Histoire socialiste/La Restauration/08

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Chapitre VII.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre IX.


CHAPITRE VIII


LE MINISTÈRE DECAZES


La session 1819-1820. — La pension de M. de Richelieu. — La Chambre des Pairs combat le ministère. — M. Decazes lui répond en nommant 64 pairs nouveaux. — Succès du Cabinet à la Chambre. — La loi électorale maintenue. — La loi sur la presse votée. — Évolution vers la droite de M. de Serre. — Rupture avec les libéraux. — Le cabinet divisé. — Il souffre les missions cléricales à l’intérieur. — Poursuites de presse devant le jury qui acquitte. — Élections de septembre 1819. — Le conventionnel Grégoire élu dans l’Isère avec l’appoint des ultras. — Colère de la Cour. — M. Decazes veut reprendre la loi électorale. — Démissions de Gouvion-Saint-Cyr, Louis, Dessolle. — Grégoire est exclu après un violent débat. — Meurtre du duc de Berry. — Exploitation théâtrale de cette mort. — Violentes accusations contre M. Decazes. — M. Decazes multiplie les projets rétrogrades. — Ultimatum de la famille royale. — Le roi cède : départ de M. Decazes pour l’ambassade de Londres. — Jugement sur son rôle.


C’est seulement le 28 janvier 1819 que s’ouvrit cette session où tant de colères devaient se rencontrer. Un incident initial montra toute l’étendue de cœur et d’esprit des ultras exaspérés par de cuisantes et successives défaites. M. Delessert avait pris l’initiative d’une proposition tendant à remettre un majorat de 50 000 francs de revenus à M. de Richelieu qui était pauvre ; en fait, il vivait du produit des diamants par lui reçus des souverains, et dont ses sœurs, auxquelles il les avait tendrement donnés, avaient opéré à son profit la vente. Ce majorat devait être pris sur les biens de la couronne. La proposition était maladroite à un double point de vue : d’abord, au point de vue politique, les indépendants étant les adversaires des majorats ne pouvaient les consacrer ; ensuite, au point de vue juridique, les biens de la couronne étant inaliéniables pendant toute la durée du règne. Deux oppositions se rencontrèrent donc sur cette proposition : celle de Manuel et celle de Villèle. Manuel montra l’immoralité du majorat, rompant dans la famille l’égalité des partages, et permettant au titulaire de frustrer ses créanciers. Villèle déclara qu’on ne pouvait lever l’inaliénabilité par une loi et tous deux avaient raison. Le débat traîna sans dignité, sans ampleur, d’autant plus douloureux pour M. de Richelieu qu’il n’avait rien demandé. Enfin M. Courvoisier mit d’accord les royaliste et les indépendants en proposant de rendre les biens du majorat réversibles au domaine de l’État, à défaut d’héritier direct de M. de Richelieu. On accueillit cette transaction, contre laquelle protestèrent, en s’abstenant, les ultra-royalistes, qui ne pardonnaient pas à M. de Richelieu l’ordonnance du 5 septembre. Celui-ci accepta la rente de 50 000 francs et la transmit dédaigneusement aux hospices de Bordeaux.

En dépit de l’opposition de M. de Villèle, le baron Louis put faire voter à la Chambre le changement de point de départ de l’année financière, la reporter au 1er juillet, et éviter ainsi l’abus des douzièmes provisoires rendus nécessaires par la tardive réunion de la Chambre et qui désorganisent l’administration. Il y aurait beaucoup à dire sur cette modification encore réclamée de nos jours, car la Chambre des Pairs refusa de l’admettre, et, sans élever ici un débat financier, on peut soutenir que peut-être les inconvénients des deux systèmes se valent et se neutralisent.

Cependant, la situation du cabinet, si elle était solide à la Chambre, était, au contraire, bien fragile à la Chambre des Pairs. On se retirait de lui. La retraite de M. de Richelieu était la cause de la désaffection dont le gouvernement était l’objet. Il y avait à la Chambre des Pairs un groupe assez nombreux, qui évoluait par les mains du cardinal de Deauset, archevêque de Paris, et comme celui-ci était l’intime ami de M. de Richelieu, il lui avait toujours assuré le fidèle concours de cette docile cohorte. Mais M. de Richelieu parti, sa présence ne garantissant plus la modération de la politique libérale et M. Decazes étant soupçonné d’avoir semé d’intrigues la route de son collègue, le groupe refusait son appoint.

