Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-09

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4. LA RÉACTION.


CHAPITRE IX

LA DÉCOMPOSITION


Rémusat et les incompatibilités parlementaires. — Louis-Napoléon s’évade de Ham et le comte de Chambord se marie. — Les élections d’aout 1846. — La cherté des grains soulève des émeutes en province. — Imprévoyance du pouvoir. — Le procès des communistes de Tours. — Le drame de Buzançais. — Les anciens ministres Teste et Cubières condamnés pour concussion. — Autres scandales. — Tout se corrompt : la presse, agent de décomposition.


Depuis qu’il n’était plus au pouvoir, Thiers se livrait parfois à des manifestations de moralité politique qui étaient la chose la plus réjouissante du monde. On avait alors ce spectacle d’apparence paradoxale d’un pouvoir corrompu, drapé dans l’austérité huguenote et bougonne de Guizot, et d’une opposition rigoriste par nécessité, incarnée dans les sautillantes pasquinades de Thiers. Jamais le vice n’eut si grande mine, ni la vertu si mauvaise allure.

Rémusat ayant déposé, après tant d’autres, un projet sur les incompatibilités parlementaires, ce fut Thiers qui vint à la tribune exprimer le sentiment public. Il déclara sans rire, et sans faire rire, qu’après avoir plusieurs fois participé aux affaires publiques, il se trouvait encore pris de dégoût, et même d’indignation, devant certaines choses. Et invoquant « l’équité naturelle », il s’écria : « Je vois de vieux employés qui ont travaillé toute leur vie, sacrifiés à l’ambition d’un député défectionnaire. »

Le comte Duchatel défendit les députés-fonctionnaires. Et au vote, les députés-fonctionnaires défendirent le ministère et les fonctions qu’ils tenaient de lui. Leur cause était tellement gagnée d’avance, dans une majorité où ils étaient en majorité, que Guizot ne s’était pas même donné la peine de monter à la tribune.

Quelques jours après, le 25 mars 1846, Louis-Napoléon s’évadait de la prison de Ham. déguisé en ouvrier. Dans le même moment, le comte de Chambord se mariait. Les faits et gestes de ces prétendants n’occupaient guère l’opinion. Non plus que l’attentat de Lecomte, un garde-chasse révoqué, contre Louis-Philippe, qui se produisit le 16 avril dans la forêt de Fontainebleau. Les Débats, dans leur zèle contre-révolutionnaire, essayèrent de lui trouver des complices dans la presse d’opposition et de susciter un nouveau procès de complicité morale.

Il semble bien que le ministère soit entré un instant dans ces vues puisque le rédacteur d’un journal ministériel de Lyon, le Rhône, ayant déclaré cette tactique aussi maladroite que perfide, se vit casser aux gages. On n’osa cependant, cette fois, impliquer aucun journaliste, aucun écrivain républicain dans cette affaire ; mais on essaya de lui donner un caractère politique. Cela ne trompa personne : il était trop manifeste qu’on se trouvait en face d’une vengeance individuelle de serviteur évincé. L’avant-veille des élections générales, un nouvel attentat se produisait. Son auteur, nommé Henri, était un fou, que la Cour des pairs n’osa pas envoyer à l’échafaud. Elle ne le condamna pas moins aux travaux forcés à perpétuité. De l’aveu de tous, la place d’Henri était dans un cabanon.

Ces élections, qui eurent lieu le 1er août, ramenaient à la Chambre la majorité conservatrice renforcée en nombre, mais divisée. Parmi les conservateurs, il y en avait qui se rendaient compte que leur rôle ne consistait pas uniquement dans l’opposition à tout progrès, à toute réforme. Ils voulaient bien jouer en politique le rôle du frein, qui ralentit la marche aux passages difficiles, mais non celui de la borne qui arrête net et risque de faire verser l’équipage. Émile de Girardin, qui excellait à connaître l’opinion moyenne et s’y rallia toujours, car là était la plus grosse clientèle, avait pressé Guizot de donner satisfaction au sentiment public.

« Ou des réformes politiques, lui avait-il dit, ou des réformes matérielles. À cette condition seulement, vous aurez l’appui de mon journal et de mon vote. » Un journal aussi répandu que la Presse, qui avait dû un moment refuser des abonnés faute de matériel pour les servir, n’était pas à dédaigner. D’autres conservateurs progressistes avaient fait entendre le même avertissement au ministre, notamment Desmousseaux-Givré et Sallandrouze.

