Histoire socialiste/La République de 1848/P1-10

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 100-124).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.


CHAPITRE X


LA CONSTITUTION DE 1848


La Constituante de 1848, comme toutes les Constituantes que la France a connues, a eu le grand tort de ne pas être exclusivement vouée à la besogne spéciale qui lui incombait. La tâche difficile de transformer dans le sens démocratique la société française eût amplement suffi à son activité. Mais, Assemblée à tout faire, troublée sans cesse par les convoitises et les passions de tout genre qui s’agitent autour du pouvoir, distraite par les questions irritantes ou mesquines du moment, obligée de consacrer ses matinées à l’expédition des affaires courantes et ses après-midi seulement aux travaux de constitution, elle ne pouvait avoir ni la sérénité ni le loisir nécessaires à l’élaboration de la grande œuvre législative dont elle était chargée.

On a reproché à cette Constitution d’avoir été bâclée. Le reproche est excessif ; mais il contient une grosse part de vérité. Ce qui lui manqua surtout, c’est la lente incubation d’où naissent les réformes viables, c’est la discussion préalable qui prépare dans les esprits des décrets qu’il n’y a


CONSTITUTION NOUVELLE GREFFÉE SUR UNE VIEILLE SOUCHE
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


plus ensuite qu’à rédiger. La nation, surprise par la soudaineté de la Révolution, n’avait pas soumis à une étude approfondie les problèmes délicats que ses mandataires allaient avoir à résoudre, Mais il ne faut accuser ceux-ci ni d’incompétence ni de paresse. Le Comité de dix-huit membres qui fut nommée par l’Assemblée le 17 et le 18 mai, comprenait des hommes distingués appartenant à tous les partis, sauf au parti légitimiste, qui, resté presque tout entier fidèle à la royauté de droit divin, n’avait rien à voir dans l’organisation de la souveraineté populaire. La République modérée y était représentée par Cormenin, qui en fut d’abord le président, par Marrast qui en fut le rapporteur, par Woirhaye qui en fut le secrétaire, par Vaulabelle encore et le pasteur Coquerel, par Corbon, l’ouvrier plus voisin des bourgeois que de ses camarades. Les ralliés de la République, vieux routiers du parlementarisme qui avaient formé l’opposition au temps de Louis-Philippe, y figurent en bon nombre : Odilon Barrot, Dufaure, Dupin aîné, Vivien, Tocqueville et son ami de Beaumont, qui étaient allés étudier la démocratie aux États-Unis, mais qui la connaissaient plus qu’ils ne l’aimaient. Ces deux groupes y étaient dominants. L’esprit vraiment démocratique n’y avait qu’une petite place avec Lamennais et Considérant, qui, malgré sa qualité de socialiste, forçait le respect, au dire d’un de ses adversaires, « par la modération dans ses doctrines, la tenue dans sa personne, la réserve dans son langage. »

Un projet fut élaboré en un mois ; il fut déposé le 19 juin et renvoyé à l’examen des bureaux. Dans l’intervalle eurent lieu les journées de juin : il était impossible que le projet ne s’en ressentît pas. Les délégués des bureaux réclamèrent des modifications graves ; Cavaignac et les ministres furent également entendus ; et le nouveau projet, qui fut présenté le 30 août à l’Assemblée, accompagné d’un rapport de Marrast, offre avec le premier des différences notables. Elles peuvent se résumer ainsi : ton moins évangélique ; tendance moins cosmopolite ; part plus petite à la liberté, aux réformes démocratiques et sociales ; décoloration sensible et générale.

La discussion commence le 4 septembre et se continue sans interruption jusqu’au 27 octobre. Six semaines de débats sur un sujet pareil, c’était peu. Mais on a hâte de sortir du provisoire. Dès que le Comité a révisé le texte adopté par la Chambre, une seconde lecture a lieu le 31 octobre et, après une discussion de deux jours, le vote définitif est acquis le 4 novembre.

La Constitution ainsi acceptée comprend deux parties très inégales d’importance : un préambule qui est un exposé de principes, et une série d’articles qui en sont l’application.

Le préambule, dont la rédaction fut confiée à Cormenin, Considérant et Vaulabelle, devait être d’abord une déclaration des droits et devoirs du citoyen. C’était un souvenir de la grande Constituante. On avait énuméré et défini les sept droits suivants garantis par la Constitution : L’égalité, la liberté, la sûreté, l’instruction, le travail, la propriété, l’assistance. Mais les bureaux avaient eu peur des concessions faites au peuple ; le troisième, par la bouche de Thiers, s’était prononcé vivement contre ce qu’il nommait des hérésies ; il avait soutenu que la société devait seulement promettre et non garantir le travail, l’instruction et l’assistance, parce qu’il ne dépendait pas d’elle de les donner à ceux qui en avaient besoin. Le préambule arriva par suite fort édulcoré devant l’Assemblée. Il n’en fut pas moins attaqué. La discussion qui s’engage alentour est des plus révélatrices de l’esprit du temps. Beaucoup de phrases creuses et emphatiques chez les orateurs ; beaucoup de considérations philosophiques, métaphysiques et semi-religieuses, qui font douter par instants si l’on est dans une Assemblée politique, une Académie ou un Concile. Controverse quasi théologique entre un évêque et un pasteur pour savoir si l’on mettra en tête : « En présence de Dieu » ou bien « Au nom de Dieu. » Une seule voix, dans le septième bureau, a demande la suppression de cette formule mystique. On lui a répondu que Dieu est le commencement et la fin de tout. Naïf accès d’orgueil national dans l’avis donné à l’univers que la France s’est constituée en République pour conserver « l’initiative du progrès et de la civilisation. » Harangue fumeuse de Pierre Leroux qui dit avec raison que la science politique est dans l’enfance et qui le prouve en critiquant l’ensemble sans rien apporter de précis à la place. Surtout effort pour imaginer des formules ambigües, qui promettent sans engager ; qui proclament quelque chose de nouveau sans dire quoi ; qui rassurent la bourgeoisie sans permettre au peuple de se plaindre qu’il n’y a rien de changé ; qui ménagent le passé sans ouvrir et sans fermer la porte à l’avenir. Le préambule, à la suite d’un discours ironique de Frosneau, faillit être supprimé comme superflu et dangereux. Il fut maintenu quand même, parce qu’on crut nécessaire d’y inscrire le sens de la Révolution.

Mais là était la grosse difficulté. Le sens politique en était assez clair : à l’intérieur, accession de tous les Français adultes au droit de vote ; à l’extérieur, ce n’était plus déjà la fraternité humanitaire des premiers jours, mais c’était encore la paix déclarée au monde, le respect mutuel entre les nations ; point de guerre de conquête ; point d’entreprise « contre la liberté d’aucun peuple », comme le disait l’article V. Un député, un Lafayette, demandait, il est vrai, comment la conquête de l’Algérie pouvait se concilier avec cette disposition ; on lui répondit (et la réponse est faible) que l’Algérie avait été légitimement conquise pour offense à la nation française. La Constituante s’arrête à mi-chemin dans sa tendance pacifique et fraternelle à l’égard des autres peuples. Elle repousse un amendement de Quinet et de Victor Hugo ainsi conçu : « La France s’est proposé de poursuivre plus librement le progrès de la civilisation et de l’humanité. » Et quand Francisque Bouvet, député de l’Ain, demande qu’un jury international, un congrès universel et perpétuel des peuples puisse un jour remplacer la guerre, juger les différends entre les peuples, garantir les traités et régulariser l’activité humaine en vue du progrès pacifique des sociétés dans la moralité et le bien-être, il est accueilli par des moqueries et des acclamations dérisoires.

L’accord était donc loin d’être parfait sur ce terrain ; mais le sens social de la Révolution était bien plus passionnément contesté. C’est sur ce point que se heurtèrent le plus vivement les opinions. Le droit au travail fut le centre de la bataille. Ce fut la position maîtresse où les assaillants voulurent s’établir et dont, en somme, ils ne purent conquérir la possession. Seulement nous ne parlerons pas maintenant de cette lutte capitale ; nous lui réservons l’ample développement qu’elle mérite dans la seconde partie de cet ouvrage où nous retracerons l’évolution des faits et des théories économiques. Il nous suffit pour le moment de suivre les changements apportés à l’organisation politique et administrative de la France.

