Histoire socialiste/La Restauration/13

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Chapitre XII.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre XIV.




CHAPITRE XIII


LE MINISTÈRE DE VILLÈLE.


Retour d’Espagne. — La réaction en Espagne et en France. — L’Université décimée. — La Chambre dissoute. — La pression électorale. — Les libéraux traqués et vaincus. — La nouvelle Chambre. — Le cas de Benjamin Constant. — Le milliard des émigrés.— L’opération financière de de Villèle. — La lutte entre la propriété foncière et la propriété mobilière. — Les intérêts pécuniaires de l’Église. — Échec de de Villèle. — Révocation de Chateaubriand. — La réaction contre la presse. — Mort de Louis XVIII. — Rapide jugement.


Bientôt après s’effectua le retour de Ferdinand à Madrid. Du haut d’un char de vingt mètres et que, pour mieux symboliser la servitude, des hommes traînaient, le roi, délivré de ses sujets par la trahison et la corruption, put contempler sa puissance. Les effets en furent sinistres. La mort fit expier aux plus timides le forfait de leur indépendance à peine apparue. Et, à chaque coup que frappait le bourreau, à chaque chaîne qui enveloppait les membres meurtris du captif, à toute confiscation jetant à la ruine les vaincus, pour notre honte, on pouvait reconnaître la main de cette France, entraînée hors de ses traditions par l’émigration.

Mais en deçà des Pyrénées, en France, pour être moins lugubre, la réaction se fit aussi audacieuse. Cette guerre sainte, pour la légitimité et pour la Congrégation, souleva l’enthousiasme et désormais l’armée, traitée en suspecte, l’armée de la cocarde tricolore redevint pour la réaction le suprême espoir. Les émigrés avaient brutalisé les officiers, décimé les régiments, tant que l’armée leur apparaissait sous le voile sanglant des anciens combats — armée du despotisme impérial, mais aussi armée de la France, et qui, à Waterloo, avait défendu l’indépendance de la nation. Du moment que cette armée n’était plus le vivant rempart de la patrie, mais l’instrument du rapt international et de la force de réaction, cette armée redevenait sympathique et, comme symbole armé de la contre-révolution, elle eut sa part dans les joies publiques. À sa tête défila le duc d’Angoulême, qui s’était illustré par l’inertie et qui avait triomphé par les tentatives d’Ouvrard ; puis, derrière lui, les généraux de cette guerre nouvelle où la cible visée n’avait pas été le cœur ardent des combattants, mais leur conscience débile. Pendant des semaines, pendant des mois se prolongea l’allégresse publique et ce triomphe facile et vain effaça, pour les esprits superficiels, la contrainte dégradante que les alliés, trois ans durant, avec la complicité royale, nous avaient fait subir.

Le lendemain de ce succès on contempla l’envers de la force et, comme toujours, le spectacle fut hideux. Qu’avons-nous gagné en Espagne ? Des malédictions qui ne furent même pas compensées par des profits. Le peuple exaspéré, exploité en 1808 par la soldatesque impériale et par ses chefs rapaces, meurtri en 1823, garda au cœur une blessure. Le roi ne fut naturellement pas reconnaissant pour qui l’avait remis sur son trône branlant. Ce fut l’Angleterre qui recueillit le bénéfice de toute la campagne et c’est avec elle que les traités de commerce furent élaborés.

