Histoire socialiste/Consulat et Empire/01

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Jules Rouff (p. 2-20).

CHAPITRE PREMIER

LA FRANCE AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE

Pour comprendre l’histoire du nouveau gouvernement, la façon dont il a pu s’implanter et fixer des éléments multiples, épaves de tant de troubles et de tant de coups d’État, il est indispensable de rechercher quelle était, au moment où Bonaparte a renversé le Directoire, la situation respective des deux grandes classes de la nation : la classe possédante et la classe salariée. Dans cet exposé, nous pouvons laisser de côté la noblesse. Nous ne pensons pas qu’il faille, au lendemain du 18 brumaire, donner à celle-ci une place importante parmi les facteurs essentiels des événements à venir. De toute façon, le parti noble est le vaincu. Il pourra envisager l’acte de Bonaparte comme rendant possible une victoire future, mais non comme une victoire immédiate. « Plusieurs partis ont entrevu dans le lointain des espérances… », écrivait après l’événement Mallet du Pan[1]. Et il savait bien que « ces partis » signifiaient « son parti ». C’est ainsi que la noblesse et les monarchistes pourront espérer voir le général jouer un jour le rôle historique de Monck, mais ils ne disposent plus d’assez de force et d’assez de crédit pour, par eux-mêmes, aider ouvertement à l’effort qu’ils attendent. Nous laisserons donc pour l’instant la noblesse et envisagerons seulement la situation et l’état d’esprit de la masse immense de la nation partagée entre les « nantis » et le prolétariat. De ceux-là, en effet, dépend toujours l’avenir du pays. Dans quelles conditions sont-ils après le coup d’État et comment sont-ils préparés à l’envisager ?

A. — En haut de l’échelle sociale, écrasant tout le monde par leur luxe, donnant le ton à la « société » qui s’épuise à les vouloir imiter sans en posséder les moyens, des financiers, des agioteurs, sont dans la bourgeoisie les maîtres nouveaux. Dans un temps où l’argent était rare, c’est à ceux qui le possédaient qu’allait la toute-puissance. Les véritables maîtres, ce sont tous ces gens dont l’État a besoin pour entretenir les armées, pour aider à la répartition aussi égale que possible des grains sur le territoire, en un mot tous les détenteurs de la fortune publique accaparée par tous les moyens possibles. La puissance de tous ceux-là est absolue. Ils commandent dans les ministères, ils achètent les députés, comme le montre le procès qui se déroule peu après le coup d’État entre le tribun Courtois et les banquiers Fulchiron et consorts ; par leur argent, ils dominent et personne ne pourrait songer à leur ôter leur pouvoir. Il faut de l’argent pour subvenir aux services publics, il faut de l’argent pour acheter des canons, des fusils, des vivres. Or l’État ne disposant pas de fonds s’adresse aux financiers pour qu’ils assurent les dépenses. Il leur donne des « délégations » qui leur permettent de percevoir directement les contributions. Ils prennent eux-mêmes l’argent à la Monnaie pour recouvrer leurs créances[2]. Les Ouvrard, les Seguin : voilà les hommes indispensables dans l’État. Nous avons vu aux Archives nationales (F11 292) un rapport secret non daté, mais qui est évidemment des derniers jours du Directoire, montrant quel rôle capital peut être celui d’un de ces grands financiers. L’auteur du rapport expose la gêne qui existe dans la circulation et la répartition des blés sur le territoire de la République. Il y a trois récoltes entassées au nord et il n’y a rien dans le midi. Pour parer aux dangers de cette situation, le Directoire a permis l’exportation dans la République batave et en Helvétie, à condition du versement des 4/5 des mêmes quantités dans les départements du midi. Ce procédé est trop compliqué et trop difficile. D’un autre côté, on ne peut songer à une loi sur l’exportation, « le seul nom d’exportation de grains présenté à la tribune du Corps législatif ferait crier à la disette ». Les ministres des Finances et de l’Intérieur avaient proposé un moyen propre à « régulariser le mouvement et la valeur des grains, afin de maintenir l’abondance dans l’intérieur, de faire le bien des propriétaires et des consommateurs, et d’accélérer la rentrée des contributions ». Mais ce moyen remettait le soin des résultats à obtenir à cinq maisons de commerce, et le Directoire a vu là de grands inconvénients, surtout dans la difficulté qu’il y aurait à « tenir cachés les ressorts employés par le gouvernement ».

Les deux ministres ont alors remanié leur projet. « Une seule personne, connue dans toute l’Europe par son habileté, ses lumières et son activité pour le commerce des grains, dont la moralité et les moyens immenses sont parfaitement connus, sera chargée de toutes les opérations de ce genre que le gouvernement lui ordonnera de faire. Rien ne se fera qu’à mesure que les circonstances et les besoins l’exigeront ; point d’administration, point de bureaux montés, point de magasins, point d’employés, tout se dirigera par ses moyens, par ses agents, pour son compte et en son nom. Ce citoyen se soumettra à toute la responsabilité, sous la surveillance immédiate des ministres de l’Intérieur et des Finances, dont l’un dirigera ses achats ou ses ventes, et l’autre sa comptabilité. Non seulement il s’occupera immédiatement de régulariser le prix des grains dans toute la République, mais encore de tous les échanges que le gouvernement désirera ou des achats extérieurs qu’il pourrait juger nécessaires. » En conclusion à ce rapport, un arrêté commettait le grand financier Vanderbergh « pour les achats, ventes, ou versements de grains que le Directoire exécutif jugera à propos de lui ordonner, soit au dedans, soit au dehors de la République. »

