Histoire socialiste/Consulat et Empire/08

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Jules Rouff (p. 116-134).

CHAPITRE III

LA GUERRE CONTRE L’ANGLETERRE

La guerre contre l’Angleterre reprit, on s’en souvient, après le refus opposé par le ministère Pitt aux offres de paix adressées au roi Georges III par Bonaparte[1]. Dès lors, la lutte s’engagea violente sur tout le domaine maritime, et elle fut marquée par autant de succès anglais que la guerre continentale le fut de succès français. Bonaparte était dans l’impossibilité de résister efficacement sur mer à la flotte anglaise, d’une supériorité écrasante tant par le nombre des unités que par leur armement. Par conséquent, son seul moyen de défense devait consister à tirer de ses victoires continentales un maximum d’avantages diplomatiques afin d’isoler la Grande-Bretagne et l’amener à faire la paix en raison de l’épuisement inévitable où la conduiraient ses conquêtes mêmes.

Ce chapitre présente donc à peu près la contre-partie de celui qui le précède immédiatement : nous y traiterons, en effet, des succès étrangers au lieu des succès français, et nous verrons comment la résistance de la France, toute basée sur les avantages étudiés plus haut, a conduit à la paix d’Amiens, signée le 25 mars 1802.

§ 1. — Les succès anglais.

L’île de Malte, occupée par 4 000 hommes, sous le commandement de Vaubois, qu’appuyait Villeneuve avec les débris de sa flotte d’Aboukir, constituait ce que l’on a accoutumé d’appeler « une forteresse imprenable ». Elle succomba pourtant, et les plus terribles souffrances s’abattirent sur ses défenseurs. Il n’y eut point pour ainsi dire de combat : les Maltais, exaspérés par les pillages et les exactions françaises, poussèrent Vaubois dans la Valette et l’y enfermèrent, pendant que les flottes anglaise, portugaise et napolitaine gardaient la mer. Et puis on laissa les Français mourir de faim. Quand la mort eut fauché la majeure partie de la garnison, quand les « fêtes » données par Vaubois en attendant des secours ne purent plus empêcher les hommes de penser à la minute terrible, toujours de plus en plus proche, où le scorbut et la famine les détruiraient tous, il fallut songer à se rendre. La résistance durait depuis vingt-six mois. Les correspondances communiquées par les amiraux ennemis ne laissaient plus aucun espoir de l’intervention victorieuse d’une flotte française. C’était bien fini. Vaubois capitula et quitta l’île avec les honneurs de la guerre, emmenant à Marseille avec lui les restes lamentables de son armée (25 septembre 1800). Les Anglais s’engagèrent à remettre Malte aux chevaliers de l’ordre de Saint-Jean ou au roi de Naples, ou au tsar. Nous verrons comment ils refusèrent par la suite de s’en dessaisir, et comment ce refus détermina chez Paul Ier, empereur de Russie, une irritation profonde. L’importance de Malte, commandant le passage de la Méditerranée

Mort de Kléber.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


entre la Sicile et la côte d’Afrique, était pour la Grande-Bretagne, reine des mers, beaucoup trop considérable pour qu’elle s’en dessaisît jamais. Elle s’y établit au contraire formidablement.

On sait dans quelle situation lamentable Bonaparte avait laissé l’armée d’Égypte lorsqu’il s’embarqua pour la France[2]. Un fait frappe l’historien lorsqu’il entreprend de raconter comment se termina cette fameuse campagne égyptienne qui, dans une première pensée dominatrice de Bonaparte, devait lui donner l’empire d’Orient, et s’acheva après la désertion du général en chef, d’une façon pitoyable ; si l’on recherche la pensée constante des soldats demeurés en Afrique, elle est toute concentrée dans l’espoir que la France va les secourir, il est impossible qu’on ne pense pas à eux. Or, si d’autre part on lit les journaux, les rapports sur l’esprit public en France, les notes policières, on ne voit pour ainsi dire pas trace d’une préoccupation sérieuse de ce qui se passe en Égypte. Il y a là-bas une armée aux prises avec un adversaire acharné, dans un pays hostile, et l’opinion ne songe pas à autre chose qu’aux événements continentaux. C’est que l’expédition d’Égypte a été l’affaire de Bonaparte seul, la nation ne s’y est pas intéressée. Quant à Bonaparte, trouvant en France l’empire qu’il n’avait pu se constituer en Afrique, il a laissé au second plan l’Égypte, dont le mirage ne revint plus à sa pensée que pour de « grands projets[3] ». Tous ses efforts pour secourir Kléber se bornèrent à tenter un ravitaillement par les flottes de Toulon et d’Espagne, qui ne purent aboutir à rien et se dirigèrent sur Brest. Pendant ce temps, Kléber sentait le désespoir l’envahir tout entier. Dans sa première proclamation, il écrivait aux chefs musulmans : « Dites au peuple que la République française, en me confiant le gouvernement de l’Égypte, m’a spécialement chargé de veiller au bonheur du peuple égyptien. C’est de tous les attributs du commandement le plus cher à mon cœur ». C’est le langage d’un chef dont le pouvoir est fermement assis, la sécurité complète. En réalité, le découragement s’emparait chaque jour davantage de lui : la peste frappait ses hommes, les suicides augmentaient dans des proportions inquiétantes, des révoltes mêmes se produisaient, et les seules nouvelles reçues de France se bornaient aux récits des revers qui marquèrent les opérations avant la bataille de Zurich. C’est dans ces conditions qu’il songea à traiter. Il fit part de ses intentions aux chefs de l’armée, et trouva contre lui Desaix, Davout et Menou, qui inclinaient à combattre à outrance. Il ne céda pas, persuadé que tout espoir de secours était perdu, et que, seule, son armée, réduite et démoralisée, succomberait tôt ou tard : mieux valait la sauver. Desaix et Poussielgue se rendirent donc auprès du commodore Sydney Smith, et il fut entendu que l’armée française évacuerait l’Égypte et serait rapatriée par les Anglais avec les honneurs de la guerre. L’Égypte devait être reprise par les Turcs. Cette convention — convention d’El-Arish — fut signée le 24 janvier 1800, et Kléber en avertit le Directoire par une lettre du 30 janvier, contenant l’exposé des motifs qui l’avaient déterminé à traiter. Bonaparte lui répondit, le 19 avril, par des félicitations pour l’armée et pour lui-même. En réalité, sa colère était grande, et il écrivait aux consuls : « Je regarde comme infâme qu’on ait abandonné l’Égypte ». Ce mot, sous sa plume, n’est-il pas d’une ironie terrible ?… Du reste Kléber « n’abandonna pas l’Égypte. L’amiral anglais Keith, conformément à des instructions reçues de Londres, refusa de ratifier la convention signée sans pouvoirs suffisants par Sydney Smith. Il demanda la reddition sans condition. Kléber, qui déjà avait évacué le Caire, communiqua aux troupes la lettre de l’amiral anglais, ajoutant : « Soldats, on ne répond à de telles insolences que par des victoires ; préparez-vous à combattre ». Il avait sous la main 12 000 hommes qu’il lança contre 70 000 Égyptiens commandés par le grand vizir Youssouf. La victoire remportée à Héliopolis (20 mars 1800) fut complète, et l’Égypte reconquise, tant par les armes, qui nous redonnèrent bientôt le Caire, que par l’attitude empreinte de générosité et de grandeur d’âme qui fut l’honneur du général en chef. Assisté par Mourad-bey, un chef musulman devenu son plus fidèle allié après avoir été son plus terrible adversaire, Kléber entreprit une réorganisation complète de l’Égypte qui force l’admiration. C’est au moment où il travaillait ainsi pour le plus grand bien du pays qu’il occupait, et qu’il entamait d’autre part des négociations nouvelles pour sortir sans dommage de la situation qu’il devinait, malgré son succès passager et éclatant, comme périlleuse et devant, en fin de compte, s’achever dans une catastrophe, qu’il tomba frappé à coups de poignard par un fanatique appelé Soliman. Desaix mourait le même jour à Marengo (14 juin 1800).