Le seul profit fut, en France, pour la réaction abominable. Désormais elle se pouvait tout permettre et elle se vautra partout. Qui pouvait résister à ses coups ? Elle avait été jusque-là, quoique honteuse d’elle-même en son humilité devant l’étranger, redoutable à la liberté. Maintenant elle avait lavé ses souillures, elle le croyait du moins, repris contact avec la victoire militaire, et que les lys fussent salis de sang, tout comme l’aigle impériale, il y avait pour elle orgueil et joie. Qui pouvait l’arrêter, lui répondre, lui résister ? Elle abattit autour d’elle, pour le compte de la Congrégation, toutes les têtes, illustres ou humbles, où le rayonnement de la pensée lui désignait une hostilité. Les universités furent vidées des rares hommes dont la parole libérale pouvait encore élever l’âme de la jeunesse. Même M. Guizot, qui avait été le complice assidu et vertueux, dans sa sophistique doctrinale, de la première heure, et que n’avait pas rebuté la solitude de Gand, même lui dut descendre de sa chaire. Royer-Collard fut chassé de la sienne, car ce royaliste sévère et probe, qui avait rêvé l’impossible réconciliation des deux mondes, l’ancien et le nouveau régime réunis, la vie se suffisant du sépulcre, Royer-Collard était suspect ! Les journaux, même littéraires, furent frappés, les écrivains dépouillés de leur pension, les simples particuliers traqués, un curé, sous l’ordre de l’évêque, refusant le baptême à un nouveau-né parce qu’il était tenu sur les fonts baptismaux par Manuel (De Vaulabelle, tome VI). Enfin on aboutit au but, qui était de dissoudre la Chambre et de la faire réélire pour sept années. Le 25 décembre 1823 cette Assemblée fut dissoute. Qu’avait-elle refusé aux caprices ministériels ? Rien. Elle avait voté la guerre, voté les crédits, chassé Manuel de la tribune, meurtri la liberté des peuples sous toutes ses formes ! Était-il possible de supposer qu’une autre Chambre serait plus docile ? Cette gageure paradoxale fut tenue et gagnée. On croyait avoir atteint les limites dernières de la réaction : on ne faisait que passer le seuil. L’histoire de la France va maintenant descendre dans la nuit.

Cette Chambre qui allait être élue, on se réservait de lui faire tenir sept années durant son rôle parlementaire — sauf la dissolution toujours possible à la demande du roi. On voit par là que le ministère engageait toute la partie et qu’il s’exposait, en cas d’insuccès même partiel, à se river pour un temps durable à une Chambre hostile. On s’attendait donc à ce que

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


le Gouvernement prît ses ordinaires précautions et que la candidature officielle, depuis longtemps éclose et sous tous les ministères, apparût encore, qu’elle fût soutenue avec vigueur par les agents du pouvoir et imposée au corps restreint des électeurs presque tous tributaires de l’État ; personne ne s’en indignait, ne s’en étonnait même. Mais la débauche de l’arbitraire fut telle que l’imagination forcenée d’un tyran ne l’aurait peut-être pas osé rêver si formidable. M. de Peyronnet, bien entendu, adressa des circulaires à ses agents, invoquant avec éclat la théorie nouvelle que celui qui sert le Gouvernement le trahit s’il n’use de sa fonction pour combattre ses ennemis. Cette littérature, que nous jugeons odieuse à distance, était devenue fade par son propre abus. Cette fois on alla plus loin : on fit appel aux procureurs généraux pour leur recommander de surveiller les notaires, les huissiers, les avoués, tous agents de l’État et qui lui devaient le dévouement complet. On eût pu supporter encore cette forme de la pression officielle. Mais celle-ci fit appel au faux : pour voter, un électeur devait payer un impôt de 300 francs. Ceux qui, parmi les électeurs, ne furent pas jugés capables de voter pour le pouvoir, subirent, pour cette année, un dégrèvement inattendu qui les rejetait hors de la liste des électeurs. D’autres, qui inspiraient confiance, étaient plus imposés et parvenaient ainsi, par un accroissement factice, au rang d’électeurs. À ceux-ci on refusait leurs titres : à ceux-là on les renvoyait sous prétexte que leurs prénoms n’étaient pas semblables. Croit-on qu’un électeur qui s’appelait Chrysosthome fut privé du droit de voter parce que, si une h se trouvait sur son acte de naissance, cet h ne se retrouvait plus sur un autre de ses actes ?