En cette matière toute Constitution a pour but de déterminer les fonctions dévolues soit à la société, soit aux différentes collectivités qu’elle comprend, et le domaine laissé à la libre action individuelle. Celle de 1848 a, comme les autres, essayé d’opérer ce partage litigieux.

Elle reconnaît « des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives et indépendants de ces lois ». Elle affirme ainsi que l’homme ne s’aliène pas tout entier dans le pacte social, qu’il échappe pour une portion de son être et de sa vie à l’intervention législative, et aussi que contre la réalité oppressive il se réserve le recours à la protestation et à la désobéissance.

Elle n’a pas marqué la frontière, toujours difficile à délimiter, où peut et doit cesser la soumission. Mais elle s’est du moins efforcée d’indiquer les principaux droits garantis aux citoyens. Liberté d’aller et de venir, inviolabilité du domicile, respect de la personne humaine attesté par l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort en matière politique, liberté de professer leur religion, de se réunir, de s’associer, de pétitionner, d’exprimer leur pensée par la voie, de la presse et autrement, liberté même d’enseigner, voilà une belle série de droits formellement ou implicitement reconnus aux individus. Mais, quand on y regarde de près, on s’aperçoit qu’ils sont moins complets qu’il ne semble ou répartis de façon inégale. Exception faite pour la propriété de l’homme sur l’homme, qui avait été détruite par le Gouvernement provisoire et qui ne se relève pas ; exception faite encore pour l’article qui ordonne que nul ne sera distrait de ses juges naturels et qui interdit toute création de tribunaux extraordinaires (un article condamnant les transportations sans jugement qui s’opéraient en ce moment même), les restrictions sont nombreuses et inquiétantes.

« Nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les prescriptions de la loi » ; mais la loi ne dit pas, comme en Angleterre, que l’homme arrêté sera interrogé ou relâché dans les vingt-quatre heures. Le texte n’est pas moins imprécis, lorsqu’il s’agit du domicile ; il n’est pas de nature à empêcher les perquisitions plus ou moins légales. La peine de mort est abolie en matière politique ; mais la fusillade remplace à merveille l’échafaud, et quand Victor Hugo, Coquerel, de Tracy demandent la suppression totale de cette peine irréparable qui suppose l’infaillibilité du juge et qui ressemble à une vengeance, une majorité où les catholiques et les militaires sont en grand nombre conserve à la société la faculté et presque l’obligation de tuer pour se défendre et pour épouvanter les criminels. La sécurité publique est de même invoquée comme limite au droit de réunion et d’association, et il n’en faudra pas davantage pour le réduire à rien. « La presse en aucun cas ne peut être soumise à la censure » ; mais on refuse d’étendre l’interdiction au cautionnement et au monopole de l’imprimerie qui sont des censures préalables masquées ; on ne veut pas surtout que le théâtre bénéficie des mêmes avantages que la presse, et Victor Hugo, qui est encore dans les rangs des conservateurs, peut s’écrier : « Je vois avec une surprise amère toutes les idées de liberté se défigurer et s’amoindrir dans cette discussion d’une constitution républicaine. »

Il est écrit que « chacun professe librement sa religion et reçoit pour l’exercice de son culte une égale protection. « Mais cette égalité est menteuse, puisque le paragraphe suivant ajoute qu’il y a des cultes reconnus par la loi et dont les ministres ont seuls droit à recevoir un traitement de l’État. Lamennais, fidèle à lui-même, a dans le Comité réclamé la séparation de l’État et de l’Église. Pierre Leroux, esprit aussi religieux que Lamennais, proteste dans l’Assemblée contre ce privilège accordé à certains cultes et il l’accuse d’empêcher tout progrès de la religion, de la pétrifier dans des formes immuables, de l’enchaîner par les liens de l’intérêt matériel. Lavallée propose cet amendement : « Nul ne peut être force à contribuer aux dépenses d’aucun culte. La République n’en salarie aucun. » Il montre ce qu’il y a d’illogique pour un État qui se prétend neutre à entretenir entre le spirituel et le temporel une alliance contre nature, source de conflits sans cesse renaissants, et ce qu’il y a d’inique à forcer des libres penseurs de payer des gens qui les damnent impitoyablement. Il allègue que revenir à la pauvreté serait pour les chrétiens faire retour à l’Évangile. Il rappelle que le budget des cultes ne fut point du tout, dans la pensée de ceux qui le créèrent, une indemnité destinée à remplacer les biens du clergé sécularisés par la Révolution ; que le régime de la séparation a fort bien fonctionné de 1794 à 1802 et qu’il pourrait facilement être remis en vigueur. Son amendement est repoussé à mains levées et quand Bourzat demande qu’aucune Congrégation ne puisse s’établir que dans les formes et sous les conditions déterminées par une loi spéciale d’autorisation ; quand il fait remarquer que telle de ces communautés est plus politique que religieuse, que telle autre a son chef à l’étranger ou professe des vœux contraires aux lois fondamentales de l’État, on écarte cette proposition gênante par un procédé dont usa et abusa la Constituante. On l’ajourne aux lois organiques qui devront être votées plus tard. En somme, les catholiques obtiennent que rien ne sera changé aux prérogatives de leur Église et même, sur la demande de Falloux, qui fait valoir les traditions de la France, fille aînée de cette Église, le traitement des cardinaux qui avait été menacé est maintenu.

Encouragés par ce succès qui fausse la liberté religieuse à leur profit, ils veulent conquérir aussi contre l’Université la liberté d’enseignement. Montalembert la présente comme un droit inhérent à la qualité même de citoyen, et ce droit qu’il revendique pour tout individu, il le conteste à l’État. Son discours fut un violent réquisitoire contre l’enseignement public et laïque. Mais il était prématuré. Les orléanistes, encore mal résignés à rentrer sous le joug clérical, regimbèrent, faillirent rompre avec des alliés trop pressés. Les catholiques sentirent la nécessité d’opérer une prudente retraite. Ce fut de Falloux qui, sur la demande de son collègue trop engagé, se chargea de la conduire. Autant Montalembert avait été arrogant et tranchant, autant de Falloux fut humble, modeste, conciliant, patelin. Evidemment Montalembert avait été mal compris. Ses attaques étaient dirigées contre les écoles socialistes, non contre l’Université ; et quant à lui, de Falloux, « jamais il ne porterait la moindre atteinte à l’exercice de sa liberté. » Est-ce qu’on ne savait pas que le pape était plein de bon vouloir pour le peuple ? Est-ce que la religion n’était pas l’alliée naturelle de la démocratie ? Plus tard, à l’amiable, on arrangerait les petits différends qui pouvaient séparer les établissements d’instruction laïque et les maisons d’éducation religieuse. Montalembert retira son amendement. Mais il revint à la charge. Il voulut faire supprimer la surveillance de l’État sur les établissements ecclésiastiques d’enseignement. Il n’obtint pas gain de cause. Seulement dans la Constitution, gros de conséquences et d’orages, demeurait cet article ; « L’enseignement est libre. » Liberté de l’enseignement, liberté du travail, formules jumelles, également élastiques et ambigües, par qui se révèle et se cimente l’alliance de l’Église et de la bourgeoisie. Comme Montalembert se vantait de ne réclamer pour les écoles catholiques rien d’autre que la liberté, Isambert lui cria : « La liberté… avec la main morte… » Il voulait dire que, là où existe l’inégalité économique, la liberté est tout à l’avantage des riches. Il faut garder devant les yeux cette vérité pour rabattre à leur juste valeur certaines prétentions libérales d’alors, comme il faut songer au manque de délimitation précise que nous venons de signaler pour comprendre comment, malgré l’apparence, les droits des citoyens étaient médiocrement garantis par la Constitution.

On voit sans peine que les Constituants firent porter le fort de leur attention sur l’organisation des pouvoirs concédés à la société.