Guizot leur avait promis d’en tenir compte, et c’est à leur adresse que furent prononcées ces paroles de son discours du 2 août aux électeurs de Lisieux qui venaient de lui renouveler leur confiance : « Toutes les politiques vous promettent le progrès ; la politique conservatrice seule vous le donnera. » Cet homme grave était un pince-sans-rire admirablement réussi. Les électeurs de Lisieux étaient travaillés, eux aussi, par l’immense désir de réforme dont la France ressentait les premiers frémissements. Que ceux qui veulent être citoyens, faire partie du pays légal, prouvent leur capacité politique par une bonne conduite de leurs affaires, leur disait en substance le député-ministre. Puisque l’argent est le signe et le moyen du pouvoir, eh bien, gagnez-en : « Enrichissez-vous ! » Cette parole de Guizot, cet aveu, ce cri du cœur de l’homme d’affaires de la bourgeoisie au pouvoir, qui d’ailleurs fut personnellement désintéressé, résume tout le régime qui s’achève.

La Chambre, dans sa courte session d’août, uniquement tenue pour la formation de son bureau, ayant élu président Sauzet, le candidat du ministère, avec une majorité de cent-vingt voix, Guizot se promit bien de ne faire aucune réforme et de retenir quand même les conservateurs progressistes dans sa majorité. Six années de pouvoir l’avaient totalement isolé de la nation, et même de ce qu’on appelait le pays légal, avec lequel il ne communiquait plus que par ses fonctionnaires, dont il continuait de peupler la Chambre ; ce qui achevait de l’isoler encore davantage.

Il ne put donc voir venir la crise que la mauvaise récolte de 1846 fit éclater, à la suite d’un été exceptionnellement sec. Il était sur ce point de l’avis d’un de ses fonctionnaires, Cunin-Gridaine, ministre de l’agriculture, qui, le 16 novembre encore, alors que le pain avait renchéri dans des proportions dont seuls les spéculateurs en grains auraient pu donner le secret, déclarait que le déficit de 1845, auquel s’ajoutait pour l’aggraver celui de 1846, avait été couvert par les excédents des années précédentes.

Le gouvernement n’en dut pas moins venir à supprimer temporairement les droits sur les blés étrangers. Mais il le fit si tardivement que les spéculateurs eurent encore là une occasion de prélever leur rançon. La crise du blé, à l’entrée de l’hiver, ajoutait à la crise des industries qui chôment en cette saison, et l’aggravait. Les blés achetés à l’étranger n’arrivaient point, retenus dans les ports par des inondations qui avaient rendu les routes impraticables. On dut ouvrir des chantiers de travaux publics pour le compte de l’État, et certaines communes organisèrent des ateliers de charité. Mais qu’étaient ces faibles moyens de secours devant l’immense détresse ouvrière !

À Paris, le pain fut taxé à quarante centimes le kilo, et la Ville paya aux boulangers une différence de vingt-cinq millions. Le public en payait une bien plus formidable aux agioteurs de toute sorte. C’était alors le beau moment des grandes entreprises. Les chemins de fer ayant été concédés aux compagnies, l’argent affluait pour l’acquisition de leurs titres, la garantie et l’appui de l’État ayant encouragé l’épargne. Mais ce drainage et l’exportation de l’argent pour l’achat de blés étrangers avaient raréfié le numéraire. La Banque en profitait pour porter le taux de l’escompte de quatre à cinq pour cent.

Si, dans les villes et les centres industriels, la crise put être atténuée par les travaux auxquels donnait essor la construction des chemins de fer, beaucoup plus que par les chantiers publics et les ateliers de charité, il n’en fut pas de même dans les campagnes, notamment celles du Centre et de l’Ouest, où la cherté des grains fit éclater des troubles. La foule se portait sur les magasins de blé et les dévastait, empêchait les grains de sortir des localités où ils étaient amassés. À Laval, la foule avait envahi le marché au blé et fixé d’autorité le prix à quatre francs le double décalitre. À Rennes, à Nantes, au Mans, à Mayenne, à Nevers, on s’opposait, les armes à la main, à la sortie des grains. À Tours, la foule pilla plusieurs bateaux de blé. Dans l’Indre, des bandes s’étaient formées pour obliger les propriétaires à signer un engagement par lequel ils vendraient leur blé trois francs le double décalitre au lieu de sept qu’ils en demandaient. Les récalcitrants étaient maltraités. L’un d’eux fut tué à Buzançais, un autre à Belâbre. Les ouvriers du chemin de fer, à Châteauroux, armés de leurs outils, envahissaient le marché.

