Histoire socialiste/Consulat et Empire/02

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CHAPITRE II

LE CONSULAT PROVISOIRE
(11 Novembre — 24 Décembre 1799).

A. — LES ACTES
On désigne sous le nom de Consulat provisoire la période qui va du 20 brumaire an VIII au 3 nivôse de la même année (11 nov.-24 déc. 1799). Aussitôt installés, les trois consuls — qui à tour de rôle présidaient au gouvernement pendant vingt-quatre heures — organisèrent les ministères. On conserva Cambacérès à la justice, Bourdon à la marine, Reinhard aux affaires étrangères. Pour les finances, Sieyès présenta le commissaire près l’administration des postes, l’habile Gaudin, et Bonaparte, après avoir échangé quelques paroles avec lui dans cette sorte de hâte fiévreuse qu’il mit à tout au début de son administration, lui dit : « Allons, prêtez serment, nous sommes pressés ![1] » À la police, malgré Sieyès, et peut-être même en raison de son opposition, Bonaparte voulut conserver Fouché, par qui il tenait aux « terroristes ». À la guerre, Berthier fut dans la main du général. Quant à l’intérieur, de qui dépendaient les services de l’instruction publique, on y appela
Le vœu universel.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
Laplace, le grand savant, ce qui semblait un hommage rendu à l’élite intellectuelle du pays, à cet Institut qui venait d’applaudir au coup d’État et donnait au gouvernement nouveau l’appui des Daunou, Volney, Cabanis.

C’est dans le désordre le plus complet que ces nouveaux ministres trouvèrent leurs administrations. Tour à tour, ils vinrent devant les consuls pour déclarer qu’il n’y avait pas d’argent dans les caisses ; que les employés depuis un an n’avaient pas reçu de traitement ; que la pénurie, l’anarchie régnaient partout[2]. Au milieu de cette confusion, les trois consuls tentaient de se reconnaître. Bonaparte surtout se livrait à un travail prodigieux, pénétrant sans aucune étude préalable dans l’examen de questions dont jamais jusqu’alors il ne s’était occupé. Et cependant, il est aujourd’hui bien prouvé que ce n’est pas à ce moment que Bonaparte s’est placé à la tête du gouvernement. Il n’y a pas de tête. Il y a trois personnages qui délibèrent ensemble et prennent en commun des décisions souveraines. Nous avons noté plus haut que chacun des consuls était président à son tour, il y avait ainsi un consul de jour. Quant au fameux mot de Sieyès : « Nous avons un maître », mot qu’il aurait prononcé en voyant Bonaparte prendre hardiment la présidence dès le premier jour, il n’a, comme tant d’autres formules historiques, aucune valeur[3]. Pour l’instant, Bonaparte étudie, laisse parler ou fait parler de lui, et, tout en encourageant le mouvement qui pousse les Français vers lui, il a soin d’éviter de froisser par un abus de pouvoir ceux qui le partagent avec lui. Avec Roger Ducos, aucun heurt ne pouvait se produire : celui-ci, en effet, sans grande valeur personnelle, devint rapidement le fidèle de Bonaparte comme il l’était auparavant de Sieyès. C’est avec ce dernier que l’accord était le plus difficile à faire. Sieyès, en effet, avait un caractère à la fois entier et inquiet. Toujours prêt à croire qu’on cherchait à le blesser ou à le rejeter au second plan, il se méfiait de Bonaparte et se montrait dans ses conseils obstiné et irréductible. Or il ne faut pas oublier que Sieyès avait précisément ce qui manquait au général, la connaissance approfondie de tout le personnel politique. Il avait « vécu » pendant la Révolution, avait compté les coups et pris des notes sur tout et sur tous. Son influence était grande et Bonaparte avait tout intérêt à le ménager. Un homme se trouva à propos pour jouer entre les deux consuls le rôle de tampon — oh ! combien moelleux ! — Talleyrand, l’homme de toutes les conciliations et de tous les régimes, ministre des relations extérieures à la fin de brumaire en remplacement de Reinhard, devint l’intermédiaire indispensable. Et c’est ainsi que la « politique anonyme » du Consulat provisoire put se poursuivre sans heurt.

Le public tout au moins ne s’aperçut pas trop des rivalités et des jalousies qui divisaient les consuls. Il était tout à l’étonnement et à la joie de mesures clémentes.

Le 22 brumaire, sur proposition consulaire, la loi des otages était rapportée. C’était là l’œuvre pacificatrice non d’un homme, mais d’un gouvernement : les consuls avaient proposé, les commissions avaient adopté… or, qui va bénéficier de l’accueil chaleureux fait à la loi libérale : c’est Bonaparte. C’est qu’en effet, le général ne manqua pas de mettre, à côté du texte anonymement proposé et voté, un geste de lui, et de lui seul, pour retenir l’attention populaire. « Bonaparte a été visiter avant-hier les maisons d’arrêt ; il a lui-même interrogé les détenus, il s’est assuré de la salubrité de leurs prisons, de leur nourriture et de la conduite des geôliers envers eux. On dit qu’au Temple il s’est fait représenter les écrous et a sur-le-champ mis en liberté les otages, en leur disant : « Une loi injuste vous a privés de la liberté ; mon « premier devoir est de vous la rendre… » (Gazette de France du 27 brumaire). La confusion sera tôt faite : Bonaparte et la liberté.

Cependant, durant quelques jours, on put craindre que le gouvernement ne se laissât aller, comme ceux qui l’avaient précédé, à des mesures de rigueur contre le parti considéré comme vaincu. Ce ne furent là que craintes passagères, et l’histoire de la proscription des républicains nous montre une fois encore comment Bonaparte tenta, selon le mot de M. Vandal, « de se poser en modérateur de ses collègues »[4]. La liste de proscription du 20 frimaire, dressée par Fouché sur l’invitation de Sieyès et avec approbation certaine de Bonaparte, frappait de bannissement 34 « Jacobins » et ordonnait l’internement de 19 à la Rochelle. Parmi ceux qu’on envoyait à la Guyane se trouvaient Destrem, Arena, Félix Le Peletier, Charles Hesse, Fournier, Mamin — qui disait avoir tué la princesse de Lamballe, — Dubreuil qui, dans un factum publié le 1er frimaire, attaqua Bonaparte avec audace, lui écrivant : « Si le flambeau de la vérité doit éclairer encore une fois notre indépendance, puisses-tu être la dernière idole du peuple français. » Au nombre de ceux désignés pour l’internement dans la Charente-Inférieure, figuraient Briot, Antonelle, Tilly, ex-chargé des affaires à Gênes, Delbret, Talbot, etc. L’arrêté, dans son troisième paragraphe, stipulait que les individus condamnés seraient dessaisis de tout droit de propriété jusqu’à leur arrivée au lieu fixé pour leur embarquement. C’était un moyen pour obliger tous ces hommes, disséminés sur le territoire de la République, à se remettre aux mains des autorités, sous peine de voir leurs familles ruinées.

L’arrêté des consuls fut affiché à Paris le 26. Le Journal des Républicains, en date du 29, donne le texte tel qu’il l’a copié sur les murs, et il ajoute que chacun, après avoir lu cette pièce, « se retire en silence ; quelques personnes seulement paraissaient assez satisfaites, se disant entre elles à voix basse : « Cela commence, cela commence ». La liste ainsi affichée à Paris comprend quelques noms de plus que la liste qui figure au Registre des délibérations des consuls[5], et, parmi ces noms, un est surtout remarquable, celui de Jourdan, le vainqueur de Fleurus, désigné pour être interné à la Rochelle. L’opinion publique se révolta à l’annonce des proscriptions nouvelles, et tous les journaux, sauf bien entendu les organes royalistes, protestèrent. Du reste, dans le gouvernement même, on se préoccupait de détruire le mauvais effet produit par la publication de l’arrêté. Bonaparte, dans une conversation avec Cambacérès, s’empressa d’affirmer qu’il n’était pour rien dans l’établissement des listes de proscription ; il réprouvait une semblable mesure et, pour que l’arrêté perdit toute valeur, il conseillait à Cambacérès de ne pas le faire insérer au Bulletin des lois. Quelques jours plus tard, Fouché, recevant Jourdan qui lui avait écrit pour se soumettre, lui dit de la part du général Bonaparte que c’est Sieyès qui a dressé la liste, que le vainqueur de Fleurus « peut se retirer où il voudra, et qu’il continuera à jouir de son traitement d’officier général jusqu’à ce que les circonstances permettent de l’employer ». (Notice de Jourdan sur le 18 brumaire). Ainsi Bonaparte ne négligeait pas de se donner comme le réparateur des fautes commises par ceux qui partageaient le pouvoir avec lui. Ce qui est tout à fait extraordinaire dans son attitude à l’égard de Jourdan, c’est qu’il paraît lui restituer sa liberté et les bénéfices de son grade, alors qu’officiellement Jourdan n’a pas été frappé, puisque son nom n’existe pas sur la liste de ceux que les consuls avaient condamnés. En réalité, ce que cherche Bonaparte vis-à-vis de Jourdan, comme vis-à-vis de tous, c’est grandir sa situation personnelle ; on le voit bien, du reste, au ton de la lettre, en date du 3 frimaire, qu’il adressa au général :

« J’ai reçu, citoyen général, votre lettre du 29 brumaire. Vous avez été froissé dans la journée du 19. Enfin, voilà les premiers moments passés, et je désire bien vivement voir constamment le vainqueur de Fleurus sur le chemin qui conduit à l’organisation, à la véritable liberté et au bonheur. Mais dans quelque position que les circonstances vous placent, ne doutez pas de l’amitié que j’ai pour vous.