Une première question essentielle se posait. La France resterait elle le pays étroitement unifié, centralisé qu’elle était ? Quelle dose d’indépendance laisserait-on à la vie locale ? Dès le début la question fut tranchée, dans le Comité par la procédure même qui fut adoptée pour la préparation du projet primitif, Odilon Barrot avait proposé, très sagement, qu’on entreprît l’œuvre par en bas et non pas en haut : qu’on établit les fondations avant de songer au faîte de l’édifice ; qu’on déterminât le pouvoir des communes avant de régler les attributions des ministres, préfets et autres organes du gouvernement central. Il avait été vigoureusement soutenu par Lamennais, qui avait publié, comme bien d’autres, son plan de Constitution et qui, lui aussi, entendait remédier à une distribution défectueuse de la sève sociale, menaçant Paris d’apoplexie et la province de paralysie. Il s’agissait de mettre certaines libertés fondamentales à l’abri des caprices de l’autorité, d’ériger la commune agrandie, devenue cantonale, en centre nerveux et vivant, actif et autonome dans la sphère des intérêts locaux[1]. Mais la vieille tradition unitaire était la plus forte. Pour les uns, la beauté de l’administration impériale était un axiome indiscutable. Pour les autres, la peur du fédéralisme se liait au souvenir de la première Révolution. Odilon Barrot fut battu. Il n’avait guère été soutenu que par Tocqueville, « l’Américain », qui protestait contre l’insolente tutelle de l’État et déclarait qu’on ne fait pas un gouvernement libre avec un peuple de valets, et par Lammennais, qui estima le dissentiment assez grave, pour donner sa démission du Comité. Quand la question arriva devant l’Assemblée, les partisans de la décentralisation eurent beau alléguer que le système étouffant, combattu par eux, avait été imaginé par le despotisme le plus intolérable qui eût jamais existé, qu’il était propice aux coups de force populaires et césariens ; qu’il assurait la prépondérance aux villes sur les campagnes ; qu’il était ainsi favorable au socialisme ce qui était l’argument le plus capable de toucher la majorité ; Thiers, Dupin, Dufaure firent craindre la création de 30,000 petites républiques et la reconstitution des anciennes provinces. Orléanistes et républicains votèrent en masse contre les légitimistes, les catholiques et les quelques républicains libéraux qui avaient voulu dégager d’une pression écrasante la vie municipale, cantonale et départementale. Si l’on admit l’élection des Conseils généraux et municipaux, ces Conseils pouvaient être dissous, les maires suspendus, révoqués ; le Conseil cantonal, sur lequel on avait fondé toute sorte d’espérances, ne fut pas institué ; surtout Paris et les villes comptant plus de 20,000 âmes (le projet avait dit 100,000 âmes, mais cela avait paru démesurément large) étaient soumis à des dispositions exceptionnelles qu’une loi spéciale devait régler plus tard, l’ont cela sans préjudice de l’état de siège, qui permettait, sous prétexte de la moindre émeute, de suspendre pour un temps illimité toutes les garanties nominales édictées en faveur des citoyens.

Cette atrophie des libertés locales était grave. On se condamnait par là même, comme dit Odilon Barrot, à « accommoder la tête de la République sur le corps de l’Empire ». Le goût de l’uniformité, du gouvernement fort, de l’État presque omnipotent triomphait et allait se borner, en mainte circonstance, à décorer d’étiquettes républicaines des institutions monarchiques, si bien que le fond risquait fort d’emporter rapidement la forme.

On proclamait donc la République une et indivisible ; on déclarait que la souveraineté résidait dans l’universalité des citoyens et que tous les pouvoirs émanaient du peuple ; puis, pour corriger ce que pouvait avoir de trop absolu cette affirmation répétée de l’unité, on ajoutait aussitôt cet axiome de la science politique : « La séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre. » Un blasphémateur s’éleva cependant contre ce dogme, susceptible d’interprétations diverses, c’était Proudhon qui proposa cet amendement : « L’indivision du pouvoir et la division des fonctions sont la première condition d’un gouvernement libre. » Il ne manquait pas de démocrates pour vouloir mettre, au nom de l’unité du pouvoir, l’action populaire partout où elle était possible. Mais Proudhon retira son amendement sans solliciter le vote et la traditionnelle division des trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire devint le cadre de la discussion. Par suite elle doit être aussi celui de notre étude.

Pouvoir législatif. — On commença par le pouvoir législatif. Le suffrage direct et universel fut admis sans contestation. Ses adversaires se taisaient, ajournaient leurs mauvais desseins à de meilleurs jours. Dans le Comité cependant on avait parlé d’enlever le droit de vote aux soldats et aux domestiques. A la Chambre un amendement voulut l’ôter à ceux qui ne sauraient pas écrire eux-mêmes leur bulletin. On s’en débarrassa en le renvoyant a la loi électorale. Il pouvait se défendre ; mais le fait seul qu’on tentât de faire brèche au système pouvait passer pour un symptôme inquiétant et ce n’était pas le seul. Un député de Tarn-et-Garonne, Détours, avait demandé que le suffrage universel fût déclaré un droit imprescriptible, préexistant, qu’aucune Assemblée ne pourrait suspendre, altérer, amoindrir. Il le sentait en danger ; il le montrait haï par des hommes qui étaient « les princes de la tribune » et qui ne lui pardonnaient que conditionnellement, pour avoir « bien voté » ; il lançait à son égard cette prophétie qui devait se réaliser à la lettre : » Ou il ose envoyer ici trop de forces à la démocratie. j’ose assurer qu’il sera modifié. » Mais Détours se heurtait à une résistance acharnée et ne put obtenir la garantie qu’il réclamait.

L’Assemblée, du reste, maintenait le scrutin de liste par département, le vote au chef-lieu de canton, sauf exception approuvée par le Conseil général, quoiqu’on lui fit remarquer qu’il était fort gênant pour les électeurs, parmi lesquels la proportion des votants était descendue de 80 à 60 et à 30 0/0. A une mesure maladroite qui faisait du vote un devoir pénible pour les campagnards pauvres, elle en ajoutait une autre qui était périlleuse en autorisant les candidatures multiples susceptibles de conférer à des individus une importance exagérée. Elle décidait que l’Assemblée serait composée de 750 membres, nommée pour trois ans, renouvelable intégralement. On peut relever dans les décisions prises le désir d’assurer l’indépendance des élus, même à l’égard de leurs électeurs : article spécifiant qu’ils représentent, non leur département, mais la France entière ; interdiction du mandat impératif ; indemnité de 25 francs par jour à laquelle ils ne peuvent renoncer, allocation


Plus de patrie.
D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


que des millionnaires furent seuls à combattre ouvertement. On veille aussi à leur indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. On se souvient des Chambres de Louis-Philippe, peuplées de fonctionnaires, si bien que le pouvoir n’était plus guère contrôlé que par ses propres agents.On décide que la dignité de représentant sera incompatible avec les fonctions rétribuées ; mais l’établissement de ces incompatibilités soulève de si délicates questions de personnes qu’on l’ajourne à la loi électorale. Ces précautions contre le gouvernement sont poussées jusqu’à la défiance ; et en voici la preuve : l’Assemblée est permanente ; pendant les vacances elle est représentée par une Commission de vingt-cinq membres qu’elle choisit parmi ses membres et qui doit la convoquer en cas d’urgence ; tous les représentants sont inviolables, sauf en cas de flagrant délit.

Un point surtout suscita de vifs et longs débats. Y aurait-il une ou deux Chambres ? Duvergier de Hauranne, Odilon Barrot, Tocqueville firent valoir l’exemple de l’Angleterre, de l’Amérique, de la Suisse, Ils montrèrent comment deux Assemblées pouvaient se servir de contrepoids et de frein mutuel, empêcher les coups de tête, les élans irréfléchis, tandis qu’une Chambre unique risquait d’aboutir soit à la plus irresponsable et à la plus oppressive des dictatures, la dictature collective, soit à un conflit aigu avec le pouvoir exécutif seul debout en face d’elle. Contre cette argumentation solide se dressait la tradition du parti républicain ; la Convention n’avait pas connu le partage, non plus que la Législative et la Constituante. Dans des circonstances exceptionnelles, disait Lamartine, la dictature de la nation est nécessaire et elle ne peut s’exercer ni par un homme, ni par deux Chambres qui se déchireront. Parmi les républicains avancés beaucoup comptaient sur la facilité qu’aurait une Assemblée unique pour décréter la révolution sociale, Proudhon lui-même demandait que le peuple français déléguât tous ses pouvoirs à une Assemblée de ce genre. De plus, on ne savait pas comment composer une seconde Chambre ; on craignait de voir se relever une chambre des Pairs ou tout au moins un Sénat conservateur qui serait un obstacle sur la route de la démocratie. Il fut donc décidé que le pouvoir législatif n’aurait qu’une tête.