L’armée réprima ces mouvements et les tribunaux frappèrent impitoyablement les plus exaspérés d’entre les affamés. Le jury des propriétaires de l’Indre en condamna trois à mort, qui furent exécutés sur la place publique de Buzançais, sous les yeux de leurs frères de misère, quatre aux travaux forcés à perpétuité et dix-huit aux travaux forcés à temps.

On tenta d’impliquer le parti communiste dans le procès qui fut fait aux auteurs des troubles de Tours. Blanqui avait été transféré, malade du séjour affreux du Mont Saint-Michel, presque mourant, dans cette ville, en février 1844, et gracié à la fin de l’année. Il refusa sa grâce, dit Gustave Geffroy, « par une lettre énergiquement motivée, adressée le 26 décembre au maire de Tours, pour être transmise au préfet ». Il n’eût d’ailleurs pu en profiter, et, ajoute Geffroy, « il fallut bien garder Blanqui à l’hôpital ».

Enfin, en octobre 1845, après vingt mois de lit, le révolutionnaire put se lever pour la première fois. « Il passe, dit Geffroy, le printemps de 1846 dans les jardins de l’hospice. Il retrouve son ironie pour noter des observations de ce genre : « Les jours de communion, les sœurs de l’hospice de Tours sont inabordables, féroces. Elles ont mangé Dieu. L’orgueil de cette digestion divine les convulsionne. Ces vases de sainteté deviennent des fioles de vitriol. »

Il a pour compagnon de lit Huber, que les odieux traitements endurés au Mont Saint-Michel ont également rendu malade. Le gouvernement, embarrassé de ce prisonnier qui a refusé sa grâce, « laisse sa convalescence se prolonger à l’hospice, dans une demi-liberté ». Blanqui en profite pour faire de la propagande. Béasse et Béraud sont envoyés du Mont Saint-Michel à Tours et rejoignent Blanqui et Huber à l’hospice. Dupoty, condamné pour complicité morale dans l’attentat Quénisset, était également à Tours.

Les communistes de la ville venaient les visiter, et lorsque l’émeute des grains se produisit, ils furent naturellement tous impliqués dans les poursuites. Blanqui fut dénoncé par un agent provocateur, le maçon Houdin, et jeté dans une cellule du pénitencier. La police correctionnelle de Blois l’acquitta, ainsi que Béraud. Vingt-sept autres accusés furent condamnés à des peines variant de cinq jours à six mois de prison.

Cette émeute de Tours, qu’on appela le complot communiste, ou la conspiration des Cabet, affecta profondément l’auteur du Voyage en Icarie, qui, aussitôt après le prononcé du jugement, publia une brochure intitulée : le Voile soulevé sur le procès du communisme à Tours et à Blois.

Dans cette brochure, Cabet constate avec amertume que Blanqui et ses amis révolutionnaires ont entraîné quelques communistes icariens à se séparer de lui et à renoncer à la propagande pacifique et légale qu’il a toujours recommandée et pratiquée. Il les accuse de s’être livrés à ce débauchage de ses adhérents, tout en se servant de son nom et de ses écrits, c’est-à-dire en le compromettant :

« Le procès établit : 1o Qu’une partie des communistes de Tours, dédaignant les conseils et les recommandations du Populaire, se sont laissé entraîner à organiser, sous le titre de goguette, une espèce de société de chant qui se réunissait dans les cafés ; 2o que, parmi les meneurs, se trouvaient un et peut-être deux espions ou agents provocateurs, par lesquels ils se sont laissé tromper et duper ; 3o que, pour entraîner dans la goguette, on disait qu’on y chantait des chansons communistes et révolutionnaires de M. Cabet (ce qui était un infâme mensonge), et que, après le chant, on y applaudissait en criant : Vive Cabet ! 4o que ces mêmes communistes se sont laissé entraîner dans les cafés, puis dans la rue, par les agents provocateurs, pendant l’émeute des 21 et 22 novembre, au sujet de la disette ; 5o qu’ils se sont ainsi exposés à être accusés par le cri public et par la justice d’être les instigateurs et les auteurs de l’émeute, même d’être coupables d’un complot, ou du moins d’une société secrète, dans le but d’établir la communauté par la violence ; 6o que deux des accusés qui avaient poussé ou entraîné les autres, ont tout révélé contre leurs camarades ; 7o que, dans la procédure et pendant les débats il a été très souvent question de M. Cabet et du Voyage en Icarie, et que l’accusation semblait vouloir les incriminer ; 8o qu’ainsi ces communistes dédaigneux de la marche icarienne ont gravement compromis, non M. Cabet, que rien ne peut compromettre réellement, mais le communisme lui-même et les communistes en général en les exposant au soupçon de désirer la société secrète, l’émeute et la violence ».