Bien entendu, le résultat de ces élections fut tel qu’on le pouvait attendre. Treize libéraux seulement purent triompher des honteux artifices par lesquels la volonté électorale avait été altérée. Le général Foy, MM. Casimir Perier et Benjamin Constant, qui avaient subi tout le choc de la réaction, revenaient. Les premières séances qui suivirent le discours du roi furent naturellement consacrées à la validation des pouvoirs. C’est en vain que la gauche signala les fraudes, les délits, les crimes commis contre la morale et contre la loi. Une invincible résistance lui fut offerte par une droite insolente, dont la victoire spoliée accroissait encore l’arrogance. Les libéraux, renforcés par quatre députés du centre gauche, dont Royer-Collard, formaient avec eux un groupe de dix-sept représentants, supérieur, certes, par la valeur morale et oratoire, mais ne pouvant même pas surmonter de sa voix, sans cesse étouffée, le tumulte concerté et grandissant. Seul, Benjamin Constant faillit être frappé, à la demande de M. Dudon, qui lui contesta sa qualité de Français, sous le prétexte de son extranéité matérielle et sans tenir compte de la nationalité de ses ascendants maternels et paternels qui étaient Français. M. Dudon s’emporta même jusqu’à reprocher à Benjamin Constant de louches spéculations. L’orateur libéral rejeta avec mépris cette insinuation et foudroya le vertueux personnage en lui rappelant des prévarications récentes et dont toute l’Assemblée avait gardé le souvenir. Puis, sur un rapport de Martignac, il fut admis.

Vinrent alors les premiers projets de loi dont le ministère, pour tenir la parole royale, saisit la Chambre : ce fut le projet destiné, par une conversion de la rente, à fournir aux émigrés une indemnité que des statistiques, d’ailleurs assez confuses, permettaient de fixer à un milliard. M. de Villèle, dont la compétence financière s’était manifestée souvent, même dans l’opposition à M. Decazes, avait arrêté un projet cependant assez obscur : la rente cinq pour cent descendait, par un vote législatif, à quatre pour cent, sous la réserve cependant que les porteurs de titres pouvaient, s’ils le désiraient, obtenir le remboursement. Ce un pour cent suffirait à M. de Villèle à payer, par la constitution de vingt-sept millions de rentes attribuables aux émigrés, un capital d’un milliard. À la Chambre le débat réunit contre la loi le général Foy, Royer-Collard, et quelques députés ultras, amis de Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères, dont l’opposition au gouvernement même dont il faisait partie se manifestait sourdement. Mais la majorité qui s’apprêtait à accepter le projet, et qui couvrait de ses murmures la simple lecture des amendements proposés, rendit impossible tout débat ample et fort. C’est à la Cour des pairs qu’était réservé d’arrêter ce projet et de porter par son vote un coup redoutable, et le premier, à M. de Villèle. Mais c’est là aussi que le débat revêtit une forme et fut enveloppé de circonstances qui doivent nous retenir.

La Haute Assemblée était, en principe, hostile à cette conversion prétendue. Elle n’avait pas manifesté cette hostilité uniquement pour complaire aux vieilles rancunes de M. de Talleyrand ou de M. Decazes, ou aux velléités inexprimées de Chateaubriand, et il faut chercher dans d’autres mobiles l’inspiration qui la poussa à une résistance grandissante et à un vote négatif. Ce débat, à la vérité, n’était un débat politique que pour la forme. Au fond, il était un débat économique, et, quoique ces horizons nouveaux n’aient pas été signalés par la clairvoyance des orateurs, c’est bien à une question sociale que se heurtait l’assemblée inconsciente. Quelle était cette question ? Elle tenait tout entière dans le conflit naissant et devenu si aigu entre la propriété mobilière et la propriété immobilière, et entre les hommes qui étaient, à cette époque, représentatifs de ces formes de propriété. Issue du cens politique qui remettait le pouvoir aux grands propriétaires, issue par conséquent de la puissance immobilière et terrienne, la majorité de la Chambre était acquise à toute mesure qui ne frappait pas les possédants immobiliers. Or, si l’on voulait indemniser à proportion d’un milliard les émigrés, il fallait trouver des ressources, et ces ressources ne se pouvaient découvrir que dans un impôt nouveau ou dans une opération financière. L’impôt nouveau ? Il frapperait la terre, tributaire du Trésor, au dire des défenseurs de la propriété immobilière, au moins pour un trentième de sa valeur. C’était là l’intolérable fardeau dont aucun de ceux qui possédaient ne voulait, même pour l’amour des émigrés, accepter le poids. Voilà pourquoi, devant la Chambre, où de grands seigneurs terriens ou leurs mandataires politiques formaient la majorité, l’opération financière de M. de Villèle, qui écartait le spectre de l’impôt, avait recruté tant de partisans.