Ainsi, c’est aux mains d’un seul que l’on remettait le soin de distribuer du pain à la France ! Et que l’on n’aille pas parler de l’honnêteté de ces grands capitalistes : ce qu’ils estiment avant tout, c’est leur fortune, et s’ils la font en France, ils ne sont pas moins prêts à la mettre en sûreté à l’étranger. « Je puis d’un trait de plume, disait Seguin, envoyer deux ou trois millions à Londres » (Mémorial de Norvius, t. II, p. 302). Les grands d’hier avaient porté leurs forces, leurs épées à Coblentz ; les grands du jour avaient leurs dispositions prises déjà pour enlever à la nation épuisée des millions que recueillerait Londres. Il est difficile de délimiter exactement dans quelles proportions les fournisseurs volaient l’État, mais ce qui est évident, c’est que le gaspillage le plus effréné enrichissait non seulement les chefs des maisons de banque ou de fourniture, mais encore toute la horde de leurs subalternes, employés, vérificateurs, comptables. Le temps n’est pas loin où Seguin, Ouvrard, Vanderbergh vont s’accuser réciproquement de vol au préjudice de l’État, et c’est, bien entendu, de millions qu’il s’agira (Archives nationales, F11, 292). Dans « le parti des nouveaux riches », comme l’appelle Malmesbury, se rangent aussi les agioteurs de toutes sortes, qui ont fait fortune en spéculant sur les assignats ou qui encore ont su réaliser au bon moment pendant l’agiotage ; les gens de robe, de procédure et de basoche qui, chargés de travailler à la liquidation des anciens domaines devenus le gage des porteurs d’assignats, volent et s’enrichissent à peu près sans contrôle.

C’est en parlant de tous ces gens que M. Vandal dit « qu’ils vivent sur la Révolution[3]. C’est peut-être exact en tant que fait, mais ce n’est point à la Révolution même qu’il faut imputer cette situation. La Révolution, « cette affaire énorme, colossale, extraordinaire », comme l’appelle M. Vandal, n’avait pas pour fin dernière la remise aux mains de quelques-uns du capital de la France, mais bien plutôt de procéder à une répartition plus équitable de ce capital, qu’il soit financier, moral ou foncier. Mais, dans les heurts inhérents à toute grande secousse populaire, des accapareurs, des voleurs s’étaient glissés, comme on voit pendant les batailles se glisser des voleurs auprès des morts ou des blessés. Ce sont précisément ces voleurs que le nouvel état de choses va confirmer dans leur injuste possession.

Les « enrichis » ne pouvaient qu’applaudir au coup de force qui permit
Le dix-huit brumaire.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
au général Bonaparte de confisquer la Révolution. Ils avaient ramassé une certaine fortune et ils avaient pour unique souci de la conserver. Or, pour cela, il fallait éviter les secousses semblables à celles du passé, car elles sont plus propres à briser les fortunes faites qu’à les consolider. On parle donc de « l’ordre », c’est-à-dire le pouvoir fortement établi. Et puisque Bonaparte semble vouloir prendre ce pouvoir, il y a tout intérêt pour les capitalistes à crier : « Vive Bonaparte ! » Ils ont fait plus. On connaît, en effet, la lettre adressée par le financier Ouvrard, fournisseur de la marine, à l’amiral Bruix, ministre de ce département, lorsque, le 18 brumaire, au matin, il eut vu passer, de sa maison de la rue de Provence, Bonaparte et son cortège :

« Citoyen amiral,

Le passage du général Bonaparte se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir qu’il se prépare du changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, d’être l’interprète de l’offre que je fais d’en fournir tout de suite. J’ai pensé que celui qui est chargé du service le plus important dans la partie que vous commandez, pouvait, sans indiscrétion, vous faire une pareille offre, et que vous n’y verriez qu’une preuve de son dévoûment pour la chose publique, au succès « de laquelle il cherchera toujours à coopérer.

Salut et considération. »

Ouvrard offre donc une première mise de fonds — et il est indispensable du reste qu’il y en ait une au moment d’un coup d’État. C’est assez dire avec quel enthousiasme le monde de la haute finance était prêt à soutenir le général factieux. Celui-ci du reste était connu des fournisseurs : à l’armée d’Italie, à l’armée d’Égypte, il avait été en relations avec eux, et ils ne pouvaient oublier que c’était un homme d’affaires — un des leurs, presque ! — celui qui, avant la campagne d’Italie encourageait ses soldats au pillage des pays qu’ils allaient parcourir ! La présence du général Bonaparte à la tête du gouvernement, c’était, pour toute la race des fournisseurs, la perspective de bénéfices assurés pendant des guerres futures. La satisfaction des gens de Bourse se manifesta du reste d’une façon évidente par la hausse immédiate du tiers consolidé. De 11 fr., 38 le 17 brumaire, il passe le 18 à 12 fr., 88 ; est à 14 fr., 38 le 19, et monte ainsi les jours suivants à 15 fr., 63, 17 fr., 75, 19 fr., 25. Il est à 20 fr. le 24 brumaire.

M. Aulard[4], commentant cette hausse des cours, rappelle le mot de Talleyrand à qui Bonaparte demandait plus tard l’origine de sa colossale fortune et qui, en « effronté courtisan », répondit : « J’ai acheté de la rente la veille du coup d’État de brumaire et je l’ai revendue le lendemain ».

Au-dessus de la haute bourgeoisie riche, étalant à Paris un luxe immodéré, la masse de la moyenne bourgeoisie s’étend sur tout le territoire. On dit souvent que la Révolution a été faite pour les bourgeois, c’est vrai, mais il serait peut-être plus exact encore de dire qu’elle a fait des bourgeois. Et, en effet, prenons par exemple le fermier de l’ancien régime. Avant 1789, il exploitait une terre qui n’était pas la sienne, travaillant pour un maître qu’il connaissait peu ou point, puisque Versailles retenait ce maître et qu’il n’en avait guère de nouvelles que dans l’instant où il devait lui adresser les revenus de la propriété. Cependant, ce sol qu’il travaillait, le fermier l’aimait et, quand les épis mûrs se courbaient, ce n’est point sans le sentiment d’une tristesse profonde qu’il songeait à l’instant où il les faudrait couper — pour d’autres ! L’agriculteur aime la terre, comme le pêcheur aime l’Océan, parce que c’est d’elle qu’il tire et ses joies et ses peines, c’est d’elle qu’il vit. Le jour où éclata la Révolution, un grand nombre de paysans, de fermiers se soulevèrent et poursuivirent au nom des principes nouveaux le but qui leur apparaissait à eux comme le plus juste à atteindre : l’affranchissement de la terre.