À l’ouverture de la session de 1847, le gouvernement de Guizot fut vivement attaqué, dans la discussion de l’adresse, mais non sur son imprévoyance à propos de la crise des blés. Puisque force était restée à la loi et que l’émeute de la faim ne grondait plus, il n’y avait point là matière à passionner une assemblée d’hommes d’affaires et de fonctionnaires. L’attaque, commencée par Odilon Barrot, porta donc sur la politique extérieure. Thiers démontra que la politique suivie dans l’affaire des mariages espagnols avait permis aux puissances du Nord de détruire de leurs mains les traités de 1815.

Mais Thiers n’ayant blâmé que la hâte du gouvernement à marier le duc de Montpensier, Guizot demeurait inattaquable sur le fond même de sa politique. Il la justifia en niant avoir promis à lord Normanby que le duc de Montpensier n’épouserait la princesse Louise-Fernande qu’après que la reine Isabelle aurait mis au monde un infant. L’ambassadeur anglais à Paris, mis ainsi en cause, accusé devant la Chambre d’inexactitude, se plaignit à Palmerston, qui lui répondit en affirmant sa pleine confiance en lui. En même temps, un journal anglais inspiré par le ministère déclarait que Guizot était « un imposteur convaincu d’imposture ».

Les rapports ainsi tendus entre le ministre des affaires étrangères et le représentant de l’Angleterre, se rompirent tout à fait, quelques jours plus tard, par la maladresse d’un commis de l’ambassade anglaise qui, ayant envoyé par erreur à Guizot une invitation à une soirée, ajouta à cette erreur la faute grossière d’aller reprendre cette carte d’invitation au ministère des affaires étrangères. Ce fut au tour de Guizot de se fâcher et d’essayer ainsi de faire oublier le premier incident, où il n’avait pas le beau rôle. Il avait de son côté les formalistes du protocole mondain et diplomatique, pour qui un acte d’impolitesse est chose plus grave qu’un acte de malhonnêteté. La querelle étant ainsi suffisamment envenimée pour produire des effets ultérieurs, Metternich, en riant sous cape, rendit à Guizot le service d’arranger les choses par l’intermédiaire d’Apponyi, son ambassadeur à Londres, de manière à sauvegarder l’amour-propre de Normanby et de Guizot.

Le Journaliste de l’Opposition
« Harcelé, traqué, saisi, toujours persécuté, toujours fier et consciencieux, l’écrivain libéral est le fléau des intrigants, des traîtres et des parjures, il semble se multiplier tous les jours malgré la chasse continuelle que lui donne le parquet ministériel. »
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Celui-ci avait alors d’autres affaires sur les bras, et les soucis n’allaient pas lui manquer. Guizot n’ayant pas tenu ses promesses de Lisieux, Girardin avait exécuté ses menaces et était passé à l’opposition avec son journal. Les conservateurs progressistes cherchaient une occasion de se manifester. Guizot la leur fournit par un remaniement ministériel qui eut pour cause initiale la mort de Martin (du Nord), ministre de la Justice. Pour bien affirmer le caractère de sa politique, Guizot le remplaça par le procureur général Hébert, l’ennemi juré du libéralisme et de la presse. Il profita de l’occasion pour se débarrasser de deux incapables, Moline de Saint-Yon, qui tenait le portefeuille de la Guerre, et le baron de Mackau, celui de la Marine. Le gaspillage et le désordre étaient au comble dans les deux départements ministériels de la défense nationale ; surtout au ministère de la Marine, le scandale était à son comble. D’autre part les deux ministres, moralement affaiblis par leur mauvaise gestion, n’étaient pas capables de faire figure à la tribune. C’étaient donc des non-valeurs aussi compromettantes qu’encombrantes. Guizot les invita à démissionner ; ils obtempérèrent.