Cette situation ne put échapper à M. Decazes, davantage homme d’expédients que de principes, et qui vit tout de suite le sort qui l’attendait. Son mérite fut cependant de demeurer ferme. Les protestants de Bordeaux se plaignant, dans une pétition émue adressée à la Chambre, que l’éducation catholique fût, dans les écoles de l’État, imposée à tous les enfants, la Chambre, malgré la droite, avait renvoyé ces pétitions au ministère, s’élevant par là-même contre le sectarisme des prêtres et affirmant sa confiance dans le cabinet. Mais la Chambre des Pairs allait agir. Depuis quelques jours le parti des ultras, maître de la Chambre Haute s’agitait ; il cherchait le terrain où, sûr de la victoire, il pourrait appeler le cabinet, et ensuite l’homme qui, sur ce terrain, jetterait le premier défi. La question fut vite résolue. S’il était une loi abhorré des ultras, par eux maudite, c’était la loi électorale, et dans le court rapprochement opéré entre M. de Villèle et M. de Richelieu, l’abrogation de cette loi avait été une des conditions, acceptée à demi, du pacte nouveau. C’est à cette loi que les ultras attribuaient tous leurs échecs : par elle le pouvoir politique était descendu des mains de la haute aristocratie foncière aux mains de moyens propriétaires, et voilà ce qu’ils ne pouvaient pardonner, encore moins que la dissolution du 5 septembre 1816, à M. Decazes. Ce qu’il fallait faire, c’était modifier profondément cette loi néfaste. Qui en ferait la première proposition ? On découvrit un vieillard obscur, ancien directeur de la République, puis sénateur, puis pair, qui avait voté la loi, mais que ce souvenir importunait peu, M. Barthélémy. Et ce fut lui qui, le 22 février, proposa la discussion. Malgré M. Decazes, le développement de la proposition fut remis au 26 février : ainsi le cabinet était vaincu. Ce fut bien mieux quand vint, au milieu de l’émotion générale, le 26 février, le débat sur le fond. M. Decazes, MM. de la Rochefoucault-Liancourt, de Lally-Tollendal, défendirent la loi. Ils représentèrent que le calme qui régnait allait être troublé par cette agression injustifiée. Rien ne tint devant les colères liguées contre le cabinet. Par 98 voix contre 55, le roi « fut humblement prié » de modifier la loi. Le 4 mars qui suivait, sans même vouloir l’étudier, la Chambre des Pairs écartait la réforme financière du baron Louis.

C’était la guerre : M. Decazes était allé trop loin pour reculer. La Chambre des Pairs lui était hostile : il y noya ses adversaires sous une fournée de 64 pairs nouveaux, généraux ou revenants du premier Empire, dispensés du majorat pour pouvoir siéger tout de suite et dont le vote lui était acquis. Ce coup de force qui avait raison de la majorité rétrograde et qui dispensait un cabinet d’avoir raison ou lui épargnait, avec l’incertitude des combats, l’amertume des défaites, accrut naturellement la colère des ultras comme il accrut l’enthousiasme libéral. Si jeune était le parlementarisme que l’on acceptait encore, comme le naturel exercice d’une prérogative respectable, cet abus qui rendait mensongère toute discussion et vain tout résultat.

Puis, M. Decazes se retourna du côté de la Chambre : il avait hâte d’y trouver une revanche nécessaire à son crédit politique. Il l’y trouva. La discussion sur la proposition Barthélémy souleva un des plus violents orages qui se soit abattu sur une assemblée. L’impudence de M. de Villèle en fut cause. Il voulut démontrer que la loi autorisait la fraude et cita à l’appui de sa thèse le département du Gard comme ayant eu un nombre d’électeurs plus élevé en 1817 qu’en 1815. M. de Saint-Antoine, député de Nîmes, bondit à la tribune, comme souffleté par un outrage : « Je vais vous donner la raison de cette différence : en 1815, les électeurs protestants furent menacés de mort par les assassins de Nîmes et, en 1817, ils ont pu voter librement ». Ce souvenir de la Terreur blanche souleva les émotions et les colères dormantes.

Les apostrophes se croisent et M. de Villèle, qui restera, comme maire de Toulouse, responsable de l’assassinat du général Ramel, se sent visé. « On aurait dû poursuivre les coupables », dit-il. Cynique imposture ! Il savait bien pourquoi ils étaient impunis et, au surplus, que n’avait-il, lui maître de la majorité, réclamé des poursuites ? Le 23 mars, M. de Serre, ministre de la Justice, répond. Il rappelle les crimes, les meurtres, les pillages, il conduit dans ce Midi ensanglanté son auditoire haletant, et il énumère les arrêts de justice innocentant Trestaillon et les assassins de Ramel. Sous cette parole qu’anime un feu contenu, la Chambre est au paroxysme : elle vote la loi électorale oubliée et la maintient par 150 voix contre 94 : la majorité était formée des royalistes ministériels et des indépendants.

