Histoire posthume de Voltaire/Pièce 26

La bibliothèque libre.


Garnier
éd. Louis Moland


XXVI.

LETTRE DE M. DE BURIGNY[1]
À M. L’ABBÉ MERCIER,
Abbé de Saint-Léger de Soissons, ancien bibliothécaire de Sainte-Geneviève.
Sur les démêlés
de M. de Voltaire avec M. de Saint-Hyacinthe.

Vous m’avez pressé, monsieur l’abbé, avec tant d’instance de vous apprendre ce que je savais des disputes de M. de Voltaire et de M. de Saint-Hyacinthe, que je ne peux pas me dispenser de satisfaire votre curiosité. Je vous avoue cependant que ce n’est qu’avec douleur que je me rappelle tout ce qui s’est passé dans cette querelle. Il est triste de voir des gens de lettres, avec lesquels on a des liaisons, se livrer à des excès dont ils rougiraient eux-mêmes, si la colère, que les anciens regardaient comme une espèce de folie, n’affaiblissait leur raison. Pour être instruit de ce qui s’est passé dans cette occasion, vous- ne pouviez pas mieux vous adresser qu’à moi. M. de Saint-Hyacinthe était mon intime ami, et M. de Voltaire, avec qui j’avais quelque liaison, me porta ses plaintes contre M. de Saint-Hyacinthe, et me pressa de le déterminer à lui faire satisfaction de l’injure qu’il prétendait en avoir reçue ; de sorte que personne n’a été plus au fait que moi de tout ce qui s’est fait de part et d’autre dans ce différend.

Je crois devoir d’abord vous faire connaître M. de Saint-Hyacinthe. Il était entré fort jeune dans le régiment Royal ; ayant été fait prisonnier à la bataille d’Hochstet, il fut mené en Hollande, où, ayant fait connaissance avec plusieurs gens d’esprit, il prit la résolution de renoncer à la profession militaire pour s’appliquer entièrement aux belles-lettres et à la philosophie.

C’était précisément dans le temps qu’il y avait à Paris une dispute très-animée sur la comparaison des anciens avec les modernes. Les partisans de l’antiquité prêtaient au ridicule par leur exagération en faveur de ceux à qui ils donnaient la préférence, et par le peu de justice qu’ils rendaient aux bons écrivains de notre siècle. Cette partialité fut l’occasion du livre intitulé le Chef-d’œuvre d’un Inconnu, par Mathanasius[2], que M. de Saint-Hyacinthe fit imprimer en Hollande. Ce joli ouvrage eut le plus grand succès : Paris en fut enthousiasmé pendant quelque temps, et on le lisait avec d’autant plus de plaisir qu’outre que les commentateurs passionnés des anciens y étaient tournés dans le plus grand ridicule, par l’imitation parfaite que l’auteur avait faite de leur méthode dans l’explication des écrivains de l’antiquité, on y trouvait quelques traits assez plaisants qui avaient rapport aux jésuites et à la bulle Unigenitus, qui causait pour lors les plus grandes disputes, et qui souffrait beaucoup de contradiction.

Ce fut dans ce moment que M. de Saint-Hyacinthe quitta la Hollande pour venir à Paris : il y fut accueilli de la manière la plus agréable ; les gens d’esprit étaient empressés de voir un homme qui leur avait procuré beaucoup de plaisir.

Son ouvrage était entre les mains de tout le monde : on en avait retenu divers traits, qu’on se plaisait à répéter. Il fit connaissance avec M. de Voltaire, qui commençait déjà cette carrière brillante dont il n’y a point d’exemple dans notre histoire littéraire. On représentait alors Œdipe, où tout Paris accourait. Je me souviens que M. de Saint-Hyacinthe, se trouvant à une de ces nombreuses représentations près de l’auteur, lui dit, en lui montrant la multitude des spectateurs : « Voilà un éloge bien complet de votre tragédie ; » à quoi M. de Voltaire répondit très-honnêtement : « Votre suffrage, monsieur, me flatte plus que celui de toute cette assemblée. »

Ils se voyaient quelquefois, mais sans être fort liés ; ils se rendaient pour lors justice l’un à l’autre.

Quelques années après, ils se retrouvèrent tous deux en Angleterre ; et ce fut dans ce voyage que leur haine commença, pour durer le reste de leur vie.

M. de Saint-Hyacinthe m’a dit et répété plusieurs fois que M. de Voltaire se conduisit très-irrégulièrement en Angleterre ; qu’il s’y fit beaucoup d’ennemis, par des procédés qui ne s’accordaient pas avec les principes d’une morale exacte ; il est même entré avec moi dans des détails que je ne rapporterai point, parce qu’ils peuvent avoir été exagérés.

