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Jules Rouff (p. 1-248).


LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE

(1870-1871)
Par Jean JAURÈS


CHAPITRE PREMIER

RÉCIT SOMMAIRE


Dans le cadre étroit dont je dispose je ne puis essayer de donner le détail qui serait infini du grand drame de la guerre : j’aime mieux, après en avoir marqué en quelques traits sommaires les faits essentiels, discuter quelques-uns des problèmes qu’elle soulève et dégager autant qu’il est en moi quelques vues des leçons qu’elle contient.

Depuis quelques années les relations de la France et de la Prusse étaient incertaines et troubles. La Prusse, ayant vaincu l’Autriche à Sadowa, aspirait visiblement à grouper sous sa direction tous les États de l’Allemagne, et le gouvernement impérial, affaibli, anxieux, voyait avec inquiétude et jalousie cette croissance de la Prusse.

Au commencement de juillet 1870, l’Europe apprit que le général Prim, voulant mettre fin par un établissement monarchique aux agitations politiques de l’Espagne, offrait le trône espagnol à un prince prussien de la famille des Hohenzollern. Le gouvernement de l’Empereur s’effraya de cette candidature qui lui paraissait reconstituer au profit de la Prusse une sorte de monarchie de Charles-Quint. Il en demanda le retrait. Le prince de Hohenzollern, après quelques jours de négociations, consentit à retirer sa candidature. Le roi de Prusse autorisa notre ambassadeur Benedetti, qui avait été envoyé en hâte auprès de lui à Ems, à déclarer qu’il approuvait ce retrait : mais le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères de l’empereur Napoléon III, insista pour que le roi de Prusse prit en outre l’engagement d’interdire à l’avenir cette candidature ; le roi de Prusse s’y refusa.

Déjà une grande partie de l’opinion allemande s’irritait des demandes de la diplomatie impériale. M. de Bismarck estima qu’il pouvait profiter de ce mouvement de l’opinion pour résoudre enfin, par une guerre nationale, le sourd conflit entre la France et la Prusse.

L’étourderie criminelle et la folie provocatrice de l’Empire français lui fournirent le prétexte attendu. Le roi de Prusse lui ayant télégraphié d’Ems qu’il n’avait pas cru pouvoir déférer à la dernière demande du gouvernement français et qu’il avait déclaré à M. Benedetti que toute conversation ultérieure sur ce sujet lui semblait inutile, M. de Bismarck transmit à ses principaux représentants à l’étranger un résumé de cette dépêche, il en avait, par quelques éliminations, aggravé le ton.

Le gouvernement impérial, averti par ses agents à l’étranger, vit dans l’envoi de cette dépêche une insulte à la France, et il proposa au Corps législatif, une demande de crédits pour la mobilisation de nos forces. C’était la guerre. Elle fut déclarée le 15 juillet 1870, malgré l’opposition clairvoyante et patriotique du petit groupe républicain et de M. Thiers.

La deuxième quinzaine de juillet fut employée des deux parts à la mobilisation et à la concentration des armées.

Toute l’Allemagne s’unit à la Prusse et aux contingents de l’Allemagne du nord, prussiens, hanovriens, hessois, se joignirent ceux de l’Allemagne du sud, de la Bavière, de Wurtemberg et de Bade.

Les troupes de première ligne, divisées en trois armées, s’élevaient à environ 450.000 hommes ; ces trois armées, ayant franchi le Rhin, se trouvaient au commencement d’août dans le Palatinat bavarois et la Prusse rhénane, le long de notre frontière alsacienne et lorraine du nord-est. La première armée, à droite, était entre la Sarre et la Moselle, sous les ordres du général Steinmetz. La deuxième armée, la plus considérable, sous les ordres du prince Frédéric-Charles, était en face de Saarbrück, sur la rive droite de la Sarre. La troisième armée, commandée par le prince royal, était à la hauteur de Wissembourg, tout près de la rive gauche du Rhin. Ces trois armées, voisines l’une de l’autre, pouvaient aisément se soutenir, compléter réciproquement leurs informations, combiner, s’il était nécessaire, leurs mouvements. C’était comme les trois branches d’un trident qu’une même volonté pouvait mettre en mouvement. Le roi de Prusse commandait en chef, assisté par M. de Moltke, chef de l’État-major général.