L’ancienneté du grade porta Menou, Abdallah Menou — car il avait épousé une Égyptienne et s’était fait musulman — à la place de Kléber. Son commandement fut marqué surtout par la quantité très considérable de paperasses qu’il a laissées. Il a légiféré sur tout, renversé les usages indigènes, réformé l’administration tant civile que militaire, il a harangué, paradé, froissant tout le monde ou à peu près, sans prendre en réalité aucune mesure sérieuse et utile. Pourtant le danger prévu par Kléber était imminent. Les Anglais, décidés à en finir avec une armée pour ainsi dire insignifiante, préparaient la campagne définitive qui devait chasser les Français. Trois armées ennemies, au printemps de 1801, s’avançaient sur l’Égypte : les Turcs, par la Syrie, avec 40 000 hommes ; les Anglais, sous le commandement d’Abercromby, par la Méditerranée, avec 20 000 hommes ; les Cipayes, enfin, par la mer Rouge, avec 10 000 hommes. Menou, obligé de diviser ses forces pour garder des villes prêtes à se révolter, ne put opposer à Abercromby, débarqué le 5 mars 1801 à Aboukir, que 8 000 hommes. Ils furent impuissants, et la retraite dut s’accentuer encore après un combat acharné qui vit la mort du chef anglais à Canope (21 mars). Bientôt Belliard fut enfermé au Caire avec quelques milliers de soldats par 40 000 Anglais ou Turcs, tandis que Menou lui-même était assiégé dans Alexandrie. C’était la fin. Ganteaume, échappé de Brest pendant une tempête, avait passé le détroit de Gibraltar et tenté de secourir l’armée d’Égypte ; mais, se heurtant à l’escadre solide de l’amiral Warren, il avait dû rentrer à Toulon (15 février). Une tentative de Bruk ne fut pas plus heureuse[4]. Rien ne put retarder le dénoûment fatal : Belliard capitula le 27 juin 1801 ; Menou rendit Alexandrie le 30 août suivant. L’Égypte fut évacuée par l’armée française, infiniment réduite, et ramenée en France avec les honneurs de la guerre.

§ 2. — La défense de Bonaparte.

On se rappelle que le ressentiment du tsar Paul I à la suite de la bataille de Zurich l’avait déterminé à abandonner la lutte effective contre les armées françaises. Lorsque les Anglais se furent emparés de Malte, il estima qu’ils agissaient en violation du droit des gens et se trouva au surplus personnellement blessé : Malte devait être remis aux chevaliers de l’ordre dont il avait accepté d’être le grand-maître. Il reprit dès lors une idée réalisée en 1780, pendant la guerre d’indépendance de l’Amérique, et forma la ligue des neutres destinée à résister contre la suprématie maritime de l’Angleterre. Le 16 décembre 1800, le Danemark et la Suède y accédèrent ; le 18 décembre, la Prusse y entra à son tour. Les Anglais, sans tarder, capturèrent les navires neutres qu’ils purent rencontrer, et se dirigèrent sur les colonies danoises ; mais, par représailles, le Danemark occupa Hambourg et ferma l’Elbe au commerce britannique, tandis que la Prusse prenait le Hanovre.