« BONAPARTE. »

Ainsi Jourdan fut désarmé, et bien d’autres après lui firent leur soumission, gagnés par la séduction personnelle de Bonaparte, par la peur, ou par l’intérêt. Les adhésions au régime nouveau se firent plus nombreuses encore quand, le 4 frimaire, on apprit que l’arrêté de proscription était rapporté : les trente-quatre restaient simplement sous la surveillance de la police. Dès lors, de fermes républicains se rallient : Beyts, député de la Lys ; Porte, député de la Haute-Garonne ; Doche-Delisle, député de la Charente ; Joubert député de l’Hérault ; Bergasse, député de l’Ariège, d’autres encore, exclus ou proscrits, écrivirent aux consuls, à Bonaparte surtout, pour assurer le gouvernement de leur fidélité. Le Moniteur publia, le 19 frimaire, une lettre de Barère, proscrit de Thermidor, encore influent parmi les républicains, où l’approbation la plus ferme était donnée, au coup d’État de brumaire, il écrivait à Bonaparte : « Vous avez eu le dévoûment de Curtius, vous aurez la sagesse de Solon. »

Une dernière mesure vint rassurer les républicains, nous voulons parler de l’envoi en province de vingt-quatre représentants du nouveau gouvernement. Le procédé était nettement « révolutionnaire », classique, pour ainsi dire. Mais il y avait de la différence entre les pouvoirs des représentants du Comité de salut public et ceux des représentants consulaires. Ceux-ci, nommés en vertu de la loi du 19 brumaire, comprenaient — et c’était là l’habileté — plusieurs anciens conventionnels, dont la présence en province était un gage certain donné à l’opinion républicaine : Jard-Panvillier, Mallarmé, Pénières furent du nombre des envoyés, et aussi Barré, Crochon, Lecointe-Puyraveau, Fabre de l’Aude. Leur mission était d’expliquer le coup d’État et d’amener les provinces à adhérer complètement au programme de « conciliation » que nous connaissons. Voici, telle que M. Aulard l’a copiée aux Archives, la note qui leur fut remise contenant leurs instructions secrètes :

1° Recommander partout l’union, la concorde, la proscription de toutes les dénonciations et qualifications odieuses, le sacrifice des haines et des ressentiments particuliers, la réunion de tous les vœux, de toutes les opinions pour la consolidation de la République.

2° Mettre beaucoup de douceur et de modération dans tous les actes et les discours publics et particuliers.

3° N’user qu’avec la plus grande circonspection de la faculté accordée de suspendre et de remplacer provisoirement les fonctionnaires publics, à moins que cette mesure ne soit reconnue indispensable. Se borner à donner des renseignements.

4° Les renseignements doivent être très circonstanciés et motivés ; ils comprendront principalement ce qui peut éclairer le gouvernement sur les changements à faire dans les administrations centrales.

5° Éviter de se trouver en conflit avec les administrations et autorités militaires.

6° Laisser intacte la composition des tribunaux, mais donner cependant des renseignements sur ce qui les concerne.

7° Recommander avec la plus vive insistance aux administrations centrales de s’occuper de la réparation des routes et de faire exécuter rigoureusement les clauses des adjudications passées avec les fermiers du droit de passe.

8° Se dispenser d’aller dans les départements où tout est tranquille et va bien — et revenir le plus tôt possible. (Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, II, 240-41).

Ce retour ne tarda pas en effet : dès le 4 nivôse, un arrête rappela les représentants. Leur tâche ne fut pas au reste très pénible, car nous savons combien fut faible la résistance au coup d’État. C’est tout au plus s’ils eurent à intervenir pour enrayer un mouvement d’anarchie rurale fomenté par les royalistes dans la Sarthe, le Loiret, la Haute-Saône, la région du Nord et même les environs de Paris, où l’on vit les paysans refuser l’impôt et déclarer que Bonaparte avait aboli pour toujours et les contributions et la conscription. Pauvres gens, éternellement joués, dupés et trompés par les propagateurs de fausses nouvelles heureux de demeurer dans l’ombre, tandis qu’aveuglément ils combattent pour une idée qu’ils trouvent bonne, puisque c’est la promesse de plus de paix et de plus de liberté.

En somme la politique « d’ordre intérieur », poursuivie par le Consulat provisoire, nous apparaît comme appuyée surtout sur l’opinion républicaine. Les royalistes, s’ils en avaient douté quelque temps, furent bientôt plus exactement renseignés par les circulaires ministérielles comme celle de Laplace : « Ne négligez aucune occasion de prouver à vos concitoyens que la superstition n’aura pas plus à s’applaudir que le royalisme des changements opérés le 18 brumaire » (30 brumaire an VIII), ou celle de Fouché : « Que ceux qui croient encore aux chimères du rétablissement de la royauté en France apprennent que la République est aujourd’hui affermie… Que les émigrés trouvent, s’ils le peuvent, le repos et la paix loin de la patrie qu’ils voudraient asservir et détruire ; mais cette patrie les rejette éternellement de son sein » (6 frimaire an VIII). Dès lors, la réaction se contente d’applaudir bruyamment à des mesures partielles comme le retrait de la loi des otages, dont nous avons parlé plus haut et que personne ne songeait à blâmer, ou encore la suppression de l’emprunt forcé dont les deux Conseils s’occupaient déjà avant le 18 brumaire. La réalisation en fut hâtée, parce que c’était pour le gouvernement le seul moyen d’avoir tout de suite de l’argent. Il fallait qu’il pût se tourner vers les financiers complices du coup d’État et leur demander des fonds ; supprimer l’impôt progressif qui les frappait rudement et obligeait les capitaux à se cacher, c’était leur donner en gage la bonne volonté du gouvernement. Aussi le ministre Gaudin eut tôt fait de présenter à la commission des Cinq-Cents (25 brumaire) un projet portant suppression de l’emprunt forcé et son remplacement par une taxe de vingt-cinq centimes qui devait être ajoutée aux trois contributions : mobiliaire, foncière, somptuaire. Si quelqu’un pouvait encore conserver un doute sur la raison d’une telle rapidité dans l’exécution de cette réforme. Cabanis, dans son discours aux Cinq-Cents, se chargea de le dissiper. Le Moniteur du 28 brumaire nous donne une analyse de ce discours. Le sens général est celui-ci : nous voulons de l’argent, il est dans les mains de gens assez peu recommandables, mais il nous faut fermer les yeux ; votez la mesure qui vous est proposée et les capitalistes nous donneront leurs capitaux. « C’est à tirer le meilleur parti des hommes, des choses et des circonstances, tels qu’ils sont les uns et les autres, que consiste la sagesse du législateur, aussi bien que le talent de l’administrateur. » L’abrogation fut chose faite le 28 brumaire, et dès le 3 frimaire, les banquiers de Paris (Perregaux, Fulchiron, Germain, etc.), réunis chez Bonaparte, souscrivirent, après un discours du consul et sur la demande de Gaudin, une avance de 12 millions. Il est vrai qu’ils ne versèrent en réalité que 3 millions et que le reste fut produit par une loterie organisée sous leur patronage. Mais, quoi qu’il en soit, le capital était rassuré par Bonaparte qui avait promis aux banquiers de les appuyer, de les défendre, qui, en un mot, avait conclu avec eux une alliance véritable : il leur offrait sa puissance, son appui, et recevait d’eux les capitaux nécessaires pour faire vivre le gouvernement.

