saint lieu
S’élèvent sur le marbre, et jusqu’au dernier âge
S’en vont faire au ciel même un magnifique outrage.
Pouvaient-ils cependant se flatter du succès,
Les obscurs ennemis du Sophocle français ?
La cendre de Voltaire en tous lieux révérée
Eût fait de tous les lieux une terre sacrée :
Où repose un grand homme un dieu doit habiter[2].

On fit la quête ordinaire de la loge pour les pauvres écoliers de l’Université qui se distinguent dans leurs études.

Le F abbé Cordier de Saint-Firmin proposa en outre de déposer cinq cents livres chez un notaire pour faire apprendre un métier au premier enfant pauvre qui naîtrait sur la paroisse de Saint-Sulpice après les couches de la reine, et plusieurs FF offrirent d’y contribuer.

Les FF passèrent ensuite dans la salle du banquet, au nombre de deux cents. On fit l’ouverture de la loge de table, et l’on tira les santés ordinaires, en joignant à la première celle des treize États-Unis, représentés à ce banquet par le F Franklin.

Au fond de la salle on voyait un arc de triomphe formé par des guirlandes de fleurs et des nœuds de gaze or et argent, sur lequel parut tout à coup le buste de Voltaire, par M. Houdon, donné à la loge par Mme  Denis ; la satisfaction de tous les FF fut égale à leur surprise, et ils marquèrent par de nouveaux applaudissements leur admiration et leur reconnaissance.

Le F prince Camille de Rohan ayant demandé d’être affilié à la loge, on s’empressa de nommer des commissaires suivant l’usage.

Le F Roucher lut encore plusieurs morceaux de son poëme des Douze Mois, et d’autres FF s’empressèrent également de terminer les plaisirs de cette fête par d’autres lectures intéressantes.


  1. Correspondance de Grimm, etc., édition Tourneux, tome XII, pages 188 et suivantes.
  2. Ces vers ne se trouvent pas dans l’édition en 4 vol. petit in-12 du poëme des Mois, où ils sont remplacés par des points. (Beuchot.)
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