Restait un autre ministre en qui Guizot ne trouvait pas toute la docilité désirable : Lacave-Laplagne, que sa fonction faisait le bouc émissaire d’un déficit budgétaire toujours croissant. Mais le ministre des Finances poussait l’indocilité aux ordres du tout-puissant chef du cabinet jusqu’à refuser de donner sa démission. Froidement, Guizot le révoqua. Mais où trouver des candidats au ministère qui consentissent à être des chefs de bureau ? Si invraisemblable que cela paraisse, Guizot n’en trouva point dans la Chambre. Il s’adressa alors aux fonctionnaires : le général Trézel fut nommé ministre de la Guerre ; Jayr, préfet de Lyon, fut nommé aux Travaux publics en remplacement de Dumon, qui passa aux Finances, et Montebello, ambassadeur à Naples, eut la Marine.

La nomination d’Hébert au ministère de la Justice laissait vacant un poste de vice-président de la Chambre. Guizot désigna son candidat à sa majorité ; mais les dissidents unis à l’opposition élurent un partisan de la réforme électorale. Enhardis par ce premier succès, les conservateurs progressistes affrontèrent les combats de la tribune. Givré-Desmousseaux, récemment encore ministériel résolu, fit, dans la discussion des fonds secrets, le procès de l’immobilisme, accusa hautement « l’inertie du gouvernement », qui à toutes les questions répondait : « Rien, rien, rien ! »

Selon M. Thureau-Dangin, « l’immobilité qu’on reprochait à la politique du gouvernement n’était pas imputable seulement au cabinet ». Nous savons, en effet, que « le roi y avait plus de part encore », et il ne nous déplaît pas de voir l’historien bienveillant du régime avouer que « souvent c’était lui qui l’imposait à ses ministres ». Louis-Philippe « avait alors soixante-quatorze ans » et « son intelligence, bien que toujours supérieure, se ressentait du poids de l’âge ». Soit. Mais c’est avouer que Guizot, dans son amour pour les apparences d’un pouvoir qu’un autre exerçait derrière lui, n’avait pas le courage, beaucoup plus facile que celui de Gil Blas vis-à-vis de l’archevêque de Grenade, de se retirer si on ne le laissait pas maître de gouverner selon ses propres inspirations.

Louis-Philippe était intelligent, certes. Mais Guizot l’était à un degré bien supérieur. Il ne pouvait pas ne point voir que « l’âge avait eu sur Louis-Philippe un autre effet ; il augmentait chez lui, en même temps que la défiance des choses, la confiance en soi » Cette confiance en soi, que M. Thureau-Dangin a bien aperçue, ce qui fait honneur à sa probité d’historien, « menaçait de tourner en une obstination intraitable et impérieuse qui tenait de la sénilité ».

Comment Guizot n’aurait-il pas été frappé de cet état ? Et le connaissant, comment peut-on expliquer sa docilité à suivre cette politique qui s’ossifiait en même temps que le cerveau qui la dirigeait ? Dévouement à la personne du roi ? Crainte des troubles politiques ? Allons donc ! un homme tel que Guizot passant à l’opposition eût empêché le roi de trouver des ministres, eût empêché de gouverner les ministres qu’il aurait trouvés. Son excuse ne peut se trouver que dans l’isolement auquel l’avait condamné son système de gouvernement de l’État et du Parlement par les fonctionnaires. Et cette excuse, pour le doctrinaire du parlementarisme qu’il prétendait être, est une charge de plus contre lui.

Duvergier de Hauranne, avec son projet de réforme électorale, donna aux conservateurs dissidents une nouvelle occasion de s’aguerrir. Résistant aux objurgations du cabinet, ils en firent autoriser la lecture par les bureaux. L’auteur de la proposition avait au préalable fait une grande publicité : dans une brochure qui fut très lue, car elle était le manifeste d’un conservateur qu’on avait vu jusqu’au moment de la coalition se prononcer en toute occasion contre toute concession au libéralisme, il traçait le tableau de la corruption désorganisatrice, montrait le danger croissant d’une révolution et proposait l’abaissement du cens électoral, la fixation à quatre cents du nombre d’électeurs nécessaires pour former un collège et l’adjonction d’une liste de capacités différente de la seconde liste du jury.

Dans la discussion, Duchâtel se borna à prévenir la Chambre que voter une modification électorale, c’était voter la dissolution. Il est certain que lorsqu’une assemblée a décidé de se recruter par un mode nouveau, élue par un mode ancien elle se trouve pour ainsi dire périmée. Mais cet appel à l’égoïsme des députés suffit à impressionner quelques néophytes de l’opposition, encore peu aguerris. Le ministre de l’Intérieur les acheva en déclarant que si la Chambre votait la réforme, le ministère se retirerait.