De l’exposé des principaux actes politiques du Consulat provisoire, que pouvons-nous conclure ? Il semble que l’on puisse clairement distinguer deux éléments qui ont exercé l’un sur l’autre une réciproque influence : les faits et Bonaparte. Pour ce qui est des faits en eux-mêmes, nous savons ce qu’ils ont été : l’abrogation de la loi des otages et de l’impôt forcé, l’envoi dans les provinces de représentants républicains chargés de « concilier », le choix de ministres comme Laplace ou Fouché dont les circulaires devaient briser tout espoir de la restauration attendue par les royalistes, la publication d’une liste de proscription mise au jour, semble-t-il, pour qu’on appréciât mieux le bienfait de son retrait, voici tout un ensemble de mesures dont le résultat certain a été de donner un grand crédit au gouvernement consulaire. La confiance, nous en avons donné des preuves nombreuses, a véritablement régné dans la nation. Or, par un sentiment très humain et surtout très français, l’on s’est retourné vers les nouveaux venus au pouvoir et l’on s’est occupé de rechercher le bon génie qui, au lendemain d’un coup d’État, multipliait des mesures d’une modération inaccoutumée. De « bon génie », il n’y en avait point, puisque c’est par plusieurs magistrats que la République était dirigée ; en outre, à côté des trois consuls, les Daunou, les Cabanis, les Gaudin, d’autres encore mettaient au service du bien public une longue expérience et une haute valeur. Cependant, parmi tous, Bonaparte forçait l’attention. Nous l’avons vu : dans chacun des actes importants que nous avons analysés, il s’est, d’une façon ou d’une autre, mis en vedette, il a cherché à retirer un bénéfice personnel de ces actes, ne semblant, au surplus, y avoir contribué que jusqu’à concurrence du plus grand bénéfice possible pour la nation. N’est-ce pas là, au reste, le propre de l’ambitieux lorsqu’il sait calculer… Or, Bonaparte en face d’un pays dompté, de partis ralliés ou brisés ne devait plus chercher qu’une seule chose : dominer. On a dit que peut-être il rêvait de la gloire de Washington. Nous pensons au contraire qu’il n’y a pas un seul acte du général qui ne le montre, au milieu même de la politique libérale de brumaire, soucieux avant tout de sa gloire à lui Bonaparte. Il est déjà et sera de plus en plus convaincu que travailler à sa grandeur propre, c’est travailler à la grandeur du pays. Et celui-ci est

mûr pour le croire.
B. — LA CONSTITUTION DE L’AN VIII

Tandis que les partis désarmaient et que Bonaparte voyait s’accroître son prestige personnel, la Constitution nouvelle s’élaborait au sein des sections créées par les deux commissions législatives. Le public fut peu tenu au courant des travaux de ces deux sections. Il savait qu’elles comprenaient, — pour les Cinq-Cents : Boulay de la Meurthe, Lucien Bonaparte, Chazal, Daunou, Marie-Joseph Chénier, Cabanis, Chabaud ; — pour les Anciens : Garat, Laussat, Lemercier, Lenoir-Laroche et Régnier. Mais de tous ces noms on ne se souciait guère, car c’est d’un seul homme qu’était attendue la rédaction de la constitution nouvelle, et partout l’on se répétait que Sieyès le penseur, le philosophe, allait donner au pays l’œuvre que depuis longtemps il mûrissait. Le Publiciste disait : « Tout le monde sait que Sieyès a un plan de constitution pour la France… » (Rapport du Bureau central du 28 brum. publié par Aulard, Paris sous le Consulat, t. Ier.p. 12.) Le Diplomate du 29 brumaire écrivait de son côté : « On assure que Sieyès a depuis longtemps un plan de constitution dans son portefeuille, plan qui a obtenu les suffrages de tous ceux qui en ont eu communication… » Sur ce qu’était ce plan en lui-même personne n’en savait rien et les opinions les plus diverses se firent jour, à telle enseigne que les femmes s’amusaient « en plaçant une boule de domino, en chiffonnant une gaze » à interroger le sort pour savoir quelle serait la constitution. (Cf. Diplomate du 7 frimaire.) Or Sieyès lui-même, de qui l’on attendait tout, n’avait pas le moindre plan en portefeuille, mais seulement des « idées » qu’il accepta de communiquer aux deux sections. Il n’a jamais présenté un projet définitivement rédigé ; il résulte de là que nous nous trouvons en présence de plusieurs versions présentées comme reflétant sa pensée avec une égale fidélité. Mignet[6] donne un résumé de son plan de constitution d’après communication d’« un membre de la Convention à qui plusieurs entretiens avec Sieyès sur ce sujet ont permis de retracer exactement les ressorts de sa machine politique ». M. Vandal[7] faisant état d’un article du Moniteur en date du 10 frimaire — article qu’il croit inspiré par Sieyès pour orienter l’opinion — et de l’ouvrage de Boulay de la Meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès, écarte l’analyse de Mignet qu’il croit se rapporter plutôt à la constitution que Sieyès avait imaginée en l’an III. M. Aulard enfin[8] pense que Sieyès a proposé d’abord le projet publié par Mignet d’après l’original que lui avait communiqué Daunou[9] et que plus tard il le modifia pour essayer de contenter Bonaparte ; Boulay de la Meurthe nous ferait connaître cette modification. Nous pouvons dire dès maintenant qu’elle réside principalement en ceci : qu’elle porte création de

Tambour-major de la Garde des Consuls.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


deux Conseils non mentionnés dans le premier projet. Quant au Moniteur du 10 frimaire, il donnerait, d’après M. Aulard, le plan arrêté par les deux sections — et en majeure partie inspiré des idées de Sieyès - après l’échec des deux projets offerts par ce dernier.

Entre les versions différentes devons-nous choisir ? Nous ne le pensons pas. Ce qui nous importe, ce n’est pas l’histoire des hésitations et des tâtonnements de Sieyès, mais bien le résultat de sa pensée dans la mesure où cette pensée a pu exercer une influence sur le mouvement politique de son temps, ou encore dans la mesure où elle reflète les pensées d’une partie du pays. Pour atteindre ce but, il nous suffit de dégager l’essentiel des théories de Sieyès, de rendre clair ce qu’il exposait avec confusion — et ceci sans rien dire qui ne soit reconnu comme étant de lui par les historiens qui débattent sur l’histoire et le détail de sa pensée. L’idée directrice de Sieyès dans l’édification de son système est contenue dans la formule souvent citée : « La confiance doit venir d’en bas, le pouvoir doit venir d’en haut. » C’est en partant de là qu’il a imaginé la fameuse pyramide, cadre mathématique où il renferme la nation, depuis le peuple qui forme la base jusqu’au chef qui figure seul au sommet. Prenons donc chaque degré de cette pyramide. Les citoyens actifs — citoyens français payant une contribution égale à trois journées de travail — répartis par arrondissement communal, nouvelle circonscription, dresseraient une liste de cent noms formant les notables communaux. Ceux-ci éliraient un dixième d’entre eux qui seraient les notables départementaux.

Les notables départementaux élisaient enfin par le même procédé cinq mille notables représentant la liste nationale destinée à fournir les autorités législatives et exécutives. Le choix devait en être fait par un jury constitutionnaire de quatre-vingts membres, où prendraient place des hommes éminents du parti de brumaire. Ce corps souverain — que nous retrouverons plus tard sous le nom de Sénat conservateur — devait ensuite se recruter lui-même. Son rôle était, d’une part, de veiller à ce que la Constitution ne fût pas violée par des lois ou des arrêtés, et d’autre part, de choisir sur la liste nationale les membres du Tribunat — qui prépare et discute la loi — et les membres du Corps législatif, qui la vote sans discussion. Le même Sénat choisissait dans son sein le Grand Électeur, chargé de désigner deux Consuls, l’un pour l’intérieur, l’autre pour l’extérieur. Ce sont les Consuls qui devaient véritablement gouverner, au moyen de leurs ministres et de leurs conseillers d’État. Le Grand Électeur, à qui Sieyès laissait un pouvoir de « surveillance générale » et le droit de révoquer les Consuls, n’avait en réalité qu’un rôle de parade ; dans son château de Versailles, au milieu de sa garde, il aurait vu se dérouler la vie politique sans y prendre part. Du reste, s’il avait voulu sortir de ses fonctions, s’il avait recherché la popularité et qu’on pût craindre de sa part trop d’ambition, un mécanisme ingénieux permettait de le faire disparaître : le Sénat l’absorbait, c’est-à-dire le rappelait, le révoquait.

Telle était, dans ses grandes lignes, le plan de Sieyès et quelques mots suffiront pour l’apprécier. Sieyès nous apparaît comme le type de ces révolutionnaires nantis dont nous avons déjà parlé ; c’est guidé par les sentiments qui étaient les leurs qu’il a pu arriver à construire la « machine politique » dont parle Mignet. Esprit subtil et rêveur, il a imaginé de concilier ses théories anciennes sur le pouvoir souverain du peuple et ses idées d’intérêt actuel sur la conservation des avantages acquis. Aux premiers jours de la Révolution, Sieyès avait dit au peuple qu’il était « tout » et qu’il avait le devoir d’affirmer sa toute-puissance. Il l’avait dit en théoricien ; le peuple avait agi. Tandis que l’orage grondait, Sieyès « avait vécu » et pensé. Il s’était retrouvé, au calme revenu, dans une situation considérable, et s’il regrettait que beaucoup de bruit et beaucoup de sang eussent longtemps troublé ses méditations, il n’allait pas jusqu’à dire que tout avait été inutile, puisqu’il réapparaissait entouré d’un grand crédit et à la première place. Nous savons que nombre de citoyens, en France, dans une mesure plus modeste, il est vrai, se firent un semblable raisonnement. C’est pour eux que Sieyès a fait sa Constitution. L’établissement des « listes de notabilités », voilà la part du peuple dans le gouvernement ; le jury constitutionnaire, voilà l’organe essentiel formé par les principaux révolutionnaires nantis. Et à la vérité, dans ce système, le peuple n’est plus rien : le principe censitaire, qui opère d’abord une première sélection, n’est lui-même que le point de départ d’un double scrutin destiné à fournir, non des représentants, mais des candidats à la représentation. La puissance tout entière est remise à une classe distribuée en plusieurs corps politiques se balançant les uns les autres, selon une conception purement théorique. Sieyès semble avoir travaillé sur le corps social comme le professeur sur un cadavre. Et c’est parce qu’il s’est tenu loin de la vie, c’est parce qu’il n’a pas songé aux passions humaines, que son œuvre ne peut nous intéresser que comme une construction aux pièces ingénieusement établies, mais sans ressort, et partant inutile. Aussi bien ne vaut-elle que par les discussions qu’elle a déterminées ; c’est à son sujet que Bonaparte a rompu définitivement avec toute contrainte et s’est affirmé comme le maître.

