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Histoire socialiste/La République de 1848/P2-10

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 363-376).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.


LA RÉPARTITION


CHAPITRE X


LE RÉGIME DE LA PROPRIÉTÉ ET LES IMPÔTS


La distribution de la richesse dans un pays ne change guère en quatre ans, à moins d’un bouleversement profond des fortunes et de la hiérarchie sociale. On sait qu’il n’y eut rien de tel en 1848. Mais elle peut être modifiée de façon directe par des changements apportés au régime légal de la propriété ou indirectement par l’impôt.

Le premier procédé a été peu employé sous la Deuxième République. Le régime de la propriété a été discuté, menacé ; mais il a été défendu à outrance et il a tenu ferme comme un roc. Il y eut cependant quelques atteintes au droit de propriété tel qu’il existait. Au nom de la dignité humaine, il lui fut interdit de s’étendre désormais sur les personnes. Les esclaves passèrent du rang de choses au rang d’hommes. Ce ne fut pas sans doléances de la part des maîtres. Le Gouvernement provisoire fut accusé d’avoir ruiné les colonies, et il est bien certain que là comme partout ailleurs la transition d’un mode de travail à un autre fut pénible. On accorda aux colons la compensation qu’on refusait aux travailleurs passant du travail à la main au travail mécanique. La loi du 30 avril 1849 leur alloua une indemnité de six millions en titres de rente et de six millions en numéraire, sommes sur laquelles on prélevait de quoi établir une banque de prêt et d’escompte à La Réunion, à la Martinique et à la Guadeloupe. De plus le sucre venant des colonies fut exempté détaxes ; mais on ne revint pas en arrière Il fut acquis que nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves, comme disait le décret du Gouvernement provisoire. J’ai montré comment la personne des débiteurs ne profita que momentanément d’une émancipation analogue.

Quant à la propriété foncière, à peine si l’on peut signaler l’interdiction des majorais à deux degrés, qui étaient des domaines inaliénables constitués au profit des aînés des familles nobles. Encore ne faut-il pas y voir un pas dans la voie démocratique ; c’était plutôt, comme l’abolition décrétée des titres de noblesse, l’achèvement de la victoire remportée en 1789 et en 1830 par la bourgeoisie, un moyen d’empêcher la propriété féodale de se reformer. Un autre projet de loi atteignit la propriété de main-morte, celle des établissements et sociétés, qui, ne mourant jamais, acquièrent sans cesse et sans cesse grossissent la somme de leurs biens : tels étaient les hospices, les séminaires, les fabriques, les congrégations religieuses. Grévy, en qualité de rapporteur, fit remarquer que la masse de ces biens est retirée de la circulation, au détriment de la richesse nationale (car ils sont souvent improductifs), du trésor public et des contribuables (car ils échappent à l’impôt de mutation et forcent à reporter sur autrui les charges dont ils sont dégrevés). Il concluait qu’il était juste de compenser cette situation privilégiée par une taxe annuelle et il emportait sur ce point la conviction de la Constituante qui, malgré les efforts des catholiques, votait le projet à une grande majorité. Les droits seigneuriaux de la propriété furent encore réduits par les grands travaux que nécessitait l’assainissement des villes. Il fallut, comme on l’avait déjà fait pour la construction des chemins de fer, rendre plus facile l’expropriation pour cause d’utilité publique. Il y eut aussi un projet de loi pour empêcher ou réglementer la fusion des Sociétés formées pour l’exploitation des mines dans le bassin houiller de la Loire. Les concessions ainsi réunies devaient être annulées. On voulait s’opposer par ce moyen à la concentration de la propriété industrielle en un petit nombre de mains. Mais un des premiers actes du ministère qui fut nommé au lendemain de l’élection présidentielle fut le retrait de ce projet. Il fut repris, rapporté, mais non discuté.

Enfin on élabora une réforme du système hypothécaire. Deux grands projets d’ensemble, sans compter un projet partiel de Considérant, furent déposés à la Constituante par Pougeard et Langlois et renvoyés à l’examen du Conseil d’État. La question resta à l’ordre du jour de la Législative ; mais elle n’eut pas le temps d’aboutir et l’on ne peut citer qu’une réforme de détail qui fut adoptée le 9 Janvier 1851. Elle était ainsi conçue :


« L’hypothèque n’a de rang et ne produit d’effet que du jour de l’inscription. Néanmoins l’hypothèque légale existe indépendamment de toute inscription au profit des mineurs, des interdits et des femmes, pendant toute la durée de la tutelle et du mariage. »


En somme la propriété et ses droits furent alors considérés comme quelque chose de sacré en même temps que de fragile. On y toucha le moins possible directement. Mais il fallait bien y toucher de façon indirecte, par l’impôt.