Quoi qu’il en soit, il fit dire à M. de Voltaire que s’il ne changeait de conduite il ne pourrait s’empêcher de témoigner publiquement qu’il le désapprouvait : ce qu’il croyait devoir faire pour l’honneur de la nation française, afin que les Anglais ne s’imaginassent pas que les Français étaient ses complices, et dignes du blâme qu’il méritait.

On peut bien s’imaginer que M. de Voltaire fut très-mécontent d’une pareille correction ; il ne fit réponse à M. de Saint-Hyacinthe que par des mépris ; et celui-ci, de son côté, blâma publiquement, et sans aucun ménagement, la conduite de M. de Voltaire. Voilà la querelle commencée ; nous allons en voir les suites.

Ce fut M. de Saint-Hyacinthe qui prit le premier la plume dans cette dispute : il se proposa de faire une critique de la Henriade, et, en 1728, il fit imprimer à Londres un petit ouvrage sous ce titre : Lettres critiques sur la Henriade de M. de Voltaire ; l’année de l’impression n’est pas marquée dans le titre, mais on trouve la date de l’ouvrage à la fin, où on lit : Londres, 22 avril 1728.

Cette lettre n’est que la critique du premier chant de la Henriade ; elle ne fut suivie d’aucune autre. M. de Saint-Hyacinthe me l’envoya : je doute qu’il y en ait d’autre exemplaire à Paris. Cette critique roule presque toute sur des points de grammaire ; elle est assez modérée ; on en peut juger par le jugement que l’auteur fait de la Henriade :

« Quelque imperfection, dit-il, qui se trouve dans le poëme de M. de Voltaire, son ouvrage n’est pas indigne du nom d’excellent, si par excellent on entend un ouvrage tel que les Français n’en ont point de pareil qui l’égale. » Puis il ajoute : « Ce poëme était fameux avant même qu’il eût vu le jour : c’est ce qu’il a de commun avec la Pucelle de Chapelain ; mais c’est en cela seul que le sort de la Henriade ressemblera à celui de la Pucelle. »

M. de Voltaire ne cessait, dans toutes les occasions, de témoigner sa haine et son mépris pour M. de Saint-Hyacinthe. La bile de celui-ci s’enflamma, et il résolut de se venger par un trait qui offenserait vivement son adversaire. Il faisait dans ce temps-là une nouvelle édition de Mathanasius, à laquelle il joignit l’Apothéose, ou la Déification du docteur Masso[3] ; il y inséra la relation d’une fâcheuse aventure de M. de Voltaire, qui avait été très-indignement traité par un officier français nommé Beauregard.

Cette édition du Mathanasius, augmentée de l’Apothéose, ne fit pas grande sensation à Paris, où elle n’avait pas été imprimée ; mais l’abbé Desfontaines ayant fait imprimer, dans sa Voltairomanie, l’extrait qui regardait M. de Voltaire, on recommença à parler beaucoup de sa triste aventure, qui était presque oubliée.

L’abbé Desfontaines avait été assez lié avec M. de Voltaire, qui lui avait donné plusieurs fois des preuves d’amitié ; mais ils s’étaient depuis brouillés, et s’insultaient publiquement. L’abbé Desfontaines, pour se venger des discours injurieux de M. de Voltaire, composa contre lui un libelle auquel il donna le titre de Voltairomanie, dans lequel M. de Saint-Hyacinthe était cité, comme nous l’avons dit.

Je me souviens que cet écrit n’était pas encore public, lorsque le marquis de Locmaria se proposa de donner un grand dîner à divers gens de lettres qui ne s’aimaient pas ; il y avait entre autres l’abbé Desfontaines, l’abbé Prévost, Marivaux, M. de Mairan. Il m’invita à ce repas, en me disant : « Je suis curieux de voir comment mon dîner finira. »

Je me rendis chez le marquis, où je trouvai une grande assemblée ; l’abbé Desfontaines nous proposa, avant le dîner, d’entendre une lecture qui, disait-il, nous ferait grand plaisir. On agréa sa demande ; il nous lut la Voltairomanie, qui, loin de nous faire plaisir, fut regardée comme un libelle très-grossier ; lui seul s’applaudissant, après avoir fini sa lecture, dit ces propres paroles, avec le ton brutal que la nature lui avait donné et que l’éducation n’avait pas corrigé : « Voltaire n’a plus d’autre parti à prendre que de s’aller pendre. »

M. de Voltaire ayant appris à Cirey, où il demeurait, que la Voltairomanie était publique dans Paris, écrivit au comte d’Argenson, qui était pour lors à la tête de la librairie, pour se plaindre de ce qu’on laissait imprimer à Paris d’aussi infâmes libelles que la Voltairomanie, que l’abbé Desfontaines avait rempli de calomnies, et dont l’auteur méritait une punition exemplaire.