L’armée française était beaucoup moins nombreuse, ses forces de première ligne ne s’élevaient guère qu’à 250,000 hommes et elles furent disséminées sur une vaste étendue, de Saarbrück à Belfort, c’est-à-dire sur toute l’étendue de la frontière nord-est et est de l’Alsace. On eut dit, suivant le mot du général Niox : « un cordon de douaniers ».

Cette armée insuffisante était divisée en sept corps. Le premier, commandé par le maréchal de Mac-Mahon, avait pour centre Strasbourg et faisait face aux environs de Wissembourg à l’armée du prince royal. Au nord de Metz, le deuxième corps avec le général Frossard, le troisième avec le maréchal Bazaine, le quatrième avec le général de Ladmirault, le cinquième avec le général de Failly et la garde impériale avec Bourbaki formaient un groupe important. Le reste n’était pas sur le théâtre immédiat des opérations. Le septième corps, commandé par le général Félix Douay, était à l’extrémité méridionale de l’Alsace, à Belfort.

Le sixième corps s’organisait à Châlons sous le commandement du maréchal Canrobert.

L’Empereur, assisté du maréchal Lebœuf, ministre de la guerre, qui faisait fonction de chef d’état-major général, dirigeait l’ensemble, de sa volonté molle et de sa main déjà tremblante.

L’armée française, mal approvisionnée, livrée tout d’abord au pèle-mêle et au désordre d’une mobilisation à peine préparée, n’avait pu prendre la rapide offensive que quelques-uns avaient annoncée, franchir le Rhin à Strasbourg et pénétrer par le grand-duché de Bade dans l’Allemagne du Sud. C’est elle qui subit dès les premiers jours d’août le choc de l’invasion.

Il y eut d’abord à Saarbrück, le 2 août, un engagement insignifiant. C’est le 4 août, à l’autre extrémité de la ligne prussienne, que s’ouvrirent vraiment les hostilités. Le corps de Mac-Mahon, groupé autour de Strasbourg, avait à Wissembourg, à l’extrême pointe, la division Abel Douay, celle-ci fut surprise par l’armée du prince royal, 5,000 Français résistèrent vaillamment à 40,000 Allemands ; mais ils durent plier enfin après une journée d’âpre combat. Décimée, ayant perdu son chef qui fut tué à la tête de ses troupes, la division se rabattit sur le gros des forces de Mac-Mahon.

Le maréchal essaya d’arrêter la marche de l’ennemi, il s’établit aux villages de Wœrth, de Freschviller et de Reischoffen, un lieu au sud de Wissembourg et au nord de Strasbourg. Mais ses 46.000 hommes et ses 120 canons ne purent soutenir l’effort des 120.000 hommes et des 300 bouches à feu de l’armée allemande. C’est en vain que deux régiments de cuirassiers et deux escadrons de lanciers se jetèrent contre l’ennemi en une charge héroïque. Ils furent anéantis et le Maréchal, qui n’avait jamais mesuré la force numérique de l’ennemi, ni ménagé à temps sa retraite, fut obligé enfin, après une défaite aggravée en désastre, de se retirer de l’Alsace et d’emmener de l’autre côté des Vosges cette pauvre armée admirable, brisée et saignante, dont l’imprévoyance de tous les chefs, politiques et militaires, avait fait en quelques jours une cohue et une épave.

Le jour même où l’armée de Mac-Mahon succombait sur les bords du Rhin à la force numérique de l’ennemi, le général Frossard était battu sur la Saar, quoiqu’il eut au moins pendant une partie de la journée la supériorité du nombre. Il était établi sur les hauteurs abruptes de Spickeren. Une division de l’armée allemande, qui ne soupçonnait pas la force du corps d’armée du général Frossard, vient se heurter à lui imprudemment, mais peu à peu, au grondement du canon, les divisions les plus voisines de l’armée de Steinmetz accourent et le général Frossard, qui n’a pas pris à temps l’offensive, a à subir des assauts toujours plus vigoureux. Le maréchal Bazaine, qui est sur sa gauche à deux heures de marche, le laisse lutter seul soit par insouciance et incapacité, soit que, déjà obsédé de vanité et d’ambition, il ne s’intéressât qu’aux actions où il pouvait jouer le premier rôle et recueillir toute la gloire. Frossard est obligé, enfin, à la nuit tombante, de battre en retraite.