La question fiscale, sérieuse en tout temps dans un grand l’état. C’est particulièrement en une époque de révolution, où l’argent rentre difficilement dans les caisses publiques et en sort facilement. Elle était d’autant plus grave alors que le programme républicain, avant 1848, annonçait la ferme intention de modifier profondément le système d’impôts pratiqué par la monarchie constitutionnelle. Il prétendait dégrever les pauvres, ce qui ne pouvait se faire qu’en chargeant davantage les riches ou en réduisant les dépenses de l’État. Ce programme contenait bien, comme tous les pro- grammes d’opposition, des promesses d’économie, des engagements de diminuer le budget qui furent renouvelés par le Gouvernement provisoire. Mais quand a-t-on vu le budget diminuer ? Ce n’est pas en tout cas dans une


La France est sauve.
D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.


période de désarroi, où les besoins sont grands et urgents, que la chose est possible. Et il est bien certain que l’effort du pouvoir nouveau devait porter plutôt sur les manières de répartir autrement l’impôt que sur les moyens de le réduire. Or, c’était une idée courante parmi les républicains qu’il fallait diminuer les impôts indirects, surtout ceux qui frappent les objets de consommation et qui sont progressifs à rebours, en ce sens qu’ils demandent autant aux pauvres qu’aux riches et par conséquent un sacrifice proportionnellement plus considérable pour les premiers que pour les seconds. On s’accordait en revanche à vouloir taxer directement le revenu et même de façon progressive. L’impôt progressif ou progressionnel, comme on disait aussi, n’était pas accepté seulement par les républicains les plus modérés ; il était défendu par certains économistes, tels que Joseph Garnier et Léon Faucher.

Mais pour son malheur la République naissait en un moment où les finances de l’État étaient fort mal en point. Thiers était allé jusqu’à dire, dans la discussion du dernier budget de la monarchie, qu’on était à la veille d’une catastrophe ; le déficit avait été la règle des années précédentes. La crise industrielle et commerciale qui sévissait depuis 1847 ne pouvait qu’accroître ce déficit et la crise politique et sociale, venant se greffer sur celle-ci, devait rendre tragique une situation déjà inquiétante. Le drame allait se dérouler en plusieurs actes.

Le 24 février, le Trésor contenait 135 millions en numéraire, plus 57 millions en valeurs de portefeuille, non immédiatement réalisables[1]. C’était peu, d’autant qu’il faudrait, au mois de Mars, en ôter 73 millions pour le paiement du premier trimestre de la rente 5 0/0. Or les dépenses à prévoir étaient grosses et pressantes. Dans le premier élan de la Révolution les impôts rentraient bien ; mais cela ne dura que quelques semaines ; les capitaux se cachèrent, émigrèrent, par peur d’abord, par tactique ensuite. Les affaires s’arrêtèrent et le Trésor public fut menacé d’être à court d’argent.

Le premier soucis du Gouvernement provisoire fut de trouver un ministre des finances. Mais la tâche qui attendait le futur ministre était peu tentante. Elle exigeait des qualités rares, une hardiesse et une souplesse d’imagination qui fussent en rapport avec les circonstances insolites où l’on était placé. Le choix tomba sur un banquier Israélite, Goudchaux, qui était d’une probité reconnue, qui avait su fort bien mener sa barque et pouvait ainsi inspirer confiance aux capitalistes. Mais il était de caractère à la fois violent et timoré ; tout en affichant des prétentions philanthropiques, il voyait rouge et s’emportait en propos inconsidérés, dès qu’on parlait devant lui de socialisme. Saurait-il se hausser aux résolutions vigoureuses que comportait une situation révolutionnaire ? Il commença par annoncer avec fracas au Moniteur qu’aucun des impôts en vigueur ne serait ni supprimé ni modifié. Le motif allégué fut que le Gouvernement provisoire considérait tout changement en cette matière comme une usurpation sur les droits de la future Assemblée nationale ; c’était du premier coup trancher l’espoir de toute réforme immédiate. C’était même proclamer l’impossible. Car les républicains, arrivant au pouvoir, avaient des engagements auxquels il n’eût été ni honnête ni prudent de se dérober. Goudchaux, ne songeant qu’à rassurer la classe bourgeoise, fit payer par anticipation la rente, sorte de bravade quelque peu puérile et dont reflet fut d’aviver les inquiétudes qu’on voulait apaiser. Mais le peuple. Il était urgent et séant de penser aussi à lui. C’est pourquoi, malgré la déclaration solennelle des jours précédents, le Gouvernement provisoire abolissait l’impôt du timbre, qui pesait sur la presse et empêchait les journaux à bon marché. Quelques jours plus tard, pensant aux paysans, il supprimait à partir du 1er Janvier 1849 l’impôt du sel, qui sous Louis-Philippe rendait 65 millions environ. Goudchaux, qui ne décolérait point, qui fulminait sans relâche contre les théories de Louis Blanc, n’attendit pas le dernier prétexte pour s’en aller. Il déclara que la situation était désespérée, qu’il refusait de présider à un naufrage inévitable. Il parlait de se faire sauter la cervelle, si l’on insistait pour le retenir. « M. Goudchaux avait perdu la tête », dit Odilon Barrot dans ses Mémoires. Bref il donna sa démission avec éclat, avec des paroles rudes et véhémentes (5 Mars). Il fallut lui trouver un successeur immédiat ; Garnier-Pagès qui avait été jusqu’alors maire de Paris consentit à tenter l’aventure.