Mais ici encore, nous le verrons, la Révolution n’a pas abouti. Elle a été détournée, arrêtée dans sa marche. Quand, par suite de l’émigration, des troubles et de la vente des terres à vil prix, des fermiers ou des gens de la campagne ont été mis en possession de parties plus ou moins considérables de terrains, ils ont estimé que pour eux la Révolution était terminée et n’ont demandé qu’à exploiter et faire rapporter des terres qu’ils désiraient depuis longtemps et qu’ils aimaient davantage encore dès l’instant où ils en étaient les maîtres. C’est ainsi que le petit propriétaire foncier, fait tel par la Révolution est devenu à la fois contre-révolutionnaire et ami de la Révolution. Le petit propriétaire foncier est alors, si l’on peut ainsi dire, un conservateur révolutionnaire, c’est-à-dire que, considérant la Révolution comme terminée du jour où il est propriétaire, il entend conserver le bénéfice de la Révolution. Ce bénéfice c’est, pour lui, sa propriété.

M. Vandal[5] nie que la Révolution ait créé la petite propriété. Sans doute on n’a pas vu surgir subitement sur le territoire cette forme de répartition de la richesse, mais ce qui est indiscutable, c’est que la Révolution, tout en libérant la petite propriété existante qu’écrasaient les charges anciennes, a multiplié dans d’énormes proportions le nombre des petits propriétaires. M. Vandal, lui-même, est obligé de le reconnaître lorsque, parlant des travaux de Tocqueville, de MM. d’Avenel, Loutchitchsky, Anglade et Lecarpentier sur la répartition des biens nationaux entre les diverses classes sociales, il conclut que cette répartition s’est faite entre les bourgeois et les paysans dans une proportion qui a varié selon les régions. C’est donc bien un fait certain que tout un noyau de petits propriétaires paysans existe quand s’arrête la Révolution et qu’ils sont décidés à ne plus laisser à la merci de troubles nouveaux les terres acquises pendant les troubles passés.

À côté de l’artisan rural dont nous venons de parler, le petit propriétaire de vieille bourgeoisie a, lui aussi, en beaucoup d’endroits, accru sa terre. Celui-ci, au lieu de faire comme d’autres rentiers de la moyenne bourgeoisie qui gardèrent par devers eux leur petit capital-argent et furent ruinés par les emprunts forcés, la suspension des arrérages ou enfin la banqueroute de 1797, avait lentement accaparé les assignats et attendu le moment propice pour acheter des biens nationaux à très bas prix. Cette catégorie de moyens bourgeois vit dès lors sans faste, car la terre rapporte peu, mais enfin elle vit et surtout garde la terre qui, un jour prochain, lui donnera la richesse et la puissance. C’est de cette façon que la moyenne bourgeoisie accumula des réserves foncières et fonda sa fortune.

Or cette bourgeoisie, comme les artisans ruraux, et exactement pour les mêmes raisons, désire la stabilité dans la condition sociale actuelle pour garder ce que la Révolution lui a donné. C’est en partant du même point — leur intérêt personnel — que dans les villes nombre de petits commerçants envisagent la Révolution comme finie. Il n’y a plus, grâce à elle, de hiérarchie dans les métiers et, de même que des paysans jadis salariés sont devenus propriétaires, de même beaucoup d’ouvriers sont devenus petits patrons et sont ainsi allés grossir les rangs de la masse des demi-bourgeois. Les boutiques sont nombreuses désormais et s’il est vrai qu’elles rapportent peu, du moins l’ouvrier considère qu’un grand pas a été fait depuis le temps où il ne pouvait espérer être un jour « à son compte ». La richesse n’est pas venue, peut-être, mais du moins on peut toujours l’attendre en respirant librement entre quatre murs à soi.

Ouvriers devenus, par la liberté du commerce et de l’industrie, petits patrons ; paysans devenus, par la libération des terres, petits propriétaires ; bourgeois avisés et économes devenus, par l’achat des biens nationaux, détenteurs d’importantes parties du sol : voilà les plus ardents à demander que la Révolution subsiste par la consolidation de leur situation, c’est-à-dire qu’elle s’arrête ! Tous étaient levés jadis lorsqu’aux journées révolutionnaires il avait fallu crier les revendications du peuple, ils avaient combattu pour soutenir ces revendications ; mais aujourd’hui, à la tête d’un pécule, ils ne veulent plus descendre dans la rue, ils ne veulent plus d’émeutes. Dans les Mémoires de Lescure sur les journées révolutionnaires et les coups d’État de 1789-1799, on entend dire[6] par Le Couteulx de Candeleu : « Il y a beaucoup de petites fortunes faites à Paris pendant la Révolution, ce qui a beaucoup étendu la classe de la petite bourgeoisie, et cette classe est ce que j’appelle le peuple de Paris qui, je le répète, à l’avenir regardera faire les gouvernants ou les meneurs entre eux ». Cette petite bourgeoisie regarde faire, mais surtout elle est prête à accueillir avec joie celui qui, tout en la rassurant sur le maintien des conquêtes de la Révolution, — c’est-à-dire l’accroissement de son bien-être, — établira l’ordre. Confondant les principes de la Révolution avec leur propre intérêt, les bourgeois de la classe moyenne pensent que la mauvaise administration ou les excès démagogiques sont aussi pernicieux à ces principes qu’à leurs propres affaires et, tout en demeurant passifs devant les coups d’État qui se répètent, ils sont prêts à devenir le fondement d’un état nouveau où « l’ordre » présidera au maintien de la condition que la Révolution leur a faite.