Bonaparte était donc tout à coup secouru par un ennemi de la veille. Il n’eut garde de ménager les avances et les flatteries à l’empereur de Russie et, lorsque le général Sprengporten, envoyé par le tsar pour annoncer la conclusion de la ligue des neutres repartit, il emporta une lettre du Premier Consul[5]. « Vingt-quatre heures après que Votre Majesté aura chargé quelqu’un qui ait toute sa confiance et qui soit dépositaire de ses spéciaux et pleins pouvoirs, le continent et les mers seront tranquilles. Car lorsque l’Angleterre, l’empereur d’Allemagne et toutes les autres puissances seront convaincus que les volontés comme les bras de nos deux grandes nations tendent au même but, les armes leur échapperont des mains et la génération actuelle bénira Votre Majesté de l’avoir arrachée aux horreurs de la guerre et aux déchirements des factions. » Le 20 janvier 1801, Paul Ier lui écrivait de son côté : « Je vous propose de convenir entre nous des moyens de finir et faire finir les maux qui désolent depuis onze ans, l’Europe entière. Je ne parle ni ne veux discuter ni des Droits de l’Homme ni des principes des différents gouvernements que chaque pays a adoptés. Cherchons à rendre le repos et le calme au monde… Me voici prêt à vous écouter et m’entretenir avec vous. » Lanfrey critiquant avec une ardeur singulièrement frappante la valeur du rapprochement franco-russe en 1800 et 1801, rejette cette lettre du tsar qui n’aurait existé que dans la pensée de Napoléon. Bonaparte, aurait eu, en réalité, une note où « on le traitait à peu près comme le gouverneur de quelque province éloignée de l’empire russe[6]. » La lettre de Paul Ier figure pourtant dans l’ouvrage fondamental de Martens[7] et M. Sorel[8] la reproduit également sans la mettre en doute. Il semble qu’on puisse croire qu’elle a été véritablement écrite. Lanfrey établit une critique juste sans doute, mais personnelle, lorsqu’il dit que « l’alliance ne pouvait être durable sans que la France de 1789 se reniât elle-même » ou encore qu’elle était « anti-européenne, accouplait la civilisation à la barbarie en rendant la France solidaire du système monstrueux des czars… ». Il n’en demeure pas moins vrai que Bonaparte avait intérêt à faire agir Paul Ier contre l’Angleterre et la façon très rapide dont le tsar s’est laissé séduire[9], l’envoi d’un plénipotentiaire russe, M. de Kolytchef, montre assez qu’il était véritablement disposé à traiter. Dès lors, sa lettre du 20 janvier est absolument possible. Nous savons qu’au même moment Bonaparte devient plus exigeant dans ses demandes à l’Autriche, et signe avantageusement le traité de Lunéville, suivi du traité de Florence (28 mars 1801) qui ferme les ports napolitains aux Anglais, du traité de Madrid (21 mars 1801) qui récompense l’Espagne (la Toscane est donnée à un infant) du concours promis contre les Portugais, éternels alliés de l’Angleterre.

Toutes ces opérations diplomatiques, on le voit, n’ont qu’un objet : isoler l’Angleterre. Elle est maîtresse des océans, c’est entendu, mais elle n’a plus de débouchés pour ses produits, elle est chassée du continent. Pendant que l’influence française s’étend, Bonaparte et Paul Ier travaillent à établir une alliance. Kolytchef était arrivé le 6 mars 1801 à Paris. Ses instructions portaient « la garantie de Malte après la restitution au grand-maître, et ce grand-maître serait le tsar ; la restitution de l’Égypte à la Porte ; la reconnaissance de la limite du Rhin, afin d’humilier l’Autriche. Kolytchef devait porter Bonaparte à faire une descente sur les côtes d’Angleterre, lui inspirer l’idée de prendre le titre royal et d’établir la succession au trône dans sa famille ; enfin Bonaparte était invité à fermer les clubs révolutionnaires à Paris et particulièrement le club polonais[10]. » Tant qu’il s’agit des négociations intéressant seulement les deux pays, tout alla bien entre Talleyrand et Kolytchef, mais « la question de la paix générale découvrit toutes les oppositions ; il fallut bien reconnaître que, dès qu’on se toucherait, on cesserait de s’entendre, et que l’on se rencontrerait nécessairement dans la Méditerranée, Bonaparte ne recherchant les Russes que pour chasser les Anglais de cette mer et Paul ne recherchant Bonaparte que pour y substituer la Russie à l’Angleterre[11]. » Ces lignes, si parfaitement justes, montrent ce que furent exactement ces négociations : elles demeurèrent stationnaires. Remises du reste aux mains de Kolytchef, peu ami de la France, et rédacteur de rapports en beaucoup de points semblables à ceux de nos ennemis au sujet de la situation intérieure, dirigées de Pétersbourg par Rostopchine, notre adversaire déclaré, elles ne pouvaient guère aboutir. Il est vrai qu’à côté de ces négociations peu avancées, certains historiens en placent d’autres d’une importance capitale et qui auraient eu pour auteurs le Premier Consul et le tsar, eux-mêmes. C’est par leur entente personnelle qu’ils auraient élaboré le « grand projet ». « Au prix des satisfactions fournies au sentiment national par le traité de Lunéville, dit M. Émile Bourgeois[12], Bonaparte se disposait en 1801 à la conquête de l’Orient dont l’Angleterre lui barrait la route. Dans la correspondance échangée alors avec le tsar, ces projets apparaissent : les deux alliés mettent à l’ordre du jour un partage du monde oriental. Paul Ier le propose. Bonaparte l’examine et l’accepte, à la condition que la France s’installe définitivement dans la Méditerranée et le Levant. Les troupes russes, aidées d’un corps d’armée français, sous la conduite de Masséna, d’Orenbourg à Boukhara, devaient conquérir les steppes, puis d’Asterabad envahir la Perse et l’Afghanistan, inquiéter l’Angleterre sur l’Indus et le Gange et constituer au tsar un immense empire asiatique[13]. »

On comprend que l’existence d’un tel projet donne un grand poids à la théorie de l’idée fixe orientale chez Bonaparte. L’objection qu’on lui présente est simple : c’est qu’« il n’a été trouvé jusqu’à présent aucune trace d’une correspondance de cette nature. » Il faut donc se résoudre à abandonner toute croyance en cette légende et s’en tenir, quant aux résultats du rapprochement franco-russe, à ce que nous avons exposé.