Mais qu’allait-il faire ? Son début ne fut pas heureux. Il ajourna à partir d’une certaine somme le remboursement des dépôts faits aux Caisses d’épargne (Voir plus haut). Il est vrai que Garnier-Pagès prétendait ainsi frapper seulement les gros dépôts, appartenant, disait-il, à des familles aisées qui montraient une défiance injurieuse à l’État ; mais ce ne sont guère les gros capitalistes qui placent leurs réserves à la Caisse d’épargne ; en réalité c’étaient de petits commerçants, de petits patrons, de tout petits bourgeois qui se trouvaient atteints et cela contrastait péniblement avec la faveur qu’on faisait en même temps aux rentiers, en les payant par avance. Cela jetait un jour cru sur l’intérêt de classe qui dominait, peut-être à son insu, le ministre des finances, sur la façon dont il ménageait la bourgeoisie riche en ayant l’air de la maltraiter. Mais ce n’était pas assez de ne point vider la caisse ; il fallait la remplir. Un emprunt de 350 millions en rentes 3 0/0 avait été voté en 1847. Rothschild en avait soumissionné pour sa part 250 millions au prix de 72 fr. 48. Sur ce total 85 millions environ avaient été versés par lui avant le 24 Février. Le soumissionnaire devait, le 7 de chacun des mois suivants, verser 10 millions. Mais il déclara qu’il ne pouvait, pour raison de force majeure, suffire à ces paiements échelonnés et il rompit ses engagements.

Un grand emprunt national était alors possible, un emprunt qu’on n’aurait point adjugé cette fois à un gros banquier, mais qu’on aurait fait couvrir par une souscription populaire. C’eut été la France nouvelle subvenant volontairement aux frais de sa transformation. L’enthousiasme républicain des premiers jours pouvait ainsi se monnayer, pourvu qu’on lui offrît une souscription à des conditions raisonnables. Plusieurs membres du gouvernement, Lamartine parmi eux, demandaient cet appel direct à la confiance publique. Hélas ! Garnier-Pagès, dont le principal titre à sa fortune politique était d’être le frère d’un bon militant mort avant la victoire, laissa passer le moment propice. Il était, lui aussi, timoré, peu inventif ; il n’avait pas en la cause qu’il servait la foi qui crée l’audace ; il avait écrit, le 25 Février, à Odilon Barrot : « Les fous que vous savez viennent de proclamer la République. » Il n’osa pas ou du moins il osa timidement. Il restait 100 millions à souscrire sur l’emprunt voté en novembre 1847. Garnier-Pagès les appela (le 9 Mars), offrant en échange de la rente 5 0/0 au pair. Or la rente se vendait à ce moment de 60 à 50 francs. L’offre d’en acheter à 100 francs ne pouvait être acceptée que par dévouement. « Ce n’est pas une opération financière, disait le ministre, c’est une mesure politique. » Mais les capitalistes auxquels il s’adressait n’avaient aucune envie de créditer à perte une République qui menaçait leurs privilèges ; l’emprunt ne produisit qu’un demi-million environ ; et le péril croissait toujours.