M. d’Argenson envoya chercher cet écrivain, qui nia d’abord que l’ouvrage fût de lui ; mais ayant été convaincu de mensonge, il eut assez d’effronterie pour assurer qu’il n’y avait pour lui d’autre moyen de vivre que le style caustique et mordant dont il était dans l’usage de se servir ; sur quoi le comte lui répondit qu’il ne voyait pas de nécessité qu’il vécût.

M. de Voltaire s’étant imaginé que M. de Saint-Hyacinthe avait travaillé, conjointement avec l’abbé Desfontaines, à la Voltairomanie, en fut très irrité. Il savait que je vivais avec lui dans la plus grande union, ce qui l’engagea à m’écrira la lettre que voici :

« J’ai bien des grâces à vous rendre, etc.[4]. »

Cette lettre fut bientôt suivie d’une autre, qui prouve que M. de Voltaire était dans la plus grande agitation ; la voici :

« À Cirey, le 4 février.

« Si vous daignez, monsieur, etc.[5]. »

Je fis réponse à M. de Voltaire que M. de Saint-Hyacinthe n’avait aucune liaison avec l’abbé Desfontaines ; qu’il avait pour lui le plus grand mépris, et que certainement il n’avait aucune part à la Voltairomanie.

M. de Voltaire, non content de ces deux lettres qu’il venait de m’écrire, pria une de ses parentes, qui revenait de Cirey à Paris, de me venir voir, afin de m’engager à tirer une satisfaction de M. de Saint-Hyacinthe, et à le déterminer à désavouer l’abbé Desfontaines. Cette dame[6] vint chez moi, et me dit, avec une grande émotion, que si l’on n’apaisait pas M. de Voltaire, il y aurait du sang répandu ; qu’il était dans la plus grande colère, et que plusieurs de ses parents, qui étaient dans le service, partageraient sa querelle. Je répondis à cette dame que j’étais prêt à aller avec elle chez M. de Saint-Hyacinthe, et qu’elle serait contente de la manière dont je lui parlerais ; mais je lui conseillai en même temps de ne point se servir de menaces, parce que nous avions affaire à un homme sur qui elles ne pouvaient rien ; qu’on ne pourrait rien obtenir de lui que par des raisons tirées de l’honnêteté et du devoir.

Nous allâmes sur-le-champ trouver M. de Saint-Hyacinthe : je lui représentai qu’ayant insulté M. de Voltaire dans son Apothéose du docteur Masso, et ayant donné des armes contre lui à un aussi méchant homme et aussi méprisable que l’abbé Desfontaines, il était juste de faire une réparation à M. de Voltaire ; qu’autrement celui-ci aurait sujet de croire qu’il était complice de l’abbé Desfontaines.

La parente de M. de Voltaire ajouta qu’elle souhaiterait que M. de Saint-Hyacinthe déclarât que ce qui avait été cité comme étant de lui lui était faussement attribué, et avait été supposé par l’abbé Desfontaines.

Cette dernière proposition fut entièrement rejetée. M. de Saint-Hyacinthe dit que ce qu’on voulait exiger de lui était un mensonge dont il serait aisé de le convaincre ; que tous ses amis savaient qu’il avait fait l’Apothéose, qu’il l’avait toujours avouée : il nous conta à ce sujet les raisons qui l’avaient déterminé à se venger de M. de Voltaire.

Enfin, après beaucoup de digressions, j’obtins qu’il écrirait une lettre à M. de Voltaire, dans laquelle il déclarerait qu’il n’avait aucune part au libelle de l’abbé Desfontaines ; qu’il n’avait aucune liaison avec lui ; qu’il avait pour lui le plus grand mépris, et qu’il était très-fâché de ce qu’il avait inséré dans son misérable écrit cet extrait de l’Apothéose, qu’il avouait avoir fait autrefois dans un moment de colère. Cette lettre fut effectivement écrite et envoyée à M. de Voltaire, qui n’en fut nullement content, parce qu’il avait espéré que M. de Saint-Hyacinthe désavouerait, comme n’étant pas de lui, ce qui en avait été cité, et qu’en conséquence il pourrait attaquer l’abbé Desfontaines comme faussaire.