B. — Nous nous sommes occupés jusqu’ici de ceux qui ont personnellement retiré un bénéfice de la Révolution et nous avons vu que tous ceux-là ne désiraient qu’une chose, l’établissement de l’ordre. Mais, en dehors des « enrichis » et de tous les propriétaires anciens ou nouveaux qui forment « l’armée des intérêts », il y a toujours la foule aux rangs infiniment profonds de ceux qui s’avançaient les bras tendus dans un appel de délivrance vers la Révolution et qui demeurent maintenant épuisés, brisés, sans avoir rien du bonheur qu’ils attendaient. Pour eux, nous le savons, pour tout le prolétariat des campagnes ou des villes, la Révolution, qui fut d’abord le produit d’un geste libérateur, le cri sauvage et longtemps prolongé de tout un peuple dont les chaînes se brisent, fut ensuite le moyen réfléchi et accepté de parvenir à la réforme totale de la société, à l’amélioration générale. C’est pourquoi le prolétariat fut l’acteur des journées révolutionnaires. C’est lui qui a « donné » le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, c’est lui qui a été victime, le 17 juillet 1791, de la première application de la loi martiale, c’est lui qui, le 20 juin et le 10 août, a renversé la royauté, c’est lui qui partout et sans trêve a poussé au prix de son sang la Révolution vers plus de justice et plus d’égalité. Le prolétariat, courbé pendant une longue suite de siècles sous le plus absolu des jougs, s’est réveillé tout d’un coup et, se ruant vers le grand soleil entrevu qui devait éclairer un monde où chacun pourrait vivre sa vie, il s’est rué, brisant tout sur son passage, mais ne regardant point aux ruines entassées puisqu’on n’avait jamais regardé vers lui, source de toute la fortune et toute la gloire de gens que son malheur faisait heureux. Et c’est ainsi, par les routes sanglantes de la Terreur que le peuple, d’un bout à l’autre de la France, avait marché dans la Révolution. Or, depuis plus de dix ans que le prolétariat était sur la brèche était-il prêt d’atteindre au but rêvé ? Hélas non. Beaucoup, nous l’avons dit, dans la classe des travailleurs avaient su tirer parti des événements, profiter des troubles pour gagner quelque bien-être, mais la classe, en tant que classe, c’est-à-dire le groupement des individus dont la vie est régie par des conditions économiques, politiques et sociales identiques n’avait rien gagné. Adrien Weber, étudiant le socialisme agraire, écrit[7] : « L’on a dit que la Révolution de 1789 fut une jacquerie qui réussit. Hélas, les paysans qui soutinrent, en 1789 et 1793 la bienfaisante révolution politique des bourgeois uniquement parce qu’ils espéraient qu’elle serait sociale pour eux, se trouvèrent finalement dupés et trahis par la bourgeoisie comme l’avaient été leurs ancêtres, les Jacques, par Étienne Marcel, comme les volontaires de la République furent ensuite volés du milliard des biens des émigrés qu’on leur avait promis. » Cette révolution, que les salariés agricoles espéraient sociale, était attendue sociale aussi par les salariés des villes ; or ce fut pour eux l’échec sur toute la ligne. Ils demeurent, après avoir hissé la bourgeoisie plus haut sur l’échelle de la Société, les ouvriers exténués et découragés d’un changement politique qui ne leur rapporte rien.

Babeuf et les Égaux avaient tenté le suprême effort et donné au labeur du prolétariat, à ses actes prodigieux, d’abord impulsifs et quasi aveugles, puis de plus en plus conscients du but à atteindre, le programme merveilleux de netteté renfermé dans les 15 articles de l’Analyse de la doctrine de Babeuf. Selon le mot de Malon[8], les égaux étaient allés à l’âme du peuple en lui disant : « La Révolution victorieuse des rois, des nobles et des prêtres n’est pas finie, elle ne le sera que lorsqu’elle aura assuré, par l’organisation du travail, la juste répartition des produits de tous les membres de la société ». Mais les nouveaux conservateurs avaient eu tôt fait de supprimer Babeuf et le prolétariat terminait dans une lamentable misère sa marche détournée de la juste voie vers l’idéal de la révolution sociale. Et pourtant on avait inscrit dans les déclarations une liberté que réclamait la classe salariée : la liberté du travail. Mais c’était là un leurre puisqu’aucune garantie n’était mise à la disposition de l’employé à l’égard de son employeur, puisque la coalition entre gens de même métier était sévèrement interdite et que, par conséquent, il n’y avait point de moyen économique qui permît à l’ouvrier, au travailleur, de contrebalancer la toute-puissance de celui qui l’employait. Liberté de travailler aux conditions imposées ou alors liberté de mourir de faim ! Voilà à quoi se réduisait la victoire sociale du prolétariat qui avait fait la Révolution. Il avait vu pour cela tomber ses fils et assistait maintenant, misérable et dégoûté, à toutes les compétitions et désirait en somme surtout une chose, la paix à l’intérieur, pour retrouver ses forces et travailler, avoir du pain.

C’est ainsi que nous en arrivons à constater que le prolétariat dupé épuisé, ne demande, lui aussi, qu’une chose : la restauration de l’ordre. Quand la chaumière se vide et que le pain manque, l’ouvrier qui combat pour améliorer son sort doit abandonner la lutte pour retrouver des forces qui seront nécessaires à un jour prochain. Ainsi la classe salariée dut aspirer au repos qui donnerait du travail et assurerait, le pain de chaque jour.

Et puis, un nouveau sentiment est né dans la foule des humbles et fera accepter du peuple le changement dans la forme du gouvernement, si celui-ci permet à ce sentiment de se développer : l’homme du peuple est devenu chauvin. Nous n’avons pas à insister ici sur le caractère primitivement international de la Révolution. On avait fait la guerre aux rois et non aux peuples chez qui, selon une admirable déclaration, on devait porter non le fer et le feu, mais la liberté. Mais, et ce sera toujours un argument capital contre tous ceux qui vont disant que la guerre est nécessaire et parfois morale, que de montrer que les guerres mêmes de la Révolution, entreprises pour semer dans le monde les idées nouvelles et fécondes, ont abouti, en fin de compte, à des luttes d’annexion, de spoliation. Et c’est alors la guerre « glorieuse » de l’ancien régime qui reparaît. La gloire des armes obsède les esprits, les déprime, les affaiblit, mettant la confiance et la force de la nation à la merci d’un échec ou d’une victoire. Le peuple aspirant à l’ordre, au calme à l’intérieur, rêvait aussi d’une paix extérieure basée sur des succès français, et la façon dont son enthousiasme fera explosion quand ces succès viendront montre assez tout ce qui couvait dans la masse de désir de gloire.