Des moyens révolutionnaires furent proposés. On parla de confisquer les biens de la famille d’Orléans ; les princes déchus étaient sans doute les plus grands propriétaires de France ; mais on n’était plus au temps où la Révolution déclarait biens nationaux les terres et châteaux des émigrés. Un banquier, Delamarre, aurait eu, dit-on, l’idée d’un emprunt forcé sur les plus riches capitalistes ; il aurait même apporté au ministre la liste des plus opulents. Un autre banquier, Achille Fould, aurait été d’avis de recourir à l’expédient que le roi Louis XIV pratiquait sans scrupule, quand il retranchait aux rentiers un ou deux « quartiers », c’est-à-dire de suspendre pendant un ou deux trimestres le paiement de la dette publique. C’eût été une banqueroute partielle, frappant à son tour la classe aisée. On avait, dans l’affaire des caisses d’épargne, décrété la pareille pour la classe pauvre : mais celle-ci parut chose abominable. Personne ne voulut, plus tard, avoir conçu pareils desseins. Démenties par leurs auteurs, mais attestées par des témoins nombreux et graves, ces démarches n’avaient en tout cas aucune chance d’être agréées par Garnier-Pagès. Il renonçait même pour le moment à l’impôt sur le revenu, qui, disait-il, était trop long à organiser.

Dans cette détresse l’on s’amusait à de puériles parades ; on mettait un impôt sur les voitures de luxe, les domestiques et les chiens ; on recueillait des offrandes patriotiques qui étaient apportées en grande pompe à l’Élysée, reçues solennellement par Béranger et Lamennais et enregistrées au Moniteur. L’archevêque de Paris envoyait ses couverts d’argent ; des employés, des ouvriers offraient une journée de leurs salaires, donnaient leur montre et leur chaîne ; des femmes du peuple sacrifiaient leurs bagues, leurs boucles d’oreilles, leurs cadeaux de noces. Touchante et maigre contribution ! Quelques gouttes d’eau dans un immense bassin vide ! Voilà tout ce que pouvait fournir cette espèce de Mont-de-piété national ! De ceux qui possédaient de l’argent, rien ne venait. Le capital émigrait ou se terrait. La baronne Bonde écrit : « Si vous faites une visite, vous trouvez une dame avec des mains très sales, qui vient de creuser un trou dans son jardin pour y cacher ses bijoux. » D’autres gens riches se hâtaient de rassembler leurs cuillers et fourchettes pour les porter à la Monnaie. C’était à qui, dans la classe aisée, réduirait ses dépenses, supprimerait dîners et fêtes, vendrait ses chevaux et ses voitures, renverrait ses domestiques, s’habillerait mesquinement, ajournerait le paiement de ses fournisseurs, jouerait la gêne. Un contemporain a nommé cela « la conspiration de l’économie ». Les colifichets de la mode se vendirent à vil prix, ce printemps-là. Le numéraire devenait une rareté. Un boulevardier sortait de sa poche avec ostentation une pièce de 20 francs qu’il montrait à un cercle de badauds : « Regardez bien ! criait-il ! La voilà ! C’est la dernière ! Un sou pour la voir ! Deux sous pour la toucher ! »

Allait-on faire banqueroute ? Le gouffre était à deux pas. Chaque matin le caissier central disait à Garnier-Pagès : « Monsieur le Ministre, nous avons encore de quoi vivre tant de jours. » Et le nombre des jours allait diminuant de façon effrayante. On avait beau se débattre. On était contraint à des procédés irréguliers. Les fonds réservés pour l’amortissement de la dette étaient dépensés au jour le jour. Le ministre se faisait autoriser à aliéner : 1° les diamants de la couronne, joujoux somptueux dont on n’avait plus que faire ; 2° les terres et les bois de l’ancienne liste civile ; 3° une portion des forêts nationales ; et il engageait à la Banque une partie de ces ressources pour garantir une avance de 230 millions qu’elle faisait à l’État. Cet emprunt déguisé ne suffisait pas encore, et les orateurs des clubs révolutionnaires réclamaient soit un impôt extraordinaire sur les riches, soit le remboursement du milliard accordé aux émigrés par la Restauration. C’est alors que Garnier- Pagès, dans son embarras mortel, s’avisa de demander un sacrifice exceptionnel à la propriété foncière.

On décréta le 16 Mars le fameux impôt des 45 centimes, qui fut complété, le 19 Avril, par une taxe de 1 0/0 sur les créances hypothécaires. Il consistait à augmenter de 45 centimes 0/0 le total des quatre contributions directes. Les rôles étaient tout prêts ; pas de temps perdu ; on s’assurait de la sorte les ressources nécessaires.