Départ des troupes Étrangères.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Le cabinet, raffermi et rassuré, va connaître, grâce à une décisive action, un triple triomphe qu’il doit tout entier à M. de Serre, dont l’éloquence semble grandir chaque jour un peu plus. Il présente, enfin, trois projets de loi sur la presse : ils ont constitué la fameuse loi de 1819 qui est demeurée la base sur laquelle tous les législateurs, même en 1831, ont mis et remis le métier parlementaire. Dans un premier projet, le cabinet visait le délit d’offense à « la morale publique ». Cette courte formule ne peut suffire. « Et la morale religieuse ? Cette loi sera donc une loi athée ! ». Il fallut combattre. M. de Serre fit avec éclat la différence entre la morale publique qui est le patrimoine d’une nation et la morale religieuse qui succombera, si elle ne vit pas par sa seule vertu et a besoin de la cuirasse des lois humaines. Cette fois, le ministre fut battu. L’article 9 du projet visa « l’offense à la morale publique et religieuse ». Texte équivoque et meurtrier ! On verra dans le développement de notre histoire nationale, ce qu’il devint aux mains de la magistrature, et combien de fois par lui la pensée libre fut frappée et humiliée.

Le second projet contenait la constitution du jury, sauf pour la diffamation contre les particuliers, pour tous les crimes de presse y compris la diffamation contre les fonctionnaires : c’est encore la base de notre loi actuelle, un peu rétrécie par une jurisprudence qui permet au fonctionnaire de déférer au tribunal correctionnel les diffamations qui n’atteignent que sa personne et de ne pas relever en cours d’assises celles qui visent sa fonction.

Enfin, dans un troisième projet, les journaux étaient autorisés à paraître, à la condition que le nom du propriétaire fût déclaré et qu’un cautionnement fût versé. En dépit de cette mesure qui accordait seulement à la fortune le droit à la pensée, ce projet était une conquête libérale, si l’on veut bien se souvenir que l’autorisation royale était, la veille, nécessaire. Ces projets furent votés, après une discussion assez longue, le 4 mai. À la vérité, la droite ultra ne les avait pas combattus ; elle était intervenue seulement en faveur de la morale religieuse, puis s’était abstenue, se disant, sans doute, que réduite à l’opposition, elle avait intérêt à se servir de ces armes qu’elle saurait bien briser le jour où elle gouvernerait.

Mais au cours de ces discussions s’était produit un incident, qui ne fut que bruyant pour les politiques superficiels, et qui contenait cependant le germe d’une déviation politique néfaste. M. Lainé avait demandé que les députés fussent couverts par l’immunité, non seulement quand ils auraient parlé, ce qui était admis, mais même s’ils n’avaient pas parlé et s’ils communiquaient plus tard leurs discours non prononcés. C’était un abus, et M. de Serre le fit bien voir. Il parla contre M. Lainé, et, amené par sa discussion même à évoquer le droit des majorités, il fit l’éloge du régime parlementaire et prononça cette phrase : « Dans toutes les assemblées la majorité fut saine… — Même à la Convention ? cria la droite. — Oui, messieurs, même à la Convention ». Quoi  ! c’était là le langage d’un émigré, d’un ancien soldat de l’armée de Condé  ? Il faisait l’éloge de la Convention, c’est-à-dire d’une assemblée régicide ! Après la stupéfaction, ce fut la colère : pendant que les indépendants acclament le ministre, dans la consternation du centre, la droite le hue…

Qu’y avait-il donc ? M. de Serre n’avait péché que par entraînement de parole, et jamais il n’avait eu l’intention de louanger un régime qu’il exécrait. Improvisateur généralement maître de lui, il avait, ce jour-là, dépassé sa propre pensée. Il avait, en vain, essayé de se reprendre dans le tumulte. Pendant les jours qui suivirent, accablé d’outrages qui le peinaient, d’éloges qui lui étaient intolérables, il cherchait une issue à une situation fâcheuse. Il la trouva. Comme l’on discutait sur des pétitions réclamant le rappel des proscrits, il s’expliqua, distingua entre les bannis, et jeta cette phrase : « Quant aux régicides, jamais ! ». Le ton, l’accent, le geste, tout marquait que l’auteur avait préparé ce terrible et inexorable anathème pour ressaisir l’erreur verbale de la veille. La droite le couvrit d’applaudissements, et les indépendants d’imprécations. Où peut descendre une haute intelligence que le caractère ne soutient pas ! En quelques jours, M. de Serre avait deux fois compromis le ministère, et il se trouvait que c’était par une intervention de tribune et alors qu’il était un orateur consommé ! Au lieu de se résigner aux outrages, de suivre sa voie, d’attendre une autre heure pour préciser sa pensée, M. de Serre s’était violemment rejeté à droite. On sentit, cette fois, que c’était sa conscience qui parlait. La droite, qui ne devait pas oublier l’éloge de la Convention, ressaisit cet instrument merveilleux de tribune. Les indépendants le répudièrent. Tel fut l’effet de cette apostrophe qu’entre le cabinet et eux fut rompue la loyale et nécessaire alliance qui avait arrêté l’élan des ultras.

