Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France/Préface

La bibliothèque libre.
Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XXXIp. 9-21).


PRÉFACE

ESSENTIELLE À LIRE
pour l’intelligence de l’ouvrage.


Soit ignorance, soit pusillanimité, aucun des auteurs qui ont écrit l’histoire du règne de Charles VI n’ont placé sa femme Isabelle de Bavière dans le véritable jour qui lui convenait ; peu de règnes sans doute présentaient autant d’intérêt ; dans peu ont été commis tant de crimes, et comme si l’on eût pris à tâche de déguiser, et les véritables raisons de l’émotion qu’il inspire et les véritables causes des forfaits qui le souillent, on a raconté sans approfondir, on a compilé sans vérifier, et nous avons continué de lire dans les historiens modernes tout simplement ce que nous avaient dit les anciens.

Cependant si toutes les sciences s’étendent par l’étude, si les nouvelles découvertes ne s’y font qu’à force de recherches, pourquoi l’histoire ne pourrait-elle pas de même espérer de grandes améliorations dans la connaissance de ces faits, qui ne seraient comme ailleurs que le fruit de nouvelles études ?

Les auteurs contemporains, nous dit-on, sont toujours ceux qui doivent avoir sur notre croyance les droits les mieux établis ; ils ont vu, donc il faut les croire. On va traiter de paradoxe, sans doute, l’opinion où nous sommes, que c’est précisément parce qu’ils ont vu qu’ils sont le moins dignes de foi, et que ce qui leur établit une telle réputation aux yeux du vulgaire est justement ce qui la leur enlève aux nôtres. Ceux qui soutiennent ce que nous combattons ne réfléchissent pas qu’aucun historien ne se trompe aussi souvent que ceux qui prétendent avoir vu, il n’en est point qui aient de meilleures raisons de nous déguiser la vérité des faits qu’ils écrivent : car s’ils ont à peindre des vertus en les traçant sous les règnes qui les ont fait naître, ils sont taxés de flagornerie ; si ce sont des crimes qu’ils ont à révéler, oseront-ils le faire sous les princes qui les ont commis ?

Ainsi donc, pour bien raconter une chose, il est essentiel de ne l’avoir pas vue ?

Ce n’est point là du tout ce que nous disons, il s’en faut : nous certifions seulement qu’il ne faut aucune passion, aucune préférence, aucun ressentiment pour écrire l’histoire, ce qu’il est impossible d’éviter quand on touche à l’événement. Nous croyons simplement pouvoir assurer que pour bien écrire cet événement, ou du moins pour le raconter juste, il faut en être un peu loin, c’est-à-dire à la distance suffisante pour se garantir de tous les mensonges dont peuvent l’environner l’espérance ou la crainte, l’envie de plaire ou la frayeur de nuire ; l’auteur qui écrit l’histoire du règne où il a vécu ne se prive-t-il pas de tout ce que la vraisemblance ou les probabilités peuvent établir de bases à son récit, et de toutes les ressources qu’il peut puiser dans les matériaux que la prudence lui dérobe et qui n’arrivent à lui que quand sont détruits les motifs qui les avaient d’abord soustraits ?

Il n’y a donc rien de paradoxal à soutenir que l’histoire d’un siècle s’écrira toujours bien plus fidèlement dans le siècle qui suit les faits que l’on rapporte que dans celui qui en fut le témoin.

Une autre vérité bien constante est celle-ci : autant il faut de chaleur et d’imagination pour composer un roman, autant il faut de calme et de sang-froid pour écrire l’histoire ; l’obligation des écrivains, qui traitent l’un ou l’autre de ces genres, est d’ailleurs si différente ! Le romancier doit peindre les hommes tels qu’ils devraient être ; ce n’est que tels qu’ils sont que doit nous les présenter l’historien : le premier, à toute rigueur, est dispensé de nous tracer des crimes ; il faut que le second nous peigne ceux qui caractérisent ses personnages : l’historien doit dire et ne rien créer, tandis que le romancier peut s’il le veut ne dire que ce qu’il crée.

De cette différence bien certaine naît celle qui doit exister dans les motifs qui les font écrire l’un et l’autre ; car cette distinction admise nécessite, comme on le voit, autant de feu, autant d’énergie dans celui qui n’écrit que ce que lui dicte son imagination, que d’étude et de réflexion dans celui qui ne nous transmet que des événements connus ; mais il faut que d’abord lui-même les connaisse bien, ces événements qu’il veut peindre, il faut qu’il prenne tous les moyens de les approfondir, de les analyser, de les faire même découler les uns des autres, quand les plus fortes vraisemblances l’obligent à établir des liaisons, que ne lui fournissent qu’à moitié, ou souvent point du tout, ses recherches, même les plus étendues.

