Histoire socialiste/Consulat et Empire/05

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Jules Rouff (p. 75-98).

CHAPITRE II

LE CONCORDAT ET LES ARTICLES ORGANIQUES

A. — COMMENT FUT CONCLU LE CONCORDAT

Le 16 prairial (5 juin 1800), Bonaparte, en pleine campagne d’Italie, dit aux curés de Milan, en parlant de la religion papiste : « Persuadé que cette religion est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée et affermir la base des bons gouvernements, je vous assure que je m’appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et par tous les moyens… Nulle société ne peut exister sans morale, il n’y a pas de bonne morale sans religion, il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable… Quand je pourrai m’aboucher avec le nouveau pape, j’espère que j’aurai le bonheur de lever les obstacles qui pourraient s’opposer à l’entière réconciliation de la France avec le chef de l’Église… » Le 29 prairial, après Marengo, il assiste à un Te Deum célébré à Milan. Mais notons qu’à Paris, pour calmer les esprits, on déclara que si le premier consul avait assisté en Italie à cette cérémonie religieuse, c’était en vertu de l’usage local d’une religion prépondérante[1]. Au Te Deum de Notre-Dame, le 23 juin, les consuls ne parurent pas et il s’y produisit des incidents qui montrent que la police avait raison de dire que l’annonce seule de cette réunion avait « monté les têtes[2] ».

Le 26 juin 1800, le cardinal Martiniana, évêque de Verceil, écrit au pape : «…Hier, en retournant à Paris et en s’arrêtant pendant quelques heures, il [Bonaparte] me prit à part, dans une conférence intime, et me communiqua son ardent désir d’arranger les choses ecclésiastiques de la France… et il me pria instamment de me charger de la négociation entre Votre Sainteté et lui-même…[3] »

Cette lettre du cardinal Martiniana, qui fut pour le pape, selon M. Mathieu, « l’arc-en-ciel dans l’orage », marque le début des négociations qui ont abouti au Concordat.

Pie VII — cardinal Chiaramonti, évêque d’Imola — était pape depuis le 14 mars 1800, et ce, grâce à l’entente entre Maury, représentant de Louis XVIII à Rome, et le cardinal Consalvi, secrétaire du conclave. Au moment de son élection, Pie VII voyait ses États à la disposition des Autrichiens et, selon la constante politique vaticane, il était tout disposé à chercher des alliés dans n’importe quel pays contre la très catholique Autriche qui menaçait de le mettre en tutelle et ne lui permettait même pas de traverser les légations pour aller à Rome[4]. Dans ces conditions, il répondit avec enthousiasme aux avances du premier consul, vainqueur de l’Autriche, et ne négligea pas l’occasion qui lui permettait de si bien concilier sa piété et ses intérêts… Martiniana ne disait-il pas dans sa lettre que Bonaparte promettait d’employer tout son pouvoir pour rendre au pape tous ses États ?…

Pie VII, tout en affirmant à l’empereur d’Autriche, à Paul Ier et à Louis XVIII qu’il n’avait pas l’intention d’entrer en composition avec la Révolution, envoya à Verceil, auprès de Martiniana — généralement considéré comme un

Prestation du Serment des Évêques.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


imbécile par les gens d’Église — un monsignor vaguement connu de Bonaparte, l’archevêque de Corinthe in partibus, Spina. Celui-ci, malgré ses prétentions, n’était guère plus malin que Martiniana, aussi le pape lui adjoignit-il le général des Servites, Caselli, type parfait du diplomate ecclésiastique : retors, lent, habile dans l’art des concessions et des sous-entendus. Bonaparte en eut vite assez des discussions à distance et il appela à Paris les Italiens qui arrivèrent au début de novembre[5]. Le pape avait fort bien compris que le premier consul voulait avoir Spina près de lui pour mieux le circonvenir et lui arracher par une action personnelle ce qu’il ne pouvait obtenir par négociations lointaines. Aussi s’était-il résigné difficilement à le laisser partir. Mais les troupes françaises prenaient Pesaro… Pie VII, du moins, répéta bien à Spina « qu’il devait tout entendre, tout discuter, tout observer, ne rien conclure[6] ».

On comprend que dans ces conditions les choses ne devaient guère avancer et cela d’autant plus que les demandes de Bonaparte étaient nettes : reconnaissance par le pape du nouveau régime, c’est-à-dire adhésion à la Révolution, réorganisation administrative de l’Église de France par la démission de tous les évêques et la nomination partagée entre les deux pouvoirs de dix nouveaux archevêques et cinquante évêques, renonciation du clergé à tous ses biens territoriaux, mais traitement donné par l’État aux ministres du culte… Interminablement, les discussions s’engagèrent sur ces principaux points entre le monsignor romain et l’abbé Bernier. Car Bonaparte avait enlevé à Talleyrand, ancien évêque hostile à sa nouvelle politique religieuse, le soin de conduire les négociations et il en avait chargé Bernier, chouan traître à son parti mais aussi intelligent que méprisable au point de vue de la moralité. Vouloir entrer dans les détails infiniment compliqués de la négociation, nous ne pouvons y songer. Dès le point de départ, la divergence fut profonde et Bonaparte, quel que fut son désir de terminer l’affaire, ne put la hâter personnellement, parce que la situation extérieure retenait ses préoccupations. L’Autriche, nous le verrons plus loin, avait, en effet, repris la guerre et ce n’est qu’en janvier 1801, après les succès de Brune en Vénétie, de Macdonald en Suisse et surtout la victoire française de Hohenlinden le 3 décembre, qu’elle demanda à faire la paix conclue à Lunéville le 9 février 1801, Pendant ce temps-là, le pape demandait, par exemple, que le clergé fut mis en possession des biens non encore vendus, ou le retour d’ordres religieux, ou le rétablissement de la dîme, ou encore que les anciens prêtres mariés fissent pénitence pour avoir le droit e reprendre rang parmi les fidèles. Mais quand, après Lunéville, Bonaparte eut fait marcher contre l’armée napolitaine et forcé Ferdinand à traiter (Florence, 29 mars 1801), quand les Français eurent, envahi les États pontificaux, Pie VII comprit qu’il fallait jouer serré avec le premier consul et, tout en lui réclamant Bologne, Ferrare, Ravenne, il sentit que le général n’était pas homme à donner quelque chose contre rien. Et, cependant, Spina s’entêtait dans ses arguties, dans ses reculades aussitôt suivies d’offensives. Enfin, il fit tant et si bien que Bonaparte, après l’établissement d’un cinquième projet de concordat qu’il ne se décidait pas à discuter, fit partir pour Rome Cacault, membre du corps législatif, avec mission d’obtenir du pape acceptation pure et simple du texte proposé. Cacault arriva à Rome le 8 avril 1801. Le projet consulaire fut soumis à la « Petite Congrégation », puis à la « Congrégation particulière », et, au bout d’un mois, 12 mai 1801, le pape répondit par… un nouveau contre-projet ! Spina, à Paris — bien qu’il eût l’habitude des tergiversations et des lenteurs — vivait dans une anxiété de plus en plus grande à mesure que les jours passaient et que le « oui ou non » demandé par Cacault n’arrivait pas. « J’attends de jour en jour une scène du premier consul, écrit-il à Consalvi, et, si nous rompons, nous ne rattellerons plus[7]. » Le monsignor, cette fois, montrait de la perspicacité : Bonaparte l’appela devant lui à la Malmaison, et là, il lui fit la scène attendue, accusant Consalvi, et insistant sur la maladresse de la politique pontificale qui employait la diplomatie du tsar pour obtenir certains avantages, comme le rétablissement des Jésuites. Cette allusion à l’appui cherché par le pape dans l’amitié du tsar Paul Ier, qui était un admirateur de Bonaparte était en réalité une menace pour l’avenir, car Paul Ier venait d’être assassiné (24 mars), et son successeur, Alexandre Ier, étant connu par ses sentiments antifrançais, Bonaparte n’aurait pas à le ménager comme il l’avait fait de son prédécesseur. Spina entendit avec effroi le premier consul lui lancer des phrases comme celles-ci : «…Le pape s’y prend de manière à me donner la tentation de me faire luthérien ou calviniste en entraînant avec moi toute la France. Qu’il change de conduite et qu’il m’écoute ! Sinon je rétablis une religion quelconque, je rends au peuple un culte avec les cloches et les processions, je me passe du Saint-Père et il n’existera plus pour moi[8] ». Que voilà bien le langage d’un croyant !