On crut remplacer la seconde par le Conseil d’État. L’institution n’était pas nouvelle ; mais on espérait lui insuffler un esprit nouveau. Les membres, indéfiniment rééligibles, étaient nommés pour six ans par l’Assemblée et ne pouvaient être révoqués que par elle. Ils étaient chargés de soumettre à un examen préalable les projets de loi déposés par le gouvernement ou par les députés ; de veiller à ce qu’ils fussent convenablement libellés et sans contradiction avec les lois antérieures. Avec des fonctions de contrôle sur certains corps, ils avaient à préparer et, en certains cas, à faire les règlements d’administration publique. Ils pouvaient exercer par délégation une parcelle de l’autorité législative. Mais ils n’avaient, somme toute, que voix consultative. Le Conseil d’État restait une émanation de l’Assemblée dont il dépendait, et, sans contact avec le peuple, il n’offrait point la solidité qui résiste, mais qui soutient ; il était un très faible tampon entre la Chambre et le gouvernement.

Pouvoir exécutif. — Si importante que soit la confection des lois en un État, l’organisation du pouvoir exécutif fut ce qui préoccupa et passionna le plus les hommes de la Constituante. Dès le 11 mai, Senard avait demandé qu’on commençât par là ; et dans le Comité, Cormenin, adorateur de Napoléon, avait renouvelé avec le même insuccès la même demande. S’il y eut divergence sur ce point, il y eut accord unanime pour décider que ce pouvoir serait concentré en une seule personne qui s’appellerait Président de la République. Créer un gouvernement fort est alors le rêve des partis les plus divers, parce que tous espèrent en faire l’instrument de leur ambition. Marrast, dans son rapport, dit du futur Président : « Sa volonté ne doit rencontrer aucune résistance ; car il commande au nom de la loi ». Les républicains modérés ont poussé ce culte de la force jusqu’à l’amour de la dictature. Les socialistes comptent sur la puissance de l’État pour les transformations qu’ils préconisent. Les royalistes souhaitent naturellement ce qui ressemble le plus à la royauté, et peut-être n’est-ce point sans arrière-pensée, témoin ce qui se passe à l’Assemblée le jour où l’on discute la durée des pouvoirs publics. Le projet porte qu’ils ne peuvent être délégués héréditairement. Proudhon ayant proposé d’ajouter : « Ni à vie », son amendement est repoussé. Une autorité viagère est envisagée sans horreur.

Mais en même temps qu’on veut un gouvernement fort, on le veut dépendant, docile à la volonté du pays, soumis à l’Assemblée, puissant pour le bien, impuissant pour le mal. Comme dira un orateur, de Parieu, on veut sur des racines de chêne une végétation de roseau. La Constituante s’épuisera dans la poursuite de cet idéal contradictoire.

Deux questions connexes se posent aussitôt. Comment et par qui sera nommé le Président temporaire de la République ? Quelles seront ses attributions ?

Cormenin a proposé au Comité la nomination par le suffrage universel et direct. Son avis a prévalu. Mais, dans l’Assemblée, de légitimes inquiétudes s’éveillent à l’idée de faire de la puissance publique un monstre à deux têtes égales et rivales. Plusieurs amendements tâchent de parer au danger. Le plus radical a pour auteur un député du Jura, Jules Grévy, qui a vite conquis par sa raison ferme et droite, par sa parole nette et précise, un sérieux ascendant sur ses collègues. Voisin de la Suisse, il propose un système pareil à celui qui est pratiqué en Suisse, identique d’ailleurs à celui même qui, né spontanément des circonstances, fonctionnait alors en France, toutes choses qui ne l’empêcheront pas d’être traité d’utopiste. Point de Président de la République ! Un simple chef du Conseil des ministres, qui sera nommé pour un temps illimité par l’Assemblée et toujours révocable par elle. Leblond, lui, accepte un Président, mais à condition qu’il soit nommé par l’Assemblée. D’autres cherchent des solutions intermédiaires : l’Assemblée désignant des candidats parmi lesquels le peuple choisirait ou, inversement, l’Assemblée choisissant parmi les candidats qui auraient obtenu le plus de voix au scrutin populaire, ou encore l’élection par le suffrage universel à deux degrés ;

Quant aux attributions du chef du pouvoir exécutif, elles sont, d’après le projet qui sert de point de départ à la discussion, considérables, énormes. Les habitudes monarchiques s’y révèlent par mille traits. Droit de disposer de la force armée, sans pouvoir, il est vrai, la commander en personne ni, comme on crut prudent de rajouter, déclarer la guerre. Droit de négocier et de ratifier les traités, sauf approbation de l’Assemblée, qui se trouve alors en présence d’une situation fortement engagée. Droit, non d’amnistie, mais de grâce, ce qui lui permettra d’accorder en détail ce que l’Assemblée aura refusé en bloc. Droit de veto provisoire, puisqu’il peut pour toute loi qui lui déplait exiger de l’Assemblée une nouvelle délibération. Obligation de présenter chaque année dans un message, comme un roi constitutionnel, l’exposé général des affaires publiques. Liste civile de 600.000 francs et logement dans les palais nationaux. Surtout droit de choisir les ministres. fut-ce hors du Parlement. Droit de nommer les agents diplomatiques, les commandants des armées de terre et de mer, les préfets, le chef de la Garde nationale de la Seine, les gouverneurs des colonies, les procureurs généraux, tous les hauts fonctionnaires. Sans doute les principales nominations doivent se faire en Conseil des ministres. Mais les ministres peuvent être révoqués par le Président, et ils ne contresignent pas tous ses actes. Francisque Bouvet, dans un discours auquel il ne fut pas répondu, calcule que le Président nommera directement 362.280 employés émargeant une somme de 423 millions de francs. Si l’on y ajoute 100.000 fonctionnaires qui reçoivent de lui, sur la proposition du ministre compétent, leur brevet ou leur diplôme ; si l’on y joint encore le formidable personnel des officiers et sous-officiers, on arrive à un million d’hommes placés sous son influence. Plus encore ! On lui accorde le droit de suspendre pour trois mois les maires élus ; en un mot, comme dit Tocqueville. « tous les moyens de contrainte et de corruption. » N’est-ce pas lui qui distribue aussi les décorations, lesquelles portent cet exergue : Bonaparte, premier consul ? Quelques républicains, en particulier Clément Thomas, trouvant peu démocratique d’étaler son mérite à sa boutonnière et de laisser subsister cet instrument de règne restauré par le premier Napoléon, avaient proposé de supprimer la Légion d’honneur. Mais l’idée avait fait scandale, avait semblé une injure à la vanité nationale, et le maintien des croix et rubans, pour couper court à ces velléités égalitaires, avait été inscrit dans la Constitution. On était loin de ce que désirait Cormenin, quand, après avoir demandé la nomination du Président par le peuple, il ajoutait : « Le Président règne et ne gouverne pas. » Le Comité avait accepté la proposition dangereuse en repoussant ce qui devait atténuer le danger.