Il semble que cette évolution de M. de Serre ait été dans le ministère la cause d’une désunion. Après avoir hardiment arboré le drapeau du libéralisme et fait face sur tous les terrains à l’ennemi, M. Decazes fut pris d’une sorte de timidité. Il avait des velléités et non de la volonté. Une action énergique le prenait tout entier, et l’instant d’après ne trouvait plus en lui le même homme. Ce qui lui a le plus manqué à cette époque, c’est la persistance des vues et la fermeté dans le dessein. Il frappait à la Chambre un coup, ameutait les colères, et puis ne prenait du lendemain nul souci. Ainsi, il laissa s’organiser les missions à l’intérieur, et le mal qu’elles firent, dans les prédications violentes qu’elles jetaient à tout le pays, fut incalculable. À leur tête se trouvait le Père Rouyan, à qui l’idée était venue de convertir à la foi tous les Français. Il parcourut le Centre de la France, l’Ouest, la Bretagne, avec une cohorte fanatique qui soufflait le feu des discordes partout où elle s’arrêtait. Tantôt elle organisait des cérémonies à l’église, tantôt elle hissait sur une hauteur, à dos d’hommes, une croix monumentale qui semblait, de ses grands bras sinistres, gouverner au loin le pays. Les autorités militaires et civiles étaient empressées à suivre ces missions, à les accompagner, à les fêter. Toute la représentation officielle servait de cadre à cette furie en marche, qui empruntait ainsi à ses hôtes leur caractère et semblait protégée par le gouvernement. Quelquefois l’humeur des habitants s’accommodait peu de ces visites, et à Brest, par exemple, des huées et des injures furent le seul salaire que reçurent les missionnaires. Ils étaient accoutumés à de plus positifs avantages, et l’éloquence sacrée savait trouver toute la finesse de l’offre commerciale pour faire valoir les chapelets bénits, les objets de piété, amasser l’argent et enrichir la sainteté à qui le ciel et ses délices ne suffisaient pas. À Nantes, l’effet de cette visite fut tel que le théâtre fut vidé et le directeur, à la veille d’être ruiné, loua les services de Talma, et par le génie de l’artiste, put faire contrepoids à la concurrence de Dieu. Mais alors les autorités interdirent aux comédiens l’exercice de leur profession ; à Saumur, à Angers, à Clermont, l’armée sacrée défila, et, bien entendu, ce qu’elle laissait derrière elle, c’était l’excitation, l’exaltation, la calomnie, l’injure au libéralisme, la menace contre la Révolution, l’assurance qu’une ère allait s’ouvrir où les biens nationaux feraient retour à leurs propriétaires, la puissance ecclésiastique à l’Église, la France au régime ancien.

M. Decazes regardait et ne disait mot. Il ne trouvait de vigueur que pour déférer au jury les journalistes hardis qui revendiquaient, non pas la République, mais les droits du raisonnement et les privilèges de l’esprit. Une fois encore la Bibliothèque Historique fut poursuivie ; c’était la première application de la loi que M. de Serre avait fait voter et qui restituait sa compétence au jury. Le jury acquitta, malgré le réquisitoire habile de M. de Vatimesnil. Un autre écrivain dut rendre compte d’un calembour. Il avait rappelé aux Suisses arrogants qui servaient d’escorte au roi que le mot « suisside » avait un autre sens que celui qu’on lui attribuait, et M. de Vatimesnil cherchait derrière cette faute d’orthographe volontaire l’intention criminelle : le jury acquitta. Encore il acquitta un jeune professeur à l’École de droit, en même temps juge au tribunal de la Seine, M. Bavoux, qui, chargé de l’enseignement du droit criminel à la Faculté, marquait, en des cours savants et originaux, la différence qui existait entre les délits et les peines, critiquant le défaut de proportionnalité des châtiments aux fautes. La jeunesse des écoles suivait ces cours et acclamait cette jeune parole parce qu’elle était perpétuellement en quête de nouveautés. On suspend les cours, les étudiants protestent ; on les frappe par la suppression des inscriptions. M. Bavoux, défendu par Persil et Dupin, est acquitté.