Spina prévint Consalvi, en même temps que Bernier transmettait à Rome la menace faite par Bonaparte d’occuper, « à titre de conquête », les États du Saint-Siège. Les choses paraissaient donc tourner fort mal pour la papauté et l’urgence s’imposait. Mais on se tromperait sur le caractère toujours le même de la politique pontificale si l’on s’imaginait que dans des circonstances pourtant impérieuses elle se fit claire, nette, prompte. De la mauvaise foi embusquée derrière des formules flatteuses ou larmoyantes, voilà le procédé ordinaire du Vatican. Les usuriers des romans de Balzac n’ont pas, dans l’instant qu’ils dépouillent leurs victimes, plus de sanglots dans la gorge qu’un diplomate romain quand il cherche à tromper, vaincre et voler le pouvoir civil. Mais Bonaparte était las : il voulait domestiquer les consciences, il voulait bien appeler le pape à son aide pour cette œuvre parce que la papauté avait pour cela des moyens employés pendant des siècles avec succès, mais il n’entendait pas que Rome s’attardât dans d’énervantes discussions ni surtout qu’elle l’obligeât à reculer l’avènement de sa toute-puissance.

« Citoyen, j’ai l’ordre formel du premier consul de vous informer que votre première démarche auprès du Saint-Siège doit être de lui demander, dans le délai de cinq jours, une détermination définitive sur le projet de convention et sur celui de la bulle dans laquelle la convention doit être insérée qui ont été proposés à son adoption… Si des changements vous sont proposés et que le délai expire, vous annoncerez au Saint-Siège que votre présence à Rome devenant inutile à l’objet de votre mission, vous vous voyez obligé à regret de vous rendre auprès du général en chef…[9] » Tels sont les termes de la lettre envoyée à Cacault par Talleyrand, le 19 mai 1801 (29 floréal an IX). C’était l’ultimatum. Cette fois, le Vatican était acculé. Consalvi déclarait que si Cacault partait le pape mourrait[10], et lui-même s’étonnait de penser à la rupture sans mourir tout aussitôt. Quant à Pie VII, absolument atterré à la pensée que Cacault allait se retirer à Florence et l’armée française marcher sur Rome, sa première pensée fut de chercher un refuge, mais il s’aperçut, dès ses premières ouvertures à l’Espagne, que Charles IV n’avait nullement envie de l’accueillir, c’est-à-dire de se brouiller avec Bonaparte. Les cardinaux, consternés par la tournure que prenaient les événements, ne savaient que conseiller ; le désarroi était complet, lorsque Cacault eut une idée ; il alla voir le pape et lui dit : « Privez-vous de Consalvi quelques mois ». Envoyer le secrétaire d’État à Bonaparte, c’était le flatter et tenter de le calmer. Le pape commença par pleurer ainsi qu’il convient, puis il alla « demander à Dieu si le voyage peut être heureux… » La réponse étant sans doute insuffisante, il la posa aux cardinaux qui, d’une seule voix, déclarèrent qu’il fallait tenter de ce moyen. Et Consalvi partit pour Paris, et, une fois encore, Bonaparte n’eut ni le oui ni le non qu’il demandait. On peut trouver étrange que ce soit précisément le représentant du premier consul qui ait trouvé le nouveau procédé d’atermoiement. On a dit, et cela ne semble pas vrai, qu’il ne le fit qu’après entente avec son maître. En réalité, Cacault tenait à ce qu’un traité fut passé ; il avait déjà eu avec la papauté des relations diplomatiques, il mettait en quelque sorte son honneur à ce que son rôle ne fût pas inutile : en outre, il était un des rares hommes qui approuvassent la politique du premier consul en matière de religion et cela sans se faire illusion sur le caractère impopulaire de cette politique[11]. Car, en effet, il prévint à bien des reprises Consalvi qu’en France on ne voulait pas d’un concordat, et il fit même tant et si bien que le cardinal, déjà effrayé à la pensée de se rendre près de Bonaparte qui ne cessait de l’accuser de mauvaise foi, partit persuadé qu’il courait au martyre. Il arriva à Paris le 20 juin, fut reçu solennellement par le premier consul entouré des ministres et des grands personnages de l’État. Dans le récit qu’il donne de l’entrevue[12], Consalvi fait ses efforts pour donner à l’entretien un certain caractère enjoué et aimable ; or, il y a deux raisons de croire qu’il n’en fut pas ainsi.

D’abord Bonaparte, qui voulait en finir avec le pape, venait de lui adresser un ultimatum, il n’avait pas accoutumé d’être particulièrement aimable avec ceux qui lui résistaient ; en outre, ce qu’il dit à Consalvi dans une réunion toute d’apparat, formée de gens hostiles aux négociations, n’a rien d’agréable pour l’envoyé du pape, puisque c’est une mise en demeure de signer le Concordat dans les cinq jours ! Mais il y a mieux : d’après Consalvi, c’est à la fin de l’entretien, après les observations présentées par le cardinal, que Bonaparte quittant le ton sérieux du début parla « avec une figure et des expressions… obligeantes, courtoises et même enjouées… » Et voici, bien entendu toujours selon le récit de Consalvi, comment la conversation se termina : « Vous signerez dans cinq jours ou tout sera rompu et j’adopterai une religion nationale… Certainement je n’accorderai plus aucun délai. » Un signe de tête et ce fut tout. Voilà ce que le prélat appelle de la courtoisie, de l’enjouement !

D’ailleurs, il lui fallut bientôt comprendre qu’on ne le laisserait plus tergiverser. La négociation qui reprit dura trois semaines au lieu de cinq jours, c’est vrai, mais du côté français on procéda par ultimatum, le seul moyen d’aboutir avec une diplomatie aussi habituée à la fausseté, au mensonge et aux dérobades que l’est la diplomatie romaine. Pendant que le temps s’écoulait, l’assemblée des évêques constitutionnels tenait à l’église Notre-Dame le concile national dont nous avons déjà parlé, Grégoire venait conseiller Bonaparte aux Tuileries. Consalvi, et c’était ce que voulait le Premier Consul, frappé par tous ces faits et par l’état de l’opinion, craignant de voir vraiment les négociations concordataires rompues pour le plus grand profit de l’Église constitutionnelle, abandonna progressivement la plupart des prétentions de la papauté. Le 13 juillet, à l’hôtel de Joseph Bonaparte, la discussion finale s’engagea entre Consalvi, Spina, Caselli, Bernier, Joseph Bonaparte et Cretet. Elle dura de huit heures du soir à quatre heures de l’après-midi, et aboutit à certaines modifications de texte avantageuses pour Rome. En particulier, Consalvi, qui, jusqu’au dernier moment, avait refusé de laisser soumettre en quelque manière que ce fût l’exercice du culte à la police et avait en fin de compte admis que la publicité en fut réglée selon cette formule : « en se conformant toutefois, vu les circonstances actuelles, aux règlements de police qui seront jugés nécessaires pour la sûreté publique », vit sa rédaction remplacer à peu de chose près celle de Bonaparte : « en se conformant aux règlements de police que le gouvernement jugera nécessaires ». Ces quelques mots, germes des futurs articles organiques, Bonaparte pour rien ne les aurait supprimés. À l’annonce de la concession de Joseph et de Cretet, il entra dans une colère folle, se déclarant prêt à chasser les négociateurs italiens s’ils n’acceptaient pas « son texte ». Nouvel ultimatum : scène violente du Premier Consul à Consalvi le soir même, au grand dîner donné à l’occasion du 14 juillet, et enfin le 15, à midi, dernière séance des plénipotentiaires. À onze heures du soir, l’accord était fait sur le texte primitif de Bonaparte, avec cette adjonction « pour la tranquillité publique ». À minuit, les signatures étaient échangées.