Depuis ce temps, M. de Voltaire fit profession d’une haine implacable contre M. de Saint-Hyacinthe ; il le décria autant qu’il put, et il chercha toutes les occasions de lui nuire.

Il l’attaqua par l’endroit le plus sensible à un homme de lettres ; il se proposa de lui ôter la gloire d’avoir fait le Chef-d’œuvre d’un Inconnu. Voici ce qu’il inséra dans un écrit qui a pour titre : Conseils donnés à un Journaliste[7] :

« Il y a surtout des anecdotes littéraires sur lesquelles il est toujours bon d’instruire le public, afin de rendre à chacun ce qui lui appartient. Apprenez, par exemple, au public que le Chef-d’œuvre d’un Inconnu, de Mathanasius, est de feu M. de Salengre, d’un illustre mathématicien, consommé dans toute sorte de littérature, et qui joint l’esprit à l’érudition, enfin de tous ceux qui travaillaient au Journal littéraire, et que M. de Saint-Hyacinthe fournit la chanson avec beaucoup de remarques ; mais si on ajoute à cette plaisanterie une infâme brochure faite par un de ces mauvais Français qui vont dans les pays étrangers déshonorer les belles-lettres et leur patrie, faites sentir l’horreur et le ridicule de cet assemblage monstrueux. » (Nouveaux Mélanges historiques, première partie, page 359.)

M. de Voltaire avait certainement très-grand tort de nier que M. de Saint-Hyacinthe fût l’auteur du Chef-d’œuvre d’un Inconnu. J’ai vécu un an en Hollande dans une très-grande liaison avec MM. Van-Effen, Salengre et s’Gravesande, cet illustre mathématicien dont il est fait mention dans les Conseils à un Journaliste ; ils m’ont tous assuré que M. de Saint-Hyacinthe était l’auteur du Chef-d’œuvre. Il est bien vrai que, comme il était intime ami de ces messieurs, il leur lisait son ouvrage ; et il est très-possible qu’ils lui aient fourni quelques citations pour l’embellir, car ils avaient tous trois beaucoup de littérature ; mais ils n’ont jamais prétendu partager avec M. de Saint-Hyacinthe l’honneur que ce livre avait fait à son auteur ; et effectivement quelques passages qu’ils auront pu lui indiquer ne les mettaient point en droit de s’approprier cet ouvrage : aussi ne l’ont-ils jamais fait ; c’est de quoi je puis rendre un témoignage certain.

M. de Saint-Hyacinthe fut très-sensible au reproche qui lui était fait de se donner pour auteur d’un ouvrage qui n’était pas de lui ; il fut aussi très-offensé de la manière injurieuse dont M. de Voltaire avait parlé de l’Apothéose ; car c’est cet écrit qu’il désigne dans ses Conseils à un Journaliste comme un libelle infâme, fait par un de ces mauvais Français qui déshonorent les belles-lettres et leur patrie[8]. Il répondit à M. de Voltaire par une lettre que la plus violente colère semble avoir dictée ; elle fut d’abord imprimée dans le XLe volume (seconde partie) de la Bibliothèque française, et ensuite dans le Voltariana.

M. de Saint-Hyacinthe y prouve d’abord démonstrativement qu’il est l’auteur du Chef-d’œuvre.

« Quelle est votre imprudence (ce sont ses termes) d’aller dire que je n’ai pas fait un livre dont, depuis plus de trente ans, il est de notoriété publique que je suis l’auteur ? Ignorez-vous que M. Pierre Gosse, libraire de la Haye, qui a fait la première édition du Chef-d’œuvre d’un Inconnu, vit encore ; qu’il était l’ami particulier de M. de Salengre ; qu’il connaissait ceux qui ont commencé avec moi le Journal littéraire ; que si le commentaire sur la chanson : L’autre jour Colin malade, avait été l’ouvrage de la petite société qui travaillait à ce journal, M. Johnson, qui en était un des auteurs, aurait sans doute imprimé le commentaire ? »


Il ajoute que personne ne s’en est jamais dit l’auteur, quoique le succès en fût très-heureux.

Il entreprend ensuite l’apologie de la Déification du docteur Aristarchus Masso, que M. de Voltaire avait traitée avec le plus grand mépris, comme nous l’avons vu : il prétend prouver que cette pièce est une critique judicieuse des pédants comme Masso. « J’ai vu, dit-il, des personnes que vous n’oseriez traiter de viles canailles qu’à quelques lieues de distance, qui croyaient qu’il y avait dans cette pièce autant de gaieté, plus d’art et plus de savoir, que dans le commentaire sur le Chef-d’œuvre. »

Après n’avoir oublié aucun des reproches que les ennemis de M. de Voltaire lui faisaient, il l’accuse de louer excessivement les Anglais aux dépens des Français, et il ajoute : « J’ai, par un seul trait, un peu trop loué les Anglais, je l’avoue ; mais ils m’en ont corrigé, et j’ai réparé mon erreur. »

Je l’avais vu effectivement si enthousiasmé des Anglais qu’il avait pris la résolution de s’aller établir en Angleterre. Il y alla ; mais il se dégoûta bientôt d’eux, et il abandonna ce royaume, en haïssant les Anglais au moins autant qu’il les avait aimés.