Nous avons tenté jusqu’ici de mettre en relief — sans nous arrêter à des considérations sur la situation politique des partis — dans quelles conditions était la France au moment du coup d’État. Il apparaît bien que, pour des raisons d’ordre divers, l’immense majorité était mûre pour laisser faire ce coup d’État ou même y applaudir. Mais alors que devient, dans l’histoire que nous allons voir se dérouler, l’antagonisme des classes ? Malon, résumant Marx, écrit dans son Socialisme Intégral[9], que « la guerre des classes n’a pas pris fin à la Révolution française, elle n’a fait que se simplifier. La bourgeoisie, traître au prolétariat qui lui avait donné la victoire, s’est tournée contre lui, est devenue conspiratrice à son tour et a pris l’hégémonie des forces rétrogrades (noblesse, clergé, privilégiés de tous genres)… ». Que les deux classes dont parlent Marx et Malon se retrouvent seules en présence quand la Révolution se termine, c’est une opinion qu’il est impossible de rejeter, puisque tous les faits sont là qui le prouvent ; mais, pour ce qui est de la lutte de classe, il est absolument inutile de vouloir en faire le substratum unique de l’histoire du Consulat. Il n’y pas de lutte de classe dans la période qui s’ouvre, ou, en tous cas, les symptômes en sont tellement rares, que l’historien a de la peine à les discerner. Ici, par conséquent, nous devons encore une fois montrer que la conception du matérialisme économique, la méthode marxiste en histoire, ne peut pas, strictement employée, nous fournir toutes les explications des phénomènes historiques qui vont se dérouler[10]. Nous sommes obligés de chercher par ailleurs un guide méthodique qui nous permettra d’envisager les événements et d’en pouvoir tirer la philosophie. Or il y a un nom, il n’y en a qu’un seul à prononcer pour que chacun voie s’éclairer toute l’histoire de la période du consulat : Bonaparte. Nous croyons que parmi les facteurs qui peuvent intervenir pour diriger la vie d’un peuple, il faut faire une place certaine à l’influence personnelle d’un homme qui, par son génie ou par sa faculté de représenter les aspirations d’une classe ou de plusieurs classes, peut influencer et modifier même la marche des choses. Cette action d’un homme sur la société de son temps nous apparaît comme manifeste et indispensable à mettre en relief en traitant l’histoire du Consulat. Nous ne pensons pas qu’il y ait dans certains ouvrages de critique historique, comme, par exemple, celui de Tolstoï sur Napoléon et la campagne de Russie, autre chose qu’un très brillant paradoxe. Pour Tolstoï, Napoléon n’a été qu’un jouet dont a disposé le « hasard ». Quant à lui reconnaître une valeur personnelle quelconque, une influence individuelle dans l’histoire, c’est vouloir se laisser prendre au mirage de « gloire » que les hommes ont mis autour du nom de l’un quelconque d’entre eux. Cette négation de l’influence possible de l’individu, l’absolue nécessité, au contraire, pour l’histoire de n’être que le produit du développement des masses, développement conditionné par les seuls facteurs économiques, dérive nettement de la méthode dite marxiste. En Russie, la foi dans cette méthode est profonde, et l’économiste Milioukow, dans son Introduction à l’histoire de la civilisation russe, déclare nettement qu’elle est la seule qui convienne vraiment à l’histoire. Il ne faut pas se montrer aussi absolu. Les faits nous prouvent que les contemporains de Bonaparte, dans toutes les classes de la société, ont observé une attitude telle que sa personnalité a pu se développer sans contrainte dans la société, et déterminer l’union d’un nombre considérable d’énergies autour de lui. Chaptal [11] dit que Bonaparte « avait fondu tous les partis », et il ajoute : « L’histoire de la Révolution était alors pour nous à la même distance que celle des Grecs et des Romains ». C’est là une parole décisive, car aucune ne saurait mieux faire comprendre l’influence réelle, prodigieuse presque, d’un seul homme sur les gens de son temps. Nous avons vu déjà rapidement comment il faut entendre que Bonaparte avait fondu tous les partis, et nous le verrons mieux encore par la suite, mais le fait brutal qui nous importe en ce moment, c’est que Bonaparte, par ses actes non contestés ou peu contestés, voit la nation se grouper sans étonnement autour de lui. Il va pouvoir agir dans le pays et le faire agir : sa personnalité aura donc bien quelque valeur.

Ainsi, tandis que la lutte des classes est momentanément suspendue, et que seules des compétitions autour du pouvoir mettent aux prises des politiciens qui se débattent dans le désordre des services publics, tandis que, dégoûté ou brisé, en tout cas impuissant parce qu’il a trop lutté, le prolétariat retombe sous la sujétion économique et sociale de la bourgeoisie qui s’organise, Bonaparte s’élève et va profiter de l’apathie des uns, de l’enthousiasme
Sept-cent cinquante m’écrasent.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
intéressé ou sincère des autres pour faire prédominer dans les événements son action personnelle.

Nous voilà donc par la suite logique du raisonnement amenés à étudier ce qu’il faut retenir de la personnalité de Bonaparte. Ce que nous voulons rechercher, ce n’est point tant la connaissance de son extérieur, si l’on peut s’exprimer ainsi, que la dominante de son caractère. Et en effet, puisque Bonaparte va avoir devant lui, à peu près à sa disposition, la puissance, il est capital de savoir quelles qualités il déploiera pour en user. Or le trait dominant du caractère de Bonaparte, nul n’a songé jamais à le nier, c’est l’ambition. Toute l’histoire de sa vie est dans ce mot. Ambitieux, il l’a été jusqu’au crime, jusqu’à la folie, et lord Roseberry, dans un ouvrage du plus haut intérêt[12], a pu, en quelques pages[13], tracer le tableau de son existence en partant de cette ambition, qui s’élargit de plus en plus jusqu’à détruire l’équilibre moral de l’homme et le précipiter dans l’hallucination, dans la folie. Bonaparte veut arriver, mais pour cela il lui faut des appuis et c’est autour de lui, dans la société où il est venu vivre, encore qu’elle ne l’attirât point plutôt qu’une autre, qu’il doit les chercher. Né juste à temps pour être Français, mais grandi dans des sentiments de haine véritable contre la France qui a asservi sa patrie corse[14], Bonaparte n’a en France aucune attache de famille ou de parti. Les hommes qui s’agitent autour de lui peuvent être des instruments de sa fortune, mais ils ne sont pas des compatriotes pour qui l’on puisse avoir égard soit des opinions, soit des relations. De son origine, de son éducation, Bonaparte a gardé le seul goût de l’intrigue intelligente qui sait, pour parvenir, ne se laisser guider que par des questions d’intérêt. Le « condottiere » de Taine agit pour lui et pour lui seul. En Corse, où les haines sont vivaces comme le maquis, toujours brûlé et toujours vert, il faut, pour ne point tomber au détour des routes, avoir de sûrs amis qui veillent et ne pas regarder au choix des moyens pour gagner des partisans, tromper l’adversaire et l’abattre. Et Bonaparte, pour parvenir à la situation qu’il rêve, ne cherchera d’autre appui que ceux qu’il aura intérêt à voir défendre sa cause. Cet homme « à part »[15] n’a pas suivi « ses propres instincts », comme le pense et l’écrit M. Levasseur, mais il a bien plutôt calculé avant de demander appui à certaines classes de la nation, que c’étaient celles-là qu’il importait avant tout de gagner et d’entraîner à sa suite.