Il n’en allait pas de même à la Cour des pairs. Elle était composée d’illustrations vieillies, d’anciens soldats, de nobles anciens, de financiers, de cette aristocratie nouvelle dont la force ne reposait pas sur la terre, mais sur l’argent. De plus, sans circonscription électorale, inamovibles et souverains, vivant à Paris et n’attendant rien de la province, ces pairs, s’ils n’étaient pas presque tous des porteurs de rentes, se mouvaient dans une société qui, rattachée à Paris par son goût ou par la nécessité, était la dépositaire des premiers et rares éléments de la fortune mobilière. Dès les premiers jours donc, le conflit se posa entre ces intérêts différents, ces fortunes différentes, et le choc qui eut lieu mit aux prises la propriété terrienne et la fortune mobilière, la Bourse et le champ, le hobereau et le financier ; tous deux, certes, ennemis héréditaires de la démocratie, mais le premier, brutal, pesant, féodal, féroce ; l’autre, astucieux, ingénieux, habile, susceptible d’ouvrir inconsciemment la porte au progrès.

L’origine de ces deux forces rivales et qui allaient se mesurer dans le champ clos du Luxembourg était dissemblable : dissemblable était aussi l’influence qu’elles exerçaient. « Qui a la terre a les hommes », disait-on sous la Révolution, quand on abattait les droits féodaux, indiquant ainsi que la pression de la terre sur l’homme est formidable, écrasant à la fois son corps et sa conscience. Mais, pour redoutable qu’était et qu’est demeurée cette pression, elle est restreinte : l’influence de la propriété terrienne ne dépasse pas la région où elle est éclose. Au contraire, la fortune mobilière pèse moins sur l’homme, mais pèse sur plus d’hommes, étend son influence au loin, partout où, rapides comme le vent, volent les symboles ailés de sa puissance, et pour faire la conquête de l’homme et déterminer sa chute, elle a plus de moyens de séduction et de contrainte…

Aussi redoutables, ces deux forces rivales se rencontraient : l’échec de la propriété terrienne allait être certain. M. Roy, ancien ministre des Finances, attaqua la loi et la fit passer à l’épreuve cruelle d’une dialectique aiguisée. M. de Villèle se défendit et les forces demeuraient égales. Alors, intervint la forme onctueuse et meurtrière à la fois de l’archevêque de Paris, M. de Quelen. L’Église, certes, était intéressée au débat. Dépossédée par la Révolution de ses domaines qui étaient par parcelles aux mains des détenteurs nationaux, elle avait enrichi son patrimoine de rentes. Elle était toute acquise à la fortune mobilière que menaçait, par l’abaissement du cinq pour cent à quatre pour cent, l’opération de M. de Villèle. L’Église, de toute sa puissance, donna dans la discussion. Elle fut doucereuse et discrète et n’invoqua pas, par la bouche de l’orateur sacré, ses intérêts propres. Elle invoqua l’intérêt des petits porteurs, et montra que les aumônes allaient être, comme la rente, dépouillées d’un cinquième. Ce fut le dernier coup, et, en dépit de M. de Villèle, la propriété foncière fut battue. Ainsi, dans un débat où il s’agissait d’indemniser les émigrés et de défendre une cause chère au roi, à la Chambre, à la Cour des Pairs, à l’opinion royaliste, les émigrés étaient abandonnés. Plus forte que la conviction politique, la convoitise économique l’emportait. Dans ce duel, c’était la finance, la banque, le crédit, qui avaient lutté et vaincu, aidés d’ailleurs de l’Église dont le tabernacle prenait, au contact du coffre-fort, une sonorité impie et lucrative.