L’idée n’était point neuve. Garnier-Pagès ne peut être accusé de l’avoir inventée. Le premier Empire, Louis XVIII, Louis-Philippe avaient eu successivement recours à cet expédient. Je dirai plus ; c’était une idée très bourgeoise, une idée conforme à l’évolution économique du siècle, où, peu à peu, la richesse mobilière prenait le pas sur la richesse foncière. La Révolution de 1830 avait été, au fond, la victoire de l’aristocratie financière et industrielle sur l’aristocratie terrienne, le commencement du règne des banquiers, comme disait naïvement Laffitte. Garnier-Pagès, sciemment ou non, agissait en représentant de la bourgeoisie des villes. Mais, grâce au suffrage universel, les campagnes prenaient une importance qu’elles n’avaient jamais eue. Le Gouvernement provisoire ne s’en rendit pas suffisamment compte. Ce qui le préoccupa surtout, ce fut de savoir si cet impôt porterait aussi sur les petites cotes foncières, sur les possesseurs de minuscules lopins de terre, décorés du vain nom de propriétaires, mais n’ayant pas de quoi vivre sur leur parcelle. Louis Blanc, Ledru-Rollin parlèrent en faveur de ces prolétaires de la propriété. Ils souhaitaient qu’on les dégrevât formellement, en chargeant davantage les gros propriétaires. Ledru-RoIlin proposait pour ceux-ci le taux de 1 fr. 50 %. Garnier-Pagès déclara qu’il donnerait ordre aux percepteurs d’épargner les pauvres et qu’en conséquence le rapport de l’impôt, qui devait être de 190 millions, serait calculé seulement à 160. Dupont de l’Eure était inquiet ; il fit remarquer que les percepteurs, par leur situation même et en vue de leur avenir, étaient beaucoup plus enclins à ménager les riches que les pauvres ; il craignait que le nouvel impôt ne fit haïr la République par les paysans. Mais on ne sut pas indiquer de façon précise qui aurait droit à l’exemption ; on se contenta de la promesse vague de Garnier-Pagès.

C’était une énorme imprudence, comme l’expérience le démontra. Les paroles de Dupont de l’Eure furent vraiment prophétiques. La pétition du club de Barbès en faveur des petits contribuables de la campagne se révéla fort sage. De toutes parts affluèrent des réclamations, où l’on se plaignait que les fonctionnaires fussent épargnés. Appliqué durement, frappant des gens qui souvent n’étaient pas en état de supporter cette surcharge, l’impôt eut en outre le tort d’être assis, non pas sur la base de l’impôt ordinaire, mais sur la totalité des taxes extraordinaires que s’étaient imposées les communes pour des travaux utiles ; il en résultait que les plus chargées et les plus méritantes des communes furent encore les plus grevées. Cela parut injuste et l’était en effet. On comprend qu’exploitée par des adversaires habiles la création de cet impôt temporaire ait suscité dans les campagnes de graves mécontentements. Lamartine, qui en fut partisan, lui fait honneur d’avoir seul permis le fonctionnement régulier des divers services ; mais, s’il sauva les finances de la République, il contribua certainement à tuer la République, à la manière de certains remèdes qui guérissent un mal en le remplaçant par un plus grave. Il était une preuve de plus que le Gouvernement provisoire n’entendait pas reporter sur les privilégiés de la fortune le fardeau excessif qui pesait sur les épaules des travailleurs.

La taxe sur les créances hypothécaires n’était pas plus heureusement conçue. Elle frappait une branche du revenu, à l’exclusion des autres ; et puis, tort plus grave, elle n’avait pas de sanction ; elle n’eût été efficace que si le registre des hypothèques eût été public et cette déclaration forcée des dettes grevant les immeubles eût été un bouleversement dans le système fiscal de la France. Comme le Gouvernement provisoire ne songeait point à ordonner cette publicité, il fallait ou bien que les créanciers fussent assez honnêtes pour se livrer eux-mêmes au fisc sans essayer de le frauder, ou bien qu’ils fussent dénoncés par leurs débiteurs. Vilain encouragement à la délation, qui était d’ailleurs inutile ; car les débiteurs avaient tout intérêt à ne pas indisposer contre eux leurs créanciers, à ne pas ébranler leur propre crédit en révélant eux-mêmes qu’ils devaient des sommes importantes sur ce qu’ils possédaient. On pouvait prévoir d’innombrables dissimulations. En supposant la mesure exécutée, elle devait avoir pour résultat de faire hausser le taux des prêts hypothécaires et d’aggraver la situation des débiteurs ; car il était évident que l’impôt payé par le prêteur serait récupéré par lui sur l’emprunteur au moyen d’une augmentation dans l’intérêt. C’était encore une façon de surcharger ceux qui étaient déjà le plus grevés et de frapper de nouveau la propriété foncière.