Paul Ier mourut assassiné le 24 mars 1801. Détenteur maladif du pouvoir le plus absolu, organisateur d’un véritable régime de terreur pour tous ceux qui l’entouraient, ne manifestant sa puissance que par le knout, les exécutions capitales et l’emprisonnement, avec, dans de rares moments, quelque lucidité d’esprit qui le portait à prendre des mesures populaires qui lui gagnaient l’affection lointaine des soldats et du peuple stupéfiés, du reste, par la vision du tsar-icône, il tomba victime d’une conjuration de palais, connue et soutenue par l’Angleterre. Organisée d’abord par le comte Nikita Panine, vice-chancelier de l’empire et par le chef de la police et du gouvernement militaire de Pétersbourg, le comte Pahlen, elle fut poursuivie après l’exil de Panine par Pahlen seul, qui sut gagner l’impératrice et le tsarévitch Alexandre, en les persuadant que Paul Ier devait jeter les siens en prison pour adopter son jeune neveu Eugène de Wurtemberg, enfant de neuf ans, général-major de l’armée russe. Le « coup » fut fait dans la nuit du 23 au 24 mars par des officiers commandés par l’Allemand Bennigsen, récemment exilé… Peu après, Pahlen se rendait auprès du grand-duc Alexandre atterré et en pleurs et, s’agenouillant devant lui : « Je vous salue, mon maître, dit-il, l’empereur Paul est mort d’apoplexie. »

Bonaparte, à la nouvelle de la mort de son « allié », se laissa gagner par le désespoir. Persuadé que le coup était parti de l’Angleterre, il dicta, pour le Moniteur, cette note où un autre danger est indiqué : « Paul Ier est mort dans la nuit du 24 au 25 (lire du 23 au 24) ; l’escadre anglaise a passé, le Sund le 31. L’histoire nous apprendra les rapports entre ces deux événements ». Ce passage du Sund constituait en soi une menace ; les Anglais ne s’en tinrent pas là. Ils sommèrent le Danemark de rouvrir ses ports au commerce de l’Angleterre et, sur un refus, l’amiral Parker, sous qui commandait Nelson, se rendit devant Copenhague. Le port n’était accessible que par une seule passe, la Passe Royale. Nelson, avec dix vaisseaux, s’y engagea avec fureur, luttant contre les batteries qui l’entouraient avec une audace extraordinaire (2 avril 1801). En peu de temps, deux de ses navires furent perdus, et Parker ordonnait de cesser le feu. Mais Nelson, sans vouloir s’apercevoir des ordres de son chef, s’obstina au combat, fit taire les batteries ennemies et, rédigeant une proclamation, déclara à ses « frères danois » que, s’ils ne se rendaient pas, il serait obligé de brûler leur ville. Un armistice fut signé.

Le résultat de ces événements ne tarda pas à se manifester : la Prusse s’arrête dans sa prise de possession du Hanovre, l’Autriche essaye de tourner le traité de Lunéville en demandant encore la Toscane, Kolytchef pousse à la rupture avec la France, tandis qu’à Saint-Pétersbourg on « redevient anglais ».

Alexandre Ier avait demandé et obtenu le retrait de la flotte de Nelson. En réponse, il s’empressa de lever l’embargo mis sur les navires anglais, puis reconnut aux Anglais le droit de visite sur les navires commerçants battant pavillon russe. La Suède et le Danemark suivent la Russie (accord du 17 juin 1801). La Prusse, à son tour, est invitée à entrer dans la convention nouvelle (24 juin 1801). La ligue des neutres n’existait plus : elle était retournée.

Dans ces conditions et au milieu de tant d’événements contraires, Bonaparte demande à l’Angleterre de faire la paix. Mais, par un raisonnement qui lui paraît juste, le gouvernement anglais suppose que le premier consul est aux abois. Les Anglais, au contraire, reçoivent précisément alors d’excellentes nouvelles d’Égypte ; c’est l’instant de l’attaque décisive, Menou va succomber. Le 25 juin, Hawkesbury demande la restitution de Nice et du Piémont[14], l’indépendance de l’Italie, l’évacuation de l’Égypte et de Naples, le retour de la Toscane à l’Autriche, l’évacuation du Portugal… En résumé, l’Angleterre se croyait alors assez forte pour remanier seule le traité de Lunéville, réfréner la puissance française et se poser à la fois comme médiatrice sur le continent et dominatrice incontestée sur les mers. On n’ose pas dire que ce soit tout à fait ainsi qu’en réalité le gouvernement de Londres raisonnait et il est probable qu’il montrait alors une assurance plus feinte que réelle. En peu de mois, du reste, il dut changer son attitude. Bonaparte, violentant la maison d’Espagne et malmenant Godoy, favori de la cour de Madrid, avait accéléré les opérations contre le Portugal, fait signer, après le traité de Badajoz estimé insuffisant, le traité de Madrid (29 septembre 1801). Les Portugais, menacés par Leclerc et Bernadotte, déclaraient fermer définitivement leur pays à l’Angleterre, donnaient à la République une partie de la Guyane et vingt millions de contribution de guerre. Le 1er octobre, ce sont les États-Unis d’Amérique qui, par le traité de Morfontaine, reconnaissent le droit des neutres. Le 8 octobre, c’est le tsar lui-même, Alexandre Ier, qui traite à Paris… Cette paix avec la Russie se préparait depuis quelque temps. Le tsar avait envoyé à Paris le très retors, très laid et très écrasant Markof, avec mission de morigéner un peu le premier consul quelque peu méprisé à la cour de Russie. Le principal pour Talleyrand et Bonaparte était d’avoir auprès d’eux un ambassadeur qui devait faire la paix. Quant au reste, remontrances, reproches, conseils, ils s’arrangeraient toujours pour en faire aussi peu de cas que possible. Lorsque la paix avec la Russie fut conclue les préliminaires de Londres étaient signés depuis quelques jours, et il se trouva qu’ils l’influencèrent autant que sa préparation les avait influencés eux-mêmes. La France et la Russie déclaraient s’entendre pour le règlement amiable des questions intéressant l’Italie. Les États du roi de Naples furent garantis et l’occupation française en fut limitée au temps nécessaire qu’il faudrait laisser s’écouler avant le règlement du sort de l’Égypte. La Russie s’engageait à s’interposer entre la République et le gouvernement ottoman pour rétablir la paix. En conclusion, le premier consul et l’empereur déclaraient vouloir s’occuper « en commun des moyens de consolider la paix générale sur les bases susmentionnées, de rétablir un juste équilibre dans les différentes parties du monde et d’assurer la liberté des mers ».