B. — LE TEXTE DU CONCORDAT

Nous venons d’esquisser à grands traits l’histoire des négociations qui ont abouti à la « Convention du 26 messidor an IX entre le gouvernement français et Sa Sainteté Pie VII ». Nous avons laissé de côté tous les détails des discussions portant sur tels ou tels mots des nombreux projets ou contre-projets : il est inutile et fastidieux de s’égarer dans les méandres de la casuistique tant religieuse que diplomatique. Mais, puisque nous sommes malheureusement liés encore aujourd’hui par ce texte, puisque des milliers de Français sont par lui tenus à une double obéissance : aux lois civiles de l’État français, aux lois religieuses émanant du pape romain ; il est indispensable que nous l’examinions pour savoir ce qu’il contient exactement.

Le Concordat comprend un préambule et dix-sept articles. Nous en ferons l’étude sommaire dans quatre paragraphes distincts : les principes — les conditions d’exercice du culte — la réforme administrative — le règlement de la question économique. Une seule stipulation ne pourra prendre place dans cette division : c’est celle portée par l’art. 16 : « Sa Sainteté reconnaît dans le premier consul de la République française les mêmes droits et prérogatives dont jouissait près d’elle l’ancien gouvernement ». Parmi ces prérogatives — conservées seulement à un consul catholique (art. 17) — figure le titre de chanoine de Saint-Jean de Latran, porté encore par le Président de la République[13]… M. Noblemaire[14] se laisse aller à une tristesse « qui n’est pas sans se teinter d’un peu d’ironie », à la pensée qu’il faut « voir en M. Émile Loubet le digne successeur des rois très chrétiens, fils aîné de l’Église, chanoine de Saint-Jean de Latran, protecteur de la foi et rempart du Saint-Siège… ». Et nous aussi, nous trouvons cela triste !

§ 1. — Ce que nous appelons les « principes », c’est-à-dire les motifs donnés comme ayant déterminé la conclusion du Concordat, se trouvent dans le préambule de cet acte. Ils lui donnent de suite l’apparence d’un contrat synallagmatique, puisque les deux parties déclarent qu’il est passé « tant pour le bien de la religion que pour le maintien de la tranquillité intérieure. » Quant à savoir lequel des deux pouvoirs a en réalité le plus gagné, c’est un point que nous mettrons complètement en lumière par la suite de ce chapitre. La seule histoire des négociations l’a du reste déjà fait entrevoir. En tous cas, la prépondérance nouvelle de l’Église catholique romaine nous apparaît dès les premiers mots absolument affirmée : « Le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français ». Le projet présenté par Bernier, après acceptation de Bonaparte, le 26 novembre 1800, portait dans l’art. 1er de son neuvième titre «… le gouvernement déclare que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État ». Il semble que ce soit après ses succès contre l’Autriche, après Hohenlinden, que le Premier Consul retira cette proposition de faire la religion romaine religion d’État. Les négociateurs romains ne purent, en tout cas, pas obtenir plus que ce que porte le texte définitif, et c’est déjà énorme si l’on veut bien remarquer qu’il frappe le premier coup au régime de la séparation. Ce régime, en effet, ne s’occupe pas du dénombrement des adeptes qui suivent telle ou telle religion. Toutes sont libres, toutes, par conséquent, sont dans une situation égale au point de vue de la loi. Du reste, Consalvi, après una guerra terribile eut cette satisfaction de mettre dans le texte que les consuls faisaient « profession particulière » du culte catholique[15]. Cette déclaration, dont Joseph Bonaparte et Cretet ne voyaient pas la nécessité et dont ils discutaient l’importance, était capitale aux yeux des envoyés du pape parce qu’elle était la revanche sur les gouvernants « philosophes » et athées, sur les hommes de la Révolution. Henri IV s’était fait papiste pour gagner Paris, Pie VII faisait Bonaparte catholique romain pour gagner la France. À plusieurs reprises pendant les négociations, le Premier Consul n’avait-il pas dit qu’il était prêt à prendre une religion quelconque et que la France suivrait ?… Et dès lors, l’Église pouvait bien accorder que l’on dirait (art. 8) à « la fin de l’office divin dans toutes les églises catholiques :

Domine, salvam fac Rempublicam ;
Domine, salvos fac consules. »

La France vaut bien une prière !

§ 2. — « La religion catholique, apostolique et romaine sera librement exercée en France ; son culte en sera public, en se conformant aux réglements de police que le gouvernement, jugera nécessaires pour la tranquillité publique. » C’est la rédaction de ce premier article qui faillit, nous l’avons vu, faire échouer les négociations au dernier moment. Que contient-il en effet ? D’une part la proclamation de la liberté du culte, d’autre part la restriction de cette liberté conformément aux mesures possibles prises par le gouvernement. Remarquons de suite que Bonaparte garde ici son attitude ordinaire : la liberté ne va jamais pour lui sans des chaînes. Sommes-nous embarrassés, nous, socialistes, pour apprécier l’art. 1er du Concordat ? On ne cesse de nous clamer aux oreilles : « Liberté ! Liberté ! » et cela parce que nous désirerions entraver le libre exercice du culte catholique. Mais, outre qu’en maintes circonstances ce n’est pas du tout l’exercice du culte qui est en jeu, nous répondons simplement que nous ne voulons pas abolir la moindre liberté. Au contraire, nous demandons la suppression du Concordat qui est un contrat, par conséquent un lien de droit ! De quoi se plaignent ceux qui veulent le conserver ? Dès l’instant qu’ils y tiennent, ils n’ont qu’à en accepter l’application légale. Or il y a textuellement subordination de la publicité du culte aux règlements de police jugés nécessaires par le gouvernement. Ces règlements, ils existent : ce sont les Articles organiques. Sont-ils acceptés par les partisans du Concordat ? Pas le moins du monde. C’est qu’aux yeux des catholiques militants, des papistes et des cléricaux, le contrat n’est bon qu’autant qu’il favorise la subordination du pouvoir civil au pouvoir religieux. Qu’on leur laisse la liberté d’empoisonner nos consciences ou la liberté de nous soumettre à une nouvelle Inquisition, et alors tout sera pour le mieux. Qu’on interrompe vingt fois par an la circulation dans nos villes, qu’on arrête tout trafic, toute vie pour laisser passer des processions, qu’on oblige les citoyens à s’agenouiller ou à se découvrir devant des bannières, et ils proclameront que la liberté du culte est une réalité ! C’est cela que nous ne voulons pas, et puisque le Concordat est encore en vigueur, puisque ce sont pour la plupart des partisans de l’Église romaine qui le défendent, il est de notre devoir de veiller à ce que les dispositions qu’il peut contenir visant la suprématie du pouvoir civil et la réglementation de l’exercice d’un culte envahissant et dangereux soient observées par ceux qui sont les seuls bénéficiaires de cet acte.

§ 3. — La réforme administrative de l’organisation du clergé est contenue dans les articles 2, 3, 4, 5, 6, 7, 9, 10 et 11. Elle vise l’indication d’une nouvelle répartition des diocèses, la nomination des évêques, celle des curés et l’établissement des chapitres et séminaires.

L’article 2 porte simplement qu’« il sera fait par le Saint-Siège, de concert avec le gouvernement, une nouvelle circonscription des diocèses français », et c’est l’article 58 des Articles organiques qui en forme le commentaire. Mais, pour nommer des évêques nouveaux, il fallait déposséder ceux qui étaient à la tête des diocèses, et nous savons que ceux-là étaient de deux sortes, évêques constitutionnels et évêques réfractaires. Bonaparte n’envisagea

Réunion à la Mode de 1801.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


qu’un moyen pour supprimer toute difficulté pour les nominations à venir : faire table rase. Tandis qu’il demanderait aux constitutionnels de renoncer à leurs évêchés, le pape réclamerait des réfractaires la même renonciation.