Les orateurs de gauche, Odilon Barrot et Crémieux, leur rendirent un peu de courage par une vigoureuse intervention. Mais le coup était porté. L’économiste Adolphe Blanqui vint au nom de la « minorité de la majorité » adjurée par Crémieux, déclarer que ses amis avaient bien voté la lecture de prise en considération du projet, mais qu’ils voteraient contre la prise en considération. « Nous ne sommes pas, dit-il, des traîtres qui se sont introduits dans la place pour la livrer à l’ennemi, mais des sentinelles vigilantes qui donnent l’alarme quand la garnison s’endort ».

Cette reculade n’adoucit pas Guizot, qui intervint alors et déclara préférer une majorité réduite, mais compacte et sûre. Puis il tenta de remontrer aux dissidents de la majorité qu’on voulait les entraîner, de réforme en réforme, jusqu’à la démocratie, jusqu’au suffrage universel. « Son jour viendra ! » cria Garnier-Pagès. Guizot, dans son mépris pour les classes populaires, répondit de son ton tranchant : « Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel. »

Au vote, il eut sa majorité compacte. Elle était réduite d’une cinquantaine de voix. Elle devait le suivre aveuglément jusqu’à la catastrophe. Lorsque Rémusat revint à la charge avec les incompatibilités, elle se retrouva massée autour du système immobiliste et le projet fut définitivement repoussé. La France, ainsi gouvernée par un clan de fonctionnaires à la dévotion des maîtres de l’argent, glissait insensiblement au régime bureaucratique qui vient de conduire la Russie à deux doigts de sa perte, et comme tout organisme en qui la vie ne fonctionne plus se corrompt, la décomposition ne tarda pas à se montrer par de nombreux symptômes.

Le plus éclatant de ces symptômes apparut soudain le 2 mai par la publication dans un journal de plusieurs lettres adressées en 1842 par un ancien ministre de la Guerre de Thiers, le général Despans-Cubières, à Parmentier, directeur des mines de Gounehans, dans la Haute-Saône. Ce dernier, furieux d’avoir perdu un procès d’intérêt contre le général, avait communiqué ces lettres à la presse : elles prouvaient clair comme le jour que le général Cubières, ancien député de la Haute-Saône, ancien ministre, pair de France, actionnaire des mines de Gounehans, avait profité de sa haute situation pour protéger la compagnie contre les conséquences des illégalités nombreuses commises dans son exploitation et pour obtenir en sa faveur, après la perte de ses procès, une nouvelle concession.

Dans une de ces lettres, le général disait à Parmentier, pour le décider à demander à son conseil d’administration un « sacrifice » :

« On se montrera sans doute très disposé à compter sur notre bon droit, sur la justice de l’administration, et cependant rien ne serait plus puéril. N’oubliez pas que le gouvernement est dans des mains avides et corrompues, que la liberté de la presse court risque d’être étranglée sans bruit l’un de ces jours, et que jamais le bon droit n’eut plus besoin de protection. » Dans une autre, il mentionnait ainsi ses démarches : « Je passe ma vie au milieu des députés, je vais chez la plupart des ministres, dont je crois utile au succès de notre affaire de cultiver l’amitié. » Dans une autre, il déclare le succès assuré : « Je crois être en mesure d’obtenir non seulement la concession, mais, au préalable, l’autorisation d’exploiter ». Trois autres lettres avaient trait aux démarches auprès du préfet de Saône-et-Loire afin de le stimuler, et aux difficultés que Parmentier trouvait auprès de ses associés pour les décider à emplir les « mains avides et corrompues ».

Le scandale était immense. Le coupable étant un ami de Thiers, Guizot hésitait d’autant moins à le sacrifier. Un conseil réunit les ministres le soir même de la publication des lettres. On savait que le ministère serait interpellé dès le lendemain à l’ouverture de la séance. Les ministériels avaient toute la journée assailli le président du Conseil, l’avaient pressé de livrer le général à la justice. Dans le Conseil, Louis-Philippe opina pour le silence et l’immobilité. Mais les ministres étaient unanimes et le roi céda.