Mais voilà le roman, diront alors ceux que notre système ne persuade pas. Point du tout, car c’est aux vraisemblances que l’historien rattache le fil qu’il trouve rompu, et c’est à l’imagination que le romancier renoue le sien. Or, ce qui dicte les vraisemblances, n’est nullement le fruit de l’imagination ; le travail auquel l’écrivain se livre est alors le résultat, non de l’égarement de l’esprit, mais de sa justesse, et cette différence est énorme.

Ne craignons pas de répéter qu’il faut que les faits de l’histoire s’épurent dans la nuit des temps ; mis au jour à l’époque où ils se sont passés, ils ne seront jamais fidèles ; celui qui écrit l’histoire d’un siècle dans le siècle même où sont arrivés les événements qu’il raconte, a nécessairement, ou les vertus ou les vices de son siècle, et c’est alors la propre histoire de son cœur qu’il nous donne à la place de celle de ses héros ; il a dépeint ceux-ci ou comme il voudrait qu’ils fussent, ou comme il craint qu’ils ne soient, et voilà la partialité nécessairement établie. Tout ce qui est écrit à une plus grande distance a plus de crédit et de certitude : refroidis par la glace des siècles, les faits acquièrent alors cette maturité, cette sagesse qui n’est que le fruit du vieil âge : voyons-nous aujourd’hui les turpitudes, les crimes et des Tibère et des Néron du même œil que nous les ont transmis ceux que des motifs particuliers obligeaient à leur prêter les teintes les plus noires ? Tacite devant son élévation à Vespasien était bien sûr de le flatter en mettant ses vertus en opposition avec les atrocités de ceux qui venaient de régner ; ne semblait-il pas dire, à son protecteur : voyez comme vous êtes plus grand que vos prédécesseurs ; et n’était-ce pas pour que ce contraste fût encore plus parfait qu’il les noircissait ainsi ?

Suétone pour les mêmes fautes eut à peu près les mêmes raisons. Et les hauts faits des Alexandre, des Tamerlan, des Charles XII, ce siècle même plus rapproché, ce siècle auguste de Louis XIV, tout cela nous éblouit-il aujourd’hui comme alors ?… Quelle différence !

Mais un jour on dira la même chose de nous ?… Non, car ce que nous reprochons à ces historiens est d’avoir vu comme ils l’ont fait, seulement parce qu’ils étaient trop près des temps dont ils écrivaient l’histoire, au lieu que nous ne révélons les faits que nous avons découverts, que parce que ceux qui vivaient alors ne les avaient ni vus ni peut-être pu voir.

Le siècle écrit, la postérité juge, et si celle-ci veut écrire encore, elle est bien plus vraie que le contemporain. Car, dégagée de toute espèce d’intérêt, elle a pesé les faits dans la balance de la vérité, et l’autre ne nous les transmet que dans celle de ses passions…

Mais venons au fait ; il est temps. L’histoire du règne de Charles VI, l’un des plus intéressants de notre histoire, est aussi l’un des plus négligés ; rien ne s’y voit, rien ne s’y démêle, aucune cause n’est révélée, une quantité de ressorts sont mus, sans que personne ait pris la peine de fixer nos yeux sur la main qui les faisait mouvoir. Cette négligence, si l’on veut bien y faire attention, rapproche tellement de la fable ce règne extraordinaire, qu’il perd absolument le sublime intérêt qu’il devrait inspirer. Mille invectives sont lancées contre la reine Isabelle, sans qu’on ait à peine pris le soin de nous dire à quel titre cette femme étonnante pouvait les mériter. Le peu de connaissance qu’on avait d’elle la faisait même regarder comme un personnage épisodique, et cela, dans une histoire où elle seule joue le premier rôle : on se contente de l’insulter, de la traiter tour à tour de méchante, d’incestueuse, d’immorale, d’adultère, de marâtre, de vindicative, d’empoisonneuse, d’infanticide, etc., etc., presque sans indices et sans preuves. On voit que ceux qui ont écrit ce règne, se suivant comme des moutons conduits par le bélier, ont dit ce que leur avaient dit les autres, et ont écrit ce qu’ils avaient scrupuleusement copié dans les mémoires infidèles ou insuffisants de ce siècle ; et comme les principaux matériaux de cette histoire leur manquaient, que les anciens n’avaient pu consulter des pièces qu’on leur dérobait avec soin, et que les modernes ne les recherchaient point, parce qu’ils trouvaient bien plus simple de transcrire, que de compulser, nous n’avons eu de ce règne fort singulier que de faibles copies calquées sur d’informes originaux.