La papauté refusa tout d’abord « d’inviter à donner leur démission de leurs sièges épiscopaux quatre-vingt évêques émigrés… Quelle qu’ait été leur opinion sur la nouvelle forme de gouvernement établie en France, dans son commencement, il est bien sûr que l’abandon de leur diocèse a été occasionné par une persécution affreuse contre la religion catholique… Le gouvernement, persistant dans son avis d’une démission générale à donner par tous les évêques émigrés, le Souverain Pontife ne devrait jamais le leur commander, ni substituer d’autres évêques en déposant les anciens en cas de refus.[16] » Mettons de suite à côté de ce langage le texte de l’article 3 : « Sa Sainteté déclarera aux titulaires des évêchés français qu’elle attend d’eux avec une ferme confiance, pour le bien de la paix et de l’unité, toute espèce de sacrifices, même celui de leurs sièges.

« D’après cette exhortation, s’ils se refusaient à ce sacrifice commandé par le bien de l’Église (refus néanmoins auquel Sa Sainteté ne s’attend pas), il sera pourvu, par de nouveaux titulaires, au gouvernement des évêchés de la circonscription nouvelle… » Le pape a donc dû abandonner ses prétentions, mais du reste, qu’on ne s’y trompe pas, la défense qu’il a faite des évêques émigrés n’a pas été comparable à la bataille entreprise autour du « nécessaire » de l’article premier. Il ne pouvait faire autrement que de protester contre l’exclusion de ceux qu’il compare dans une de ses lettres aux généraux qui avaient combattu à côté du Premier Consul[17], mais il se garda bien de pousser Bonaparte sur ce point, car, somme toute, s’il dépouillait l’ancienne église de France, il le faisait par un acte d’autorité considérable et l’on sait combien la papauté est jalouse de son autorité, combien elle cherche à l’augmenter et à présenter comme jurisprudentielles les mesures extrêmes auxquelles elle a pu recourir. Or exiger et obtenir une fois des démissions d’évêques, c’était pour la cour romaine l’établissement d’un précédent qui lui permettrait pour l’avenir une extension de sa puissance. Pie VII adressa le 15 août 1801 aux évêques réfractaires un bref où, tout en les comblant de louanges et en pleurant sur la tristesse qui emplit son âme, il leur demande de renoncer à leur épiscopat. « Il faut vous démettre spontanément de vos sièges épiscopaux et les résigner librement entre nos mains : chose considérable assurément, nos vénérables frères, mais de telle nature qu’il faut nécessairement et que nous vous la demandions et que tous nous l’accordiez pour arranger les affaires de France. » Les évêques avaient dix jours pour répondre : 45 démissionnèrent, 36 protestèrent au nom des libertés gallicanes qu’ils avaient toujours repoussées, car c’étaient précisément des ultramontains. En réalité, comme on l’a dit très justement, « c’est par fidélité à Louis XVIII, c’est plutôt comme gentilshommes que comme prêtres, que ces néophytes du gallicanisme se révoltèrent contre le pape et le traitèrent en leurs factums d’hérétique, de juif, de païen, de publicain[18]. » Il n’y eut pas de semblables difficultés soulevées par l’épiscopat constitutionnel, malgré le pessimisme de Consalvi qui voyait Grégoire très soutenu par Bonaparte lui-même, sans comprendre que le Premier Consul s’en servait comme d’une sorte d’épouvantail. La protestation des évêques constitutionnels se borna en somme à la remise au gouvernement « d’observations », où l’on voit figurer en particulier une demande pour le maintien des élections épiscopales. Mais c’est en masse que les évêques constitutionnels répondirent au bref du pape leur demandant de se soumettre, en lui adressant leurs démissions. Bonaparte les récompensa — bien qu’il les détestât à cause de leur républicanisme — en en portant 12 aux nouveaux sièges épiscopaux.

Il fallut, en effet, pourvoir aux désignations nouvelles et cela conformément à l’article 4 du Concordat. « Le premier consul de la République nommera, dans les trois mois qui suivront la publication de la bulle de Sa Sainteté, aux archevêchés et évêchés de la circonscription nouvelle. Sa Sainteté confèrera l’institution canonique suivant les formes établies par rapport à la France avant le changement de gouvernement. » Nous avons souligné les deux mots « nommera… confèrera » afin d’en faire ressortir immédiatement l’importance. Ils sont l’occasion d’un conflit permanent, résultat de la mauvaise foi avec laquelle la papauté interprète, comme nous le savons, le Concordat lorsqu’il lui semble porter atteinte à sa souveraineté. Veut-on lire l’article 4 comme le lisent les partisans du pape-roi ? Un historien dont nous avons déjà indiqué les tendances nous en donne la facile occasion. Voici comment M. Chénon, dans son analyse du Concordat, présente notre texte[19] : « Les nouveaux évêques devaient être nommés comme sous l’ancien régime, c’est-à-dire présentés par le gouvernement dans les trois mois de la vacance du siège et institués par le pape, suivant les formes établies par rapport à la France avant le changement de gouvernement (art. 5).[20] » Et voilà dans quelles conditions les partisans du Concordat en comprennent le texte. Là où celui-ci porte : le gouvernement nomme, le pape institue, ils traduisent : le gouvernement propose et le pape… dispose ! Et les écrivains catholiques adoptent une singulière méthode pour persuader que le Concordat dit précisément le contraire de ce qu’il dit en réalité : cette méthode s’appelle, en langue vulgaire, le bluff. Ils procèdent par affirmation ; Pie VII, Consalvi, tous les négociateurs ont compris que « nomination » veut dire « présentation », rien de moins, rien de plus[21]. Ce « rien de moins » n’est-il pas admirable ? Or nous mettons au défi de trouver, soit dans les écrits de Consalvi, soit dans la bulle du Saint-Siège en date du 18 septembre 1801, un mot quelconque permettant de dire que le pape a fait des réserves sur le sens du « nommera et confèrera » de l’article 4. Et pourtant si, il y en a une et elle est précieuse, car elle indique par son existence même la non-existence de toutes les autres. Consalvi, traitant du droit de nomination par le Premier Consul ; s’est préoccupé non pas de le lui retirer, mais seulement de faire garantir qu’il ne pourrait être exercé que par un chef d’État catholique et Spina écrit en son nom à Bernier que Sa Sainteté…« ne pourra pas accorder ce privilège de la nomination à tous ceux qui successivement occuperont sa place, à moins que constitutionnellement et essentiellement cette place soit toujours occupée par des catholiques. » Nous savons que satisfaction a été donnée sur ce dernier point par l’article 17. Il demeure donc bien acquis que le droit de nomination et non de présentation appartient au gouvernement et nous connaissons maintenant ce qu’est la « condition absolue mise par Rome au droit de patronage[22]. » Quant au pape, il est, selon la remarquable expression de Portalis[23], un « collaleur forcé ». Il doit, en effet, purement et simplement conférer « l’institution canonique » aux archevêques et évêques nommés par le gouvernement. Il doit le faire sans aucun délai… Mais ici de nouveau la papauté ne reconnaît plus aucune autorité au Concordat. M. Mathieu — dont la nomination archiépiscopale fut imposée par le pape au ministère Méline précisément à l’encontre du texte concordataire[24] — n’hésite pas à voir dans la résistance du chef de l’Église romaine une arme légale : « Ce refus d’institution est parfois la seule défense que le pouvoir spirituel puisse opposer aux prétentions injustes au pouvoir temporel. Pie VII s’en servait contre Napoléon… ». Nous voyons là, quant à nous, la démonstration de plus en plus évidente de la duplicité qui préside à toute la conduite de la « Cour romaine » lorsqu’il s’agit pour elle d’appliquer à la lettre un traité qu’elle a consenti et qu’en toutes circonstances on invoque en son nom en le dénaturant. Il y a à l’attitude de la papauté une raison que nous nous sommes jusqu’ici efforcés de laisser de côté, mais que nous sommes maintenant obligés de mettre en valeur, parce qu’elle fait tout le fond des débats entre la religion catholique romaine et l’État civil, quel qu’il soit : la papauté n’est pas seulement l’organisme supérieur d’une certaine religion, la gardienne d’un dogme, elle veut être un gouvernement international. Et c’est pourquoi c’est elle qui veut nommer ses représentants, c’est pourquoi elle n’entend pas se soumettre à des règlements, édictés par ce qu’elle considère comme un gouvernement étranger, à l’encontre de ses règlements à elle, applicables à ses sujets catholiques. Quoi qu’on en puisse dire, c’est là qu’est la cause profonde de tant de conflits et de tant de troubles. Après une étreinte formidable où Rome avait enserré le monde, après de sourdes révoltes écrasées dans le lointain des siècles, à la lueur des torches et des bûchers, après l’effort toujours plus conscient et partout propagé des esprits affranchis et des bras libérés, nous avions, nous aussi, rompu l’emprise romaine et il a fallu qu’un homme vînt qui ne nous asservît pas seulement à sa volonté, mais encore introduisît, pour une conquête nouvelle avec des armes neuves, l’irréductible ennemi de toutes les libertés dans le pays qui les avait proclamées et qui l’avait chassé.