Une instruction fut donc ouverte. Elle établit d’abord que la Société des mines de Gounehans était administrée par des coquins qui avaient entraîné le général Cubières dans des démarches de corruption sur des fonctionnaires et exerçaient depuis sur lui un effronté chantage. C’est parce qu’il avait fini par résister à leurs exigences répétées que Parmentier, pour se venger, avait publié les lettres en question. Mais les défenseurs de Parmentier eurent à cœur de prouver que si leur client avait réclamé d’importantes sommes d’argent au général, c’est que le directeur des mines avait été lui-même forcé de les verser par l’entremise d’un nommé Pellapra. Celui-ci était en fuite, mais son notaire vint déclarer que les sommes avaient été versées à Teste, alors ministre des Travaux publics.

La Cour des pairs se réunit pour juger cet extraordinaire procès, où l’on voyait au banc des accusés deux pairs de France, anciens ministres, et dont l’un, Teste, était président de chambre à la Cour de cassation, accolés à un courtier d’affaires et à un entrepreneur véreux. La culpabilité de Teste apparut si évidente, que celui-ci se tira un coup de pistolet dans la tête la veille du prononcé du jugement. Ils furent condamnés. Teste à la dégradation civique, à 94.000 francs d’amende et à trois ans de prison ; Cubières, à la dégradation et à 10.000 francs d’amende ; Parmentier et Pellapra à la même peine.

Quelques jours plus tard, la Cour des pairs se réunissait de nouveau pour juger un de ses membres, le duc de Praslin, accusé d’avoir assassiné sa femme, fille du maréchal Sébastiani. Convaincu d’avoir commis ce crime, acculé aux aveux par les instances du président, Praslin s’empoisonna au cours des débats.

Partout, la décomposition morale, politique, administrative, s’étalait en plein.

Chaque jour apportait son scandale. C’était le directeur de la Manutention générale qui spéculait sur les grains avec les fonds de l’État et laissait à sa mort un déficit de 14.000 quintaux de blé dans les magasins de Paris. C’était le personnel des constructions de la Marine qui mettait au pillage les fournitures de l’État. L’incendie de l’arsenal du Mourillon à Toulon était venu opportunément, en 1845, masquer bien des dilapidations. Elles furent si éhontées dans les autres ports, à Rochefort et à Brest, que la justice fut contrainte de frapper quelques coupables, fournisseurs et fonctionnaires. Le suicide du directeur des subsistances de Rochefort vint sceller les aveux de ses complices.

Dans la Presse, Girardin établissait que le directeur du théâtre lyrique avait vu renouveler son privilège moyennant le versement de 100.000 francs dans la caisse du journal ministériel l’Époque, dirigé par Granier de Cassagnac. Le même journal du fondateur de la dynastie des Cassagnac s’engageait, moyennant un versement de 1.200.000 francs, à faire déposer par le ministre de l’Intérieur un projet de loi favorable aux maîtres de poste. Girardin reproduisit ses accusations à la tribune de la Chambre, le 17 juin, il ajouta les achats de votes ouvertement faits, à Quimperlé, aux élections de 1846, et qui avaient abouti à la condamnation en Cour d’assises de Brouillard, le député corrupteur. Il rappela les paroles du procureur général dans le procès de corruption électorale intenté à un membre du conseil général de la Creuse : « La corruption électorale n’est plus un vain mot, s’était écrié ce magistrat : le mal existe, il est flagrant. »

« S’il était bien prouvé que M. de Girardin ne méritait aucun crédit, fait M. Thureau-Dangin, il l’était moins que tout eût été irréprochable, sinon dans les actes du gouvernement, du moins auprès de lui. » En tout cas, Girardin avait accusé, et l’on n’avait pas osé accepter les preuves qu’il offrait. Il avait dit qu’une promesse d’un siège à la Chambre des pairs avait été vendue, et, appelé à fournir ses explications devant la haute assemblée, il avait été renvoyé indemne. En vain, on pressait le ministre de l’Intérieur de poursuivre son accusateur, de traduire les journaux en justice : il se tenait coi.

Aussi, le baron de Viel-Castel, un fidèle du régime, pouvait-il écrire dans son Journal inédit, le soir du 17 juin : « On ne s’entretient qu’avec tristesse de la scandaleuse séance. Les ministériels, tout en se félicitant du vote qui l’a terminée, reconnaissent que la situation qui avait rendu un vote indispensable est pénible, fâcheuse pour le pouvoir et le pays. »

L’Église avait sa part dans ces tribulations. Aux scandales répétés de l’année précédente, où des cas de séquestration et de tortures monacales avaient indigné l’opinion publique, s’ajoutait, en 1847, celui du frère Léotade, qui violait Cécile Combettes, puis assassinait la malheureuse jeune fille.