Ainsi l’ennemi, maître de l’Alsace, pouvait pénétrer en Lorraine. De nos deux armées, l’une, celle de Mac-Mahon, était en fuite, l’autre, celle de Bazaine à peu près intacte encore, était obligée à la retraite.

Deux grands coups frappés le même jour l’un sur le Rhin, l’autre sur la Saar ébranlaient la fortune de la France.

Le plus grave c’est que ces deux armées, celle de Mac-Mahon, celle de Bazaine, sont maintenant séparées de façon définitive ; non seulement elles ne peuvent plus se fondre pour une action commune et racheter par cette concentration l’insuffisance numérique de l’ensemble de nos forces, mais elles ne peuvent plus communiquer l’une avec l’autre et elles vont être livrées par cet isolement, ou à la démoralisation, ou aux calculs égoïstes d’un chef ambitieux.

Au témoignage du grand État-major allemand et notamment de son chef, M. de Moltke, Mac-Mahon aurait pu, après Wissembourg, au lieu de descendre jusqu’à Neufchâteau, rejoindre par Lunéville la ville de Metz et l’armée de Bazaine. « Le 9 août, dit M. de Moltke, la ligne du chemin de fer de Lunéville à Metz était encore libre, mais, ajoute-t-il, le bruit courait que les Allemands s’étaient déjà montrés à Pont-à-Mousson et le moral de ses troupes était tel qu’il ne pouvait songer à les remettre de suite en contact avec l’ennemi.

Du moins, puisque le maréchal Mac-Mahon, passant de la vallée de la Moselle et de la Meuse dans la vallée de la Marne, rassemblait toutes ses forces au camp de Châlons, la concentration des armées françaises aurait pu s’opérer encore si le maréchal Bazaine avait, lui aussi, amené à Châlons son armée. Elle pouvait aisément aller de Metz sur Verdun, de là sur Châlons. Ce fut la première pensée de Napoléon III et du grand quartier impérial français. Mais, d’une part, l’Empereur craignait sans doute que la retraite générale de ses forces n’achevât de ruiner dans l’opinion française, surtout dans l’opinion parisienne, son crédit politique déjà chancelant ; d’autre part, le maréchal Bazaine, heureux d’exercer sur une grande armée, que la défaite de Spickeren avait à peine entamée, un commandement indépendant, n’avait pas hâte d’aller se remettre à Châlons sous l’autorité de l’Empereur. Aussi esquissa-t-il à peine, avec lenteur et mollesse, le mouvement de retraite sur Verdun ; il permit que son arrière-garde attaquée à Borny, au lieu de se borner à couvrir la retraite commencée sur Metz et de Metz sur Verdun, soutint une grande bataille peu à peu élargie par des forces nouvelles qui se retournèrent vers l’ennemi. Les soldats français soutinrent très énergiquement la lutte, mais le mouvement de

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retraite était retardé et un jour de plus était donné à l’armée allemande pour l’opération hasardeuse qu’elle avait entreprise.

M. de Moltke, après avoir rapproché et remis en contact ses trois armées, décida que par un mouvement de conversion à droite, c’est-à-dire ayant l’aile droite pour pivot, l’ensemble des forces allemandes tournerait de façon à déborder Metz et à couper au maréchal Bazaine la retraite de Metz sur Verdun. L’opération offrait pour les Allemands un double péril ; ou bien le maréchal Bazaine, pressant le mouvement de retraite de toutes ses forces, pouvait culbuter l’extrémité gauche de l’armée allemande jetée témérairement sur la route de Metz à Verdun, ou bien le maréchal Bazaine pouvait ramasser ses forces pour une action décisive et, profitant du long mouvement tournant qui déployait les forces de l’ennemi, porter des coups terribles sur les points les plus faibles de cette ligne flottante. On a vu que par le temps perdu à l’inutile bataille de Borny, le maréchal avait délivré l’armée allemande du premier danger ; il la délivra du second en ne donnant pas, dans les grandes batailles qui allaient se livrer autour de Metz, tout l’effort d’offensive qu’il pouvait donner.

Le 16 août les troupes françaises étaient en arrière de Metz, le long de la route de Verdun, elles étaient développées de Rezonville à Mars-la-Tour. Les Allemands, pour couper la route de Verdun, avaient franchi la Moselle, ils avaient donc cette rivière à dos et une défaite aurait pu aisément se changer pour eux en désastre.