De ce moment, on a cru que tout était dit, pendant que la vérité, c’est-à-dire la plus essentielle qualité de l’histoire, n’avait pas même été abordée. Il fallait donc l’atteindre, cette vérité redoutable ; plus en fonds que ceux qui l’avaient d’abord essayé, nous nous sommes cru en état de le faire, parce que nous avions sous nos yeux ce qui manquait aux autres pour parvenir au but désiré. Le hasard et quelques voyages littéraires nous avaient fourni ces moyens, dont l’un des principaux se trouvait dans l’interrogatoire de Bois-Bourdon, favori d’Isabelle et qui, condamné à mort par Charles VI, révéla dans les tourments de la question toute la part qu’avait Isabelle aux crimes de ce règne. Cette pièce essentielle, ainsi que le testament du duc de Bourgogne tué à Montereau, fut déposée aux Chartreux de Dijon dans l’église desquels la maison de Bourgogne avait sa sépulture ; c’est là que nous avons recueilli tout ce dont nous avions besoin dans l’une et l’autre de ces pièces importantes, que l’imbécile barbarie des Vandales du XVIIIe siècle lacéra comme les marbres de ces anciens tombeaux dont les fragments du moins se conservent encore au musée de Dijon ; mais les parchemins sont brûlés.

À l’égard des autres pièces authentiques qui viennent à l’appui des récits de ce règne, puisées dans des sources aussi pures, nous avons soin de les indiquer à mesure que nous les employons.

À l’envie que nous avions de démêler la vérité partout où elle se dérobait, s’est joint, nous l’avouons, un désir bien plus délicat encore, celui de disculper, s’il était possible, une femme aussi intéressante qu’Isabelle, tant par les grâces de sa personne, que par la force de son esprit et la majesté de ses titres ; de la disculper, disons-nous, si cela se pouvait, des reproches honteux dont on la chargeait, et de ne trouver de crimes que dans ses délateurs. Cette pénible tâche était glorieuse sans doute, et surtout si le succès eût couronné nos peines ; mais beaucoup trop éclairés par les preuves sans nombre que nous acquérions tous les jours, nous n’avons pu que plaindre Isabelle et dire la vérité ; or, cette vérité est telle qu’on peut raisonnablement affirmer qu’il ne coula pas une goutte de sang, sous ce terrible règne, qui n’ait été répandu par elle ; qu’il ne se commit pas un seul crime dont elle n’ait été la cause ou l’objet.

Aux seuls historiens sont donc restés les torts impardonnables de nous avoir déguisé la main qui faisait agir les ressorts qu’on voyait mouvoir, sans démêler comme nous venons de le dire le véritable agent de leur direction. Or, cet agent suprême était Isabelle, et les preuves que nous donnons de cette assertion se trouvent et dans les pièces que nous citons et dans quelques probabilités indispensablement nées de la liaison des faits, quelquefois interrompus dans ces pièces, mais que rétablissent aussitôt les lumières d’une saine critique et d’une sage vraisemblance : car on le sait, le vrai n’est pas toujours vraisemblable ; mais il est bien rare que le vraisemblable ne soit vrai, ou du moins revêtu de toutes les propriétés du vrai. On peut donc l’employer au défaut du vrai, mais avec prudence, nous le savons, et la nôtre est telle sur ce point que nous n’en avons jamais fait usage que dans le seul cas où il devenait absolument impossible que la chose pût être autrement, parce que celle qui l’avait précédée était dans une telle direction, qu’il fallait absolument que celle qui dérivait de cette première chose eût une tendance inévitablement analogue.

Hélas ! que de vérités bien plus essentielles au bonheur de la vie n’ont pour elles que la vraisemblance ! Or, si la vraisemblance, au défaut de titres, peut capter notre assentiment dans ce que la vie a de plus sérieux, pourquoi n’aurait-elle pas les mêmes droits quand il ne s’agit que de faits seulement utiles à notre instruction ?

Beaucoup de difficultés hérissaient notre travail ; une des plus pénibles, sans doute, était de nous trouver perpétuellement entre la crainte de trop dire et celle de ne pas dire assez. Nous eussions nécessairement échoué contre les écueils, sans l’extrême désir de tout vaincre, pour faire partager aux autres l’étonnement indicible que nous éprouvions, en découvrant des trames aussi bien ourdies, et près de là, l’incroyable apathie de ceux qui n’avaient même pas daigné s’en apercevoir… Comment ose-t-on écrire l’histoire avec cette impardonnable négligence ? Comment est-on aussi peu jaloux de sa propre réputation ? Comment ne redoute-t-on pas davantage la honte de tromper les autres ?