Il finit cette lettre, qu’il avait écrite dans l’accès de la plus furieuse colère, par menacer M. de Voltaire de publier des anecdotes qui le regardaient, et qui ne lui feraient pas plaisir, s’il ne cesse de l’insulter.


« Ces anecdotes, continue-il, sont si singulières que le public les lira avec un très-grand plaisir. Je vous assure que je ne les publierai qu’à regret ; mais enfin quand j’en aurai pris le parti, je m’en acquitterai de mon mieux ; et ce parti est pris, si vous ne m’accordez pas la grâce que je demande. Faites-moi donc l’honneur de m’oublier, je vous prie ; ne vaut-il pas mieux m’oublier que de penser que je ne suis pas votre très-humble et très-obéissant serviteur ?

« Saint-Hyacinthe. »

« À Gencken, ce 16 mai 1745. »

M. de Saint-Hyacinthe ne manqua pas de me faire part de l’insulte que lui avait faite M. de Voltaire en lui voulant ôter le Mathanasius ; il m’écrivit à ce sujet deux lettres qui peignent au naturel la vive colère dont il était pénétré.

Sa première lettre est datée de Geneken, près Breda, où il était allé s’établir ; il s’y exprime ainsi :

« L’imposture de Voltaire est digne de lui. Il a fait mettre dans un Mercure[9] que je n’étais pas l’auteur de Mathanasius ; on m’a écrit aussi d’Amsterdam que cela se trouvait aussi dans un sixième volume, qui vient de paraître, de ses ouvrages. Je ne crois pas que je me donne la peine de faire voir son imposture ; mais si je la prends, ce sera d’une manière si vraie sur tout ce qui le regarde, et en même temps si fâcheuse pour lui, que je l’obligerais de s’aller pendre s’il avait la moindre teinture d’honneur. »

Cette lettre me fut écrite avant celle à M. de Voltaire, dont j’ai rendu compte ; il m’en adressa ensuite une autre, datée aussi de Geneken, du 11 octobre 1745, qui est du même style :

Comme on m’a fait sentir, me mandait-il, que de ne pas répondre à cette accusation c’était m’avouer coupable de l’impudence de me reconnaître pour l’auteur d’un livre que je n’avais pas fait, et mériter d’être traité, ainsi qu’il le fait au sujet de la Déification d’Aristarchus Masso, pour être un de ces mauvais Français qui vont dans les pays étrangers déshonorer leur nation et les belles-lettres, je lui ai répondu par une lettre qui se trouve imprimée dans le XLe volume de la Bibliothèque française ; et une personne ici de ma connaissance a reçu une lettre de Bruxelles où on lui marque que les accusations de Voltaire ayant excité la curiosité de voir, dans la Déification d’Aristarchus Masso, ce qui pouvait l’avoir mis de si mauvaise humeur, on en avait deviné la raison, indiquée déjà par la Voltairomanie ; et que depuis ce temps on appelait les cannes fortes des Voltaires, pour les distinguer des cannes de roseau ; et qu’au lieu de dire : Donner des coups de canne ou des coups de bâton, on disait voltairiser. On envoyait même à cette personne une épigramme qui commençait :

Pour une épigramme indiscrète,
On voltairisait un poëte.
À l’aide, au secours, Apollon !

Voilà ce que sa calomnie lui aura produit. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que la réponse que je lui ai faite se trouve imprimée immédiatement après l’extrait de son sixième volume, à côté, pour ainsi dire, de l’extrait qu’on y trouve des lettres que le roi de Prusse lui a écrites. »

Ce n’est pas sans répugnance que je rapporte tous ces indécents détails ; mais l’exactitude que je vous ai promise m’y oblige.

Dans le temps de cette malheureuse et scandaleuse dispute, M. de Saint-Hyacinthe travaillait à l’ouvrage qui a pour titre : Recherches philosophiques sur la nécessité de s’assurer par soi-même de la vérité, sur la certitude des connaissances et sur la nature des êtres[10].