Ces verdicts jettent la perturbation dans le monde officiel. Les hommes du gouvernement étaient vraiment étranges. Ils avaient voulu ouvrir une voie nouvelle ; ils avaient modifié le cens, rappelé la liberté de la presse, et quand les conséquences, pour ainsi dire, fleurissaient sur leurs actes, ils étaient étourdis de ce parfum enivrant. C’est au milieu de ces événements qu’un repos trompeur fut offert à l’esprit national par une exposition. À cette époque, une exposition, qui était d’ailleurs un spectacle purement national, n’offrait pas au regard l’ampleur, l’émerveillement des vastes accumulations humaines dont notre vue est lassée. Elle était une émulation modeste entre rivaux ; la dernière avait eu lieu en 1806. Au mois d’août 1819 eut lieu celle qui suivit, et la Restauration tint à honneur d’appeler plusieurs fois, tous les quatre ans, à ce rendez-vous, le commerce et l’industrie français. En 1806, la France s’étendait à plus de 111 départements, et on avait compté plus de 14 000 exposants. En 1819, la France, réduite à 86 départements, offrait près de 1700 exposants (Levasseur, Histoire des Classes ouvrières, tome Ier). C’est dès ce moment que les produits récompensés par le jury furent l’objet d’une distinction. Le roi visita l’exposition, affecta de traiter avec familiarité les grands industriels, surtout M. Oberkampf, distribua dix croix de la Légion d’honneur. Comme si la vie politique, les angoisses de la liberté menacée et les inquiétudes pour le lendemain n’avaient sur l’art aucune influence, Victor Hugo publiait ses Odes, Lamartine ses Méditations poétiques, Géricault exposait son Naufrage de la Méduse, Ary Scheffer et Delaroche apprêtaient leurs pinceaux. Par un étrange paradoxe d’esprit, le libéralisme hait ces formes nouvelles du talent, et l’esprit politique, qui attend tout de la réforme, ne se combine pas avec l’esprit littéraire qui impose sa révolution. Le Romantisme est à cette époque une forme de réaction, et tous les esprits libres restent attachés au classicisme du XVIIe siècle, rivés à cette source de lumière d’où a jailli l’esprit moderne.

Les élections eurent lieu le 11 septembre. La tactique des ultra-royalistes, depuis quelque temps dévoilée, était bien simple : elle consistait à faire sortir le bien de l’épuisement du mal. Pour eux, quel était le mal ? C’était le libéralisme. Ainsi les ultra-royalistes allaient partout avec leur formule : Plutôt des Jacobins que des ministériels ! Ceux-ci déclamaient contre les libéraux, qui représentaient la Révolution, et les ultras qui compromettaient de leurs excès la monarchie. Les libéraux avaient posé des candidats surtout dans les départements ravagés par les cours prévôtales et pour protester contre l’ignominie des iniques supplices. L’Isère, piétinée en tous sens par le général Donnadieu, était de ce nombre. Le comité libéral de Paris y avait posé la candidature de l’ancien conventionnel Grégoire. Au second tour, Grégoire fut élu. Il avait eu au premier tour 460 voix, le ministériel 350 et l’ultra 210. Au second tour, il eut 540 voix, le ministériel 362 et l’ultra 110. L’opération arithmétique soulignait l’opération politique : au second tour, les ultras avaient apporté 12 voix au candidat royaliste et 100 au candidat libéral, dont le nom seul avait, pour la cour, une signification outrageante.

Le coup était donc porté au roi par les ultras qui, entre un conventionnel et un royaliste, allaient au conventionnel. À quel conventionnel  ? On a dit à tort que Grégoire avait été régicide ; en mission dans le département du Mont-Blanc, qu’il annexait à la France, au moment du procès du roi, il avait écrit, se prononçant en faveur de la condamnation et non de la peine. Mais c’était un prêtre assermenté, et, de plus, il avait, le 21 septembre 1792, proposé l’abolition de la royauté ! Voilà l’élu de la droite extrême. À Paris, la colère fut très vive. Le Moniteur refusa d’insérer le nom de l’élu, et le comte Decazes, atterré, abandonné de M. de Serre, qui soignait dans le Midi un mal incurable, n’eut qu’une attitude humiliée devant la cour, ou le comte d’Artois triomphait des excès mêmes qu’il avait préparés.

De ce jour, M. Decazes eut peur de son œuvre et de lui-même ; il voulut revenir, pour la reviser, sur la loi électorale dont le maintien avait été toute sa politique. Le cabinet était perdu par son chef. Quand un gouvernement se renie lui-même, en effet, il dégrade ses propres actes, il est à la merci du Parlement.

De plus en plus troublé, M. Decazes aborda au Conseil la question brûlante. N’était-il pas bon de reviser la loi électorale  ? C’était vraiment bien la peine d’avoir rendu impossible le gouvernement à M. de Richelieu et de l’avoir écarté parce qu’il ne voulait plus de la loi, pour la déchirer après son départ ! Gouvion Saint-Cyr, M. Louis et le général Dessolles résistent et préfèrent remettre leur portefeuille, que, gêné par leur attitude, M. Decazes prit avec plaisir. En leur place il installa à la Guerre, le général Latour-Maubourg, aux Affaires étrangères, M. Pasquier et M. Roy aux Finances. C’était le 14 novembre.