Réintroduite en France par le Concordat avec une situation privilégiée, la puissance romaine a pu reprendre son travail de désagrégation, ruiner lentement et selon des chances variables, mais avec la persévérance qui fait la force de son action, tout l’édifice civil de l’État moderne. Bonaparte avait pensé calmer les justes appréhensions des républicains et des adversaires de Rome en exigeant du clergé un serment de fidélité à la Constitution. Ce serment, qui avait été l’occasion de tant de luttes sanglantes, est inscrit dans le Concordat (art. 6 et 7), mais il n’y figure plus qu’à titre de souvenir. Il n’est plus prêté depuis le 5 septembre 1870, date du décret abolissant le serment politique. Et, encore et toujours, voici donc une disposition concordataire non observée : c’était une mesure de garantie utile au pouvoir civil, on l’a fait disparaître ! Nous ne nous illusionnons pas sur la valeur d’un tel serment, mais nous faisons remarquer simplement une fois de plus que le Concordat n’est pas respecté dans toute son intégrité, et nous demandons alors si le pays républicain et libre-penseur se laissera leurrer longtemps. On objecte en vain que le décret de 1870 s’applique aux prêtres : leur situation est réglée par un acte passé avec un chef étranger, cet acte constitue une loi française, et il faut pour l’abroger une autre loi spéciale. Jusque là, il faut ou respecter intégralement le traité ou le dénoncer ; et ceci d’autant plus que les ministres du culte catholique romain sont dans la double dépendance du pouvoir français et du pouvoir papal étranger. On ne saurait donc prendre trop de précautions à leur égard. Bonaparte avait pris non seulement des précautions que l’on pourrait dire essentielles, mais encore il avait songé à profiter du clergé pour aider sa police ; il avait trouvé quelque chose comme la mise du confessionnal à la disposition du gouvernement. L’évêque, après avoir juré « obéissance et fidélité au gouvernement de la République française », ajoutait : « et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, je le ferai savoir au gouvernement. » L’évêque doublant le préfet, quel rêve pour un despote !

Les trois articles qui doivent terminer ce paragraphe ont trait aux droits des évêques : droit de faire une nouvelle disposition des paroisses (art. 9), droit de nommer aux cures (art. 10), droit d’avoir « un chapitre dans leur cathédrale et un séminaire pour leur diocèse sans que le gouvernement s’oblige à les doter. « Une simple observation à ce sujet : c’est en 1885 seulement qu’on est revenu à l’application stricte du Concordat au sujet des chanoines qui forment les chapitres. Jusqu’à cette année-là, ils ont touché un traitement, et le budget de 1904 porte encore de ce chef une somme de 160 000francs. Quant aux séminaires, qui longtemps reçurent des allocations du gouvernement, M. Delpech[25] écrivait à leur sujet, en 1901 : « Il y a environ 300 séminaires pour 91 diocèses. Ce sont, pour la plupart, des établissements d’enseignement secondaire jouissant de conditions privilégiées… »

Et le Concordat, comment le respectait-on ?…

§ 4. — L’article fondamental, au point de vue « économique », est l’article 13 ainsi conçu[26] : « Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle, ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés et qu’en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leur ayants cause. » Dès le début des négociations, Bonaparte affirma sa volonté absolue d’obtenir du pape la reconnaissance de l’aliénation des biens du clergé. Il fit présenter cette aliénation comme résultant d’une offrande, d’un sacrifice des ecclésiastiques pour contribuer à sauver la patrie[27]. La papauté se soumit. Jamais Bonaparte n’aurait pu céder sur ce point, car ce n’est pas seulement à une hostilité ironique qu’il se serait heurté, comme il advint lorsqu’il parla du Concordat devant le pays, mais à un soulèvement véritable. C’est la bourgeoisie qui se serait révoltée et nous savons que c’est elle qui était pour Bonaparte la classe appelée à le soutenir. Tout au contraire, en faisant nettement proclamer par le pape qu’il ne serait pas touché aux biens d’église aliénés, il allait avoir un moyen de plus pour séduire son alliée. Il y eut des bourgeois « philosophes » parce que, propriétaires de tels biens, ils craignaient les revendications ecclésiastiques, qui revinrent à l’église le jour où ils furent certains de n’être pas inquiétés. Et cette considération n’est pas à négliger pour nous puisque, nous le verrons, la bourgeoisie a été la première reconquise après le Concordat par la religion catholique. Il y a eu à cela d’autres motifs, mais il est certain que la raison d’ordre purement économique a été très importante, peut-être capitale. Et pourtant, que vaut cette renonciation de la papauté au nom de tout le clergé ? La véritable guerre religieuse était-elle encore possible au sujet des biens ? Non, c’est de toute évidence. La situation nouvelle était stable, absolument stable en raison de la victoire définitive de la Révolution sur l’Église, victoire dont les résultats étaient consacrés du reste par toutes les autres remportées sur l’Europe. Par conséquent, la concession du pape n’est pas du tout une concession, c’est la reconnaissance purement platonique d’un état de fait qu’il n’était aucunement en son pouvoir de modifier et elle n’a pas dans le contrat la valeur réelle d’un apport. Le Concordat, sur ce point encore, est donc un mensonge et un défi à l’opinion républicaine, cela d’autant plus que l’Église, en n’apportant rien, a fait en sorte qu’on lui donne beaucoup : traitement pour les évêques et les curés (art. 14) ; permission de recevoir des fondations pieuses (art. 15). On peut nous redire aujourd’hui avec audace que, par instinct, l’âme chrétienne « inspirera toujours des donations pieuses et tendra à reformer le « milliard » longtemps après que le temps aura flétri les lauriers de ceux qui l’ont attaqué[28] » ; on peut nous répéter cela, mais il faudrait bien songer que si les lois de la Révolution n’avaient pas été détruites par Bonaparte, si la prééminence de l’esprit libre avait continué à exister seule au milieu des religions toutes tolérées par l’État sans préférence — sans Concordat ! — le « milliard » ne se serait pas reformé et on n’aurait pas à le détruire. La Révolution n’est pas finie et il faudra bien qu’un jour elle reprenne résolument sa marche en avant. Ce jour-là, la première mesure prise sera de renverser toutes les barrières mises devant elle pour la faire dévier ; ce jour-là, il n’y aura plus de Concordat, et nous saurons faire en sorte que le « milliard » ne vienne plus alimenter les forces rétrogrades[29].