À ce moment encore, et malgré la faute commise à Borny, le maréchal Bazaine pouvait s’il l’eût voulu maintenir ouverte à son armée la route de Verdun, c’est-à-dire de Châlons. Le maréchal de Moltke, qui n’a aucun intérêt à atténuer le mérite des opérations militaires allemandes en attribuant à des motifs politiques la conduite de l’armée française, le déclare expressément. « Les Français, écrit-il à propos de la journée du 16 août, se trouvaient dans une situation extrêmement favorable, le flanc gauche de leurs positions était protégé par la place de Metz, tandis que leur flanc droit était couvert par de fortes batteries établies sur la voie romaine et une nombreuse cavalerie. Ils pouvaient en toute sécurité attendre l’attaque de front que dirigeait contre eux leur téméraire adversaire.

« À la vérité, il ne pouvait plus être question pour eux de continuer ce jour-là leur marche sur Verdun en laissant peut-être devant l’ennemi une forte arrière-garde. Si le maréchal Bazaine avait voulu, en général, rendre cette retraite possible, il eût dû prendre l’offensive et se débarrasser des corps prussiens qu’il avait directement en face de lui. Pourquoi n’a-t-il pas agi de la sorte ? Il n’est pas facile de s’en rendre compte en ne considérant que les raisons purement militaires. Il lui était pourtant facile de constater avec une certitude absolue qu’une partie seulement des troupes allemandes, et très probablement une partie peu considérable pouvait dès maintenant se trouver sur la rive gauche de la Moselle et quand, dans le courant de la journée, leurs divisions restées en arrière, près de Metz, se furent à leur tour portées en avant, les Français disposaient d’une supériorité numérique triple ou quadruple. Mais il semblerait que le maréchal eût obéi à une pensée unique qui était de ne pas permettre à l’ennemi de l’isoler de Metz. Aussi se préoccupa-t-il presque exclusivement de son aile gauche, si bien qu’il finit par entasser toute la garde impériale et une partie du sixième corps en face du bois des Oignons, d’où aucune attaque ne fut dirigée contre lui. On est tenté d’admettre que c’étaient exclusivement des considérations politiques qui, dès ce jour, amenèrent le maréchal Bazaine à prendre la résolution de ne pas s’éloigner de Metz. »

Quel était ce calcul politique de Bazaine ?

Il haïssait l’empereur qui, mécontent de sa conduite au Mexique, ne lui avait pas fait rendre à son retour les honneurs auxquels il s’attendait et il marqua sa satisfaction, au moment où celui-ci quitta l’armée du Rhin pour aller à Châlons. Bazaine avait-il prévu dès lors l’effondrement de la dynastie sous le poids de la défaite ? Voulait-il rester en quelque sorte à part de ce grand désastre et, avec une force à peu près intacte appuyée à une grande place de guerre, demeurer l’arbitre de l’avenir, le maître des combinaisons et des aventures ? Peut-être aussi y avait-il en lui lourdeur d’esprit et de volonté. Les terribles défaites que venait de subir l’armée de Mac-Mahon l’avaient sans doute effrayé et, incapable de conduire lui-même une grande armée, ne voulait-il pas risquer à découvert une épreuve décisive.

Quand, après l’ardente bataille du 16, le soir tomba sur les combattants, le résultat, mêlé pour les deux armées de succès partiels et de défaites partielles, restait incertain. À aucun moment de la journée Bazaine n’avait concentré ses forces contre un ennemi encore très inférieur en nombre, mais l’armée pensait que la lutte serait reprise le lendemain à l’aube. Il n’en fut rien. Le maréchal Bazaine, alléguant la nécessité de la réapprovisionner en vivres et en munitions, lui fit commencer un mouvement de retraite vers Metz. Mais l’état-major allemand utilisa cette journée ; il hâta le mouvement de ses troupes ; des renforts passèrent la Moselle et le 18 au matin 120,000 soldats allemands, armés d’une artillerie supérieure, se déployaient contre 120,000 soldats français.