Le 29 novembre, la session s’ouvrit et la validation de Grégoire fut mise à l’ordre du jour. Qu’il fût exclu, cela, dès le premier moment, fut certain. Mais serait-il exclu comme indigne ou comme illégalement élu ? L’illégalité était flagrante, Grégoire ne payant pas un centime d’impôts dans l’Isère. Cela eût pu suffire. M. Lainé réclama l’exclusion pour indignité. Benjamin Constant fit remarquer que les royalistes étaient devenus bien délicats. Le roi n’avait-il pas confié un ministère, puis une ambassade, au régicide Fouché ? M. Pasquier répliqua que ce que le roi pouvait faire, un collège électoral ne le pouvait, et c’était une réponse puérile, car il s’agissait surtout d’une question morale, et si Fouché n’avait pas déshonoré le cabinet par sa présence, ce n’était pas Grégoire qui pouvait déshonorer la Chambre en s’y tenant.

Sans qu’on se prononçât sur le caractère de l’exclusion, celle-ci fut votée, chacun ayant le droit de mettre dans son vote le sentiment de sa conscience. C’est avec l’approbation de M. Ravez, président, que ce compromis parlementaire fut accepté. M. Ravez se connaissait en dignité et en honneur, lui qui avait déserté la défense des frères Faucher, par crainte de l’opinion.

On attendait chaque jour une proposition du gouvernement touchant les lois électorales, et les jours s’écoulaient. Le président de la Chambre avait promis, pour le 14 février 1820, une communication importante. Mais, la veille de ce jour, un incident tragique se produisit et qui devait bouleverser toute la politique. Le 15 février — un dimanche — le duc de Berry quittait la loge qu’il occupait à l’Opéra pour faire monter en voiture sa jeune femme. Il l’abandonnait elle-même à ses gens et allait retourner au spectacle, quand il se sentit saisi à l’épaule et poignardé. L’homme qui, au milieu des gardes, avait porté ce coup audacieux, laissant son arme dans la blessure, s’était enfui et fut d’ailleurs tout de suite repris. Le prince fut transporté dans le théâtre, qui se trouvait rue de Richelieu en face de la Bibliothèque nationale, il fut couché, pendant que, dans l’émotion générale, le comte d’Artois, les princes, les amis, les ministres s’agitaient autour de cette couche sanglante. La nuit passa lente et triste, les chirurgiens étaient incapables non seulement de sauver, mais de soulager la victime. Enfin, aux premières lueurs du jour, vint le roi qu’on avait hésité à appeler en pleine nuit de peur de l’émouvoir. Dans l’exaltation du délire, le duc de Berry réclamait la grâce « de l’homme », désignant ainsi l’inconnu dont le poignard l’avait déchiré. Puis il mourut.

Le meurtrier s’appelait Louvel. C’était un homme de trente-sept ans, ouvrier sellier, fanatique de Napoléon qu’il avait suivi à l’île d’Elbe, puis à Rochefort et qui depuis des années roulait en lui le projet sinistre que sa main venait sans trembler d’exécuter. Il répondit aisément à l’interrogatoire que M. Decazes lui fit subir :

— Pourquoi fuyiez-vous ?

— Pour rentrer libre afin de pouvoir frapper un autre.

— Que vous ont fait les Bourbons ?

— À moi rien, mais ils ont fait du mal au pays.

— Pourquoi avez-vous frappé le duc de Berry ?

— Pour éteindre en lui une race maudite.

— Avez-vous des complices ?

— Aucun.

À ce moment, M. Decazes se rapprocha et lui parla bas à l’oreille : il lui demandait si le fer était empoisonné. Le lendemain, cette simple démarche était connue et travestie par la passion.

On pense, en effet, si les ultra-royalistes saisirent l’occasion de ce tragique trépas. Quand la réaction ne verse pas le sang, elle l’exploite. Sa joie, déguisée en douleur pour le vulgaire, était sans limites et la presse trouva de suite les formules expressives pour indiquer les responsabilités : « Le prince est mort d’une idée libérale ». Et M. de Chateaubriand dénonçait M. Decazes comme le complice moral du meurtrier. « Les pieds lui ont glissé dans le sang. » Le lendemain on parlait, exploitant la conversation à voix basse qui s’était tenue entre M. Decazes et Louvel, on parlait de complicité ministérielle. Et les outrages, les injures, les accusations formidables tombaient en rafales sur le ministère qui payait, à la fois et d’un seul coup, la hardiesse première de son action libérale et la pusillanimité dernière de sa politique de compensation.