Ayant ainsi tant bien que mal comblé le vide des caisses de l’État, le Gouvernement provisoire continuait à promettre pour plus tard l’impôt progressif. Il sentait le besoin de laisser autre chose au peuple que des augmentations d’impôts, et, dans les derniers jours de son existence, dans cette période testamentaire où les gouvernements songent à se faire regretter et sont volontiers prodigues de mesures populaires, il abolissait l’inquisition pratiquée, sous le nom d’exercice, au domicile des débitants de boissons, par ces commis que le langage courant appelait des rats-de-cave 31 mars) et il supprimait (18, 24 avril et 3 mai) la taxe payée par la viande de boucherie à son entrée dans la ville de Paris.

Le décret sur les boissons était exalté dans un préambule magnifique :


Considérant que le mode de perception de l’impôt sur les boissons est éminemment vexatoire et onéreux ;

… que l’exercice est attentatoire à la dignité des citoyens qui s’adonnent au commerce des boissons ;

… que la forme injurieuse de cet impôt constitue une excitation perpétuelle et comme une excuse à la fraude ;

… Voulant introduire l’esprit de justice jusque dans la fiscalité, etc.


C’étaient de belles paroles. Mais il était dit que les meilleures intentions du Gouvernement provisoire n’aboutiraient pas en ce domaine. À coup sûr les 330.000 débitants ainsi exonérés avaient lieu d’être satisfaits ; mais le droit de consommation augmenté, doublé, triplé, quadruplé en certains départements, pour suppléer à ce que rapportait le droit de circulation supprimé, frappait ceux qui ne fréquentaient pas les cabarets et du même coup tous les pays vignobles. Des réclamations vinrent bientôt d’une multitude de communes. La perception du nouvel impôt dut être çà et là suspendue. Encore une fois, sans même sans s’en douter, le Gouvernement provisoire favorisait les citadins aux dépens des ruraux.

Son autre décret qui ne visait que Paris, qui faisait brèche au système des octrois, semblait de nature à contenter à la fois les ouvriers qui avaient intérêt à payer la viande bon marché et les éleveurs qui avaient avantage à en voir augmenter la consommation dans la capitale. Mais il produisit un tout autre résultat, parce qu’il était incomplet. La boucherie à Paris était alors constituée en monopole, et même, comme au moyen âge, des bouchers capitalistes achetaient et faisaient abattre les bêtes en laissant à des bouchers moins riches le soin de les détailler, si bien que le public devait payer le surcroît de frais causé par cette interposition d’intermédiaires entre le gros et le détail. Les bouchers privilégiés, protégés contre la concurrence, ne baissèrent pas leurs prix, sinon pour les morceaux de première qualité ; les ouvriers dans les restaurants continuèrent à payer leur portion 35 centimes et n’eurent pas, comme on le leur avait fait espérer, la vie plus facile.

Il ne faut certes pas oublier, quand on juge cette politique fiscale les immenses difficultés à travers lesquelles elle se développa. Elle tâcha de prendre « en flagrant délit », comme on l’a dit, le seul numéraire qu’elle put saisir. Il ne faut pas oublier non plus que ces gouvernants improvisés restèrent purs de toute souillure d’argent. Les insinuations et calomnies que certains journaux lancèrent contre Crémieux et Lamartine ne méritent que le mépris, et l’histoire devrait avoir un pilori pour ces fabricants de mensonges qu’elle amnistie trop aisément. La plupart de ces hommes qui avaient été durant quatre mois les maîtres de la France moururent pauvres, très pauvres, et l’on ne peut exprimer qu’un regret, c’est que leur habileté financière n’ait pas été à la hauteur de leur inattaquable honnêteté. Mais, cela dit, il faut bien reconnaître que leur façon de résoudre un problème angoissant fut incohérente en même temps que routinière, et trahit par ses à-coups les tiraillements dont a pâti toute la conduite du Gouvernement provisoire. Il faut avouer encore qu’elle a trop souvent sacrifié les campagnes aux villes, enfin qu’elle a laissé perdre un temps précieux sans amorcer, en cette matière, une seule des grandes réformes démocratiques qu’annonçait le programme républicain.