Voyons donc vers quels hommes dans la nation Bonaparte avait intérêt à se tourner.

Jusqu’au 18 brumaire, Bonaparte n’avait été qu’une chose : un soldat. Sa renommée s’était fondée sur les champs de bataille, et il ignorait tout du gouvernement. On le vit bien, du reste, à cette activité fiévreuse qu’il mit à étudier tous les rouages de l’administration, faisant, au sens précis du mot, son éducation dans les choses de la vie politique, s’assimilant à la hâte les principes de droit, de science financière ou commerciale pour être vite capable de se rendre compte par lui-même de tout ce qui pouvait être fait dans le gouvernement autour de lui. Ne retrouve-t-on pas là la tendance du chef militaire qui veut être au courant des services de toute l’armée qu’il commande ? Lorsqu’il était en campagne, Bonaparte, comme on l’a dit plus haut, avait pu voir le rôle considérable joué dans l’État par les grands financiers. Il n’avait pas pu se passer d’eux parce que c’étaient eux qui, par les fournitures, avaient en main la force militaire du pays. En outre, au moment du coup d’État, ils avaient été, dans la coulisse, les bailleurs de fonds indispensables. Que les financiers refusent au nouveau gouvernement leur appui, et c’en était fait de lui. Seuls ils avaient l’argent nécessaire pour entretenir les rouages administratifs, seuls ils pouvaient arrêter la banqueroute menaçante. Et dès lors, que va-t-il se passer ? Bonaparte va se tourner vers les gros capitalistes et prendre vis-à-vis d’eux tous les engagements qu’ils voudront pourvu qu’il soit assuré de réunir l’argent exigé par les services. Le pacte tacite existe : de l’argent tout de suite, et la guerre demain pour avoir à « fournir » encore et toujours, c’est-à-dire à voler.

C’est donc le besoin d’argent qui contraint Bonaparte à chercher un appui dans la classe capitaliste. C’est son intérêt qui le fait s’adresser à la bourgeoisie. Nous savons ce que celle-ci désire : l’assurance que l’ordre de choses établi par la Révolution va être raffermi. Il y a dans la bourgeoisie des réserves pécuniaires ou foncières qu’il faut ménager. La force du nouveau gouvernement ne résidant ni dans un trésor solide, ni même dans une armée dévouée, puisque l’armée, sauf à Paris, est étrangère au coup d’État, il faut que l’opinion lui soit acquise. C’est la bourgeoisie, la puissance nouvelle, qui doit être gagnée. L’« armée des intérêts révolutionnaires », voilà donc encore ce qui doit être le soutien de la politique de demain. Bonaparte va aller vers la bourgeoisie, la flatter, la tranquilliser, la conquérir enfin par des actes de modération surtout. Se placer sous l’égide de la Révolution et s’en proclamer le fils, en la déclarant compromise par les excès de toutes sortes, la présenter comme devant s’arrêter par la consécration des résultats acquis, telle a été la politique dictée par l’examen de la situation des partis au général Bonaparte, telle a été la cause de son succès. Les bourgeois ont été enthousiasmés de cet homme qui a déposé, pour venir vers eux, l’épée et l’uniforme, et qui leur parle de leurs intérêts, de leurs désirs, de la paix qu’ils rêvent, de leur fortune qu’ils tremblent de perdre, comme s’il était des leurs. Leur intérêt était le sien et c’est pour cela qu’il les a ménagés. C’est la force de la bourgeoisie qui a été la force première du gouvernement de Bonaparte. Celui-ci, en effet, savait bien que ce n’était pas dans le prolétariat que résidait cette force. Il savait qu’il n’avait rien à attendre des ouvriers dont le ressort d’énergie était brisé, et ne l’aurait-il pas su que la façon dont le prolétariat accepta le coup d’État le lui aurait montré. Rien à craindre des ouvriers, rien à en espérer non plus. Par conséquent, cette classe de la nation reste quantité négligeable, et Bonaparte s’occupera de la « gouverner » dès le premier jour.

Ses préférences sont donc certaines, son attitude toute tracée. Son intérêt le voulant ainsi, c’est vers la classe possédante que Bonaparte va se tourner et son action tendra à lui donner des gages de son désir de la contenter. Consolider sa situation et la fortifier au moyen de lois nouvelles qui, tenant compte des changements survenus dans l’organisation sociale, feront d’elle définitivement la classe privilégiée ; tenir par elle la nation tout entière et la conduire vers la gloire qu’il rêve : voilà ce que Bonaparte va s’efforcer de faire.

C’est à la clarté des considérations que nous venons de développer que va s’illuminer toute l’histoire intérieure et extérieure du Consulat. Il semblerait au premier abord que l’effort de l’historien socialiste doive être stérile, s’appliquant à un temps de domination marqué par une éclipse à peu près absolue dans le développement normal des grandes idées sociales semées aux sillons largement tracés de la Révolution. Mais cette histoire même de la puissance absolue d’un homme qui, selon le mot de Mallet du Pan, avait « la tête dans les nues » (Lettre de déc. 1799, Descotes, p. 553), contient pour la démocratie républicaine et socialiste le plus terrible enseignement… Et puis l’homme est tombé, et la semence a pu germer de nouveau, comme au printemps revenu germent les graines que le sol a gardées durant le rigoureux hiver.