L’argent dominateur faussait tout, pervertissait tout, domestiquait la science, qui inventait de nouveaux poisons pour falsifier les marchandises et les denrées alimentaires. Un professeur de chimie pouvait déclarer qu’à sa connaissance il se débitait chaque année « plusieurs centaines de kilogrammes de strychnine à Paris ». Ce poison violent, extrait de la noix vomique, était substitué au houblon dans la bière à bon marché Le sulfate de cuivre servait aux boulangers et aux pâtissiers, ce produit dangereux étant plus économique que le levain.

Dans le même moment. Toussenel était témoin du fait suivant : « Une fois que je me trouvais de passage à La Rochelle, dit-il, je vis un rassemblement de femmes qui tentaient d’accaparer toutes les voitures publiques et offraient aux conducteurs des prix doubles des prix ordinaires pour les conduire à Rochefort. M’étant informé auprès d’une de ces femmes des motifs du rassemblement, il me fut répondu qu’une cargaison de fromage de Hollande avarié devait être mise en vente dans ce dernier port, le jour même ; et comme je ne saisissais pas bien le rapport qui unissait ces deux choses : l’empressement des voyageuses et le fromage avarié, mon interlocutrice eut la bonté de m’expliquer comme quoi il y avait gros à gagner pour l’épicier au détail : « Ce fromage avarié, disait-elle, on va nous le donner à soixante, soixante-dix centimes le kilogramme, et nous le revendrons deux francs. — Comment cela ? — Eh ! sans doute, en détail, au peuple… »

Toussenel ajoute : « Et penser que parmi tous ces savants qui disent aimer le peuple, il ne s’en soit pas trouvé un seul pour se poser en vengeur de la vraie science et en défenseur du peuple, tant est redoutable la puissance des empoisonneurs patentés ! M. Arago, M. Gay-Lussac, M. Dumas, M. Laurent, comment se fait-il que cette gloire ne vous ait pas tentés ? Ne savez-vous pas que génie oblige ? » Gay-Lussac, nous l’avons vu, avait tenté un faible effort pour assurer l’hygiène du travail industriel, mais il s’était rendormi aussitôt dans son fauteuil de la Chambre des pairs.

Constatons qu’aujourd’hui les savants comprennent mieux leurs devoirs. Et si les lois étaient à la mesure de leurs avertissements et de leurs prescriptions, la santé publique, l’hygiène des travailleurs recevraient de sérieuses et efficaces protections. Mais nous sommes en 1847, et à ce moment le dogme de la liberté du commerce et de l’industrie est encore intangible. C’est de ce dogme que Gay-Lussac s’est inspiré en 1840 pour repousser la loi limitant l’exploitation du travail dans les manufactures.

C’est ce dogme que les journaux sérieux propagent. Les économistes des Débats le promulguent ex cathedra, et sans distinction d’opinion le Siècle et l’Époque, le Constitutionnel et la Presse, le répètent à leurs abonnés. Eux-mêmes la pratiquent, cette liberté commerciale, trafiquant de l’annonce et de l’article de fond, vendant leur publicité aux entreprises les plus effrontées sur les bas de laine de l’épargne. L’Époque et la Presse, un moment aussi ministérielles l’une que l’autre, se font une guerre au couteau et se reprochent leurs pirateries respectives.

Nous sommes au moment où Robert Macaire et son ami Bertrand sont des héros symboliques. Du théâtre, ils ont passé dans la caricature, où Daumier les montre exerçant leur canaillerie organique dans la politique, la finance, la presse, partout où il y a quelque chose à gagner sur la sottise et la crédulité du public. Il est encore plus vraisemblable que vrai, ce gérant d’un journal bien posé à qui on vient demander de se prononcer pour les colonies dans la question des sucres et qui répond : « Désespéré, monsieur, de ne pouvoir vous être agréable ; mais nous avons vendu hier notre question des sucres. Un journaliste honnête n’a que sa parole ! »

Le 10 mai, un débat, vite écourté, avait surgi à la Chambre. Un député naïf s’était élevé contre le trafic que ses collègues faisaient de leur influence. Nulle compagnie de chemins de fer ou de mines, nulle entreprise aussi lointaine que chimérique, nulle escroquerie décemment organisée en actions qui n’eût sur son prospectus d’émission les noms de deux ou trois pairs et députés. Le gêneur parla dans le vide et la Chambre se remit aux affaires.