La Chambre tint séance le 14 février, Dès l’ouverture, et grâce à la mollesse complice du président, M. Ravez, M. Clausel de Coussergue demanda à développer une demande de mise en accusation contre M. Decazes, considéré par l’orateur comme le complice matériel du meurtrier. L’initiative était trop violente pour n’être pas désavouée par les habiles de la droite qui, comme M. de Villèle, auraient voulu qu’on mit seulement en cause la complicité morale. L’orateur fut abandonné et quand, le lendemain, il revint à la charge pour présenter sous une forme plus acceptable ses accusations, il était trop tard, et M. de Saint-Aulaire, beau-père de M. Decazes, le souffleta d’une injurieuse et légitime apostrophe. On se réunit pour rédiger une adresse au roi. Seul, le général Foy trouva les mots nécessaires pour en arrêter par avance l’esprit, et chacun remarqua la mélancolie de sa voix. « Sans doute, un tel événement est déplorable — dit l’orateur libéral : il l’est surtout pour les amis de la liberté ; car il ne faut pas douter que leurs adversaires se prévaudront de ce crime affreux pour essayer de nous ravir les libertés… » Prophétique en même temps qu’éloquente parole ! En effet, le poignard de Louvel avait ouvert la voie à une politique nouvelle, et la haine politique allait exploiter les douleurs privées, exhiber ce cadavre, faire résonner le creux de cette tombe, savourer pendant de longues années le bénéfice du sang…

Peut-être, un autre ministre que M. Decazes aurait pu résister. Il eût fallu à ce moment une âme forte, qu’une passion généreuse excitât, sur laquelle vînt glisser l’orage extérieur. L’événement révéla toute la faiblesse du premier ministre, et qu’il était fait davantage pour les intrigues de Cour et de Parlement que pour les luttes suprêmes où l’homme jette toute la substance de son être. Pourquoi n’était-il pas venu à la Chambre au lendemain de l’assassinat du duc de Berry ? C’était là qu’était le péril pour lui, là qu’allaient s’amonceler les passions pour éclater ensuite en violent orage. Certes la mise en accusation de M. Clausel de Coussergue n’était pas périlleuse, mais elle offrait à l’intéressé, servi par l’excès même de la manœuvre, une suprême occasion. Il pouvait, à la place du général Foy, et s’étendant davantage, montrer ceux à qui le crime allait profiter. Il pouvait rappeler les débordements et les violences passés et présents, les suivre et dire hardiment que, dans la mesure restreinte où les passions politiques arment la main d’un solitaire, c’était l’ultra-royalisme qui avait aiguisé l’arme et dessiné la plaie mortelle. Si cette courageuse apologie de sa propre politique n’avait pas réussi, au moins elle eût été quand même tentée, elle eût vengé le libéralisme outragé et, obligé de quitter le pouvoir, M. Decazes

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


l’eût quitté tout entier, le front haut, la figure tournée vers l’ennemi.

Or, il ne sut ni partir, ni rester. Affolé, sur le premier moment, il reçut les consolations du roi qui adoucit, des accents d’une affection vraiment paternelle, son amertume trop visible. Réconforté par cet accueil, M. Decazes agita, en lui-même d’abord, avec d’autres ensuite, la question de savoir s’il ne pourrait pas durer : non pas durer pour agir, mais durer pour durer, car il avait pour le pouvoir un goût personnel très vif. Serait-il l’allié des libéraux ? Il aurait pu le tenter, joindre à ces 100 voix, toutes dévouées, toutes celles que la fonction ministérielle et les faveurs dont elle dispose peuvent attirer, surtout quand elle agit sur des fonctionnaires, et, à la tête de cette majorité, défendre son œuvre et combattre. Le roi ne lui aurait pas manqué. Les ultras n’étaient pas si frappés de la nécessité de sa chute, croyaient qu’il demeurerait, et rien n’est intéressant à consulter sur ce point comme la correspondance de M. de Villèle avec sa femme (tome II). M. Decaze eut peur ; et surtout son propre ministère, privé du triple concours de Gouvion Saint-Cyr, Louis et Dessolles, ne lui donna que de lâches conseils. Alors il entra à grands pas dans la voie de réaction.

Il avait demandé à la Chambre des Pairs de s’ériger en cours de justice pour se saisir du procès de Louvel. Il vint à la Chambre pour y déposer un projet : le projet de modification de la loi électorale, par lequel il détruisait son œuvre. Sa parole balbutiait sur ses lèvres pâlies : c’était la bête forcée qui ne demandait qu’à se rendre. Et les ultras purent sonner l’hallali. M. Pasquier, âme complaisante, déposa un projet pour suspendre la liberté individuelle et remettre au sceau de trois ministres le droit d’arrestation et de séquestration.