L’Assemblée ne méconnut pas l’importance vitale du problème, Audry de Puyraveau, Félix Pyat, Grévy, de Parieu, Didier firent saillir en plein relief les périls du plébiscite portant sur un homme qui serait investi d’une pareille variété d’attributions, C’était faite de lui un roi électif, plus qu’un roi, un empereur, comme le cria un représentant. De Parieu disait avec raison : « Il y a en France des éléments qui sont singulièrement favorables et toujours favorables au développement du pouvoir exécutif ; c’est un sol préparé pour donner de la force à l’autorité, préparé, dis-je, par la centralisation… combinée avec l’existence des armées permanentes, avec tous les autres caractères de notre organisation et de notre administration, avec ce goût si grand des fonctions publiques dont les Représentants connaissent peut-être mieux que personne toute l’étendue. » Grévy, avec plus d’énergie encore, montrait le futur Président plus puissant que Louis-Philippe, parce qu’il serait l’élu du suffrage universel ; installé par les soins des républicains dans une forteresse presque inexpugnable et tenté probablement de se perpétuer « au trône de la Présidence ». « Et si cet ambitieux, s’écriait-il, est un homme qui a su se rendre populaire ; si c’est un général victorieux, entouré de ce prestige de la gloire militaire auquel les Français ne savent pas résister ; si c’est le rejeton d’une de ces familles qui ont régné sur la France et s’il n’a jamais renoncé expressément à ce qu’il appelle ses droits ; si le commerce languit ; si le peuple souffre, s’il est dans un de ces moments de crise où la misère et la déception le livrent à ceux qui cachent sous des promesses des projets contre sa liberté,.. ; répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? » Comme le disait Pyat, l’élection populaire était un sacre autrement divin que l’huile de Reims, et alors, dans son duel inévitable avec l’Assemblée, il pourrait dire aux représentants : — « Je suis plus souverain que vous tous. Je représente la France entière. Je commande au nom d’un mandat supérieur aux vôtres.

À ces deux arguments essentiels les adversaires répliquaient, en invoquant le principe de la séparation des pouvoirs ; en demandant si le pouvoir législatif ne commettrait pas une usurpation en nommant le chef du pouvoir exécutif, si tout au moins il ne paraîtrait pas se défier du pays ; en dénonçant le marchandage de portefeuilles et d’ambassades qui se produirait dans la Chambre à chaque élection présidentielle ; en raillant, et c’est peut-être ce qui frappait le plus des esprits mal défaits de leurs préjugés monarchistes, un président qui serait sans prestige, un président-soliveau, qui serait, suivant les paroles de Lamartine à ses collègues, « l’aiguille destinée à marquer l’heure de leurs volontés ou de leurs caprices sur le cadran de la Constitution. » On invoqua, dans un sens et dans l’autre, l’exemple des autres républiques, Tocqueville rappelait qu’en Amérique le président est nommé par le peuple. On lui répondait qu’il l’est par le suffrage à deux degrés ; que la liberté y est protégée par le système fédératif, par l’absence de souvenirs royalistes ; que d’ailleurs en Suisse et en Hollande le procédé contraire avait toujours été pratiqué.

Il est souvent difficile de dire quelle a été dans une bataille la manœuvre décisive. Mais il est certain que, dans celle-ci, ce ne fut pas un fait indifférent que presque tous les hommes méditant une candidature à la présidence se prononcèrent pour le système qui donnait le plus d’autorité au futur chef de l’État. Ce fut le cas pour Cavaignac, Thiers, Lamartine. Le dernier aborda de front une question de personne, à laquelle chacun pensait, mais dont on ne parlait que par allusions voilées. Tocqueville avait invité l’Assemblée à ne pas avoir peur d’un nom. Ce nom, Lamartine le brandit et l’agite comme un chiffon de pourpre qui ne serait qu’un épouvantail. Pourquoi craindre un Napoléon ? Pour exécuter un dix-huit Brumaire, il faut Marengo devant et la Terreur derrière. « Mais, ajoute-t-il dans un entraînant mouvement d’éloquence, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, mal éclairée peut-être, redouterait de lui voir choisir, n’importe, Alea jacta est (le sort en est jeté ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence. » Après cet abandon fataliste, il se lave les mains et se console par avance de ce qui peut arriver. Tant pis pour le peuple, s’il est assez fou pour vouloir qu’on le ramène aux carrières de la monarchie ! Quant aux fondateurs de la République, ils diront avec les vaincus de Pharsale et Diis : Victrix causa Dies placuit, sed victa Catoni[2]. L’effet du discours fut, paraît-il, immense. Il fit beaucoup pour décider l’élection du président par le peuple et la mort du régime républicain. Et l’on ne peut s’empêcher de songer que Platon bannissait les poètes de sa République en les couronnant de fleurs ; et que l’éloquence est une arme parfois terriblement malfaisante, même pour celui qui la manie.

Cependant, des républicains plus avisés essaient encore de prévenir le péril si crûment dévoilé. Mais les précautions qu’ils imaginent sont visiblement prises contre un homme qu’elles grandissent par cela même. On parle d’exclure les descendants des familles qui ont régné sur la France ; Thouret propose un amendement en ce sens. Louis Napoléon croit devoir paraître à la tribune ; il y fait piètre figure ; d’une voix hésitante et pâteuse, il désavoue « ce nom de prétendant qu’on lui jette à la tête ». Thouret vient alors dire qu’en présence de cette déclaration, il retire son amendement, comme inutile. Ce dédain pour un adversaire qui n’était pas orateur, pouvait être spirituel. Mais mieux eut valu plus de bon sens et moins d’esprit. Un amendement semblable est soutenu par d’autres. Trop tard ! Il est repoussé à la presque unanimité ! Et c’est le cas de redire : Alea jacta est ! Thouret, avec un regret qui ressemble fort à un remords, se reprochera un jour d’avoir tenu dans ses mains les destinées de la France et de les avoir laissé rouler à l’abîme.

Cette précaution, qui eût pu être efficace, est alors remplacée par d’autres, qui sont mesquines et illusoires. Le Président ne sera rééligible qu’après une intervalle de quatre années. Mais la Constitution est-elle sûre de vivre quatre ans ! Il ne peut ni dissoudre ni proroger l’assemblée. C’est simplement fermer toute issue régulière aux conflits probables. On essaie vainement de rogner sa liste civile. Il est déclaré responsable et Mathieu de la Drôme propose qu’il puisse être suspendu, révoqué même par un décret, rendu aux deux tiers des voix de l’Assemblée. Mais on n’écoute pas ces conseils de prudence. Loin de là ! On donne encore au président l’initiative des lois. Un vertige ou un découragement étrange semble s’être emparé des républicains. Le 26 octobre, avant même que la Constitution soit votée définitivement, l’Assemblée fixe une date pour l’élection du Président, comme si elle était impatiente de signer ainsi sa propre abdication, C’est seulement lors de la seconde lecture qu’elle se reprend un peu. Elle stipule pour ses membres le droit d’initiative parlementaire. Thouret, sous prétexte que Louis Napoléon est venu faire acte de candidat à la tribune, propose à nouveau son amendement, excluant de la Présidence tout membre des familles qui ont régné sur la France. Il est cette fois appuyé par plus de 150 représentants. Il adjure les autres de ne pas s’abandonner à une confiance désastreuse. « Faisons que l’histoire ne dise pas de nous : Ils avaient en mains une Constitution et une République, et ils n’ont pas su se servir de l’une pour sauver l’autre. » Mais Dufaure et Cavaignac, lui-même, par une délicatesse excessive envers un concurrent, interviennent et l’amendement est rejeté. En revanche on décide que le vice-président ne pourra être choisi parmi les parents ou alliés du président ; seulement qu’importe cette ombre qu’est le vice-président[3]. On leur impose à tous deux un serment d’autant plus solennel qu’ils seront seuls à le prêter : « En présence de Dieu et devant le Peuple français représenté par l’Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible et de remplir tous les devoirs que m’impose la Constitution ». Mais un serment, barrière d’acier et barrière superflue pour les honnêtes gens, n’est qu’une toile d’araignée pour les autres. Et il faut croire que l’Assemblée n’a qu’une foi médiocre en ce frêle rempart, témoin le soin qu’elle prend de maintenir à son bureau le droit de requérir les troupes nécessaires à sa sécurité, témoin aussi cette décision qu’en cas d’attentat du Président le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée qui poursuit devant la Haute-Cour le Président parjure.