La paix se généralisait donc autour de l’Angleterre et — surprise étonnante — la guerre était préparée en vue même de ses côtes ! C’est en effet, à la fin de ce paragraphe que nous avons intitulé : « La Défense de Bonaparte » et au moment même où nous touchons à la paix que se place une mesure importante, capitale peut-être, qui n’est plus purement défensive et contribua beaucoup à la signature des préliminaires. En juillet 1801, le premier consul donna l’ordre de construire dans les ports de la Manche des bateaux plats capables de transporter des troupes et de l’artillerie. On vit évoluer

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


bientôt, protégée par les batteries et par l’escadre de Latouche Tréville toute une flotille de ces bâtiments et des exercices d’entraînement commencèrent, exercices combinés de la flotte et des troupes de terre. L’émotion à Londres fut prodigieuse. La levée en masse, l’armement des ports, la mobilisation des navires de la compagnie des Indes y répondirent. Nelson partit pour bombarder Boulogne et anéantir la flotte menaçante. Mais Latouche-Treville était prêt à le recevoir et deux fois, du 4 au 15 août, l’amiral anglais échoua dans ses tentatives et fut vigoureusement repoussé… »

La situation change bien alors. Otto, notre négociateur à Londres, reçoit des instructions fermes. Bonaparte écrit à Talleyrand, le 17 septembre, qu’il faut envoyer un véritable ultimatum à Londres. « Il faut que les préliminaires soient signés dans la première décade de vendémiaire ou que les négociations soient rompues.

§ 3. — La paix d’Amiens.

Les préliminaires furent signés à Londres, le 1er octobre 1801, entre Otto et lord Hawkesbury. La nouvelle en fut accueillie à Londres avec les éclats d’une joie exubérante. C’en était fait des cauchemars de l’invasion ! L’Angleterre allait pouvoir dormir en sécurité, se réveiller sans frisson à l’annonce possible d’un débarquement de Bonaparte. Les affaires allaient reprendre. Le marché français paierait aux produits anglais une prime qui vaudrait toutes les plus fortes contributions de guerre. « Notre commerce, écrivait lord Minto, alors ambassadeur à Vienne, va pénétrer jusqu’en France même et fleurir à Paris. » Enfin, c’était Paris qui se rouvrait, aux ennuyés et aux curieux ; l’Italie aux affamés de soleil, à la tribu errante des mélancoliques qui se mouraient de spleen en leurs châteaux embrumés. Tous les oiseaux captifs au pays du brouillard secouaient leurs ailes humides et se disposaient à prendre leur vol vers les régions de joie et de clarté.[15] » Le colonel Lauriston, envoyé à Londres pour porter les ratifications, vit le peuple dételer sa voiture et la traîner en criant : « Vive Bonaparte ! » Il faut voir dans cette explosion de contentement la manifestation de l’incroyable détente qui se produisit alors. Pitt, détesté du roi George et l’âme de toute résistance acharnée à la France et à Bonaparte, était tombé du pouvoir sur une question de politique intérieure en février 1801 et Addington — avec Hawkesbury aux Affaires étrangères — avait, dès son arrivée au pouvoir, offert la paix à la France (20 mars 1801), ne reprenant la guerre vigoureusement que parce que le premier consul voulait l’Égypte. Cette chute de Pill avait donc été un coup très sensible au parti de la guerre. Quant à la situation réelle de l’Angleterre, quant à son état matériel, il est assez difficile de se rendre exactement compte de ce qu’il était. La puissance commerciale de la Grande-Bretagne était considérable, cela est vrai, et la flotte, qui était l’agent principal de cette puissance, était très développée. Mais on ne peut perdre de vue que la dette était accrue de plusieurs milliards,ce qui déterminait par contre-coup et entretenait la souffrance de la population. Les impôts étaient accablants, les objets de consommation, même les plus indispensables, avaient subi une forte plus-value. En outre, le régime d’oppression qui pesait sur l’Irlande avait attiré en Angleterre même une immigration toujours croissante d’Irlandais. C’étaient de pauvres malheureux qui fuyaient la famine et, peu exigeants pour les salaires, ils faisaient aux ouvriers nationaux une concurrence dangereuse et redoutable. Notons que c’est à partir de cette période que l’on voit se répandre en Angleterre, dans des proportions toujours plus grandes, le travail des femmes et enfants entraînant à sa suite la désagrégation du foyer, la ruine de la vie de famille et la décadence des mœurs. L’histoire de l’Angleterre enregistre dans cette période une instructive progression de la criminalité. C’est donc une nécessité absolue pour la Grande-Bretagne d’arrêter les guerres dissolvantes, et la joie populaire a des raisons profondes qui résident dans la condition économique et sociale alors très grave de la nation anglaise.

À l’examen, les Anglais de la haute classe trouvèrent déplorables les stipulations des préliminaires.

L’Angleterre, s’engageait à rendre, au moment de la paix définitive, les colonies conquises par elle, sauf Ceylan (Hollande) et la Trinité (Espagne). Elle évacuerait définitivement les points encore occupés du bassin de la Méditerranée. Malte retournait à l’Ordre et l’Égypte aux Turcs. Les îles Ioniennes seraient indépendantes. La France devait évacuer Naples. Le Portugal voyait son indépendance garantie. C’était tout. On ne parlait ni des conséquences continentales de la paix de Lunéville, c’est-à-dire que la France demeurait dans ses nouvelles limites et gardait sa suprématie en Hollande, en Suisse, en Italie ; elle conservait la Louisiane et la Guyane ; elle ne s’engageait pas à conclure le fameux traité de commerce qui devait enrichir la Grande-Bretagne… Edouard Cook, ancien sous-secrétaire d’État pour la guerre, écrivait à Castlereagh, dans une lettre rendue publique où il regrettait la guerre : « Nous permettons à la France, accrue des Pays-Bas, de former un système politique et commercial avec la Hollande, l’Espagne, la Suisse, l’Italie ; nous lui rendons le commerce des Antilles ; voilà soixante-dix millions de livres engloutis ! Nous avions des traités de commerce avec tous ces pays, nous n’en avons plus qu’un seul, avec Naples ! La France va monopoliser le trafic qui nous échappe, ruiner notre industrie qui émigrera avec ses capitaux, car l’argent n’a pas de patrie. La guerre, au contraire, maintiendrait notre monopole commercial, notre suprématie aux colonies ; elle ménagerait des débouchés immenses à nos produits. L’Espagne tombe à la banqueroute ; qu’elle saisisse le Portugal, elle nous livre le Brésil ! Trois ans de guerre prolongée nous seraient moins onéreux que cette paix, et la France ne les pourra soutenir, car elle n’a ni crédit, ni finances. » Ce mouvement de protestation fut sérieux dans le Parlement et l’on a, dès ces premiers jours de pacification, l’impression que la guerre n’est pas éloignée, cette guerre tant préconisée par Cook et tant honnie par Fox, qui disait simplement et courageusement : « Quelques personnes se plaignent de ce que nous n’avons pas atteint le but de la guerre. Assurément, nous ne l’avons pas atteint, et je n’en aime que mieux la paix. » Hélas ! cette passion de la paix traduite en un tel moment et sous une forme aussi saisissante ne pouvait guère porter ses fruits, la vérité étant surtout du côté de ceux qui répétaient, avec Windham : « Croire que Bonaparte ne fera pas de nouvelles conquêtes est une extravagance ! »