Mais rien ne pouvait sauver M. Decazes. La droite se disait avec raison que, pour inaugurer sa propre politique, elle n’avait pas besoin de M. Decazes. Elle était prête, pour le mettre en échec, à repousser même les mesures rétrogrades, préférant une mauvaise loi et un bon ministère. Et M. Decazes ne comprenait pas !

Il fallut que la douleur théâtrale de la famille royale se donnât en représentation aux Tuileries pour que M. Decazes cédât la place. La duchesse de Berry, qui était princesse de Naples, avait déclaré vouloir quitter la France où le sang des Bourbons n’était pas préservé. Voyant un jour M. Decazes, elle s’était jetée dans les bras de son beau-père, le comte d’Artois : « Papa, cet homme empoisonnera mon enfant… » Habilement poussé par Vitrolles, le comte d’Artois mit à profit toutes ces larmes. Il avait déjà sondé le roi qui avait défendu son ministre. Il avait renouvelé ses prières et le roi avait résisté. Alors la duchesse d’Angoulême s’agenouilla devant Louis XVIII et lui déclara qu’aucun membre de la famille ne se trouvait en sûreté… M. Decazes enfin partit. Le roi l’embrassa, pleura, le nomma ambassadeur à Londres, avec 300 000 francs d’appointements, pair, et madame Princeteau, qui partait avec son frère, reçut des mains royales le domaine de Graves…

M. Decazes n’avait pas seulement commis la faute de ne savoir pas partir à temps, ou de rester pour la lutte, et, finalement, d’être chassé avec une compensation matérielle, il avait commis la faute initiale de prendre le pouvoir trop tôt. Un homme que n’eût pas aveuglé l’ambition de place eût tout de suite vu, à contempler la société politique de 1814, que le libéralisme prématuré ne grandirait que comme une fleur étiolée sur un terrain ravagé. Il y avait encore tellement de haines et une si profonde réserve de terreurs et d’ignorances que pour leur résister il eût fallu d’abord un gouvernement qui ne fût pas lié avec les libéraux et pût résister aux entraînements de la droite. M. de Richelieu était l’homme trouvé par le destin pour l’emploi de premier ministre dans une combinaison pareille. Après tout, il avait couvert de son approbation les deux mesures capitales : la dissolution et la loi électorale du 5 février qui avait ravi à la grande propriété une partie de son influence électorale. Il eût maintenu ses mesures et, à l’abri derrière elles comme derrière un rempart légal, le libéralisme eût grandi, fût devenu un parti, eût jeté des racines profondes au cœur du pays, eût été enfin, majeur, l’axe inébranlable d’une majorité élargie. Alors le tour de M. Decazes eût pu venir… Sa faute fut d’être trop pressé et d’intervertir les rôles en minant l’influence de M. de Richelieu et en escomptant la répugnance qu’avait pour l’intrigue cette noble nature.

On peut dire que ce sont là des arrangements posthumes, et que la logique de l’histoire ne connaît pas nos hypothèses fragiles. Il se peut… Aussi bien ceci n’est-il qu’une hypothèse, en effet, et que nous transcrivons, parce qu’elle nous paraît plausible. Oui, le grand vice du gouvernement de M. Decazes est d’être venu avant l’heure. Et qu’on n’invoque pas la force du parti libéral à la Chambre et qui semble correspondre à une croissance du libéralisme dans le pays ! Cette force parlementaire était factice. La plupart des libéraux — on l’a bien vu pour Grégoire lui-même — avaient dans leurs voix un contingent ultra royaliste. Et comment veut-on, en effet, qu’en trois années, sans propagande et sans efforts notables, le parti ait pu croître de 12 à 90 voix au Parlement ? Ce sont les ultras qui ont fait élire la plupart de ces députés afin d’invoquer leur présence pour rappeler la Révolution, armer le comte d’Artois d’un argument, effrayer le roi, modifier la politique. Contre M. de Richelieu, cette tactique n’eût pas été employée, le parti libéral aurait crû lentement, d’une croissance normale, et quand on l’eût voulu abattre, il eût été trop tard, car son armature eût été rendue complète par le temps qui est le premier collaborateur dans la tactique des partis. Certes, il est probable que Louvel eût frappé quand même le duc de Berry, car, en prononçant la peine au tribunal secret de sa conscience, Louvel ne s’était pas préoccupé des combinaisons des partis… Mais ce n’est pas le parti libéral qui eût été rendu responsable, ce n’est pas sur lui que les gouttes de ce sang eussent été jetées par le goupillon de toutes les chapelles… Maintenant, la cause du libéralisme politique, redevenue incertaine, était meurtrie. Dix années durant elle allait être, sauf une courte revanche, la cause vaincue.


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