Pouvoir judiciaire. — Il ne suffit pas de mettre sur le papier des mesures terribles ; il faut avoir les moyens de les exécuter. Un des derniers articles confie la Constitution « à la garde et au patriotisme de tous les Français. » Or, les Français étaient-ils en état de défendre ce dépôt ? Pour le savoir, il faut considérer l’organisation de ce que les uns appelaient « le pouvoir » et les autres « l’ordre judiciaire ». Or, cette organisation se divisait en deux branches : la justice et la force publique.[4]

Les principes démocratiques, dans le domaine judiciaire, tendent à remettre le soin de juger les différends et les crimes à des citoyens érigés en juges temporaires, soit par le sort, soit par l’élection, à enlever ainsi le monopole dont ils jouissent aux hommes de loi, qu’ils soient des magistrats nommés à vie par le pouvoir exécutif ou des officiers ministériels (notaires, procureurs, avoués, huissiers, greffiers, etc. devenus à prix d’argent propriétaires de leurs charges. Ils tendent encore à rendre la justice aussi voisine que possible de la gratuité, à simplifier ce que Marrast nommait « les broussailles épaisses de la procédure » et à tremper de pitié les sévérités des Codes.

Quelques pas furent faits dans cette voie. Crémieux, ministre de la justice sous le Gouvernement provisoire et sous la Commission exécutive, avait prudemment innové. Il avait laissé en place la plupart des magistrats ; il avait annoncé à grand bruit le procès des derniers ministres de la monarchie déchue, amusette à badauds, qu’on avait bientôt laissée tomber dans l’oubli. Mais il avait pris quelques mesures humaines, aboli l’exposition publique, aggravation de certaines peines, et diminué les frais de justice. Il avait supprimé le serment politique, rendu plus facile la naturalisation. Il avait introduit la réhabilitation en matière correctionnelle. Il s’était aussi préoccupé du jury qui est, en théorie, la société même faisant fonction de juge ; il avait signé le décret du 7 mars ordonnant qu’une condamnation ne pourrait plus être prononcée qu’à plus de 8 voix sur 12. Il avait aussi proposé une loi modifiant la façon dont était confectionnée la liste du jury. Il était parti de ce principe que tous les électeurs peuvent être jurés, sauf en cas d’incapacité ou de dispense. Parmi ceux qui étaient frappés d’incapacité avaient été rangés les citoyens au-dessous de trente ans, les infirmes, les illettrés, les domestiques, les faillis, les condamnés et, en plus, ceux qui remplissaient des fonctions regardées comme incompatibles avec celles-là, tels que les députés, les agents du pouvoir central, les ministres des cultes, les militaires, les instituteurs ; parmi ceux qui pouvaient être dispensés figuraient les vieillards et les pauvres ; un amendement réclamant une indemnité de deux francs par jour pour les membres du jury avait été repoussée. On avait précisé les condamnations entrainant la perte du droit de juger reconnu à tout Français ; on avait fait exception pour les petits délits politiques : mais on n’avait pas été aussi indulgent pour les délits de vagabondage et de mendicité. La loi restait ainsi de caractère bourgeois. Elle l’était encore par le mode du triage qui s’opérait sur la liste générale faite de la sorte. On avait d’abord été d’avis de faire appel à l’élection ; mais on avait eu peur d’introduire le


Ordures de 1848.
(D’après un document de la Bibliothièque Nationale.)


suffrage universel en ce domaine et l’on avait préféré un système mixte où chaque année un juré sur 200 habitants serait désigné par une commission cantonale composée du conseiller général, du juge de paix et de conseillers municipaux délégués à cet effet. Sur la seconde liste déterminée par ce procédé, qui laissait à la Commission cantonale un pouvoir sans contrôle, on devait tirer au sort les jurés qui auraient à fonctionner. C’était un élargissement notable, quoique insuffisant, de la base sur laquelle le jury était établi.

Mais on avait fait aussitôt un pas en arrière, en ramenant à huit, sous prétexte que c’était nécessaire à la protection de la société, la majorité des voix suffisante pour prononcer une condamnation, même capitale.

Crémieux avait de plus institué, sous la présidence du démocrate Martin (de Strasbourg), une Commission de réforme judiciaire. Elle avait abouti à un projet qui fut soumis au Comité de Constitution et qu’Odilon Barrot taxe lui-même de timidité. Il ne contenait guère en effet, qu’une simplification de la procédure civile, la suppression des tribunaux d’arrondissement considérés comme inutiles, la réduction du nombre des cours d’appel[5]. Sur les instances d’Odilon Barrot, le Comité avait résolu de proposer en outre l’extension du jury à des affaires correctionnelles et même civiles. Mais les bureaux de l’Assemblée avaient vivement balayé ces velléités réformatrices. Il n’en fut plus question dans le projet définitif qui fut discuté devant la Chambre. On laissa cependant au jury la connaissance des délits politiques et des délits de presse.

La vénalité des offices ministériels avait été légèrement menacée par des pétitions : elle fut sauvée d’un mot. Au moment où l’on discutait l’article 11 dont le premier paragraphe est ainsi conçu : — « Toutes les propriétés sont inviolables », — un représentant, Sautayra, demanda si celle des offices y était comprise ; et d’acclamation il lui fut répondu qu’elle bénéficiait de la même protection que les autres. Une autre inquiétude avait troublé le monde de la magistrature : l’inamovibilité serait-elle supprimée ou suspendue ? Il avait été vite convenu que non ; les juges continuaient d’être nommés à vie. on assurait ainsi leur indépendance à l’égard de la nation ; toutefois on ne se souciait pas au même degré d’assurer leur indépendance à l’égard du pouvoir exécutif : car non seulement le Président disposait de leur avancement, mais il les nommait ainsi que les procureurs généraux et les juges de paix : exception avait été faite d’abord pour les juges à la Cour de Cassation et pour les membres de la Cour des Comptes. L’exception disparut : ne fallait-il pas un gouvernement fort ? En somme point d’autres changements que la création de tribunaux administratifs, d’un tribunal des conflits jugeant les différends entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, enfin et surtout d’une Haute-Cour jugeant sans appel, avec les accusations portées par l’Assemblée soit contre ses propres membres soit contre les ministres et le Président de la République, les complots et attentats contre la sûreté de l’État. Composée de cinq juges et de trente-six jurés, qui devaient être, les uns élus par la Cour de Cassation, les autres tirés au sort parmi les membres des Conseils généraux, dès qu’un décret de l’Assemblée en aurait ordonné la formation, elle était forcément lente à se constituer et l’expérience devait prouver qu’elle n’était pas pour la République, aux jours de péril urgent, une arme défensive très facile à manier.

Si nous nous plaçons maintenant au point de vue, non plus de ceux qui rendent la justice, mais de ceux qui la subissent et la paient, l’Assemblée montra peu de sympathie à leur égard. Montalembert et quelques catholiques avaient déposé un amendement portant qu’il serait établi une procédure gratuite en faveur des citoyens dont la pauvreté aurait été constatée ; l’amendement fut retiré. Un autre amendement demandait que tous les dix ans le Code pénal fût révisé pour être mis en harmonie avec radoucissement progressif des mœurs ; il fut rejeté. On avait parlé d’instituer des avocats des pauvres ; on se contenta d’en parler. Les pauvres n’avaient pas la tendresse de l’Assemblée. Un décret du mars avait aboli la contrainte par corps, fermé la prison pour dettes. Crémieux, rapprochant cet acte de l’abolition de l’esclavage, par lequel le Gouvernement provisoire fit des hommes libres comme il avait fait des citoyens avec des sujets, disait : « Nous n’avons pas voulu que cet autre esclavage de tous les jours — qui pèse sur une foule de malheureux — se continuât. » Mais cette diminution des droits seigneuriaux du créancier, prenant, pour ainsi dire, hypothèque sur la personne du débiteur, n’eut pas le don de plaire à la majorité conservatrice. Après les journées de Juin, on revint en arrière. Des pétitions de commerçants demandèrent le retour à la loi abolie. Grévy eut beau alléguer que c’était un reste de législation barbare, un vestige du temps où l’homme pouvait devenir une chose, une propriété ; qu’il fallait y renoncer résolument ou bien reconnaître la liberté de l’homme pour une marchandise jetée dans le commerce ; que cette façon de saisir un être humain comme gage d’une dette était une vengeance plus encore qu’un moyen de se faire payer ; sa protestation fui inutile. La contrainte par corps rentra dans la législation française. Du moins ne fut-elle pas inscrite dans la Constitution ; mais, somme toute, celle-ci, en conservant presque identique à lui-même l’ensemble des institutions judiciaires, maintenait debout une des forteresses les plus importantes de la classe bourgeoise.