À mesure que Sieyès exposait ses idées, elles étaient rapportées à Bonaparte par Rœderer, Talleyrand ou Boulay, intermédiaires de tous les instants entre les deux consuls. Il semble que tant qu’il fut question d’organiser la base de la « pyramide », le général ne fit pas de difficulté pour accepter le projet de Sieyès, mais lorsqu’on lui parla du Grand Électeur, lorsque Sieyès, croyant le séduire, lui eut fait proposer cette dignité, il sursauta de fureur et d’indignation, tournant en ridicule le rôle de ce personnage placé à la tête du pays, mais n’ayant aucun pouvoir, aucune autorité. C’est alors qu’il aurait refusé d’être, selon le mot rapporté par Fouché[10] un « cochon à l’engrais », flétrissant ainsi la magistrature qu’on lui offrait. À partir de cet instant, Bonaparte s’occupa, et activement, de la Constitution nouvelle. On dirait qu’il s’éveille soudain en face d’un danger ; il agit par lui-même et il fait agir ; on devine le « soldat » inquiet tout à coup des résolutions que vont prendre des « politiques ». L’offre de Sieyès a été pour lui l’avertissement donné que tout pourrait bien ne pas se passer comme il le veut. Qu’est-ce que ce trône offert au sommet d’un édifice miné par l’extraordinaire théorie de l’absorption ? Ainsi on a pu penser que lui, Bonaparte, dans l’instant que partout on l’acclamait, il accepterait de se croiser les bras et assisterait, en témoin désintéressé et effrayé — si le Grand Électeur bouge, on l’absorbe ! — à tous les événements de la vie politique intérieure et extérieure de la France ! Qu’on ait pu seulement songer à l’annihiler de la sorte, voilà ce qui, pour Bonaparte, est l’indication du danger qu’il court. Et dès lors on entend le « sabre » cliqueter au travers des discussions. Il y a, dans cet instant décisif de l’histoire du Consulat, un enseignement profond pour tous les socialistes, pour tous les républicains, et, au milieu de tous les faits qui s’entassent, qui se précipitent, nous voudrions le dégager nettement.

Bonaparte refuse avec force d’accepter la proposition de Sieyès ; ce qu’il veut, c’est le pouvoir sans contrôle, et Sieyès l’a bien deviné lorsqu’il lui a lancé, à la fin d’une âpre querelle, la phrase encore terrible : « Voulez-vous donc être roi ? »[11] Bonaparte accueille par une semblable fin de non recevoir toutes les propositions qu’on lui soumet ; Rœderer, Boulay échouent de la sorte. Les « sections », puis les « commissions », réunies à partir du 11 frimaire au Luxembourg et « travaillées » par les amis et les partisans du général, n’aboutirent pas davantage. Et tandis que Sieyès, maté, veut se retirer, tandis que les efforts de tous s’exaspèrent, Bonaparte menace : il va rédiger un plan, renvoyer les commissions, et, dans les huit jours, faire accepter son plan par les assemblées primaires[12]. C’est donc bien certain, un coup d’État est proche ; Bonaparte va s’imposer ; les documents nous le montrent faisant plier autour de lui toutes les volontés devant sa volonté… Et que pense l’opinion en ces circonstances capitales ? Ouvrons les journaux : ceux qui s’occupent de la constitution montrent comment Bonaparte, conformément à la tradition républicaine, s’oppose à la création d’un Grand Électeur nommé à vie. Le Journal des Hommes libres, par exemple, le dit textuellement : « Le bruit général est aujourd’hui qu’une partie de ceux qui ont examiné et voulu la constitution projetée ne veulent plus du Grand Électeur… Des personnes qui passent pour instruites donnent comme certain que Bonaparte s’oppose à ce que cette magistrature soit à vie si elle est adoptée » (14 frimaire). Devant de telles erreurs, il ne suffit pas de demeurer confondus, il faut tirer du passé la leçon qu’il comporte. Ce n’est pas lorsqu’un peuple, qui a donné la prééminence dans ses conseils à un aventurier, est entretenu dans l’ignorance des choses de sa politique, qu’il faut s’étonner, mais bien au moment où ce peuple, étant libre, a confié à cet aventurier le soin de veiller sur sa liberté. La constitution de Sieyès était un monstrueux engin de « conservation », mais du moins le théoricien y marquait son intention de ne pas laisser de toute-puissance à « un homme ». Cet homme précisément voulait la puissance, et, qui plus est, la Nation voulait qu’il la détînt. Bonaparte n’était-il pas le père de la liberté ? N’était-il pas le type du « libéral »[13] ? N’avait-il pas fait apposer les scellés sur les presses de l’Aristarque, parce que ce journal l’avait accusé « d’avoir des vues d’ambition »[14] ? Et voilà pourquoi l’on se moquait dans le public de la fameuse absorption de Sieyès. — « Si tu raisonnes, disait-on à un camarade, je t’absorbe »[15]. Voilà pourquoi on se méfiait de ses idées : puisque Bonaparte les rejetait et ne voulait pas du Grand Électeur, c’est donc que la création de ce personnage était contraire à la vraie doctrine républicaine ! Quels faits montreront mieux jamais jusqu’où peut être poussé le fétichisme insensé d’un peuple ?

Lorsque, par ses manœuvres, Bonaparte eut ruiné tout le crédit de Sieyès auprès des membres des sections réunies chaque soir dans son salon du Luxembourg, lorsqu’il se fut assuré que cependant son collègue se résignait et ne se séparerait pas de lui avec éclat, il sentit que le moment d’aboutir était arrivé. On avait beaucoup discuté, il fallait écrire. C’est à Daunou que l’on remit ce soin  ; une nuit lui suffit pour rédiger un projet.

Depuis de nombreuses années, Daunou cherchait, tout comme Sieyès, quel texte aurait ce pouvoir merveilleux de rétablir la vie normale de la nation. C’était un esprit ouvert, aussi apte à s’assimiler les justes opinions d’autrui qu’à concevoir lui-même de fortes pensées. S’il n’a pas eu l’énergie presque impossible d’arrêter le mouvement qui entraînait la France vers le despotisme, nous ne pouvons du moins oublier que, dans un temps où tous ne songeaient qu’à s’aplatir devant le maître et à solliciter de lui des faveurs et des places, il s’est tenu dignement à l’écart, refusant même de répondre aux avances qui lui furent faites.

Comme il fallait s’y attendre, le plan qu’il rapporta et qui devait n’être que la réfaction des idées exposées par Sieyès, différait en réalité de ce qui avait été dit par le collègue de Bonaparte. Daunou n’avait pu oublier qu’il avait, pour une très large part, contribué à l’établissement de la Constitution de l’an III et, ni la mise en pratique de cette constitution, ni les discussions nombreuses auxquelles il assistait depuis le coup d’État n’avaient pu le convaincre que son œuvre fut mauvaise. Il demeurait au contraire persuadé que la Constitution de l’an III remaniée devait être la base du nouveau pacte social.

Ce remaniement, il le faisait surtout consister dans la suppression du cens. Les deux Chambres — Cinq Cents et Deux Cents — seraient élues directement. La première choisirait dans son sein dix tribuns chargés d’établir les projets de lois que les deux chambres discuteraient. Le Directoire Exécutif était remplacé par trois magistrats dont un recevait, avec le titre de Premier Consul, le droit de nommer les agents du pouvoir. Enfin un haut jury — c’était une idée de Sieyès — devait être constitué pour casser les actes reconnus anticonstitutionnels. Bien entendu, nous laisserons de côté, dans ce court exposé d’une nouvelle constitution non appliquée, le détail infini des rouages administratifs qui se retrouvaient à peu près aussi nombreux et aussi compliqués que dans la « machine » de Sieyès.

Tandis que Daunou lisait les carrés de papier au recto desquels il avait consigné son travail d’une nuit, Bonaparte sentait toute son impatience des jours précédents revenir plus violente. Il avait refusé d’être grand électeur parce qu’il n’aurait pas participé au gouvernement effectif et voici qu’on lui offrait — beau pouvoir en vérité ! — le droit de nommer seul des fonctionnaires. En dehors de ce droit, il ne pourrait rien contre la volonté des deux autres consuls ! Et Daunou, retournant aux « utopies » révolutionnaires songeait à donner à tous les Français le droit de nommer leurs représentants ! Ainsi il apparaissait définitivement au général que personne ne parviendrait à lui établir le texte qu’il voulait. Or, laisser continuer plus longtemps les échanges d’idées sur la forme du gouvernement, sur la somme de pouvoir à donner au chef, il estimait que c’était plus dangereux qu’utile.