En France, l’accueil fait à la paix fut sensiblement le même qu’en Angleterre. Pour le peuple, c’est la délivrance, c’est la réalisation du vœu universel. La paix va ramener l’abondance ! Depuis les premiers jours du Consulat, on la réclame, le Consulat même a été accueilli, accepté, parce qu’il a promis la paix. Si le pays n’avait pas acclamé la pacification, il aurait donc renié son désir le plus cher, le plus ardent. C’est en conformité avec les sentiments de toute la nation que Bonaparte écrit, le 22 novembre 1801 : « La France jouira de la paix, refera sa marine, réorganisera ses colonies, recréera tout ce que la guerre a détruit. Portons dans les ateliers de l’agriculture et des arts cette ardeur, cette constance, cette patience qui ont étonné l’Europe dans les circonstances difficiles. Unissons aux efforts du gouvernement les efforts des citoyens, pour enrichir, pour féconder toutes les parties de notre territoire. » Voilà des paroles qui devaient toucher le peuple français, et Bonaparte est fidèle à son rôle de comédien génial lorsqu’il les dit. Nous verrons le cas qu’il fait en réalité de cette fameuse paix. Mais auparavant, il convient d’indiquer ce que M. Sorel appelle la résistance des corps de l’État aux projets pacifiques du premier consul. On s’attendait à ce que cette résistance fût parallèle à celle que nous avons marquée en Angleterre, surtout étant donnée la situation du chapitre où cet éminent historien traite de cette résistance[16]. Il n’en est rien pourtant, ce n’est pas des préliminaires qu’il s’agit, mais du traité russe où les émigrés polonais et russes étaient appelés « sujets respectifs ». Chénier dit au Tribunat : « Nos armes ont combattu pendant dix ans pour que nous fussions citoyens et nous sommes devenus des sujets. Ainsi s’est accompli le vœu de la double coalition. » M. Sorel ajoute aussitôt après avoir cité ces paroles si justes et qui revêtent un véritable sens prophétique, mais s’appliquent à un cas bien déterminé sans rapport avec les préliminaires : « Ces murmures, dans le silence général, prenaient des airs de blâme. Bonaparte en fut affecté au delà de ce qu’on peut dire, et cette impression le confirma dans la conviction où il était, que, pour exister, la République était condamnée à étendre toujours sa domination. » C’est prêter en vérité au premier consul un raisonnement bien inutile. La République portait en elle une force d’expansion prodigieuse qui tenait originairement non point à la violence de ses armées, mais à la propagation de ses idées qui réveillaient parmi les autres peuples des énergies insoupçonnées pour la libération et l’émancipation. Quant à la politique de conquête, elle n’a été introduite dans la République que par la nécessité de la défense territoriale d’abord et l’intérêt des gouvernants ensuite. Bonaparte, qui la personnifie mieux que tout autre, n’aurait pu proclamer le besoin d’extension que pour couvrir son besoin personnel de domination extravagante. Il ne faudrait pas qu’on pût supposer qu’il n’a fait la guerre que parce que la République était « condamnée à étendre toujours sa domination ». Il a fait la guerre, parce que c’était chez lui un funeste instinct, parce qu’il n’estimait rien au-dessus, et la meilleure preuve en est que, pour instaurer le gouvernement qu’il rêvait, le gouvernement dont la raison d’être tout entière, c’était la guerre, dont le ressort, c’était encore et toujours la guerre, il a renversé la République pour créer l’Empire.