L’armée française faisait face à l’ouest, l’armée allemande qui avait achevé son mouvement tournant faisait face à l’est. L’armée française occupait, de gauche à droite, les fortes positions de Gravelotte, d’Amanvilliers, de Saint-Privat. Ladmirault, Frossard, Canrobert commandaient. Ici encore, comme à Forbach, les troupes françaises, protégées à la fois par les escarpements de terrain et par les tranchées-abri restent sur la défensive, une défensive d’ailleurs héroïque et furieuse. Ce sont les Prussiens qui livrèrent l’assaut avec un courage, un élan et une obstination admirables.

Cet assaut aurait pu être repoussé si le maréchal Bazaine avait surveillé l’ensemble de la bataille et avait porté ses réserves sur les points menacés et en particulier sur sa droite ; mais il resta inerte et comme indifférent. Et le maréchal Canrobert, destitué de secours, n’ayant plus de munitions, dut céder enfin Saint-Privat après une des plus belles et courageuses résistances dont l’histoire des hommes fasse mention.

L’armée française était définitivement coupée de Verdun ou du moins il lui faudrait désormais, pour se dégager et n’être pas bloquée dans Metz, un effort infiniment plus difficile.

Pendant que Bazaine s’attardait et s’immobilisait ainsi autour de Metz, un autre drame se nouait à Châlons. Une armée attristée et dolente, mais puissante encore et dont une conduite habile aurait vite ranimé la fierté, s’y était reconstituée avec les débris de l’armée de Mac-Mahon et des renforts expédiés de Paris. C’était l’armée de Châlons. Qu’allait-on en faire ?

L’Alsace étant occupée par l’ennemi, l’armée de Bazaine étant à peu près enfermée à Metz, le gros des forces allemandes allait certainement hâter sa marche vers Paris.

Le plus sage était que l’armée de Châlons ne livrât pas dans les plaines de la Champagne une grande bataille. Elle n’était point encore assez réorganisée et raffermie. Mieux valait qu’elle se rapprochât de Paris non pour s’y enfermer ou s’abriter sous ses murs, mais pour manœuvrer, pour surveiller les approches de l’ennemi, pour empêcher par des pointes soudaines ou pour troubler et rompre l’investissement de la capitale.

Une ardente cité de deux millions d’hommes est presque impossible à forcer par soudaine violence ou par surprise. Elle est malaisée aussi à envelopper, surtout lorsqu’elle est traversée, comme Paris, par un fleuve qui coupe en deux demi-cercles le cercle d’investissement : et si l’ennemi est placé entre cette cité et une grande armée très manœuvrière, très habile, qui peut se déplacer sans cesse en pays ami et encadrer toutes les forces neuves et toutes les réserves que lui envoie la nation, bien des chances restent au peuple envahi de rétablir sa fortune. C’est là ce que le général Trochu vint dire à Châlons à Mac-Mahon et à l’Empereur.

Ce fut aussi la pensée première de Mac-Mahon, et c’est ce plan que l’Empereur, lui-même, accueillit un instant dans le Conseil de guerre tenu à Châlons. Mais l’intérêt de la dynastie chancelante, ou du moins ce qui semblait tel au bonapartisme affolé, l’emporta sur l’intérêt évident de la patrie.

Les premières défaites révélant l’insuffisance de la préparation, le mensonge des déclarations officielles, la criminelle imprudence de la politique impériale, avaient tout ensemble consterné et surexcité Paris. Le ministère Ollivier aurait dû se démettre, le général Palikao avait pris le ministère de la guerre, l’Impératrice régente sentait monter le sombre flot des douleurs et des colères. Elle pensa que si l’Empereur, renonçant à disputer nos frontières, rentrait à Paris, il y serait submergé par la révolution.

Qui sait pourtant ce qui fût advenu ? Peut-être la France, toute à la lutte contre l’étranger, aurait-elle ajourné le règlement définitif des comptes avec une dynastie funeste. En tout cas, le prince Napoléon, présent au conseil de guerre de Châlons, avait raison de dire à l’Empereur : « Si nous devons périr, périssons avec honneur, ne fuyons pas la capitale. » Mais l’impératrice voulait qu’un suprême effort fût tenté pour reconquérir le terrain perdu, elle insistait pour que le maréchal de Mac-Mahon se dirigeât vers l’est essayant de rejoindre Bazaine.