« Citoyen Daunou, prenez la plume et mettez-vous là[16] », et c’est dès ces paroles que la véritable constitution de l’an VIII s’élabore. C’est chez Bonaparte, dans son salon, qu’on travaille. Il est présent, il va de l’un à l’autre, il parle et fait parler sur chacun des articles lus par Daunou. Il corrige, il rectifie, il supprime et la majorité approuve. Pendant plusieurs nuits, il tint de la sorte, sans qu’il parût fatigué lui-même, et pour un travail d’une importance capitale, les commissaires lassés par tant de discussions et préoccupés surtout d’une chose : avoir de bonnes places dans l’organisation nouvelle. Quelquefois le débat s’élevait plus vif lorsqu’un Daunou ou un Chénier voyait qu’une garantie de liberté allait encore s’effondrer ou lorsque Sieyès reprenait quelque ardeur pour défendre sa fameuse « absorption ». C’est alors que Bonaparte s’irritait, que, selon le mot de Fouché[17], il tapait du pied et se rongeait les ongles. C’est bien l’attitude qui convenait à ce petit homme autoritaire qui enrageait de voir de longues discussions surgir parce qu’un soi-disant principe était menacé. Que pouvait-il penser, sinon que c’était pitié de voir des hommes s’agiter à l’occasion d’un mot mis pour un autre. Pour lui les actes seuls importaient, les actes qu’il ferait et qui constitueraient sa politique avec ou sans texte constitutionnel, le jour où enfin il aurait le pouvoir. Il trouvait que vraiment ce jour tardait trop ; quelque soin qu’il mît à éviter les longs discours et les ripostes sur des points de pure doctrine, il ne pouvait toujours arrêter les orateurs précisément dans l’instant qu’il le désirait. Aussi, quand le pouvoir central fut définitivement établi, quand, au verso de ses papiers, Daunou, contre ses opinions et contre toute la théorie républicaine, eût écrit l’article fameux : « le deuxième et le troisième consul ont voix consultative. Ils signent le registre des actes pour constater leur présence et, s’ils veulent, ils y contresignent leurs opinions ; après quoi la décision du premier consul suffit », alors, Bonaparte pensa que le moment était venu de congédier les commissaires et de prendre enfin la tête dans le gouvernement du pays. Le 28 frimaire au soir, tandis que les commissaires pensaient reprendre l’orageuse discussion entamée la veille sur l’organisation de la magistrature, et tandis que bien des questions restaient encore à débattre, comme par exemple le point de savoir si l’on ferait ou non une déclaration des droits, le général s’adressant aux cinquante parlementaires réunis dans son salon leur demanda individuellement de signer la convention telle qu’elle était, et ils signèrent. Et voilà à quoi aboutissait le plus colossal effort de libération : à la soumission de cinquante représentants du peuple remettant à un général les destinées de la France. Les idées les plus généreuses, semées au travers de la Révolution et portées au-delà des frontières par toute l’Europe, par tout le monde, les paroles de liberté et de justice accueillies dans les coins les plus reculés du territoire comme le gage assuré d’une vie sociale désormais réglée sur les principes impérissables d’égalité et d’équité, tout cela se terminait par l’établissement d’un texte bâtard et incomplet, dicté par un général aventurier à qui il fallait, pour que son désir d’ambition fût satisfait, un pays pour domaine, un peuple pour esclave ! C’est avec raison que M. Aulard, rapportant comment furent obtenues les signatures des commissaires approuvant une constitution inachevée, a écrit que « ce fut là un coup d’État autrement grave que celui des 18 et 19 brumaire : car le pouvoir personnel en sortit directement[18] ».

Examinons donc cette constitution. Le texte en est réparti en quatre-vingt-quinze articles que ne précède aucune déclaration ; il est rédigé sans méthode, ce qui ne peut nous surprendre, étant, données les conditions dans lesquelles il a été établi. Mais, pour la clarté de cette étude, nous diviserons en trois parties l’exposé que nous avons à faire, et nous verrons de la sorte comment est déterminée la triple organisation du peuple, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, dans la Constitution de l’an VIII.

I. — Et tout d’abord, quelle part de puissance est laissée au peuple français ? La réponse à cette question semble ne pouvoir faire aucun doute dès la lecture des premiers mots du nouvel acte constitutionnel. Le peuple est tout : par le suffrage universel que l’on proclame, c’est lui qui va être le maître. En effet, désormais tous les citoyens vont avoir le droit de voter, et est citoyen tout Français majeur non domestique à gage. Sauf cette odieuse restriction, on peut donc bien dire que le suffrage universel, appelé et désiré par tous les républicains partisans de la Constitution de 1793, était cette fois définitivement donné à la France. Mais hélas ! combien platonique était cette mesure ! C’est une chose que de remettre aux mains d’un individu une arme merveilleuse et c’en est une autre de lui donner le moyen d’en tirer parti. On garantissait à la nation le suffrage universel, mais on avait soin de faire en sorte qu’elle ne pût utilement s’en servir. Le vote des citoyens devait en effet s’exercer dans la « commune » pour désigner un dixième d’entre eux reconnus aptes à l’exercice des fonctions publiques de l’arrondissement. Ils dressaient donc ce que Sieyès avait appelé la liste communale ou d’arrondissement, et, toujours conformément au plan de Sieyès, les élus des listes communales choisissaient un dixième d’entre eux pour former la liste départementale destinée à donner les fonctionnaires du département. Enfin, la liste nationale, où l’on devait prendre les magistrats des plus hautes fonctions publiques, était faite du dixième de toutes les listes départementales.

L’on a vite oublié, dans l’énoncé de ces rouages, dans la complication des listes, le primitif suffrage universel. Et pourtant, c’est à lui qu’il nous faut revenir pour montrer quelle duperie on a caché sous son nom. Daunou, dans les dernières discussions, avait tenté de faire échouer le système des listes de notabilités, mais Bonaparte jugeait bonne cette invention de Sieyès. Il la jugeait bonne parce qu’elle lui permettrait de se tourner vers la nation tout entière pour lui dire : « C’est de tous les citoyens sans distinction de classe et de fortune que nous attendons la délégation des pouvoirs… », tandis qu’en réalité il voyait se constituer dans l’État une véritable caste, produit d’une triple sélection qui mettait à la disposition du gouvernement un personnel intéressé de fonctionnaires de tous ordres. Ce droit de vote donné à tous les citoyens ne pouvait d’ailleurs même pas être exercé par eux dès le début du nouveau régime, car la constitution renvoyait à l’an IX la formation des premières listes, et en outre elle stipulait que les vacances qui s’y produiraient par la suite seraient comblées tous les trois ans. Ces vacances ne pouvaient provenir que de décès, les listes étant dressées une fois pour toutes.

Ainsi un droit illusoire était donné au peuple. On lui faisait croire que les lois seraient votées et appliquées par ses délégués, et on agissait en sorte qu’il n’avait à désigner directement qu’une foule anonyme où il était matériellement impossible de faire prédominer une opinion. Quant à ce qui se passait après le scrutin d’arrondissement, il n’en savait rien. En outre, ce droit était inexistant au début de l’administration nouvelle et il ne s’exercerait que tous les trois ans, si besoin était. On ne peut rien imaginer de plus monstrueux que tout ce mécanisme, on ne peut pas rêver d’un plus prodigieux monument de mensonge et de duperie.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

II. — Le pouvoir législatif était réparti entre trois corps : le Conseil d’État, le Tribunat et le Corps législatif. En outre, à côté de ces trois organes, prend place le Sénat conservateur.

Lorsque les consuls jugeraient nécessaire d’établir une loi nouvelle, ils en informeraient le Conseil d’État. Au sein de ce Conseil, des spécialistes, des législateurs au sens précis du mot, entreprendraient l’étude approfondie des conditions dans lesquelles un texte pourrait être rédigé. De son travail résultait donc un projet de loi.

Ce projet de loi était alors renvoyé devant le Tribunat. Cette assemblée comprenait cent membres nommés par le Sénat et renouvelables, partiellement et tous les cinq ans, à partir de l’an IX. Les tribuns étaient rééligibles sans interruption dans leur mandat. Ils pouvaient siéger toute l’année ou, s’ils s’ajournaient, une commission de dix à quinze membres les remplaçait. Leur rôle était de discuter la loi soumise à leur appréciation. Et qu’on entende bien ce que la Constitution ou plutôt Bonaparte voulait dire en parlant de discuter la loi : des conseillers d’État venaient devant le Tribunat avec un texte, ils le lisaient et demandaient : « Trouvez-vous ce texte bon, ou le trouvez-vous mauvais ? » Et les tribuns, « sortes d’eunuques législatifs[19] », émettaient un vœu d’adoption ou de rejet sans pouvoir rien modifier. Trois d’entre eux se rendaient alors avec des conseillers d’État devant le Corps législatif. Là siégeaient trois cents membres de trente ans au moins, nommés dans les mêmes conditions que les tribuns, renouvelables comme eux, mais avec obligation d’un intervalle d’un an au minimum entre deux périodes d’exercice. Ils ne siégeaient que quatre mois. Le rôle des législateurs était simple : écouter ce que disaient, pour ou contre la loi en question, les délégués du Conseil d’État et du Tribunat, puis voter au scrutin secret sans discussion.