M. de Villèle était vaincu. Il ne partit pas, mais il se vengea, Depuis quelques semaines, une haine sourde, et qui allait éclabousser de ses éclats la politique, existait entre lui et Chateaubriand. Les scrupules avaient été légers à ce dernier, qui, partisan de l’intervention en Espagne, inspirateur tenace de ce crime retentissant, n’en avait pas moins supplanté le ministre des Affaires étrangères, Mathieu de Montmorency. Cette hâte à s’installer au pouvoir lui avait d’ailleurs été funeste en ce qu’il s’était aliéné la Congrégation dont le ministre exclu était l’instrument docile. Depuis, il avait triomphé, paré de toutes les amitiés illustres, de toutes les sympathies royales dont son zèle de courtisan avait, avec patience, recueilli le profit. Il était, pour le public superficiel, l’homme d’État universellement connu et dont le ministère ne pouvait, sans s’abandonner lui-même un seul jour, abandonner l’appui. Mais l’éclat, légitime celui-là, de sa réputation littéraire lui faisait illusion à lui-même sur la portée de sa réputation politique. Or, celle-ci, — nous ne parlons pas des renommées brouillonnes, éphémères, bruyantes, qui tombent avec le souffle irrité qui les apporta — ne se peut conquérir et soutenir que par un labeur obscur, une compétence arrachée chaque jour par une main avide au secret des choses, une persistance dans les idées et une ténacité dans la marche que même les obstacles n’arrêtent pas : car la ténacité et la persistance ne sont pas la rigidité, et l’habileté, sans choir à l’intrigue, peut tourner les difficultés. De ce faisceau de qualités premières et secondaires, Chateaubriand n’avait aucune : le Conseil des ministres fut le théâtre habituel et discret de son incompétence vaine et de sa paresse d’esprit. Détaché de la politique par ses côtés arides et rebutants, il n’était que le héraut sonore dont la clameur était devenue inutile et qui se rencontre chaque jour avec l’opiniâtre lutteur dont les veilles préparent les jours. Là était M. de Villèle, dont le caractère fut médiocre, mais l’esprit vigoureux, clairvoyant, volontaire. L’antipathie entre ces deux hommes, et qui était due à tout ce qu’il y avait d’irréconciliable dans leurs conceptions, leurs manières, leurs attitudes, s’accrut quand M. de Villèle apprit que Chateaubriand faisait opposition, à la Cour des pairs, à son projet. Sitôt celui-ci abattu, Chateaubriand fut congédié par une ordonnance que M. de Villèle obtint aussi aisément du roi malade et vieilli qu’il avait obtenu la nomination.

Ainsi, et surtout par la brutalité et la soudaineté de l’exécution, M. de Villèle se donnait un ennemi éclatant. Cet ennemi était tolérable, même par ses intrigues, quand il était retenu dans les entraves du pouvoir. Restitué à la liberté, il devenait, par la passion, la véhémence, l’éloquence, un adversaire formidable. Tout de suite Chateaubriand commença la lutte dans le Journal des Débats qui fut ravi par lui à la cohorte des journaux ministériels. Il accusa avec frénésie le ministère d’attenter à la liberté ! Il était temps vraiment que Chateaubriand s’en aperçût, et sa clairvoyance tardive ne pouvait que lui attirer une question : pourquoi avait-il, comme ministre, supporté toutes ces violations de la liberté, et si, depuis qu’il était journaliste, elles étaient devenues pour lui plus cruelles, c’est donc qu’il ramenait tout à son immense orgueil ? Cette observation qui fut dans les esprits, même les plus simples, désarma, pour un moment, sinon sa fureur, au moins l’effet de cette fureur. Ce n’était d’ailleurs là qu’un incident de second ordre et dont la conséquence politique se devait montrer plus tard.