Les conférences pour la paix définitive s’ouvrirent à Amiens le 5 décembre 1801 entre Joseph, le négociateur ou plus exactement le « signataire » habituel du Consulat, et lord Cornwallis. Derrière Joseph, Talleyrand et Bonaparte manœuvraient. Les instructions du plénipotentiaire français portaient que les questions à régler avec l’Angleterre étaient essentiellement les questions maritimes, coloniales. Talleyrand écrit, le 20 décembre, à Joseph : « Vous regarderez comme positif que le gouvernement ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, ni du stathouder, ni de ce qui concerne les affaires intérieures de la Batavie, celles de l’Allemagne, de l’Helvétie et des républiques d’Italie. Tous ces objets sont absolument étrangers à nos discussions avec l’Angleterre ». Pendant cinq mois, les discussions se déroulèrent et la paix tant vantée, tant souhaitée se vit compromise par les actes du premier consul. Déjà, avant l’arrivée de Cornwallis, il avait renversé la constitution de la République batave et lui en avait donné une autre qui annihilait absolument toute liberté, remettait le pouvoir à un président élu pour trois mois, assisté d’un corps législatif dont trente-cinq membres étaient nommés par le gouvernement et renouvelés par tiers par les électeurs. Ce corps législatif ne pouvait voter que par oui et par non. Les deux chambres existantes refusèrent la constitution nouvelle. Augereau les chassa et organisa le plébiscite. La masse immense de la nation s’étant abstenue, on décida qu’abstention signifiait approbation et la nouvelle constitution fut promulguée le 6 octobre. Non content d’intervenir en Hollande et, comme nous allons le voir, en Italie, le premier consul décidait d’organiser une expédition à Saint-Domingue et, dans ce but, il constituait une armée de 35 000 hommes confiée au général Leclerc. Dans sa pensée, cette île reconquise devait être une compensation à la perte de l’Égypte, un débouché nouveau pour le commerce et l’industrie, en même temps qu’une station sur le chemin de la Louisiane regagnée par la France. Mais cette expédition « maritime » organisée ainsi, précisément pendant les négociations avec l’Angleterre, avait éveillé à Londres bien des sentiments qu’un homme soucieux avant tout de la paix aurait évidemment préféré laisser dormir. Mais il ne s’en tint pas là seulement et, comme nous le disons plus haut, il porta encore son intervention souveraine en Italie. La réorganisation de ce pays faisait la préoccupation des chancelleries et la gravité avec laquelle elles s’en inquiétaient dénotait avant tout le souci que chaque nation avait d’en profiter, soit directement, par des prises de possession, soit indirectement, par des compensations. Bonaparte résolut de faire seul cette réorganisation et à son seul profit. Il résolut, en conséquence, de réunir à Lyon une grande consulte de délégués cisalpins. Cette consulte comprenait quatre cents membres, bourgeois, magistrats, prêtres. etc., dont le rôle consista à discuter dans des commissions la constitution que Talleyrand apporta à Lyon le 18 décembre 1801. Cette constitution, élaborée à Paris bien entendu, par Maret, Rœderer et Talleyrand lui-même était une sorte de copie du gouvernement consulaire. Les Cisalpins étaient divisés en trois collèges électoraux : posidenti, dotti, commercianti, ce qui donnait un total de sept cents électeurs. Un sénat de huit membres, une consulte de dix (conseil d’État), un corps législatif de soixante-quinze (tribunat), donnaient, en raccourci, la constitution française. Un président, élu pour dix ans, concentrait en réalité le pouvoir. Bonaparte recevait de Talleyrand des lettres le pressant de prendre la tête de la nouvelle république. Avec son dédain de grand seigneur, il dit au premier consul en parlant des membres de l’assemblée lyonnaise : « Ils feront tout ce que vous voudrez, sans que vous ayez besoin de leur montrer même une volonté. Ce que l’on croira que vous désirez deviendra sur-le-champ une loi[17]. » Bonaparte jugea alors que la situation était ce qu’il souhaitait qu’elle fût. En grand appareil, entouré de « sa maison », accompagné par sa femme Joséphine, il se rendit à Lyon, passa des revues, se fit acclamer, et, quand l’instant fut venu de nommer le président de la République cisalpine, Talleyrand fit en sorte que les Italiens l’offrissent au premier consul. Le 20 janvier 1802, Bonaparte se rendait à la séance solennelle de la consulte et y portait son acceptation : c’est en italien qu’il s’adressa aux membres de l’assemblée leur déclarant : « Je n’ai trouvé personne parmi vous qui eût assez de droits sur l’opinion publique, qui fût assez indépendant de l’esprit de localité, qui eût enfin rendu d’assez grands services à son pays pour lui confier la première magistrature. » Il n’eut garde d’oublier de dire que lui-même était l’homme qui avait le plus contribué à leur création ajoutant : « Vous n’avez que des lois particulières ; il vous faut, désormais, des lois générales. Votre peuple n’a que des habitudes locales ; il faut qu’il prenne des habitudes nationales. Enfin, vous n’avez pas d’armée… mais vous avez ce qui peut la produire, une population nombreuse, des campagnes fertiles et l’exemple qu’a donné, dans toutes les circonstances essentielles, le premier peuple de l’Europe. » On peut affirmer que Bonaparte, s’il était accessible au « sentiment », était sincère lorsqu’il flattait les Italiens en leur tenant ce langage et lorsqu’il exaltait leur patriotisme et leur orgueil national. Il avait certainement plus d’affinités l’attirant vers les Italiens qu’il n’avait de penchant naturel d’aller vers les Français. Les Corses sont de culture et de civilisation italiennes et non pas françaises et, aujourd’hui encore, après une longue période de vie française, il suffit de séjourner quelque temps dans la patrie corse pour voir que l’influence profonde qui domine et l’existence et les mœurs est nettement italienne. Le Corse, aime trop son indépendance et sa liberté pour accepter jamais la domination de l’Italie, sa voisine si rapprochée — toute l’histoire corse le démontre amplement — mais il demeure, par la langue, par les habitudes, par le tempérament, le frère ou du moins le parent très proche de l’Italien longtemps combattu… Et lorsque Bonaparte dit à la consulte en l’interrogeant : « Costituzione della Republica… cisalpina ?… italiana ?… » et qu’une clameur lui répondit : « Italiana ! Italiana !… » il dut ressentir quelque fierté à la pensée qu’il restaurait ou ébauchait la restauration de l’unité italienne…

La situation de Joseph à Amiens vis-à-vis de lord Cornwallis devenait difficile. Les Anglais, en effet, trouvaient très étranges les procédés de Bonaparte qui consistaient à profiter des pourparlers pour assurer partout sa situation en dehors des frontières, reculer celles-ci, projeter des expéditions lointaines. Le premier consul retirait en somme de la paix plus d’avantages que de la guerre, et cela sans courir aucun risque, de telle sorte que des Anglais, démêlant ses desseins sur la paix, « les jugeaient, comme on l’a dit si justement, plus redoutables que la guerre même ». La tension fut extrême entre Londres et Paris au début de mars. Des deux côtés, les armements reprirent. Bonaparte, enflant la voix, faisant propager par ses agents et par la presse que toute l’Europe était prête à le soutenir si l’Angleterre rompait les négociations ou l’obligeait à les rompre. En réalité, sa situation était loin d’être brillante, mais il voulait frapper les esprits, il voulait hâter la paix, forcer la main à l’Angleterre et à son gouvernement qui tremblait, s’il n’obtenait pas des améliorations aux conditions primitivement fixées, de tomber sous les coups de l’opposition et du parti de la guerre à outrance. Enfin, le 25 mars, les signatures furent échangées ; le traité d’Amiens, qui se résume de la façon suivante, mettait fin à la seconde coalition :

Il y a la paix entre la République française, le roi d’Espagne[18], la République batave[19], d’une part, et, d’autre part, le roi de Grande-Bretagne et d’Irlande. L’Angleterre garde Ceylan et la Trinité, restitue les autres colonies de la France et de ses alliés. L’intégrité de la Porte[20] est garantie. Le prince d’Orange recevra une indemnité ; Malte sera rendue à l’Ordre, neutre et indépendante, sous la garantie des grandes puissances, avec une garnison napolitaine pour un an ou plus, s’il est nécessaire. L’Angleterre évacuera l’île dans les trois mois qui suivront la ratification du traité. La France évacuera Tarente et les États romains. L’Angleterre évacuera tous les points qu’elle occupe sur l’Adriatique, la Méditerranée dans le mois qui suivra les ratifications ; les colonies dans les six mois[21].