On lui conseilla de dédier ce livre au roi de Prusse, que la protection éclairée dont il favorisait les gens de lettres avait rendu aussi célèbre dans la littérature que ses talents militaires avaient inspiré d’admiration pour lui à l’Europe. Il m’envoya cette épître dédicatoire en manuscrit, en me priant de l’examiner, et d’en conférer avec ceux que je croirais capables de lui donner de bons conseils. Je ne crus pas pouvoir mieux faire que de consulter M. de Maupertuis, que le roi de Prusse honorait de son amitié, qui lui était attaché, et que l’on regardait comme un des courtisans de Sa Majesté prussienne ; je le connaissais beaucoup, et il était grand ami de M. de Saint-Hyacinthe.

Il lut l’épître dédicatoire, l’examina avec beaucoup d’attention, fit quelques remarques grammaticales, et jugea qu’on pouvait l’imprimer, en remarquant cependant que les louanges n’y étaient pas distribuées avec assez de délicatesse. Effectivement, on ne pouvait rien y ajouter : ce grand prince y est représenté comme un souverain aimable par sa bonté, admirable par sa justice, redoutable par sa valeur, l’admiration des étrangers, et la gloire de la royauté.

M. de Saint-Hyacinthe s’aperçut lui-même que « ce ton, qui paraissait approcher de la flatterie, convenait mieux à un courtisan qu’à un philosophe » ; et il m’écrivit : « Si vous trouvez cette épître trop forte, plaignez-moi d’être dans la nécessité de la faire ; je crois cependant le fond de ce que je dis. »

Cette dédicace ne produisit aucun des effets qu’en avait espérés l’auteur ; le roi n’y fit pas la moindre attention. M. de Saint-Hyacinthe s’imagina que c’était l’effet des mauvais services que M. de Voltaire lui avait rendus à la cour de Prusse : c’est ce qu’on peut voir dans les lettres qu’il m’adressa, et que je vais rapporter.

Il m’écrivit, le 8 juillet 1744 : « J’ai reçu une lettre de M. Jordan ; il m’avait écrit quand j’envoyai à Berlin l’exemplaire pour le roi, avec plusieurs autres, qu’il l’avait fait tenir au roi ; et que dès que le roi serait de retour, et qu’il saurait sa volonté, il m’en informerait. Voltaire passa dans ce temps-là à Rotterdam, en allant en Prusse ; M. de Bruas lui fit présent d’un exemplaire de mes Recherches, croyant l’engager à me rendre de bons offices en Prusse ; Voltaire tint de moi beaucoup de mauvais discours, et je me doutais bien qu’il me nuirait de son mieux. En effet, j’ai été près d’un an sans recevoir des nouvelles de M. Jordan ; et pour m’assurer de la vérité de ce que je soupçonnais, j’écrivis une lettre à M. Jordan pour me plaindre de ce qu’après m’avoir écrit qu’il me manderait son sentiment de mon livre quand il l’aurait lu, et celui de ses amis, il avait, oublié de me faire cette grâce. Je ne lui parlai point du roi ni de Voltaire, dont je disais seulement qu’un poëte, à son retour de Berlin, avait assuré à un de mes amis de Rotterdam que mon livre n’y avait pas réussi ; mais que comme les poëtes sont fort accoutumés à la fiction, je le priais, lui M. Jordan, de me dire au vrai ce qui en était, le priant de me croire assez galant homme pour penser que je pouvais faire un mauvais livre, et même pour me l’entendre dire. J’ai reçu une lettre concertée, où l’on ne me dit pas un mot ni du roi ni du poëte, où on parle assez bien de mon livre ; d’ailleurs, lettre polie, mais d’un froid poli, en comparaison des autres. Ainsi, mon très-cher ami, il n’y a rien à espérer de ce côté-là ; et qui en effet sera ami de Voltaire ne le sera pas de moi. Si, après le premier voyage que ce poëte fit à Berlin, on ne m’eût pas écrit de Paris qu’il était revenu disgracié du roi de Prusse, quelque admiration que j’eusse pour ce que j’apprends de ce prince, je ne lui aurais pas fait l’honneur de lui dédier mon livre ; mais la chose est faite. »

M. Jordan, qui était en relations avec M. de Saint-Hyacinthe, était un homme de lettres qui avait une place à la cour de Prusse ; il est connu par plusieurs ouvrages, et entre autres par l’Histoire de M. de La Croze.