Était-il rien de plus pitoyable, par exemple, que de ne pas renouer de suite l’intrigue de la reine avec le duc de Bourgogne, dès le moment où sont rompus les liens qui l’enchaînaient au duc d’Orléans ? Quoi ! messieurs les compilateurs[1], vous nous offrez, cent pages après, Isabelle comme la plus ardente amie du duc de Bourgogne, dès qu’elle a perdu d’Orléans, et vous n’osez dire ni les motifs qui devenaient la suite de cette nouvelle liaison ni ceux qui l’établissaient ? Faute d’être guidé par vous, il faut que le malheureux lecteur fasse les plus grands efforts pour démêler les vérités que vous n’avez pas le courage de lui dire, dictées pourtant par le bon sens, démontrées par la vraisemblance, et qui n’avaient pas même besoin pour convaincre des preuves que nous fournissons… Et vous appelez cela écrire l’histoire ?… Ce genre de littérature si sacré, puisque c’est d’après lui que la postérité juge, et qu’elle se conduit, vous osez l’écrire avec cette inconcevable paresse ?… Une telle conduite, avouons-le, déshonore autant l’écrivain qui se la permet, qu’elle nuit au lecteur assez bon pour ne vous ouvrir qu’à dessein de croire, et qui, bientôt trompé, ne vous a lus que pour s’égarer.

Avant que de terminer cette digression, peut-être devrions-nous quelques excuses, d’avoir employé parfois la physionomie du roman, dans la très véritable narration des faits qu’on va lire ; et cela, réuni aux détails nouveaux de cette narration, ne manquera pas de nous faire accuser de romancier, par ceux qui ne voulant jamais croire que ce qu’ont dit nos pères, traitent de fantastiques tout ce qu’ajoutent les enfants de ces pères… de ces pères souvent trop crédules.

Nous allons répondre à ces deux reproches et de manière à nous éviter la peine d’y revenir, si l’accusation avait lieu.

Rien ne peut être traité de fabuleux dans l’histoire que nous présentons aujourd’hui, puisque c’est par des preuves authentiques que nous étayons les faits nouveaux, dont personne avant nous n’avait encore parlé.

À l’égard de la tournure romanesque employée quelquefois, si nous nous la sommes permise, c’est que dans une histoire aussi singulière que celle-ci, nous avons cru qu’un sage et rare emploi de la manière du roman ne pouvait qu’ajouter à l’intérêt que les personnages de ce drame sanglant inspirent et qu’en les plaçant en scène sur une ligne plus rapprochée de nous, et en mettant surtout leur dialogue en action beaucoup plus qu’en récit, tout ce qu’ils disent ne deviendrait que bien plus frappant. Si nous nous sommes donc quelques fois donné cette licence, on nous accordera du moins que nous n’en avons pas abusé, parce que nous avons bien senti qu’un trop fréquent usage de cette façon d’écrire l’histoire nuirait infailliblement à sa dignité. Il fallait connaître Isabelle, et certes, elle est bien mieux connue quand on la fait parler que quand on écrit froidement ce qu’elle a dit.

À l’égard des harangues et des discours, quels sont les écrivains, tant anciens que modernes, qui ne les aient pas eux-mêmes composés quand leurs personnages ne les prononçaient pas ? Que de force ils prêtent à la vérité des faits ! et qui n’aime pas mieux entendre dire à Henri IV : Français, suivez ce panache, vous le verrez toujours dans les champs de la gloire, que le récit qu’aurait pu faire le meilleur historien en nous assurant que ce bon roi avait dit qu’il fallait suivre son panache pour arriver dans les champs de la gloire[2].

En général, peignons pour intéresser, et ne racontons pas, ou si nous sommes obligés de raconter, que ce soit toujours en peignant.

Peut-être devons-nous dire encore un mot sur la nécessité où nous nous sommes souvent trouvés d’enlacer l’histoire de France dans celle de notre héroïne, mais Isabelle n’était-elle pas trop intimement liée aux événements de son peuple, pour qu’il devînt possible de s’occuper d’elle, sans parler, au moins tout autant, du siècle où elle vivait ? Cet écueil était inévitable, et nous sommes loin de redouter qu’on puisse refroidir l’histoire d’une reine de France en détaillant les événements d’un règne où elle prit une part aussi grande.



  1. Monstrelet, Mézerai, l’abbé de Choisy, Le Laboureur, Mlle de Lussan, Villaret, etc., tous ont commis la même faute.
  2. « Jamais, dit Mably, il n’y aura d’histoire à la fois instructive et agréable sans harangues. Essayez de les supprimer dans Thucydide et vous n’aurez plus qu’une histoire sans âme. » Manière d’écrire l’histoire, p. 146.