La question financière resta la grosse pierre d’achoppement pour les gouvernements qui se succédèrent à la tête de la République. Elle était le point le plus vulnérable du nouveau régime. C’est aussi sur ce point que ses adversaires concentrèrent leurs attaques. Du Comité des finances, devenu leur citadelle, il s’acharnèrent à lui refuser les moyens de vivre. Quentin-Bauchart fit inscrire dans la Constitution que la République se proposait « d’augmenter


Séance d’ouverture de la commission des travailleurs au palais du Luxembourg le 1er mars.


l’aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et de l’impôt. » On projeta un instant de ramener tous les traitements au taux de 1822. La nécessité de faire des économies fut l’argument que les conservateurs opposèrent à toutes les réformes, depuis le rachat des chemins de fer jusqu’à l’instruction gratuite. Puis, comme les ministres apportaient tour à tour des moyens variés de se procurer des ressources, la tactique fut de démolir un à un leurs projets comme les décrets du Gouvernement provisoire. Maintenir le statu quo en ce domaine, c’était l’imposer dans tous les autres.

Les plans des ministres croulèrent donc comme des châteaux de cartes. Celui de Duclerc fut balayé avec le ministre lui-même par les journées de Juin. Cependant le principe de l’impôt progressif, qu’un membre du Gouvernement provisoire avait proclamé comme le seul juste et le seul efficace, demeurait debout, quoique ébranlé. Il était appliqué, avant 1848, dans quelques grandes villes, à Paris, à Lyon, pour les mobiliers et les loyers. L’impôt des portes et fenêtres n’était pas proportionnel. La retenue sur le traitement des fonctionnaires était progressive. Goudchaux, au nom des républicains modérés, proposait encore le 3 Juillet qu’on appliquât le même principe aux successions et donations. Au Comité des finances, il y eut bataille à ce sujet. Les partisans du gouvernement demandent si l’impôt doit être prélevé sur le nécessaire de l’ouvrier ou sur le surplus du riche. Ils disent qu’il faut choisir entre deux politiques à l’égard de la classe laborieuse : ou celle de la résistance ou celle de la conciliation. Mais un membre s’écrie : « L’impôt progressif, c’est le communisme ». Et dans l’Assemblée, Thiers, malgré sa promesse formelle, ajoute à la formule votée contre le projet de Proudhon une phrase incidente qui enveloppe cet impôt détesté dans la réprobation. Ce n’est pas encore assez. Pendant qu’on discute la Constitution, Servière et de Sèze proposent de substituer au texte vague de la Commission qui lui laisse la porte ouverte celui-ci qui la ferme ; « Chacun contribue aux charges publiques dans la proportion de sa fortune, » Dans le réquisitoire qui fut alors prononcé contre le prévenu, on peut relever ces griefs : c’est une vieillerie renouvelée des Grecs ; un procédé despotique de pacha pour empêcher qu’il n’y ait des riches ; une spoliation déguisée ; un vol de l’État qu’il faut flétrir ; une sottise, parce que la République a besoin de s’assurer le concours de la propriété, qui a été la maîtresse du scrutin aux élections ; une chimère, parce que connaître la fortune d’un citoyen est chose impossible ; une impiété, parce que Dieu, ayant créé les inégalités sociales, il n’appartient pas aux hommes de venir les annuler. On dénonçait aussi les inquisitions qu’il exige, les dissimulations qu’il encourage, la faculté qu’il laisse d’absorber les grosses fortunes par le jeu arbitraire de son mécanisme. On s’arma de l’opinion de Robespierre et de celle d’Armand Carrel pour le combattre et l’on s’efforça de démontrer qu’il était contraire aux intérêts des classes ouvrières, parce qu’il atteint le luxe et ferait fermer des ateliers. Mathieu de la Drôme, qui fut le grand défenseur de l’accusé, demanda ironiquement pourquoi l’on n’abolissait pas, en vertu de ces arguments, les contributions indirectes, progressives à rebours, puisque, prenant 150 ou 200 francs à un homme qui a 1,000 francs à dépenser par an et 2,000 francs de plus à celui qui possède 50,000 francs de rente, elles réclament du plus pauvre 1/5 et du plus riche 1/25 seulement de son revenu. On ne répondit rien à ce raisonnement. Les républicains modérés tenaient médiocrement au fragment d’impôt progressif qu’ils avaient conservé dans leur programme. Goudchaux, appuyé par Cavaignac, proposa une transaction qui était une renonciation. Le texte qu’il fit adopter était ainsi conçu : « Chaque citoyen contribue aux charges publiques en proportion de ses facultés et de sa fortune. »