M. de Saint-Hyacinthe m’écrivit une autre lettre, dans laquelle il répète à peu près ce qu’il m’avait déjà mandé ; elle est du 10 octobre 1745, la voici :

« C’est Voltaire qui a mal disposé le roi de Prusse à mon égard. Il arriva justement que ce poëte alla en Prusse lorsque mes Recherches y arrivèrent ; et le silence du roi, qui ne m’a pas seulement fait dire qu’il les avait reçues, est un effet de l’amitié de ce prince pour ce poëte : aussi je ne les lui aurais pas dédiées si je n’avais cru, sur ce qu’on m’avait écrit, que leur amitié était rompue : bien persuadé que qui est ami de Voltaire n’est pas propre à l’être de Saint-Hyacinthe. »

Ce fut la dernière lettre que je reçus de lui ; il mourut peu de temps après l’avoir écrite.

La haine avait produit chez lui son effet ordinaire, un jugement très-injuste de son adversaire.

Lorsqu’il fut question de nommer M. de Voltaire à l’Académie française, tout le monde applaudit à un choix si convenable. M. de Saint-Hyacinthe fut le seul qui le désapprouva. Il m’écrivait de Saint-Jorry, le 17 février 1743 : « À l’égard de Voltaire, l’Académie sora bien honorée de recevoir dans le nombre des quarante un homme sans mœurs, sans principes, qui ne sait pas sa langue, à moins qu’il ne l’ait étudiée depuis quelques années, et qui n’a de talent que celui que donne une imagination vive, avec le talent de s’approprier tout ce qu’il peut trouver de bon chez les autres, avec quoi il fait des ouvrages pleins de pensées belles ou de traits brillants, qui ne sont pas de lui, et qui sont liés sans justesse, et mal assortis à ce qui est de lui. »

Comme je m’étais conduit dans le cours de cette étrange dispute avec candeur et honnêteté, M. de Voltaire ne se plaignit jamais de moi, quoiqu’il ne put ignorer mon intime liaison avec M. de Saint-Hyacinthe.

J’avais connu M. de Voltaire dans sa jeunesse ; je l’avais souvent vu chez M. de Pouilly mon frère, pour qui il avait beaucoup d’estime. J’ai vu de ses lettres, où il assurait que M. de Pouilly raisonnait aussi profondément que Bayle, et écrivait aussi éloquemment que Bossuet.

Dans une lettre qu’il m’écrivait de Cirey, le 29 octobre 1738, en réponse au remerciement que je lui avais fait du livre des Éléments de Newton, il me disait[11], en parlant de la philosophie de Newton : « Cette philosophie a plus d’un droit sur vous ; elle est la seule vraie, et monsieur votre frère de Pouilly est le premier en France qui l’ait connue ; je n’ai que le mérite d’avoir osé effleurer le premier en public ce qu’il eût approfondi s’il l’eût voulu. »

M. de Saulx, dans l’éloge historique qu’il a fait de M. de Pouilly, que l’on trouve à la tête de la dernière édition de la Théorie des sentiments agréables[12], a aussi remarqué que c’était lui qui, le premier en France, avait osé sonder les profondeurs dont on s’était contenté de demeurer étonné ; c’est ainsi qu’il s’exprime en parlant du célèbre ouvrage de M. Newton.

J’avais vu aussi plusieurs fois M. de Voltaire chez milord Bolingbroke, qui l’aimait ; je me souviens qu’un jour on parlait chez ce seigneur de Pope et de Voltaire ; il les connaissait tous deux également ; on lui demanda auquel des deux il donnait la préférence : il nous répondit que c’étaient les deux plus beaux génies de France et d’Angleterre ; mais qu’il y avait bien plus de philosophie dans la tête du poëte anglais que chez Voltaire.

Dans cette même lettre que M. de Voltaire m’avait écrite de Cirey, dont je viens de parler, il me faisait part de l’ouvrage qu’il avait entrepris, et auquel il donna le titre de Siècle de Louis XIV ; il m’en parlait ainsi[13] :

« Il y a quelques années, monsieur, etc. »


En répondant à cette lettre, je fis part à M. de Voltaire de quelques observations dont il ne fut pas mécontent, puisque, dans la première lettre qu’il m’écrivit, à l’occasion de sa querelle avec M. de Saint-Hyacinthe, que l’on a rapportée plus haut, « il me remerciait de mes bons documents », et qu’il ajoutait : « Il faudrait avoir l’honneur de vivre avec vous, pour mettre fin à la grande entreprise à laquelle je travaille. » C’était un compliment dont je conclus seulement qu’il n’avait pas désapprouvé les avis que je lui avais donnés.

Sa dispute avec M. de Saint-Hyacinthe ne changea point du tout sa façon de penser à mon égard, et j’ai toujours eu sujet de me louer de ses procédés. Je rapporterai quelques-unes de ses lettres, qui démontrent qu’il ne m’a jamais su mauvais gré de l’amitié que j’avais conservée avec M. de Saint-Hyacinthe jusqu’à sa mort.

