Histoire posthume de Voltaire/Pièce 39

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Garnier
éd. Louis Moland


XXXIX.

LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE.
31 mai 1878.

De bonne heure, la salle de la Gaîté était aussi remplie qu’elle peut l’être : les lettres, l’art, la science, la politique, la presse, y étaient représentés.

Il serait trop long de citer les célébrités que la journée a réunis. Bien entendu, le parti républicain militant des Chambres et du journalisme était là au grand complet. Mais, en même temps, des savants comme Robin, Broca, Wurtz, des historiens comme Renan, des auteurs dramatiques comme Émile Augier, des poëtes comme Leconte de Lisle, des critiques comme Paul de Saint-Victor, avaient voulu prendre part à cette fête de la pensée française.

La scène avait été disposée pour recevoir le bureau, les orateurs et un assez grand nombre d’invités. Aux deux côtés étaient groupés en faisceaux tricolores les drapeaux de cette France moderne que l’auteur du Dictionnaire philosophique a tant contribué à former.

Voltaire était là, véritablement vivant, sur un piédestal couvert de fleurs, et chargé de couronnes éclatantes. Il n’est personne qui ne connaisse l’admirable statue de Houdon, — peut-être le chef-d’œuvre de la sculpture moderne, — et qui a fourni le type populaire du masque de Voltaire. Houdon, comme étude préliminaire à cette œuvre incomparable, avait fait, d’après nature, un buste de l’immortel écrivain. Ce buste, en terre cuite, appartient à M. Louis Viardot, qui l’avait prêté pour la célébration du centenaire.

À une heure et demie ou deux heures moins le quart, l’entrée de Victor Hugo était saluée par des salves d’applaudissements à faire écrouler la salle. L’émotion de la foule entassée dans cette salle trop étroite avait de profonds

C’est M. Spuller qui a pris le premier la parole. L’honorable député de la Seine a une éloquence sobre, grave, élégante, où l’on sent l’écrivain de race. Mais si contenue et si tempérée que soit sa parole, un sentiment très-frappant y perçait avec une force singulière : car enfin, quand il s’agit de Voltaire, du mouvement du xviiie siècle, de la Révolution qui en fait l’épanouissement, il s’agit de notre affranchissement, de nos titres, de notre vie actuelle ; et la France démocratique que nous sommes se sent atteinte au plus profond de son être.

M. Deschanel a lu ensuite une étude développée sur Voltaire.

Enfin M. Victor Hugo a pris la parole ; voici quelques extraits de son discours :

« Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel. Il s’en allait chargé d’années, chargé d’œuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu. Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait été évidemment élu pour l’œuvre qu’il avait faite par la suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatre-vingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit, Louis XIV régnait encore ; quand il mourut, Louis XVI régnait déjà : de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône, et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)

« Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme : il y a de bons abîmes ; ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

« Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour faire l’affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes des bienfaits de la philosophie, pour apporter au xviiie siècle le témoignage du xixe, pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples, l’industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la civilisation, la guerre en est le crime. (Applaudissements.) Nous sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde, qui écoute la France, ceci : Il n’y a qu’une puissance, la conscience au service de la justice ; et il n’y a qu’une gloire, le génie au service de la vérité. (Mouvement.)

« Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense cœur. (Bravos.)

« Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.

« Je viens de prononcer ce mot, le sourire ; je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.

« Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors dans cet œil profond le sourire apparaît.

« Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié. Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont bonnes à voir ; il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession, et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.

« Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.

« Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt ; ils sont là chez eux : il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le xviiie siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans le cœur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé le naturalisme ; Beaumarchais a trouvé, au delà de Molière, une comédie inconnue, presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part : Diderot, vaste intelligence curieuse, cœur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie ; Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice, il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c’est la fibre universelle ; on peut dire que dans ce fécond xviiie siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)

« Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets, et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.

« Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’a trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilége, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ca sont des noms de chefs d’États ; Voltaire est plus qu’un chef d’États, c’est un chef d’idées. À Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la haute puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon, c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple, et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire être un citoyen.

« Tel est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement suprême, la Révolution française. »

(Rappel du 1er juin 1878.)





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