Satisfait de cette exécution qui soulignait sa maîtrise, M. de Villèle chercha à la Cour des pairs un facile triomphe en faisant voter la loi de septennalité. Par là, on entendait le prolongement du mandat parlementaire pendant sept années. Le vote fut facilement obtenu. Le débat ramena la question qui sera aussi durable que le parlementarisme et qui est de savoir quelle doit être, pour le bien public, la durée du mandat politique. À vrai dire, la question change avec le régime. Dans une monarchie pareille à celle que Louis XVIII représentait, des élections fréquentes sont nécessaires : car l’élection est, si restreint et si asservi que soit le corps électoral, le seul procédé qu’a ce pouvoir de connaître l’opinion. Dans une démocratie où toutes les manifestations sont permises, une élection chaque année et par représentation partielle serait la plus vaine des agitations. En principe, l’apprentissage parlementaire exige une durée assez longue et, de plus, l’opinion a le droit de pénétrer dans une Chambre, d’un coup, si elle le peut, sans soumettre ses passions et ses intérêts au crible de l’élection partielle… La septennalité fut votée.

Ce triomphe léger ne suffit pas à M. de Villèle pour qu’il se tînt satisfait. La réaction se fit plus sévère : on rétablit la censure, les journaux furent décimés par les poursuites et, en même temps, enchaînés par des liens dorés du pouvoir. On acheta tout ce qui s’offrit et la sévérité légale frappa là où la vénalité avait été impuissante. Le scandale de la Quotidienne, feuille cependant ultra-royaliste, achetée en la personne de tous ses propriétaires moins un, Michaud, qui résista, fut chassé de chez lui par la police, fut condamné par la justice, enfin trouva des juges à la Cour, ce scandale retentissait encore quand, sans doute, par pitié pour l’histoire, le destin, plaça là, en septembre 1824, la mort du vieux roi. Son agonie fut courte : malade, replié sur lui-même, ne prenant plus ni air, ni mouvement, il céda sous le poids de la vie, et peu à peu s’éteignit. Il était mort le 12 septembre.

Il ne laissait pas une place vide. Depuis son retour en France, sauf quand la nouveauté de la situation étonnait encore par son contraste, son esprit, il avait laissé le pouvoir à d’autres. Ce furent, tour à tour, Blacas, Decazes, Richelieu, de Villèle. Fut-il habile comme on l’a prétendu ? Non pas. L’habileté ne se peut comprendre que sous une forme agissante et il était condamné au repos d’esprit. Les velléités de gouvernement libéral et ses retours à l’utra-royalisme n’étaient chez lui que le reflet d’une pensée étrangère. Libéral avec Richelieu, après avoir été rétrograde avec Blacas, plus libéral encore avec Decazes, il subissait l’action de ces hommes. Du jour où la Congrégation eut placé à son chevet Mme du Cayla, il devint, aux mains de cette sainte intrigante, l’instrument de toutes les fureurs. Le sang coula, sans l’excuse de la guerre civile, sous le couperet légal. Il fut d’un monstrueux égoïsme, indifférent à la vie, à la mort, blasé sur toutes choses. Son rôle eût pu être grand : essayer de réconcilier deux forces ennemies, présider à la transaction suprême où les traditions mourantes réclament un peu de vie aux aspirations nouvelles ; ouvrir le long du torrent révolutionnaire de minces canaux par où le déchaînement de la tempête eût pu jeter son écume ; demander aux uns d’oublier, aux autres d’apprendre ; tenir pour respectable son serment de fidélité à la Charte au lieu de ruser avec sa propre parole, il eût pu faire tout cela. Il le tenta, non pour la beauté de l’entreprise, ni même, comme un artiste souverain, pour la noblesse de l’effort, même inutile, mais conduit par Decazes, c’est-à-dire en vieillard envoûté par la courtisanerie séduisante et non en homme qui sait et qui veut. Aussitôt rattaché à Mme du Cayla, il goûta près d’elle des charmes dont le parfum seul pouvait griser sa sénilité somnolente. Ainsi il s’éteignit chrétiennement et royalement, tandis que séchait l’encre sur la dernière feuille qui reçut son dernier sonnet grivois…