Quoiqu’il en soit et puisque nous avons incidemment parlé du traitement donné par le gouvernement aux évêques et aux curés, nous devons insister sur ce point qu’à aucun moment ces traitements n’ont été envisagés comme devant compenser les biens du clergé donnés en gage aux porteurs d’assignats. Il n’y a pas entre l’article 13 et l’article 14 un rapport quelconque qui soit même indiqué. Bien mieux, la papauté fut surprise et inquiète à la pensée que le clergé serait pécuniairement sous la dépendance du gouvernement, mais comme Bonaparte ne voulait pas entendre parler de la dîme ni de dotations immédiates en immeubles des églises épiscopales, il fallut bien accepter l’offre de traitement. Le texte dit traitement et non pas indemnité, ce qui prouve bien la volonté du premier consul de les appointer au même titre que n’importe quel autre de ses fonctionnaires sans rechercher si ces appointements sont le juste revenu de biens spoliés. Ainsi, lorsque l’on fait dire au Concordat que le traitement consenti par l’article 14 est la reconnaissance d’une dette véritable contractée par l’État envers le clergé, on fausse complètement son sens. Nous n’en sommes plus à compter de semblables « erreurs » !

On en a fait beaucoup à l’occasion du texte que nous venons de commenter et toujours pour le plus grand bénéfice de l’Église, pour la plus grande gloire de Dieu ! C’est pourquoi nous demandons l’abrogation d’un texte qui n’est pas respecté par ceux-là mêmes qui en réclament le maintien. Pour Bonaparte, ce texte n’avait en somme que la valeur d’une manifestation lui permettant de se rapprocher d’un pouvoir qu’il pensait devoir mettre en œuvre avec profit pour accroître sa propre puissance. Il tenait en réserve l’acte véritable destiné à réglementer en France le culte catholique et c’est par les « Articles organiques » qu’il a « complété » le Concordat.

Le Concordat, nous le savons, fut signé le 26 messidor an IX (15 juillet 1801). Les ratifications sont du 23 fructidor an IX (10 septembre 1801) — le Te Deum à Notre-Dame, pour célébrer la publication de l’acte, est seulement du 18 avril 1802. C’est durant tout cet intervalle et sans que la Papauté en connût rien, que Bonaparte fit élaborer les Articles organiques soumis au Corps législatif et au Tribunat le même jour que le Concordat, promulgués avec lui par la loi du 18 germinal an X et portés en même temps que lui à la connaissance du pays. On peut dire hardiment qu’ils contribuèrent à le faire accepter sans une trop grande explosion de mécontentement.

Il nous est impossible de faire entrer, dans le cadre de cet ouvrage, le commentaire détaillé des 77 articles organiques. Nous ne pourrons qu’en indiquer les grandes lignes, après avoir fixé le caractère des négociations qui pendant neuf mois continuèrent à se dérouler au sujet du Concordat, tandis que Portalis en secret préparait, conformément au désir du Premier Consul, l’acte destiné à « tenir » l’Église. Ces négociations eurent lieu entre Bonaparte et Caprara, légat a latere, vieux cardinal assez porté à confondre ses bénéfices personnels avec l’intérêt de l’Église : le Premier Consul put s’amuser tout à son aise avec lui et comme il n’était pas toujours ingrat, il lui donna, en février 1802, l’archevêché de Milan. On distingue, dans l’histoire des rapports entre Caprara et Bonaparte, trois périodes que nous indiquons brièvement :

1° Jusqu’en décembre 1801, le Premier Consul menace la Papauté, terrorise le légat parce qu’il se plaint du retard apporté par Pie VII à l’envoi de la bulle organisant les nouveaux évêchés et du bref permettant l’institution des nouveaux évêques.

2° Le pape, ayant enfin accordé ce que désirait Bonaparte, demande à son tour la publication du Concordat et surtout la restitution du territoire des trois légations. C’est alors le Premier Consul qui temporise, voulant obtenir du pape la nomination d’anciens évêques constitutionnels comme nouveaux évêques. Pie VII se montrant intraitable sur ce point, il laisse traîner les négociations jusqu’en mars 1802. 3° Délivré de toute crainte extérieure par le traité d’Amiens (25 mars 1802), Bonaparte revient à sa tactique préférée : l’ultimatum. Caprara entendit dans une audience le Premier Consul affirmer que dix constitutionnels — 10 intrus ! — seraient nommés ou le Concordat rompu, et au moment où il était le plus accablé par cette mise en demeure à laquelle il était loin de s’attendre,

Bataille de Montebello et de Casteggio, le 20 prairial an viii.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


on lui fit lecture des Articles organiques. Le pape céda et une véritable comédie se déroula : Bonaparte voulait que les constitutionnels fussent institués par le légat avant le Te Deum ; Caprara leur demanda d’abjurer leurs erreurs et ils répondirent en faisant simplement soumission au pape. Indignation du cardinal et refus d’institution. Colère de Bonaparte ; intervention de Bernier qui se rend auprès des constitutionnels, revient trouver Caprara en lui annonçant que l’abjuration est faite. Le légat, sans s’informer davantage, leur donne l’absolution et les institue en déclarant qu’ils ont fait ce qu’il désirait. Les constitutionnels, devenus évêques concordataires, s’empressèrent de protester avec énergie dans une lettre publique, en déclarant que Bernier avait fait un faux témoignage s’il avait apporté au légat une abjuration qu’ils n’avaient jamais faite. C’est sur cet incident ridicule que se terminèrent les longues négociations du Concordat.

Quant aux Articles organiques, il n’y eut pas, il ne pouvait pas y avoir de négociations à leur sujet. C’est en vertu de l’article premier du Concordat, prévoyant l’établissement de règlements de police, qu’ils furent édictés. Pie VII, surpris par leur publication, faite en même temps que celle du Concordat, de telle sorte qu’ils en paraissaient la suite normale, protesta contre le procédé, mais il ne pouvait rien de plus. Les Articles constituent une loi comme toutes les lois ; les citoyens français lui doivent donc, le respect dû à une loi régulièrement promulguée, et si les membres du clergé étaient purement et simplement des citoyens français, ils les accepteraient comme tels. C’est pour cela sans doute qu’un écrivain catholique qu’on nous pardonnera de citer si souvent, en songeant à la place considérable occupée par lui dans l’Église, écrit[30] : «… On ne trouverait pas en France, à l’heure qu’il est, un évêque, un prêtre, un catholique instruit qui attribue la moindre valeur canonique aux Articles organiques. » Nous entendons bien qu’il est question ici de la valeur « canonique », mais nous savons aussi combien est subtile la langue d’un cardinal !

L’esprit général des Articles est la subordination de l’Église à l’État, la reprise par un gouvernement autoritaire et à son profit de la doctrine gallicane. Portalis, à maintes reprises, expose cette doctrine dans ses rapports. Nous ne l’y suivrons pas parce qu’il nous suffit de connaître le lien historique qui rattache, par-dessus toute l’œuvre révolutionnaire, l’ancien régime au régime nouveau, sans répéter le travail d’élaboration qui a permis de restaurer les formes anciennes. Si l’Église romaine rejette les Articles organiques parce qu’elle estime être étranglée par eux, nous les regardons, nous, comme le complément bâtard d’un acte diplomatique malfaisant, qui permet aux pires ennemis de la démocratie de poursuivre au sein de la nation une œuvre néfaste. Nous ne voulons pas plus une Église d’État qu’une Église romaine, nous voulons la pensée libre. Bonaparte a cru mater le clergé en l’embrigadant, il ne s’est pas aperçu que par le Concordat il donnait à ce clergé le droit reconnu de se tourner toujours vers le pape de Rome, à ses dépens à lui, pape de Paris. Il a interdit, par les Articles organiques, toute communication entre le pape et la France autrement que par l’intermédiaire du gouvernement, il a défendu de recevoir sur le territoire français tout individu envoyé par la Papauté sans autorisation de l’État, il a voulu empêcher toute assemblée de prêtres non autorisée expressément par le pouvoir civil[31]… mais à quoi bon tout cela, puisque par le Concordat il remettait solennellement le pape à la tête de la noire cohorte ecclésiastique, puisqu’il réinstallait en grande pompe l’antique classe cléricale dans le pays avec tous ses privilèges, avec sa hiérarchie traditionnelle, sa constitution pyramidale, elle aussi, dont la base est en partie la France et le sommet uniquement Rome… Pourquoi ? — Parce qu’il s’est cru assez puissant pour maintenir toujours la Papauté dans sa dépendance étroite. Il n’a pas songé un instant qu’elle chercherait à échapper à sa sujétion, et, cachée derrière l’acte qui lui rouvrait sans conteste la terre d’impiété où elle aurait cette admirable œuvre à accomplir : exorciser la Révolution, reprendrait, malgré et contre les Articles organiques aussi bien que contre le Concordat lui-même, la suprême direction spirituelle et… temporelle !