Ainsi, résumons : le gouvernement propose une loi, le Conseil d’État la met en projet, le Tribunat discute le projet sans le retoucher, et le Corps législatif vote la loi sans la discuter.

Si nous restons sur le terrain de la théorie, si, sans rechercher encore quels personnages ont été faits conseillers d’État, tribuns ou législateurs, nous nous demandons à quelle fin devait aboutir cette organisation législative, quelles conclusions seront les nôtres ? — L’exécutif a l’initiative des lois. Donc plus de projets émanant du peuple ou de ses représentants. Désormais, c’est une décision consulaire — du premier consul — qui met en mouvement le pouvoir législatif : on fera la loi qu’il voudra bien que l’on fasse. Mais au moins pourrait-on objecter que c’est un corps spécialement recruté parmi des hommes d’une haute compétence et agissant en pleine liberté, qui va formuler le texte demandé par le gouvernement. Eh bien, non, ce corps n’est pas libre : les membres en sont nommés par le premier consul, il sont révocables par lui, par conséquent à sa merci ! Il les tient par les 25000 fr. qu’il leur donne, par le titre éclatant qu’il leur confère. — L’indépendance qu’ils n’ont pas a été donnée au Tribunat. Là, la discussion peut s’élever : ce sont les orateurs, les brasseurs d’idées, détestés par Bonaparte, que l’on va choisir pour siéger dans cette Chambre. Ils vont y parler… inutilement ! Car, dans le régime que l’on instaure, l’indépendance n’existe qu’à la seule condition qu’on ne puisse en user. Les Daunou et les Chénier ont discuté les idées de Bonaparte pendant la rédaction des quatre-vingt-quinze articles constitutionnels, c’est donc qu’ils aiment l’opposition : leur place est au Tribunat ! Ils y feront autant de discours qu’il leur plaira, mais sans pouvoir entraîner d’autre solution qu’un oui ou un non de leurs collègues. Par la nature de ses attributions, le Tribunat sera donc amené à devenir l’organe d’une opposition stérile que la nation même ne comprendra pas. Quant au Corps législatif constitutionnellement muet, comme les tribuns étaient constitutionnellement sourds, il vient compléter un chef-d’œuvre d’impuissance parlementaire dont on ne pourrait que montrer l’incohérence et l’inanité, s’il ne servait, en somme, d’écran au despotisme le plus volontaire, le plus conscient qui ait jamais existé.

Lorsque le Corps législatif avait décrété la loi, le Conseil d’État intervenait à nouveau et édictait tels règlements qu’il convenait pour la faire exécuter ; le Sénat enfin examinait si elle était ou non conforme à la Constitution. Et c’est ainsi que nous sommes amenés à parler de ce corps au rôle considérable. On se souvient qu’il a son origine dans le plan de Sieyès dont il formait la partie essentielle ; aussi est-ce en lui faisant dans l’État une place en apparence capitale et surtout en remettant à son « inventeur » le soin de l’organiser et de le diriger, que Bonaparte acquit définitivement le concours de son collègue du Consulat provisoire. L’article 24 de la Constitution porte : « Les citoyens Sieyès et Roger Ducos, consuls sortants, sont nommés membres du Sénat conservateur ; ils se réuniront avec le second et le troisième consuls nommés par la présente Constitution. Ces quatre citoyens nomment la majorité du Sénat qui se complète ensuite lui-même et procède aux élections qui lui sont confiées. » C’est au moment où Sieyès, voyant définitivement sombrer son influence, parlait de se confiner dans une retraite absolue[20], que Bonaparte, soucieux, nous l’avons vu, de garder le philosophe à côté de lui, songea à lui offrir, à la tête du pouvoir législatif, une place hors de pair. Rappelons-nous, en effet, que les élections confiées au Sénat par la Constitution étaient celles du Tribunat et du Corps législatif, et disons tout de suite aussi celles des consuls à l’expiration de leurs dix années d’exercice, celles des juges de Cassation et des commissaires à la comptabilité. Par conséquent, faire de Sieyès le premier électeur du Sénat, c’était lui remettre le soin de présider au choix postérieur des tribuns et des membres du Corps législatif ; c’était bien le faire le chef de ce qui, dans l’État, allait être le législatif. A-t-il vraiment pensé, en acceptant la situation offerte, à préparer pour plus tard un groupement important capable de se dresser devant Bonaparte et d’arrêter ses progrès de despotisme ? Celui-ci, de son côté, a-t-il installé Sieyès en face de lui pour pouvoir mieux lui montrer qu’il ne le craignait pas et braver, en quelque sorte, de toute sa jeune puissance, l’autorité déclinante d’un promoteur de la Révolution ? — Ce sont là questions qu’il est bien difficile de résoudre. Étant donné, d’une part, que Sieyès ne se présente pas à l’historien comme un de ces hommes au caractère fortement trempé, inaccessibles aux faveurs et inébranlablement attachés à leurs principes, et que, d’autre part, Bonaparte avait besoin de lui, de son nom, de son prestige encore considérable, il est probable que le traité passé entre les deux personnages a été conclu, parce que chacun, se plaçant à son point de vue personnel, y a trouvé son intérêt : aucun des deux n’a été dupe de l’autre. Sieyès a compris qu’aucune retraite ne lui rapporterait 25 000 fr. par an et les honneurs exceptionnels dérivant de son titre de premier législateur. Bonaparte a pensé qu’il gagnerait définitivement l’élite « révolutionnaire » en faisant de Sieyès la plus haute personnalité dans l’État — après lui-même et loin en dessous. Avait-il à le craindre ?… Quel homme armé de l’épée pourrait craindre, au cours de la route entreprise, de tomber frappé par son compagnon porteur seulement du fourreau de sa lame ?…

Le Sénat conservateur devait comprendre d’abord soixante membres ayant au moins quarante ans d’âge, inamovibles et à vie. Pendant dix ans, il aurait à nommer deux membres chaque année, d’où, définitivement constitué, il comprendrait quatre-vingts membres. En cas de vacances, il aurait à pourvoir aux remplacements en choisissant sur une liste de trois candidats présentés par le premier consul législatif et le Tribunat. Ajoutons enfin que les dépenses du Sénat devaient être couvertes par les revenus de domaines nationaux. Voilà donc un corps prodigieusement favorisé, recruté, aux termes de la Constitution, selon le plaisir de quelques personnages expressément désignés, siégeant sans aucune publicité[21], avec mission essentielle de nommer des législateurs ou prétendus tels, pris sur une liste dite nationale, qui émane du peuple dans les conditions que nous connaissons. En réalité, il y a substitution absolue du Sénat au peuple, il y a mensonge dans la Constitution lorsqu’elle parle du suffrage universel ; il y a mensonge lorsqu’elle semble entourer de garanties d’indépendance les différents organes du pouvoir législatif ; il y a partout mensonge et obscurité.

Veut-on quelques exemples de cette obscurité ? — Aucun texte n’indique comment le Sénat procédera pour nommer les consuls, quand ce sera nécessaire ; aucun texte n’explique comment le Sénat décidera quels tribuns ou quels législateurs doivent être élus ou réélus ; aucun texte ne fixe quand le Conseil d’État fait œuvre de législation et quand il fait œuvre de réglementation… Il apparaît bien que Bonaparte a voulu surtout créer des places, beaucoup de places, parce qu’il y avait beaucoup d’appétits à satisfaire. Quant à édicter des règles de procédure parlementaire et s’attacher au détail du mécanisme politique qu’il adoptait, cela lui importait peu : c’est par l’exercice de son pouvoir personnel qu’il comblerait toutes les lacunes.

III. — Aussi quelle différence de rédaction entre les dispositions que nous avons déjà analysées et celles qui touchent à l’organisation de l’exécutif ! L’exercice en est remis à trois consuls nommés pour dix ans et toujours rééligibles. Mais, de même que Sieyès et Ducos étaient inscrits dans l’acte constitutionnel comme premiers sénateurs, de même les trois consuls qui devaient inaugurer le nouveau gouvernement étaient désignés par le même acte. Ces trois consuls étaient Bonaparte, Cambacérès et Lebrun. Il n’est pas sans intérêt de dire comment ces trois noms furent mis dans la Constitution.