« Si Bonaparte s’attendait à une surprise, à une révolte d’une partie de l’opinion, à l’enthousiasme délirant d’une autre partie, son attente fut trompée à Paris et dans les départements. » En regard de cette constatation de M. Aulard[16], on peut mettre ces mots de M. Vandal, à qui certes l’envie ne manque point de faire unanimement acclamer le général : «…Paris, depuis dix ans, avait passé par trop de crises et de changements violents ; il avait vu trop de gouvernements s’élever avec fracas et s’abattre les uns par-dessus les autres ; il restait trop brisé de secousses meurtrières et d’espérances déçues, pour qu’un nouveau coup de force, même accompli par Bonaparte, parut immédiatement la solution… les gens d’opinion réfléchie et moyenne se raisonnaient pour espérer, ils y parvenaient, mais l’espoir n’allait pas jusqu’à une pleine et absolue confiance[17]. On ne saurait mieux montrer quelle attitude fut celle de Paris. On devine que les commentaires de la population sur le coup d’État durent se borner à de simples constatations. Ceux qui virent le général se rendre le 20 au Luxembourg ne l’acclamèrent point, et les curieux qui applaudirent au passage de ces nouveaux magistrats qu’on appelait Consuls, au moment où ils allaient du Petit-Luxembourg au grand palais, firent simplement comme tous les badauds de Paris, toujours prêts à crier : « bravo ! » à un spectacle non encore vu. Et le rapport du Bureau central sur la journée du 21 brumaire a quelque chose d’étrangement naïf et aussi de très instructif, si on songe à la prodigieuse importance du coup d’État de brumaire, lorsqu’il dit ceci : «…le contentement qu’inspire la révolution du 18 brumaire n’a ni l’exaltation ni l’enthousiasme qui naissent et meurent presque en même temps c’est au fond des cœurs que ce contentement réside… » N’est-ce pas, dans le langage spécial de l’administration, la plus admirable manière de dire que le coup d’État s’est fait sans qu’on y prêtât d’attention ? La police rapporte pourtant que le 20 on a couvert d’applaudissements au théâtre de la République et des Arts ces vers dont l’application était très sensible :

La victoire est à nous ;
Saint Phar par son courage,
De la mort, du pillage,
Nous a préservés tous. — (La Caravane.)

On a aussi, paraît-il, beaucoup applaudi le passage d’une pièce de Favart appelée Ariodant, où le héros dit à Lucain : « Va, mon frère ! Sois tranquille comme je le suis, le courage et la loyauté doivent toujours triompher de l’intrigue et du crime ». À défaut d’enthousiasme populaire, il est évidemment intéressant de noter ces « manifestations » au théâtre, mais il se pourrait que le fait même de les noter fasse mieux ressortir encore l’indifférence générale. C’est aussi l’impression qui se dégage de ce passage du Moniteur, où il est dit que « beaucoup de maisons illuminèrent », d’où cette conclusion qu’il n’y eut que des illuminations partielles. Au reste, la portée même de l’acte au lendemain de sa réalisation semble avoir échappé à bien des gens, ou plutôt une sorte de confusion a régné sur la façon politique d’en envisager les conséquences. Voyons le Moniteur : « Les nouveaux changements qui viennent d’avoir lieu contentent tout le monde, excepté les Jacobins… » Voyons le rapport du bureau central en date du 23 : « Ce qui seul suffirait pour donner une idée juste de l’esprit public dans les circonstances actuelles, c’est le mécontentement des royalistes… » Les deux cloches sonnent donc deux sons ! La vérité semble bien être que les Jacobins laissèrent faire parce qu’ils n’avaient plus une organisation qui leur permît de résister ; que les royalistes espérèrent en l’avenir, ce que depuis longtemps ils n’avaient pas fait, et que la « masse » constata sans plus. Dire ce que c’est à Paris que la masse est à peu près impossible. C’est l’ensemble de tous ceux qui, par tempérament, par éducation, se tiennent éloignés des opinions, sont prêts à grossir dans la rue tous les rassemblements, à marcher même derrière ceux qui risquent un danger, non pas pour le partager, mais pour « voir ». Ce sont les curieux, les rieurs, les passants. Ce sont ceux qui aujourd’hui se moquent du bon tour joué par quelque malin à l’ « autorité » ; ce sont ceux qui, en brumaire, allaient colportant la fable des Cinq-Cents sautant par les fenêtres de Saint-Cloud, et s’amusant à l’idée seule d’un tel spectacle. Ce qui intéresse la « masse », c’est le détail, le fait amusant ou tragique. De l’ensemble, elle ne se soucie pas ; les conséquences, elle ne les recherche point. La masse vit au jour le jour et, friande d’incidents, après avoir ri parce qu’on lui raconte que des gouvernants sautent des fenêtres, elle s’indigne à la pensée qu’on a voulu tuer un général qu’elle appelle le héros d’Italie, et qu’elle a vu revenir d’Égypte dans une rumeur glorieuse. Un Fouché a toujours beau jeu lorsque, maître de beaucoup de bouches, il peut faire colporter dans la « masse » des récits pathétiques. C’est une spéculation sur le côté romanesque de l’âme populaire. Il y a toujours eu des malveillants ou des intéressés qui ont fait cette spéculation pour égarer le peuple. Ce qui est fort remarquable, c’est que, dans un temps de dépression ou de fatigue générale, comme était Paris et la France à l’époque qui nous occupe, c’est précisément à cette masse, vague, inconsistante, malléable à merci, que le gouvernement doit s’adresser et que c’est d’elle, de son inertie, que dépend le sort du pays. C’est à elle que s’adressent les proclamations nombreuses placardées dans Paris. Les deux Conseils lui disent, par la plume de Cabanis : « Il est temps de donner des garanties solides à la liberté des citoyens, à la souveraineté du peuple, à l’indépendance des pouvoirs constitutionnels, à la République enfin, dont le nom n’a servi que trop souvent à consacrer la violation : il est temps que la grande nation ait un gouvernement digne d’elle, un gouvernement ferme et sage, qui puisse nous donner une prompte et solide paix, et nous faire jouir d’un bonheur véritable. » À onze heures du soir, paraissait l’affiche de Bonaparte : « Les idées conservatrices, tutélaires, libérales sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les Conseils. » Puis enfin Fouché, ministre de la police, expose que « le gouvernement était trop faible pour soutenir la gloire de la République contre les ennemis extérieurs et garantir les droits des citoyens contre les factions domestiques : il fallait songer à lui donner de la force et de la grandeur. » Le public, la masse, comparant ces proclamations à celles des coups d’État précédents, ne pouvait être frappé que d’une chose : la modération des termes, l’absence de grands principes directeurs dans la politique future. C’était l’exposé d’une sorte d’opportunisme, comme nous dirions, et l’on allait même se répétant que le général Bonaparte avait quitté son épée pour prendre un costume civil et bien montrer ainsi qu’on n’allait point instaurer un gouvernement militaire. Au reste, Sieyès était là. Aussi, la lecture faite des proclamations, l’on passait en hochant la tête : « Un changement de plus… » La seule préoccupation qui paraît avoir véritablement existé peut se traduire ainsi : « Pourvu que nous ayons la paix… » Un rapport sur la publication de la loi du 10 brumaire », par le commissaire du pouvoir exécutif dans les divers carrefours, nous expose comme il suit l’attitude du public : « L’enthousiasme surtout était manifesté avec une sorte d’explosion à l’annonce des intentions du gouvernement régénéré pour la paix, et plus d’une fois le commissaire, interrompu par les applaudissements et les cris de : Vive la République ! a été obligé de répéter cette disposition bienfaisante. » C’est donc la paix qui est la plus désirée, et ce que l’on applaudit le plus dans le gouvernement nouveau, ce sont les promesses de paix. C’est intéressant à noter pour nous. Il semble que la famille des Bonaparte ait toujours vu sa fortune faite par le désir de paix de la nation et l’ait compromise ensuite par l’abus qu’elle a fait de la guerre. Ce qui est étrange, c’est que le pays se soit ainsi donné à des hommes qui promettaient la paix alors que, par vocation ou par tradition, ils n’avaient, pour asseoir leur gouvernement, que la seule gloire militaire en vue.