Celui-ci, du 10 au 22 août, avait adressé à Mac-Mahon et à l’Empereur plusieurs dépêches ou missives, dont une au moins leur parvint, pour leur dire qu’il espérait sortir de Metz et, par Montmédy et les places du Nord, opérer sa retraite et rejoindre Mac-Mahon. Cette dépêche acheva de dissiper les hésitations du maréchal de Mac-Mahon. Il espéra faire sa jonction avec Bazaine. Il croyait d’ailleurs qu’il n’aurait d’abord devant lui que l’armée du prince de Saxe nouvellement formée par M. de Moltke et forte seulement de 80.000 hommes. L’armée du prince royal, celle qui l’avait vaincu à Wissembourg, était encore en arrière, il le supposait du moins, de deux ou trois jours de marche. Il espérait la gagner de vitesse en remontant vers le nord. Mais il ne prit pas au plus court. L’armée du prince royal, avertie de la marche de l’armée française, se hâta vers le nord. Bazaine, informé cependant de la marche de Mac-Mahon, ne tenta pour sortir de Metz que de médiocres efforts, et lorsque Mac-Mahon arriva à Beaumont, il s’y heurta, avec sa seule armée, aux forces combinées de l’armée du prince de Saxe et de l’armée du prince royal.

L’armée française vaincue passe de la rive gauche de la Meuse sur la rive droite pour se couvrir du fleuve, mais elle était resserrée dans un espace étroit entre la rive droite de la Meuse et la frontière belge. Les Allemands qui, à Forbach et à Rezonville, avaient été inférieurs en nombre, qui, à Saint-Privat, avaient opposé aux Français des forces égales, disposaient cette fois d’une grande supériorité numérique : 200,000 hommes contre 120,000. Elle leur permet d’opérer une manœuvre puissante et hardie. Ils passent la Meuse à l’est et à l’ouest des positions françaises et enveloppent ainsi notre armée.

Leur artillerie la foudroie. Mac-Mahon blessé vers 6 heures du matin remet le commandement au général Ducrot. Celui-ci, voyant la manœuvre d’enveloppement veut porter toutes ses forces vers l’ouest, vers le calvaire d’Illy, pour tenter de s’échapper, même au prix des plus grands sacrifices. Mais le général de Wimpffen, qui avait une lettre de service du ministre de la guerre Palikao, croit que la manœuvre de Ducrot est impossible et il essaie de trouer vers l’est, dans la direction de Metz, le cercle formé par l’ennemi. Il ramène vers Bazeilles les troupes étonnées par ce flux et reflux et qui ressemblent déjà à une lugubre épave que roule en ses mouvements contradictoires une marée de désastres.

Dans Bazeilles même une lutte atroce s’engage. Les soldats de la France luttent désespérément, mais ils sont accablés par la force du nombre, par une artillerie supérieure et foudroyante et aussi par le poids accumulé des fautes et des désespoirs. Ils sont rejetés vers Sedan comme au fond d’un entonnoir, tout à la merci des canons de l’Allemagne. À trois heures de cette tragique et douloureuse journée du 1er septembre, la partie est définitivement perdue pour l’armée française. Napoléon acculé fait hisser sur la Maison de Ville le drapeau blanc. Il fait porter au roi de Prusse ce petit billet : « Monsieur mon frère, n’ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée dans les mains de Votre Majesté. Je suis de Votre Majesté le bon frère. C’était la capitulation. Elle fut signée le lendemain 2 septembre.

Le 4, la révolution éclatait à Paris. Le Corps législatif était envahi par les républicains et aussi par les orléanistes.

Gambetta, après avoir inutilement tenté d’obtenir du peuple qu’il laisse le Corps Législatif prononcer la déchéance, la prononçait lui-même du haut de la tribune. La gauche de l’Assemblée allait à l’Hôtel-de-Ville, pour y proclamer la République et pour en arracher la direction aux groupements socialistes révolutionnaires qui s’y étaient installés.

Un gouvernement provisoire, formé des députés de Paris et présidé par le général Trochu, se constituait pour assurer la défense nationale.

Le prolétariat révolutionnaire de la capitale faisait savoir, par une proclamation signée de Blanqui et de ses amis, qu’il ajournait toutes ses revendications particulières et qu’il était résolu à soutenir de toute sa force le Gouvernement nouveau si seulement celui-ci était énergique et protégeait contre la réaction et contre l’étranger la république naissante et la patrie menacée.