Les limites fixées aux négociations par la diplomatie du Premier Consul n’avaient donc pas été franchies et c’est bien une paix maritime qui a été signée. Tout ce qui touchait au continent avait été écarté et il semblait que l’Angleterre n’eût pas s’en préoccuper. Il y avait là comme une convention tacite de ne pas soulever des questions tellement brûlantes que toute paix eût été impossible si elles avaient été débattues avec la passion soulevée par elles. Mais ce silence cachait l’explosion inévitable et prochaine, d’autant plus qu’au point de vue colonial et maritime l’Angleterre ne pourrait admettre que Bonaparte développât les avantages que la France allait retirer de la pacification. Qu’il fut le maître sur le continent, elle l’ignorait ou faisait semblant de l’ignorer, mais elle voulait rester maîtresse des mers. Le roi George renonçait au titre de roi de France porté par les rois d’Angleterre depuis la guerre de Cent Ans, mais il ne faudrait pas que sa puissance anglaise fût heurtée par des rivaux, car alors il se retournerait encore vers le continent européen et y rechercherait les avantages perdus. Pour que la paix durât, il aurait fallu, écrit M. Sorel, « une France encore exaltée de sa Révolution, refrénant tout à coup et apaisant les passions qui la poussaient depuis dix ans à déborder sur l’Europe et qui, tournant son enthousiasme en sagesse, sa superbe en modestie, son impétuosité en prudence ; ne songeant plus qu’à jouir dans son magnifique territoire des bienfaits de la liberté, des produits de son travail, du génie de ses peuples, qu’à s’enrichir, à créer des chefs-d’œuvre ; se désintéressant même de ses conquêtes, renonçant à l’Égypte, renonçant aux Indes, aux Antilles, à la Méditerranée, pour ne point offusquer les Anglais ; ouvrant par un traité de commerce son marché à leur industrie, sauf à ruiner la sienne, afin de les consoler de la conquête d’Anvers et de Cologne ; désertant ses arsenaux, rentrant ses flottes, reculant devant l’Autriche en Italie et lui restituant la Lombardie, reculant devant la Prusse en Allemagne ; abandonnant à la Russie la suprématie du Saint-Empire et la tutelle de l’Empire ottoman. Et, ce qui est plus invraisemblable encore, une Europe, fascinée par tant de modération, renonçant à envahir à mesure que la France recule. La France gardant assez de prestige et l’Europe assez de réserve pour que, Français républicains et rois coalisés contre la Révolution missent l’arme au pied, chacun sur leur rive du Rhin, respectant les indications de « la nature », telles que les avait prescrites la Convention.[22] » Ce rêve de modération et de

Ruines de Lyon relevées.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


sagesse était d’une réalisation impossible, car la France n’existait plus, les Français républicains étaient refoulés dans l’histoire, la liberté française, source de toute force morale et de toute sagesse, était éteinte. Un homme avait tout accaparé, tout ruiné. Lui seul voulait et agissait. Ni la nature, ni la raison bientôt ne pourraient l’arrêter. Ce traité, qui contenait en germe les guerres prochaines, intervenait pour donner à Bonaparte aux yeux du peuple français une auréole glorieuse et le moyen de poursuivre ses vues d’ambition démesurée. Il l’a exploité, comme chacun de ses autres actes, pour augmenter sa puissance, il le brisera quand il voudra atteindre plus haut encore. Il traînait la France derrière lui.

  1. Voyez supra, p. 99.
  2. Supra Gabriel Deville, p. 470.
  3. Nous verrons ce qu’est le « grand projet ».
  4. Bruix, qui devait trouver devant Cadix la flotte de Dumanoir et de Linois, ne put atteindre le port de rendez-vous. Linois, après un combat à Algésiras, dut rentrer à Cadix avec une flotte désemparée.
  5. 21 décembre 1800.
  6. Lanfrey, o. c, II, 217.
  7. Martens, Traités de la Russie, t. XIII, p. 251.
  8. Sorel, o. c, p. 94.
  9. Bonaparte lui avait fait présent de l’épée donnée par le pape Léon X au grand-maître de l’ordre de Malte, Lisle-Adam. Il lui avait renvoyé 8 000 prisonniers russes complètement équipés. Par contre, Paul Ier obligea Louis XVIII à quitter Mittau.
  10. Sorel, o. c., p.109.
  11. Id. p. 112.
  12. E. Bourgeois, Manuel de politique étrangère II, 217.
  13. Sorel, o. c, p. 113, note 1. On trouvera dans Sorel id. loc. l’indication des documents et ouvrages relatifs à cette question.
  14. Le Piémont avait été annexé par arrêté du 2 avril 1801 et organisé comme toutes les autres parties du territoire français.
  15. Sorel, op. cit., p. 166.
  16. Op. cit. Les préliminaires de Londres : l’opinion en France.
  17. Lettre de Talleyrand à Bonaparte, 3 janvier 1802.
  18. Représenté par Azara.
  19. Représentée par Schimmelpenninck.
  20. Des préliminaires avec la Turquie avaient été signés le 9 octobre 1801. Sébastiani était parti avec une lettre de Bonaparte pour le sultan.
  21. Sorel, o. c, p. 201-202.
  22. O. c, p. 204.