S’il crut sauver ainsi ce qui subsistait de son plan financier, il put constater bientôt l’inutilité du sacrifice qu’il avait consenti sans trop en souffrir. Il avait essayé de maintenir, pour un an, en l’amendant, l’impôt que le Gouvernement provisoire avait établi, le 19 Avril, sur les créances hypothécaires. Mais il s’était heurté à l’éternelle opposition du Comité des finances et à cette objection, juste d’ailleurs, qu’on ne frappait ainsi qu’une forme de propriété, qu’il serait plus équitable de frapper le revenu global. Après un vote qui modifiait les bases de son projet, Goudchaux l’avait retiré, avait laissé abroger purement et simplement le décret du 19 Avril. Il s’était engagé, en revanche, à déposer un projet atteignant dans son ensemble, comme on le lui avait demandé, la richesse mobilière, qui jusqu’alors était presque entièrement soustraite aux taxes. Déjà un représentant avait réclamé, sous le nom de dime républicaine, une contribution unique d’un dixième sur tous les revenus, quels qu’ils fussent. Goudchaux se bornait à un essai plus restreint : un impôt proportionnel de 60 milions devait être prélevé sur les revenus mobiliers, avec dégrèvement pour les contribuables qui n’atteignaient pas un minimum déterminé. Le but déclaré était, en épargnant les pauvres, de rétablir l’équilibre rompu entre l’agriculture et l’industrie. La Commission nommée par l’Assemblée avait approuvé, transformant seulement en impôt de quotité ce qui devait être, dans la pensée de l’auteur, impôt de répartition. Mais Goudchaux cessait d’être ministre et, le 16 Janvier 1849, le projet était retiré par arrêté du prince-président.

L’impôt sur le revenu reparut toutefois à l’Assemblée Législative. Un nouveau projet — atténué — fut déposé par Hippolyte Passy, un économiste qu’on ne pouvait certes à aucun degré taxer de socialisme. Il ne vint pas en discussion. De même les nombreux et brillants articles qu’Émile de Girardin et Proudhon écrivirent en faveur de l’impôt unique sur le capital n’eurent aucune répercussion dans la loi. La classe dominante était pour le statu quo et, tout ce qu’on peut citer en fait d’innovations, ce sont quelques mesures utiles pour rendre la comptabilité plus rapide et plus sévère ou pour mieux répartir l’impôt foncier.

Quant au sort des réformes qui avaient reçu un commencement d’exécution, il fut réglé de façon uniforme. L’impôt du timbre fut rétabli et augmenté. L’impôt sur la circulation des boissons, supprimé le 31 Mars 1848, ressuscita le 22 Juin de la même année ; puis, aboli de nouveau par la Constituante le 16 Mai 1849, il fut, après une enquête, rétabli par la Législative le 20 Décembre de la même année. Le sel, déchargé de tout droit par le Gouvernement provisoire, fut soumis par la Constituante à une taxe nouvelle le 28 Décembre 1848. On s’en tint pour couvrir les déficits aux moyens classiques : impôts traditionnels, tels qu’ils avaient été fixés par Napoléon ler, y compris la prestation en nature qui fut maintenue sans changement ; emprunts grevant l’avenir, c’est-à-dire augmentant la dette perpétuelle par la création de rentes. Elle était, au 24 Février 1848, de 3,954,085,910 francs ; elle est, au 31 Décembre 1851, de 5,709,671,728 francs. Mais cela ne déplaisait pas à l’aristocratie financière, témoin les fonds publics, qui descendus en Avril 1848 à 50 fr. 20, remontaient à des chiffres fort élevés. A la suite du Coup d’État, le 3 0/0 sautait de 45 à 86 francs, et le 5 0/0, quoique menacé de conversion, de 89 à 106.

Ainsi, après quelques oscillations, le système fiscal, où en tout pays se reflète la constitution économique de la société, redevenait ce qu’il était, comme l’arbre qui, un instant courbé par la tempête, se redresse et reprend dans l’air calme la place qu’il occupait.


  1. Voici, d’après le rapport officiel de Ducos, la situation exacte à cette date : « En résumé, la dette inscrite s’élevait à 4 milliards 95 millions. — Les budgets antérieurs, après avoir absorbé les réserves de l’amortissement, laissaient à la charge de la dette flottante une somme de 281 millions. La dette flottante atteignait le chiffre de 960 millions. — Le budget de 1848 était réglé avec un découvert de plus de 76 millions. — Les réserves de l’amortissement étaient absorbées jusqu’en 1855, et même jusqu’en 1859.