Je lui envoyai la vie que j’avais faite d’Érasme ; ce présent m’attira la réponse la plus honnête ; la voici[14] :

« Aux Délices, près de Genève, 10 mai 1757.

« Je ne puis trop vous remercier, monsieur, etc. »

Après que M. de Voltaire eut donné au public son Histoire universelle, je ne craignis pas de lui représenter qu’il s’y trouvait beaucoup de faits racontés avec peu d’exactitude. Ma critique était accompagnée de cette honnêteté dont les gens de lettres ne devraient jamais s’écarter ; aussi fut-elle très-bien reçue, et il m’écrivit une lettre à ce sujet, qui prouve qu’il écoutait avec plaisir les avis qu’on lui donnait. En voici quelques morceaux :

« À Monrion, près de Lausanne, 14 février 1757.

« L’esprit dans lequel j’ai écrit, monsieur, ce faible Essai sur l’histoire a pu trouver grâce devant vous, et devant quelques philosophes de vos amis. Non-seulement vous pardonnez aux fautes de cet ouvrage, mais vous avez la bonté de m’avertir de celles qui vous ont frappé ; je reconnais, à ce bon office, les sentiments de votre cœur, et le frère de ceux qui m’ont toujours honoré de leur amitié. Recevez, monsieur, mes sincères et tendres remerciements. Je ne manquerai pas de rectifier ces erreurs, et encore moins l’obligation que je vous ai. »

Il m’écrivit une seconde lettre, datée de Monrion, près de Lausanne, le 20 mars 1757, où il me réitère (ce sont ses termes) ses « sincères et tendres compliments ; je vous en dois beaucoup pour les bontés que vous avez eues de remarquer quelques-unes de ces inadvertances de l’Histoire générale. Je ne vous enverrai cette histoire qu’avec les corrections dont je vous ai l’obligation. »

Il ne regardait cette première édition que comme un essai, et comme une occasion de recueillir les avis des hommes éclairés ; c’est ainsi qu’il s’explique dans cette même lettre.

Il finissait une autre lettre qu’il m’écrivait, par cette politesse : « Je me recommande à vous, monsieur, comme à un homme de lettres, à un philosophe pour qui j’ai eu toujours autant d’estime que d’attachement pour votre famille. »

Je pourrais encore rapporter d’autres lettres de M. de Voltaire ; mais celles-ci suffisent pour vous prouver que sa haine, son mépris et sa colère contre M. de Saint-Hyacinthe, n’ont jamais influé sur moi, qu’il savait être son intime ami ; et qu’avant et après cette violente dispute il a toujours eu pour moi les égards les plus honnêtes.

Voilà, monsieur l’abbé, un compte très-exact de tout ce qui s’est passé dans cette querelle, qui m’a causé beaucoup de chagrin parce qu’elle ne faisait honneur ni à l’un ni à l’autre des deux adversaires, que j’aimais et estimais : l’un m’était très-cher, et l’autre était regardé par la nation, par l’Europe même, comme un des plus beaux génies que la France ait jamais eus.

Je vous prie, monsieur, de regarder cette lettre, que je n’ai écrite qu’avec répugnance, comme une preuve de l’empire que vous avez sur moi, et de l’estime respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur, etc.

de Burigny.

  1. Cette lettre, imprimée en 1780, est devenue rare : ce qui m’a déterminé à la reproduire. L’amitié de l’auteur pour Saint-Hyacinthe ne l’a pas empêché de reconnaître que ce dernier avait été injuste envers Voltaire. (B.)
  2. La première édition est de 1714, un vol. in-12. P.-X. Leschevin a donné une neuvième édition, Paris, 1807, deux volumes petit in-8o.
  3. Publiée, pour la première fois, en 1732, à la suite de la sixième édition du Chef-d’œuvre d’un Inconnu.
  4. Voyez tome III de la Correspondance, page 147.
  5. Voyez tome III de la Correspondance, page 155.
  6. Mme  de Champbonin.
  7. Voyez tome XXII, page 257.
  8. Ibid., page 258.
  9. Les Conseils à un Journaliste avaient été imprimés dans le Mercure de 1744, premier cahier de novembre.
  10. Imprimé en 1743, in-8o.
  11. Voyez tome XXXV, page 25.
  12. Cinquième édition, 1774, in-8o.
  13. Tome XXXV, page 26.
  14. Tome XXXIX, page 206.
Pièce 25

Pièce 26

Pièce 27