Quant à la force publique, elle restait organisée de façon aussi peu démocratique qu’auparavant.

La garde nationale dont la deuxième République vit la grandeur et la décadence, avait gardé le droit d’élire ses officiers ; mais on avait réorganisé son état-major pour le mettre dans la main du pouvoir exécutif ; et on laissait à ce pouvoir le droit de la dissoudre à sa volonté. On essayait de l’utiliser pour la défense de la frontière ; trois cents bataillons, plus parmi elle, avaient été déclarés mobilisables. Protégée par les services qu’elle avait rendus à l’ordre, elle avait encore l’apparence d’être la nation en armes. Elle commençait pourtant à être suspecte, surtout dans les grandes villes.

Pour l’armée, ce n’étaient pas les projets de réforme qui avaient manqué. Des socialistes, Proudhon en particulier, voulaient sa transformation en milices nationales. Sans aller aussi loin, le Comité de Constitution, sur le rapport de Dufaure, avait admis l’abolition du remplacement. Louis-Napoléon Bonaparte l’avait réclamée dans ses écrits. Les généraux Cavaignac et Lamoricière s’étaient déclarés favorables à cette suppression et le premier voulait même le service de deux ans obligatoire pour tous, comme cela se pratiquait en Prusse. Mais quoi ! C’était enlever à la bourgeoisie un des privilèges auxquels elle tenait le plus, celui d’exempter ses fils à prix d’argent. Il s’agissait de savoir si l’armée resterait « censitaire » comme au temps de Louis-Philippe ; si les prérogatives de la richesse, abolies en matière électorale, subsisteraient dans le domaine militaire. La bataille fut chaude. Lamoricière, ministre de la guerre, ayant parlé de l’immunité dont jouissait « une certaine classe de personnes », fut violemment interrompu par ces cris : « Il n’y a plus de classes. » Il fut obligé de retirer le mot, qui n’avait pourtant qu’un tort, celui d’être trop vrai. L’intérêt de classe était bien, en effet, au cœur du débat.

Suivant la coutume du temps, le projet proclamait d’abord la règle générale : « Tout Français doit en personne le service militaire. » Mais il ajoutait aussitôt, comme c’est l’ordinaire pour les règles de grammaire, « sauf les exceptions fixées par la loi. » Il n’entendait point par là les scrupules qui pouvaient naître en certaines consciences. Pierre Leroux, véritable ancêtre de Tolstoï, apôtre de la non-résistance au mal, convaincu qu’on ne doit faire triompher une cause que par le martyre, avait risqué cet amendement : « Tout citoyen appartenant à un culte qui repousse la guerre comme un principe barbare et contraire aux lois divines et humaines sera exempt de la profession militaire. » Il avait été accueilli par une longue hilarité. Il avait eu beau rappeler que les ecclésiastiques étaient exemptés pour un motif analogue et que ce respect des convictions religieuses devait être étendu aux cas semblables ou supprimé pour tous ; il avait paru extravagant. Mais que l’on pût se dérober au même service personnel, parce que l’on était riche, cela semblait tout naturel. Aussi fut-ce un déchaînement de colère contre ce paragraphe : « Le remplacement est interdit. »

Pour sauver ce principe, le Gouvernement et le Comité tentèrent d’ajourner le vote. Ils firent des concessions, laissèrent entrevoir qu’ils visaient une atténuation plus qu’une suppression du remplacement. Efforts superflus ! La majorité voulait que le maintien du système existant fût garanti par la Constitution. Il est à remarquer que les militaires, pour des raisons techniques, y étaient pour la plupart contraires. Il déclaraient que les remplaçants étaient en général de fort mauvais sujets, au point qu’ils formaient les trois cinquièmes des bataillons de discipline, « école de démoralisation et de vice », suivant l’expression de Lamoricière. Ils réclamaient une armée faite à l’image de la nation et ils étaient d’avis qu’en trois ans, en deux ans même, sauf pour les armes spéciales, on pouvait faire d’excellents soldats. Ils rappelaient les merveilles accomplies par les volontaires et les conscrits de la Révolution. Lamoricière, qui défendit bravement cette thèse, fut perpétuellement interrompu, hué, insulté. Il est vrai qu’il fut ensuite embrassé par Cavaignac, et certes cet accord entre les hommes du métier sur une question de ce genre aurait dû faire réfléchir, si les passions de parti permettaient la réflexion. Mais on ne leur pardonnait pas, non plus qu’aux autres défenseurs d’une cause perdue d’avance, de toucher à l’endroit sensible, au côté social de la question ; de dire qu’une armée composée d’hommes qui se sont vendus est un péril pour la liberté ; qu’à défaut du sentiment de la justice l’honneur devrait faire accepter à tous les citoyens l’égalité devant l’impôt du sang ; que le trafic des marchands de chair humaine était hideux ; que, si le passage sous les drapeaux était une gêne pour les jeunes gens se vouant aux carrières libérales, les jeunes ouvriers ou paysans enlevés à l’atelier ou à la charrue en étaient tout aussi gravement atteints ; qu’au bout de sept ans, déshabitués du travail, ils rentraient dans la vie civile en déclassés, dangereux parce qu’ils savaient manier un fusil et parce qu’ils avaient faim ; qu’en somme la querelle était entre riches et pauvres, et que les partisans du statu quo, dans leur prétention de parler au nom de la majorité des mères et des pères de famille, comptaient plutôt les écus que les suffrages.

Le privilège bourgeois eut des avocats d’une candeur cynique. L’un d’eux, Bourbousson, protesta violemment contre le service égal pour tout le monde. Pourquoi ne pas proclamer tout de suite l’égalité des conditions ? Pourquoi ne pas décréter qu’il est injuste que le pauvre travaille et habite une chaumière, tandis que le riche est oisif et loge dans un palais ? On voulait donc aboutir au communisme ? Ne pouvait-on laisser s’exempter qui voulait ? Qui est-ce qui n’avait pas douze ou quinze cents francs pour se payer ce luxe ? L’orateur se piquait, d’ailleurs, de défendre ainsi l’intérêt et la liberté des pauvres : car de quel droit l’État voulait-il empêcher soit les familles de se procurer parla vente avantageuse de leurs garçons un supplément de revenu fort appréciable, soit les individus de se faire soldats moyennant finances, si cela leur plaisait ? (C’était le même argument qu’on employait alors pour dénier à l’État le droit d’empêcher qu’on ne mit au travail des enfants de six ans.) Avec une merveilleuse inconscience Bourbousson terminait en disant qu’il fallait détruire l’exploitation de l’homme par l’homme, et, comme si les remplaçants avaient été des enfants trouvés, il suppliait de ne pas frapper au cœur les mères qui pouvaient acheter les fils des autres pour sauver les leurs.

Thiers, le petit grand homme de la bourgeoisie, procéda plus adroitement. Il voila l’horreur qu’elle éprouvait pour l’égalité devant les chances de mort. Habitué à refaire et à gagner des batailles sur le papier, il suivit les généraux sur leur propre terrain ; il affirma que, suivant tous les avis compétents, le temps de service devrait être allongé, non raccourci ; que le système prussien n’avait point de solidité ; qu’une armée faite sur ce modèle et servant trois ans pourrait à la rigueur suffire pour une guerre défensive, mais que pour aller soutenir à l’extérieur la grandeur du pays il faut « une de ces armées qui obéissent sans discuter, sans raisonner. » C’est seulement chez les nations barbares, disait-il, que tout le monde est soldat ; chez les peuples policés la fonction militaire n’est plus que le fait d’une minorité et il est très bon que le métier des armes devienne une carrière de spécialistes. D’ailleurs la classe aisée faisait son devoir en remplissant les écoles d’où sortait l’admirable corps des officiers français. Songerait-on, par hasard, à envoyer ceux-ci manier le mousquet ? Et, comme le ministre se hâtait de désavouer pareille pensée, « C’est votre cause que je plaide, Messieurs les militaires », ajoutait Thiers, et il s’autorisait de Napoléon pour soutenir qu’il faut au moins sept ou huit ans pour inspirer à des recrues l’esprit militaire. On lui criait : « C’est avec ces armées-là qu’on tue la liberté », et l’on faisait remarquer ce qu’avait de peu rassurant l’article ainsi conçu : « La force publique est essentiellement obéissante ». Mais la majorité dont Thiers était le fidèle interprète, était résolue à ne rien changer à ce qui existait et 663 voix, parmi lesquelles celles de Montalembert, Falloux, Coquerel, Victor Hugo, Wolowski, décidèrent que l’armée continuerait à se recruter comme auparavant et resterait divisée en soldats mercenaires ou appelés par la conscription et appartenant uniquement aux classes populaires et en officiers de métier sortant à peu près uniquement de la bourgeoisie et de la noblesse.