Il suffira de citer quelques uns des articles pour juger de leur efficacité : c’est, au titre II[32], l’article 11 qui maintient la suppression de tous les établissements ecclésiastiques autres que les chapitres cathédraux et les séminaires, indiquant ainsi qu’il ne doit plus y avoir de congrégations ; c’est l’art. 12, qui interdit toute qualification autre que citoyen ou Monsieur donnée aux évêques ; c’est l’art. 18 jamais observé, exigeant le serment de tout prêtre à la Constitution ; c’est la défense faite par l’art. 20 à tout évêque de quitter son diocèse sans permission du pouvoir civil ; c’est l’obligation pour les évêques, aux termes de l’art. 26, de faire agréer par le gouvernement la liste des personnes à ordonner ; c’est l’art. 33 qui interdit toute fonction à « tout ecclésiastique, même Français, qui n’appartient à aucun diocèse » — article qui fait sourire quand on songe à la quantité de « monsignori » répandus sur le territoire de la République pour faire la police du pape. — Au titre III, « Du Culte », nous voyons des dispositions édictant l’unité dans la liturgie et dans le catéchisme (art. 39), l’uniformité dans le costume qui doit être l’habit noir à la française (art. 43) ; la défense aux prédicateurs de se livrer à des attaques « soit contre les personnes, soit contre les autres cultes autorisés dans l’État » (art. 52). L’art. 48 rendait aux fidèles les cloches, chères à M. Vandal, mais avec défense de s’en servir en dehors du service religieux autrement qu’avec l’autorisation de la police. Deux dispositions maintenaient contre l’Église la suprématie civile : art. 54 stipulant que les curés « ne donneront la bénédiction nuptiale qu’à ceux qui justifieront, en bonne et due forme, avoir contracté mariage devant l’état civil » et art. 55 : « Les registres tenus par les ministres du culte, n’étant et ne pouvant être relatifs qu’à l’administration des sacrements, ne pourront dans aucun cas suppléer les registres ordonnés par la loi pour constater l’état civil des Français ». Par contre, le clergé romain recouvrait en partie le droit de se servir de l’ancien calendrier (art. 56) et par l’art. 57 : « Le repos des fonctionnaires publics sera fixé au dimanche », voyait définitivement disparaître le culte décadaire. — Le titre IV est tout entier consacré aux circonscriptions religieuses, aux édifices du culte et au traitement des ministres. La France était partagée, en dix archevêchés et cinquante évêchés[33] (art. 58), avec une paroisse au moins par justice de paix, c’est-à-dire par canton. Les archevêques recevaient un traitement de 15 000 francs, les évêques un traitement de 10 000 francs. Quant aux curés, répartis en deux classes, les uns étaient payés 1 500 francs, les autres 1 000[34]. Si nous donnons ces chiffres, c’est pour rappeler le débat soulevé au sujet de l’art. 14 du Concordat et que nous avons précédemment examiné. La dernière section de ce quatrième titre rend au clergé catholique les églises non vendues, « à raison d’un édifice par cure et par succursale… » C’est sur cette réinstallation matérielle que s’achève le texte des Articles Organiques et c’est une conclusion normale.

Nous avons dit qu’ils contribuèrent à faire accepter le Concordat, et maintenant que nous connaissons ces deux textes, c’est à cette parole qu’il nous faut revenir. Tous les historiens nous rapportent qu’à la première lecture du Concordat, un silence glacial l’accueillit au Conseil d’État, et puis que des rires étouffés s’élevèrent à l’audition de certains termes auxquels on n’était plus habitué. Pas une voix ne s’éleva pour complimenter le Premier Consul. Or, il faut se rappeler la composition du Conseil d’État pour comprendre exactement la signification de ce silence et aussi pour apprécier le mot de Consalvi, écrivant après la signature du Concordat : « Moi-même qui le vois conclu, c’est à peine si j’y crois ».[35] L’hostilité du Corps législatif, celle du Tribunat étaient certaines. Le Sénat, dont Bonaparte n’avait pas besoin pour faire adopter son traité avec Rome, c’est vrai, mais qui enfin avait dans l’État une place considérable, admit en décembre 1801 Grégoire, et cela malgré le Premier Consul. Il fallut, pour faire écarter Daunou du même corps (janvier 1802), l’intervention personnelle du maître… C’étaient là des symptômes inquiétants. Mais Bonaparte avait toujours à sa disposition un moyen que nous connaissons bien : le coup d’État. N’étant pas sûr du Tribunat ni du Corps législatif, il les renouvela. Ce renouvellement, nous le savons, devait avoir lieu par cinquième ; mais au lieu de procéder par voie de tirage au sort, le Premier Consul chargea le Sénat de faire cette opération qui, bien entendu, eut lieu dans le sens qu’il désirait. C’est de la sorte que 240 nouveaux membres au Corps législatif et 80 au Tribunat assurèrent l’adoption du Concordat, et cela — malgré l’épuration — surtout grâce à la présence des Articles Organiques. Le Tribunat donna 78 voix contre 7 et le Corps législatif 228 contre 21.

Sans fracas fut promulguée aussi, le 18 germinal an X, la loi contenant les « Articles Organiques des cultes protestants » où sont réparties, dans trois titres, un ensemble de règles qui remettent dans l’absolue dépendance de l’État l’Église réformée et l’Église de la confession d’Augsbourg. Le Premier Consul s’érigeait en chef du protestantisme français, comme il se faisait pape des catholiques de France. Les protestants recouvraient leurs pasteurs — salariés par l’État, — leurs consistoires, leurs synodes, leurs inspecteurs ; mais l’origine de tous ces rouages, le directeur général du culte, c’était Bonaparte. Mais les adeptes des deux sectes protestantes s’estimèrent bien heureux de ne pas être supprimés par le catholicisme romain rénové et s’ils vécurent sans éclat, du moins ils subsistèrent, loin du faste inquiétant de l’Église romaine.

Le Te Deum célébré à Notre-Dame pour fêter le Concordat se fit au milieu d’une pompe extraordinaire. Les consuls, les ministres, les conseillers d’État, les sénateurs, les législateurs et les tribuns, tous les corps constitués, les généraux, en un mot toute la Révolution, enchaînée par le premier Consul, figura au spectacle. Mais le temps d’impiété et de moquerie n’était pas si loin que beaucoup ne fussent tentés de rire. Et, malgré l’ordre de Bonaparte qui voulait qu’on se tînt bien, à plusieurs reprises les assistants se laissèrent emporter par leur désir de se moquer. L’armée, en particulier, se distingua par son attitude grossière, que les généraux avaient du reste prévue : Ils avaient délégué Augereau au Premier Consul pour demander d’être dispensés de se rendre à Notre-Dame. — On a rapporté souvent le mot du général Delmas, à qui Bonaparte demanda comment il trouvait la cérémonie : « C’est une belle capucinade, répondit-il. Il n’y manque qu’un million d’hommes qui ont été tués pour détruire ce que vous rétablissez.[36] »

Le Te Deum est du 18 avril 1802 — le plébiscite pour le consulat à vie est du 10 mai 1802.