L’Ami des lois, en date du 10 frimaire (10 décembre 1790), porte l’ « écho » suivant : « Bonaparte n’a point de concurrent pour la place de premier consul : tout le monde est d’accord pour l’y porter ; mais, pour les deux consuls adjoints, chacun annonce son choix d’après ses inclinations. Le Journal des Hommes libres nomme Garat et Cambacérès ; le Surveillant, Cambacérès et Daunou ; l’Ange Gabriel, Cambacérès et Talleyrand ; d’autres nomment Cambacérès et Régnier, Cambacérès et Berthier, Cambacérès et Rœderer, Régnier et Crétet… » En fait, c’est à Bonaparte que l’on s’en remit complètement du choix de ses deux collègues. Il pensa tout de suite à Cambacérès, et, en se reportant à la citation ci-dessus, il est facile de constater que, parmi tous les pronostics, c’est son nom qui revient le plus souvent. Aux yeux de tous, en effet, Cambacérès semblait le plus apte à exercer avec honneur les fonctions de second consul. Juriste consommé, homme de gouvernement, habile dans l’art de séduire, puissant parmi les anciens conventionnels, il devait apporter au général un concours des plus précieux, sans jamais s’imposer, sans jamais sortir de la limite de ses attributions.

Il convient d’ajouter que Cambacérès aimait le faste et savait être volontiers solennel, ce qui, pour Bonaparte, devait contribuer à rehausser le prestige extérieur du Consulat. Quant à la place de troisième consul, il décida de la donner à Lebrun, ancien secrétaire du chancelier Maupeou. Ce n’était pas une personnalité de premier ordre, mais bien un écrivain consciencieux qui avait « traduit Homère et le Tasse[22] » et avait traversé la Révolution en siégeant tour à tour à la Constituante, à la Législative et au Conseil des Anciens, sans éclat, mais avec la constante sympathie des éléments modérés, même royalistes. Par lui, Bonaparte touchait aux parti de droite, comme par Cambacérès il touchait aux partis de gauche.

Le 22 frimaire, quand les commissions enfermées dans le salon du général eurent consenti à adopter la constitution inachevée, elles eurent à désigner les trois consuls. Le vote se fit, bien entendu, conformément aux indications de Bonaparte. Mais les témoignages contemporains[23] nous rapportent que le dépouillement n’eut pas lieu. Bonaparte, avant qu’il y fut procédé, aurait prié Sieyès, par déférence, de désigner les trois magistrats. Sieyès nomma alors Bonaparte, Cambacérès et Lebrun aux applaudissements unanimes des commissaires — et Bonaparte brûla les bulletins où quelques voix auraient pu s’égarer sur tel nom qu’il n’avait pas résolu de présenter ! C’était, toujours avant la lettre, la mise en pratique de la dictature contenue en germe dans la Constitution récemment bâclée, et mieux encore dans la pensée constante de Bonaparte. Les procédés dits de coups d’État, que l’historien lui voit employer à tant de reprises, ne devraient peut-être pas porter ce nom si l’on songe que, somme toute, en en usant, il ne va pas à l’encontre de principes gouvernementaux légalement établis ; il n’y a de loi que s’il le veut, il n’y a de constitutionnel que sa pensée et, par conséquent, tel procédé de gouvernement qu’il lui plaît de mettre en œuvre devient, dans l’instant même qu’il s’en sert, un procédé constitutionnel !

Le texte même de la Constitution de l’an VIII ne porte pas explicitement l’établissement de ce pouvoir absolu, mais ce qu’il ne dit pas, il le contient. « Le premier consul promulgue les lois, il nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d’État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l’armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux. Il nomme tous les juges criminels ou civils autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer. » (art. 41.)

Nous avons déjà eu occasion de faire connaître l’article 42 qui rendait inutile l’opposition du second et du troisième consuls à toute décision prise par Bonaparte[24]. Aussitôt après cet article, et comme pour en faire oublier l’importance, sont édictées diverses mesures d’apparence libérale : c’est ainsi que les ministres sont déclarés responsables et que la signature de l’un d’eux est nécessaire pour que soit valable un acte consulaire. De cette façon, le chef de l’État, qui faisait tout, était irresponsable, et les ministres, qui ne faisaient que lui obéir, étaient responsables ! Empressons-nous d’ajouter que les conseillers d’État, les sénateurs, les législateurs, les tribuns étaient responsables comme les consuls (art. 69) et que les agents du gouvernement ne pouvaient être poursuivis à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions que par décision du Conseil d’État (art. 75). Les recettes et les dépenses devaient, aux termes de l’article 45, être arrêtés annuellement par une loi : garantie illusoire, puisque nous savons que le gouvernement proposait cette loi et qu’elle devait être sans modification. Par conséquent, nous retrouvons encore ici les mêmes procédés de mensonges que nous avons mis en lumière précédemment. Seule, dans tout l’acte qui nous occupe, la liberté individuelle est entourée de garanties (art. 76-82), toutes les autres sont violées ou même — et c’est le cas de la liberté de la presse et de la liberté de pensée — il n’en est pas question.

C. — LA FIN DU CONSULAT PROVISOIRE

La Constitution fut proclamée le 24 frimaire dans les arrondissements de Paris, et aussitôt elle devint le sujet de toutes les conversations. « Le jugement qu’on porte de sa rédaction, écrit le Diplomate[25], est partout le même, à peu près, que celui porté par le rédacteur du Citoyen français : Cette rédaction, dit-il, nous a paru faible, un peu hâtée ; en la lisant, on regrette de ne pas voir cette série de grandes conceptions auxquelles la Constitution nouvelle doit son origine. » Il est certain qu’il paraît assez étrange de voir une charte[26] aussi importante réduite à quatre-vingt-quinze articles purement réglementaires. Aucun des grands principes sur les droits des peuples, sur les devoirs du gouvernement, sur la liberté civile, politique et religieuse, n’y sont avoués ou proclamés. C’est un moyen certain d’empêcher qu’on en tire des conséquences fausses et abusives… » La conclusion est déconcertante, mais la critique existe, et elle est formulée comme représentant un avis général. Bonaparte allait-il permettre que le public s’égarât dans des discussions qu’il estimait stériles ? Lui qui avait perdu patience au cours des débats devant les commissions et qui avait brusqué leurs votes, il était peu probable qu’il consentît à laisser les citoyens critiquer longtemps l’œuvre qu’on leur présentait.

Cependant l’art. 95 de la Constitution portait qu’elle devait être acceptée du peuple français avant d’entrer en vigueur. C’était de la sorte déjà que l’on avait procédé en 1793 et en l’an III, et l’acceptation donnée à ces deux dates rapprochées pour des textes absolument dissemblables était la preuve que l’on pouvait en toute tranquillité attendre le résultat du plébiscite. Mais, en 1793, en l’an III les votes avaient porté purement et simplement sur un texte constitutionnel, tandis qu’en l’an VIII, il y avait des noms inscrits dans la Constitution et l’on demandait au peuple d’acclamer ces noms. Un refus était-il possible ? La négative est certaine, mais il est curieux de rechercher ce que les contemporains pensaient qu’il pût advenir si un tel refus s’était produit. C’est très simple : « Cette non acceptation donnerait à Bonaparte le provisoire, la toute-puissance de la création, ce qui est toujours fort dangereux ; mais alors, du moins ce qui n’est jamais arrivé, table rase. Et il ne s’agirait plus de la victoire éphémère d’un Mazaniello… mais d’être égal aux destinées d’un grand peuple, et d’être, pour plusieurs siècles, le bon ou le mauvais génie du genre humain[27] ». Il n’est pas mauvais d’ajouter que le journal qui publie ces lignes déclare que les républicains envisagent sans crainte la possibilité de donner cette toute puissance à Bonaparte. La situation de ce dernier vis-à-vis du pays n’est pas à ce moment sans analogie avec celle qu’il avait vis-à-vis des commissions. En effet, il avait demandé à celles-ci une adhésion rapide et complète à ses idées personnelles. Maintenant, il demandait au pays une adhésion semblable. Or il avait hâté par un acte d’autorité les décisions des commissaires ; un nouvel acte d’autorité devança la réponse des citoyens : un décret du 3 nivôse (4 déc. 1799) déclara la mise en vigueur de la Constitution. C’est seulement 44 jours plus tard que le résultat du plébiscite fut connu. — Les procédés restent donc toujours les mêmes et, si l’on voulait pousser la comparaison jusque dans les détails, il ne serait pas difficile de démontrer que les mesures libérales prises avant le décret du 3 nivôse sont venues jouer auprès du peuple le rôle joué auprès des commissaires par les promesses de places et de dignités. Quoi qu’il en soit, et de plus en plus, le coup d’État nous apparaît bien comme tendant à devenir un rouage laissé, en marge de toute constitution, à la disposition de Bonaparte.

L’on a cherché à expliquer pourquoi le général a devancé la publication des votes : il aurait craint que l’adhésion ne fut pas assez complète et, songeant au nombre énorme des abstentionnistes en 1793 et en l’an III, il aurait voulu, en faisant voter sur une constitution déjà appliquée, déterminer de nombreux suffrages approbatifs qui ne se seraient pas manifestés. Cette explication est séduisante, mais pourquoi ne pas dire tout simplement que Bonaparte était pressé de gouverner seul ? Il n’y avait plus entre lui et le pouvoir qu’une barrière très mince, il l’a renversée.