La présence du général Bonaparte à la tête du gouvernement n’empêcha pas qu’on crût à la paix, qu’on ne l’espérât — pas plus que pour un autre Bonaparte on ne se souleva devant la fameuse et monstrueuse formule : « L’Empire c’est la paix ! »

Du côté républicain, le calme le plus complet ne cessa de régner. Il n’y avait plus à Paris de centre où les Jacobins pussent se concerter en vue d’une opposition sérieuse. Les clubs jacobins étaient fermés, le peuple des faubourgs n’avait plus, depuis prairial, la force nécessaire pour s’armer. Du reste, on savait que Bonaparte avait parlé de faire fusiller Santerre s’il tentait une insurrection. Les royalistes, les réacteurs purent à l’aise crier : « A bas les Jacobins ! », ceux-ci ne pouvaient plus répondre. Et c’est alors, dans cette sécurité, que les partisans de l’ancien régime se redressèrent soudain. Au théâtre et à la rue, dans des pièces, par des caricatures et par des chansons, toute la Révolution est attaquée par eux, La Maison de Saint-Cloud, ridiculise les « autorités législatives », et le Représentant postiche montre un pantin grotesque qui personnifie le Représentant du peuple ; les Deux 18, les Jacobins à Montmartre, les Mariniers de Saint-Cloud, La Journée de Saint-Cloud ou les Projets à vau l’eau… sont autant de pièces où éclate le contentement des royalistes. Et, comme il ne pouvait en être autrement, dès le 26, « le citoyen Royer, chef du culte catholique dans la ci-devant église N.-D. », prononce un violent discours contre les institutions républicaines.

Cette explosion de tous les sentiments réactionnaires dut vite se calmer, du reste, car Bonaparte pas plus que Sieyès ne voulait répondre aux vœux des royalistes, et la police eut bientôt l’ordre de s’employer à réprimer leurs manifestations. Le gouvernement consulaire est un gouvernement de « concentration ». Ni extrême gauche, ni extrême droite… la formule est ancienne, et, quand on l’entend, il est n’est pas mauvais de se souvenir qu’elle a été appliquée déjà : on peut juger des résultats donnés.

En province, le coup d’État souleva plus de passion qu’il n’avait fait à Paris. M. Aulard[18] a montré que, contre l’avis de presque tous les historiens, la protestation du président du tribunal criminel de l’Yonne, Barnabé, fut loin d’être la seule qui s’élevât. À Arras, le commissaire de l’ex-gouvernement ne veut pas enregistrer les décrets du 19, et l’administrateur Goulliard démissionne. L’administration centrale du Jura alla jusqu’à décréter de faire marcher sur Paris une troupe départementale — jamais levée, du reste, — que commanderait le citoyen Lémare. Le Moniteur, le Journal des hommes libres et la Gazette de France nous ont conservé un grand nombre de noms de fonctionnaires qui ont protesté. Le gouvernement dut faire fermer de nombreux clubs jacobins à Clermont-Ferrand, Metz, Versailles, Lyon. À Toulouse, un commencement de soulèvement fut organisé par la Société populaire des Jacobins et il fallut que le général Fregeville intervînt et tînt ses troupes prêtes.

Par contre et comme à Paris, les royalistes croient à la Restauration, et la troupe qui, à Toulouse, était prête à marcher contre les républicains, fut prête, à Bordeaux, à arrêter les réactionnaires.

Mais, somme toute, en province on ne voit pas de mouvement sérieux pour ou contre le coup d’État, et, au lendemain du 18 brumaire, on ne prend pas parti, on attend. Les actes qui vinrent furent précisément de nature à ramener la confiance dans tous les esprits, et l’on sentait de la part du gouvernement comme un grand désir d’éviter tous les chocs de conscience ou d’opinions.

  1. Descotes, La Révolution vue de l’étranger, p. 551.
  2. « Ça ne va pas si mal, visite pire que celle du diable », libelle de l’époque.
  3. L’avénement de Bonaparte, p. 51.
  4. Études et Leçons sur la Révolution française, seconde série, p. 223.
  5. Ibid. p. 45.
  6. II, 215
  7. Rev. Soc. 1894, II, p. 531.
  8. Lundis social. dans Rév. Soc. 1892, I, p. 674.
  9. I, 27.
  10. Cf. Jaurès. Conclusion de l’histoire de la Constituante.
  11. Mes souvenirs sur Napoléon, p. 231.
  12. La dernière phase.
  13. 292 et sq.q.
  14. Cf.Masson, Papiers inédits.
  15. Tolstoï, ibid, 254.
  16. Et. et lec. sur la Rév. franc., 2e série, p. 220.
  17. Ibid., p. 405.
  18. Id., 232.