À travers tous les développements que nous avons donnés à l’étude de la politique religieuse, nous avons semé des appréciations et des critiques. Cela fera dire que notre œuvre est de polémique et non d’histoire. Mais, au frontispice de l’Histoire Socialiste, il est écrit que la connaissance des efforts et des luttes de nos pères doit nous donner « un surcroît de force et de clarté pour les luttes de demain. » Nous n’entendons pas nous immobiliser dans le passé, nous voulons le comprendre et l’interpréter selon les lumières nouvelles de la conscience. C’est pour cela que nous avons tâché de donner une vie actuelle à toute cette période de notre histoire, c’est pour cela qu’à côté du fait historique nous avons mis, selon la préoccupation du jour, la critique ou la réflexion utile à la lutte poursuivie. Nous sommes encore sous le joug posé par Bonaparte à la nation, nous voulons le secouer et nous aurions failli à notre double devoir d’historien et de citoyen, si nous ne l’avions proclamé. Et, s’il faut conclure, nous ne reprendrons pas une à une toutes nos critiques, car ce serait une inutile répétition. Nous plaçant simplement en face des actes du Premier Consul, nous disons qu’ils nous apparaissent avant tout inspirés par son esprit de domination. Par le Concordat, il fait rentrer en France une puissance dominatrice qui l’aidera à asservir le pays ; par les Articles, il pense dominer cette puissance même. C’est son intérêt personnel seul qui le dirige. Mais il se trouve que, sur ce point encore, ses intérêts propres coïncident avec ceux des classes possédantes. Cette bourgeoisie, fille de la Révolution, mais fille repue, rit des prêtres d’abord, — et peut-être même aurait-elle grondé formidablement si la poigne du futur César avait été moins rude… mais que craint-elle, à la réflexion ? On ne lui prendra pas sa terre, le pape en a fait serment ! Elle demeure maîtresse de ce que la Révolution lui a livré. Son temporel est sauf — quant au spirituel, les Articles Organiques sont là comme une barrière mise devant la doctrine ultramontaine… Dès lors, pourquoi ne pas obéir aux désirs de Bonaparte, pourquoi ne pas retourner à l’église ? La morale romaine n’est-elle pas admirable, qui prêche la résignation et la soumission à l’ordre établi sur la terre ? La bourgeoisie sort de la Révolution, riche de biens et de privilèges, et son intérêt veut qu’elle s’allie à la religion catholique romaine qui donne la justification divine de la fortune et des privilèges. C’est inconsciemment peut-être que la bourgeoisie s’est ralliée à l’opinion si nette du Premier Consul, lorsqu’il disait : «…Je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ; elle rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre…[37] »

Et la bourgeoisie, rassurée, se pressa aux fêtes religieuses et se mit à lire avec ardeur les ouvrages de M. de Chateaubriand — comme on vit, il y a peu d’années, la même bourgeoisie reprise d’une même ardeur pour l’œuvre religieusement voluptueuse d’un catholique étranger…

  1. Rapport de police du 5 messidor an VIII, publié par Aulard, Paris sous le Consulat, t. I, p. 447.
  2. Rapport de la préfecture de police, Id.
  3. Cette lettre a été publiée par Mathieu, O, c, p. 3.
  4. Le conclave avait eu lieu à Venise (1er décembre 1799-14 mars 1800). Pie VII ne rentra à Rome que le 3 juillet. Pour l’histoire du Concordat, nous renvoyons, d’une façon générale, à l’ouvrage de d’Haussonvile, L’Église romaine et l’Empire, et Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat.
  5. C’est par erreur que M. Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. VI, p. 66, dit le 8 octobre, c’est le 5 novembre.
  6. Sorel, O. c., p.66.
  7. Lettre du 5 mai.
  8. Récit fait par Spina à Consalvi dans sa lettre du 12 mai.
  9. Lettre de Cacault à Talleyrand, 28 mai 1801.
  10. Lettre de Consalvi à Spina, 30 mai 1801.
  11. Le rôle de Cacault est surtout connu par le livre de son secrétaire Artaud, publié en 1824 : Histoire du pape Pie VII.
  12. M. Mathieu préfère, et sans doute avec raison, le récit fait dans la dépêche envoyée de suite au cardinal Doria à celui des Mémoires, écrit en 1812. Notre réfutation porte donc sur cette dépêche. On en verra le texte dans Mathieu, O. c, p. 210-213.
  13. On peut voir dans l’ouvrage de M Mathieu, p. 322, note 1, le texte d’une lettre adressée par M. Loubet à ses confrères les chanoines de Saint-Jean de Latran, le 14 janvier 1902, pour les remercier de leurs vœux à l’occasion de la nouvelle année.
  14. O. c., p. 91.
  15. L’art. 14 stipulait que si l’un des successeurs de Bonaparte n’était pas catholique, il faudrait une nouvelle convention pour régler la nomination des évêques.
  16. Lettre de Spina à Bernier, le 11 novembre.
  17. Lettre de Pie VII à Bonaparte, le 12 mai 1801.
  18. Hist. pol. de la Rev. franc. p. 739. — On appela Petite Église un schisme localisé surtout dans l’Ouest, qui groupa quelques fidèles autour de ces évêques qui refusèrent d’adhérer au Concordat.
  19. La critique de l’art. 4 porte aussi sur l’art. 5 : « Les nominations aux évêchés qui vaqueront dans la suite seront également faites par le Premier Consul et l’institution canonique sera donnée par le Saint-Siège.
  20. Hist. de Lavisse et Rambaud, IX, 260-61. On remarquera que M. Chénon indique l’art. 5 au lieu de l’art. 4.
  21. Voyez Noblemaire o. c. p. 73.
  22. C’est un sous-titre de M. Mathieu o. c. p. 85.
  23. Voyez Portalis. Discours, rapports et travaux inédits sur le Concordat, p. 40.
  24. Voyez la brochure de M. Delpech, Le Concordat et les articles organiques, p. 7.
  25. O. c., p. 9.
  26. L’article 12 porte : « Toutes les églises métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres non aliénées, nécessaires aux cultes, seront remises à la disposition des évêques.
  27. Note de Bernier à Spina, 12 novembre 1809.
  28. M. Mathieu. Le Concordat de 1801, page 88.
  29. On remarquera que nous ne discutons pas sur la validité des ventes des biens d’Église, validité toujours contestée par les historiens réactionnaires. Nous renvoyons pour cela à tout ce qui a été dit déjà sur ce sujet dans les parties précédentes de cet ouvrage, en rappelant simplement qu’en 1790, l’Église n’ayant plus la personnalité civile, ses biens, quelle que soit leur origine, sont tombés dans le domaine public.
  30. Mathieu, o. c., p. 328.
  31. Nous visons ici les dispositions du titre premier des Actes organiques. Ce titre traite « du régime de l’Église catholique dans ses rapports généraux avec les droits et la police de l’État. »
  32. Ce titre, qui traite : « Des Ministres », est divisé en cinq sections.
  33. Il y a aujourd’hui 18 archevêchés et 69 évêchés.
  34. Le budget des cultes pour 1904 porte 925 000 francs pour le traitement des archevêques et des évêques (chap. 4) ; 4 479 400 francs pour le traitement des curés (chap. 5) ; 470 000 francs pour les allocations aux vicaires généraux (chap. 6). Nous rappelons que le chap. 7 porte 160 000 francs pour les chanoines. Le chap. 8 qui vise le traitement des desservants et vicaires, traitements qui n’existent ni dans le Concordat ni dans les Articles Organiques, s’élève à 33 631 400 francs…
  35. Lettre du 27 juillet 1801.
  36. Delmas fut mis en retrait d’emploi et ne fut rappelé au service qu’en 1813 pour aller mourir à la bataille de Leipzig.
  37. Pelet, Opinions de Bonaparte, p. 223 cité par M. Aulard Hist. polit, de la Rév. franc. p. 734.