Sur l’acceptation même, il n’y avait aucun doute. Du reste, le nécessaire avait été fait pour que le résultat fût assuré. Pas d’assemblées primaires, cela rappelait trop les clubs[28] ! Des registres furent disposés dans chaque commune ; l’un était destiné à recevoir les « oui », l’autre les « non », et les citoyens allaient signer sur l’un des deux. Cette façon de procéder devait avoir pour conséquence certaine d’empêcher le vote de bien des opposants. En effet, on ne tarda pas à se répéter que les registres portant les « non » serviraient à dresser des listes de proscription, et il fallut, pour aller à l’encontre de ce bruit rapidement répandu, promettre que tous les registres seraient brûlés. Malgré cela, combien de gens firent comme cet employé jacobin à qui l’on demandait s’il avait signé l’acceptation, et qui répondit : « Hélas ! oui, j’ai signé mon pot-au-feu[29] ! »

Le mot doit rester pour caractériser la pression exercée sur la nation,

La Constitution de l’an VIII.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


mais il ne doit pas nous faire oublier que le 18 pluviôse an VIII, lorsque le recensement fut terminé, il y avait 3 011 007 oui contre 1 562 non. Or il faut se rappeler que la constitution de 1793 avait réuni 1 801 918 suffrages, celle de l’an III, 1 057 390 ; il faut se rappeler surtout qu’au lendemain du 18 brumaire le mouvement d’approbation au coup d’État s’est traduit par l’envoi d’adresses aux consuls qui tiennent toutes dans un seul carton des Archives[30], tant leur nombre est restreint, et alors on voit, sans discussion possible, l’immensité du terrain gagné dans la confiance générale par la politique consulaire. Pour deux anciens conventionnels, Camus et Le Cointre — « espèce de chaudron usé qui veut encore faire du bruit[31] » —qui refusèrent d’approuver la Constitution, combien d’autres signèrent au registre des oui ! Bréard, Patrin, Marec, Lalande, Merlino, Rouyer, Lequinio furent de ceux-là. Bouchotte, ancien ministre de la guerre, républicain sincère qui vécut par la suite loin des honneurs, adhéra aussi à la Constitution et, selon le terme si juste de M. Aulard[32], c’est un véritable « annuaire du Tout Paris d’alors » que l’on a sous les yeux en feuilletant les registres d’acceptation de la capitale où, d’après le Moniteur[33], il y aurait eu 10 non contre 12 440 oui.

Nous l’avons dit, les mesures heureuses qui marquèrent la fin du consulat provisoire et — il faut bien en tenir compte aussi au point de vue du plébiscite — celles qui furent prises entre le 3 nivôse et le 18 pluviôse, ont contribué à gagner les suffrages. Les commissions, avant de se séparer, votèrent, sur la proposition de Fouché et conformément au désir de Bonaparte, une loi portant : « Tout individu nominativement condamné à la déportation sans jugement préalable par un acte du Corps législatif ne pourra rentrer sur le territoire de la République, sous peine d’être considéré comme émigré, à moins qu’il n’y soit autorisé par une permission du gouvernement. » Aussitôt arrivé au pouvoir, le premier consul, armé de cette loi, et en appliquant la dernière partie, rappela les fructidorisés dont Sicard, la Harpe, Fontanes, Carnot. Ainsi, Bonaparte continuait à se présenter au pays comme le pacificateur cherchant à opérer la fusion de toutes les nuances politiques pour obtenir une « teinte nationale[34] » — et cela d’autant mieux qu’en la circonstance, il rappelait des fructidorisés en se servant d’une loi votée par des parlementaires fructidoriens !

En même temps, l’arrêté du 4 frimaire, qui soumettait à la surveillance de la police les Jacobins, d’abord proscrits le 20 brumaire, fut rapporté et, tandis que Barère[35], le vieux républicain, était amnistié, on vit revenir La Fayette, La Rochefoucaud-Liancourt, La Tour Maubourg. L’étonnement s’accroissait chaque jour à la nouvelle de ces mesures de clémence qui touchaient tous les partis. Il n’allait pas même sans une persistance d’inquiétude puisque, nous l’avons vu, le public craignait encore les proscriptions pour ceux qui refuseraient d’adhérer à la Constitution. Cependant la politique consulaire s’employait avec une constante application à bien montrer que désormais les opinions extrêmes ne l’emporteraient plus. C’est le sens qu’il faut attacher à la décision qui supprima les fêtes anniversaires d’une victoire de parti : plus de fête du 21 janvier, plus de fête du 17 fructidor ni du 10 août, ni du 9 thermidor : le souvenir de toutes ces dates doit disparaître et les réjouissances éclater seulement au retour périodique de deux jours glorieux : le 14 juillet et le 22 septembre, la prise de la Bastille et la proclamation de la République. Souvent, les conséquences d’importantes dispositions gouvernementales échappent à l’examen du peuple. Les législateurs savent glisser dans un texte un mot, une phrase, qui permettent de transformer en une arme dangereuse ou bienfaisante telle disposition sans importance au premier abord. Il serait aisé de prouver cette affirmation sans remonter bien loin le cours de notre histoire. Mais, lorsqu’un acte législatif vise une manifestation quelconque de sa vie, le peuple réfléchit, discute et conclut.

Faire du 14 juillet et du 22 septembre les deux seules fêtes nationales, c’était exactement dire à la « masse » dont nous avons analysé les sentiments : la Révolution demeurera glorieuse dans toutes les pensées par le souvenir perpétué de son premier rayon qui éclaira l’effondrement de la Bastille et de son apothéose triomphale qui nous donna la République. C’était demander l’oubli des luttes, c’était proclamer l’avènement de l’ordre à l’abri de ce mot prestigieux : la République ! Le pays ne comprit pas que la Révolution n’avait pas pour terme dernier la sonorité creuse de ce mot et que ce sont précisément les luttes des partis qui ont déterminé la puissance productive du grand mouvement révolutionnaire. Le pays n’a pas voulu comprendre… Le 14 juillet, le 22 septembre, Bonaparte : toute sa gloire est là, et il faudra bien des années et bien des désastres pour lui montrer qu’il accoupla dans une union monstrueuse la liberté naissante du 14 juillet et son étrangleur du 18 brumaire.

Influencés par tous les procédés que nous avons indiqués, séduits par l’œuvre de concentration que nous venons d’exposer, gagnés enfin par des actes que nous étudierons prochainement : pacification définitive de la Vendée, offres de paix à l’Angleterre et à l’Autriche, juste équilibre maintenu entre les cultes et mesures de tolérance religieuse, — les citoyens français consacrèrent une situation établie sans eux et cela dans un mouvement général de foi en Bonaparte, défenseur et soutien de la République.

  1. Mémoires de Gaudin, I, 45.
  2. Mémoires du duc de Gaëte, I, 134 ; Moutier, Robert Lindet, 367 ; Reg des délib. du Cons. prov., publié par Aulard, 56, id., 18.
  3. Reg des délib. du Cons. prov., p. 5.
  4. o. c, p. 427.
  5. Cf. Aulard, Reg. des délib. du cons, prov., p. 6 et 8.
  6. Hist. de la Rév. fr., t. II, p. 264 et 359.
  7. op. cit., chap xii.
  8. Hist. polit. de la Révol. fr., p. 795.
  9. Cf. Taillandier. Documents biographiques, Daunou, p. 172
  10. Mémoires, I. 162.
  11. Note de Grouvelle, citées par Vandal, op. cit., p. 504.
  12. Boulay de la Meurthe, op. cit., 50.
  13. Ami des lois, 16 frimaire.
  14. Journal des Hommes libres, 7 frimaire.
  15. Journal des Hommes libres, 22 frimaire.
  16. Taillandier, id. 171.
  17. Mémoires I, 163.
  18. Lavisse et Rambaud, Hist. Gén. t. IX, p. 6.
  19. Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, II, 59.
  20. Les journaux même en parlaient. Voyez Journal des Hommes libres, du 18 frimaire an VIII.
  21. Le Tribunal et le Corps législatif, au contraire, siégeaient publiquement, mais l’assistance ne pouvait dépasser deux cents personnes.
  22. Voir à ce sujet l’amusant dialogue entre Rœderer et Bonaparte rapporté par Rœderer, III, 305-306.
  23. Mémoires de Laréveillière-Lépeaux. II, 420-426 ; — Cambacérès, Éclaircissements inédits — Taillandier, op. cit. 191 ; — Cf. Aulard, Hist. polit. de la Rév. fr., p. 708 et note 1.
  24. Voyez supra, p. 35.
  25. 25 frimaire
  26. On avait songé à appeler de ce nom la Constitution de l’an VIII. Voyez revue la Révolution française, t. XLIII, p. 179.
  27. Bien informé du 28 frimaire.
  28. Cf. sur la haine de Bonaparte pour les clubs ce que dit Thibaudeau, Consulat et Empire, I, 98.
  29. Diplomate du 2 nivôse.
  30. AF iv, 1443.
  31. Ami des Lois du 2 nivôse. Cf. Journal des Hommes libres du 3 nivôse.
  32. Histoire politique de la Révolution française, p. 711. note 3.
  33. Tome XVI, p. 355
  34. Journal des Hommes libres, 8 nivôse.
  35. On se rappelle que Barère avait approuvé le coup d’état du 18 brumaire Voy. sup., p, 24.