Quand on relit aujourd’hui cette discussion à la lueur sinistre des événements qui ont suivi, on se dit que le temps est un grand justicier ; que tout s’expie un jour dans la longue vie des nations. Le coup d’État de 1851 commença par montrer à la France de quoi est capable une armée professionnelle. Les désastres de 1870 achevèrent de lui faire payer bien cher l’aveugle égoïsme de sa bourgeoisie.

Lois organiques, révision, sanction populaire. — Bien que la Constitution de 1848 contînt beaucoup de choses, qui avaient peu de titres à y figurer, on avait prévu pour la compléter un bon nombre de lois organiques. — Loi sur la responsabilité des dépositaires de l’autorité publique. Loi sur l’organisation du Conseil d’État. — Loi électorale. Ce sont les trois seules qu’elle eut la force d’aborder. Il devait y en avoir d’autres sur l’organisation départementale et communale, sur l’organisation judiciaire, sur l’enseignement, sur l’organisation de la garde nationale et de l’armée, sur la presse, sur l’état de siège, sur l’assistance publique. L’Assemblée s’était engagée solennellement à les discuter toutes. Elle refusait d’y joindre la discussion de l’éducation professionnelle, des établissements de prévoyance et de crédit, des institutions agricoles ; mais elle promettait des lois particulières pour les colonies, en attendant que celles-ci pussent être placées sous le régime du droit commun. C’était beaucoup. La vie devait lui manquer avant la besogne. Déjà plusieurs de ses membres l’avaient invitée au suicide et ils ne devaient pas cesser de répéter à leurs collègues : Frères, il faut mourir.

Il n’y avait plus après cela qu’à voter l’ensemble. Toutefois deux points encore sollicitaient l’attention de l’Assemblée. Elle ne prétendait pas légiférer pour l’éternité. Elle admettait qu’on pourrait réviser ce qu’elle avait fait. Mais, trop amoureuse de son œuvre, elle la protégeait trop contre ses successeurs. Une révision ne pouvait être décidée que dans la dernière année d’une législature, après trois délibérations successives, aux trois quarts des suffrages exprimés et par 500 voix au moins. C’était laisser une entrée bien étroite aux corrections de l’avenir. C’était prolonger de façon artificielle et dangereuse la durée de tel ou tel article, qui pouvait être condamné par la majorité d’une Assemblée et maintenu par une faible minorité. C’était ainsi rendre presque inévitable une situation révolutionnaire.

Cette défiance qu’elle avait des Assemblées qui la suivraient, elle l’avait aussi du suffrage universel. Au début et à la fin de la discussion, des représentants demandèrent que la Constitution fut soumise à la sanction du peuple. C’était dans la tradition républicaine ; cela s’était fait en 1793, l’an III et l’an VIII. C’était aussi conforme au principe démocratique ; car la souveraineté populaire est au-dessus de la souveraineté des Assemblées qui en émanent. Tous ceux qui étaient mécontents de la Constitution se raccrochèrent à cette suprême chance de salut ; des légitimistes comme Puységur, des catholiques comme Montalembert, des démocrates comme Gambon et Mathieu de la Drôme se coalisèrent pour réclamer l’appel au peuple. Réunis, ils étaient quarante-deux ; c’est assez dire qu’ils furent vaincus. La majorité vit dans la proposition ce qui s’y trouvait en effet, une manœuvre pour retarder ou empêcher le vote de la nouvelle loi fondamentale de la France. Elle vota contre. Ce vote signifiait : Nous voulons sortir du provisoire. C’est un des graves inconvénients du système parlementaire que le vote y répond souvent à tout autre chose qu’à la question posée.[6]

Enfin le vote définitif eut lieu à l’énorme majorité de 739 voix contre 30.

Il y eut aussi quelques abstentions. Les opposants étaient à peu près par moitié des intransigeants de la légitimité ou des démocrates-socialistes comme Joigneaux, Gambon, Greppo, Pelletier, Félix Pyat, qui, dans une lettre collective, tirent grief à la nouvelle Constitution de ne pas comprendre complètement la liberté de la pensée, la gratuité de l’enseignement, l’abolition de la peine de mort, l’unité du pouvoir et le droit au travail. Il faut leur adjoindre Proudhon, qui dans une lettre assez peu claire, comme il le confesse lui-même, déclara repousser la Constitution, parce qu’elle était une Constitution politique, c’est-à-dire recréant un pouvoir avec ses prérogatives et ses ambitions dangereuses pour la liberté. Plusieurs lui reprochaient encore une tache originelle, d’être née sous le régime de l’état de siège qui ne fut levé que le 19 Octobre.

Ceux qui l’avaient faite ou acceptée la saluèrent du cri de : Vive la République ! Senard, rapporteur du projet de décret qui prescrivait d’en célébrer la promulgation par une cérémonie religieuse et par une solennité nationale, dit avec une satisfaction excessive : « Aucune n’a mieux posé les principes de fraternité. » Puis, le 21 novembre, par un jour maussade et mouillé de neige fondue, sur la place de la Concorde, devant une maigre assistance d’où l’élément populaire était presque absent, deux cortèges officiels marchèrent au-devant l’un de l’autre. Comme le dit un témoin, « les uns allaient proclamer, sous la sauvegarde de cent mille bayonnettes la volonté du peuple, une constitution faite sous les balles, discutée pendant l’état de siège, au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ; les autres allaient bénir ce fruit de la philosophie et de la Révolution au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Ainsi entrait dans la vie une Constitution équivoque et contradictoire, digne de cet étrange cérémonial ; au point de vue politique, républicaine et démocratique par en bas, grâce au suffrage universel qui lui servait de base, monarchiste par le corps et la tête grâce à la centralisation administrative pieusement conservée et au pouvoir énorme accumulé entre les mains du Président ; au point de vue social, foncièrement bourgeoise par la prépondérance qu’elle laissait à l’argent, maigre de maigres concessions à la classe populaire : Constitution hétérogène et mal bâtie qui aurait pu durer pourtant, si elle eût été appliquée de bonne foi (car une nation peut vivre et se développer même dans une maison mal faite) mais qui, à peine votée, était déjà guettée, menacée, sourdement minée et battue en brèche par ceux mêmes qui l’avaient élaborée.


  1. Voir à ce propos le projet de Baudot. représentant de l’Yonne. Impressions, no 1010.
  2. Les vainqueurs ont eu le Ciel pour eux, mais les vaincus Caton.
  3. Le vice-président fut Boulay de la Meurthe. C’est à peu près tout ce qu’on peut dire d’intéressant à son sujet.
  4. La force publique semble se rattacher plus naturellement au pouvoir exécutif. Mais nous respectons la classification suivie par la Constituante. Voir le rapport de Marrast C. R. III, page 600.
  5. Le projet de Marie fut renvoyé aux bureaux.
  6. On peut remarquer à ce propos que le jeu de certains adversaires de la République paraît avoir été de la tuer en lui demandant, dans une époque de crise et pour une nation encore novice à la démocratie, une application immédiate et périlleuse de principes républicains qui auraient convenu à un temps normal et à un peuple vraiment majeur. Ainsi point de proscription, même pour les princes. — Pleine et entière liberté pour l’Église, seule association privilégiée. Au nom du suffrage universel, choix du chef de l’État laissé au peuple, etc.