La révolution républicaine éclatait en même temps qu’à Paris dans plusieurs grandes villes de France. Le pays tout entier, épouvanté des désastres où l’avait jeté le pouvoir personnel, acceptait pour la sauvegarde de l’indépendance nationale le gouvernement nouveau.

Un espoir restait encore. C’est que Bazaine, dont l’opinion ne soupçonnait pas encore l’incapacité ou la félonie, tînt bon dans Metz et immobilisât une partie des forces allemandes. C’est que Paris, organisant pour une résistance acharnée sa population immense, arrêtât et usât l’envahisseur et donnât à la France ranimée le temps de susciter des armées nouvelles. Mais malgré de beaux élans, malgré l’activité passionnée et la confiance indomptable de Gambetta ce double espoir s’évanouit.

À Metz, l’œuvre d’inertie et de trahison continue et aboutit à la catastrophe.

À la chute de l’Empire les rêves politiques qui hantaient le cerveau de Bazaine se précisent. Il s’imagine que le drame militaire est fini, que la France est désormais incapable de lutter.

Le gouvernement qui s’est installé à Paris n’est qu’un gouvernement de démagogie et d’aventure qui va sombrer bientôt sous ses propres divisions.

L’Allemagne n’aura plus en face d’elle que le néant, mais le néant agité et convulsif. Il ne restera plus qu’une force capable de discipliner les événements : c’est la force de l’armée de Metz. Elle seule pourra former la base d’un gouvernement nouveau et conservateur, rassurer le pays, écraser les agitateurs révolutionnaires. Or l’Allemagne a intérêt à pouvoir négocier les conditions de la paix avec un régime stable, solide et responsable. Elle aura donc besoin de l’armée de Metz pour faire en France cette grande besogne de police gouvernementale sans laquelle les Allemands ne peuvent cueillir le fruit de leurs victoires.

Si tel n’avait pas été le calcul de Bazaine, s’il n’avait pas cru pouvoir rendre ce service à l’Allemagne, on ne comprend pas comment il aurait pu espérer un effet utile des négociations qu’il engageait avec M. de Bismarck. N’ayant rien à lui offrir, qu’aurait-il pu en attendre ? Au reste, sa criminelle pensée éclate dans la note remise par lui au général Boyer qu’il envoie, le 12 octobre, à Versailles, au quartier général prussien : « La question militaire est jugée et Sa Majesté le roi de Prusse ne saurait attacher un grand prix au stérile triomphe qu’il obtiendrait en dissolvant la seule force qui puisse aujourd’hui maîtriser l’anarchie dans notre malheureux pays. Elle rétablirait l’ordre et donnerait à la Prusse une garantie des gages qu’elle pourrait avoir à réclamer. »

M. de Bismarck amusait le maréchal par ces négociations. Celui-ci renonçait peu à peu à tout effort militaire. Les provisions s’épuisaient et à la fin d’octobre il ne restait plus à l’armée infortunée qu’à se laisser tomber dans le triste abîme de la capitulation.

À Paris, hélas ! le général Trochu, conservateur bavard, chrétien sans élan, patriote sans foi, honnête homme sans vertu, paralysait par un doute accablant l’essor de la défense : il avait le dédain et la peur des foules dont il ne savait point, par la force d’une idée et d’une grande passion, faire un peuple.

Malgré tout, Paris ne voulait point se résigner à la défaite. Dès le 17 septembre l’investissement avait commencé. Des efforts insuffisants et incertains furent tentés pour le rompre, à Châtillon, à Villejuif, à Bagneux, à la Malmaison, mais aucun vaste mouvement d’ensemble ne fut essayé et le général Trochu prit prétexte des premiers échecs partiels pour amortir l’élan de Paris. Le peuple cependant supportait avec une résignation stoïque, le froid, la faim, les privations de tout ordre. Il espérait toujours qu’une armée de secours venant de la France prendrait à revers les lignes prussiennes.

Le Gouvernement de la Défense nationale était resté à Paris, mais il avait avant l’investissement envoyé à Tours une délégation de trois de ses membres pour organiser la résistance du pays. Le 9 octobre Gambetta quitta Paris en ballon et il devint à Tours le véritable chef, l’âme agissante et ardente de la défense. Nuit et jour il travailla pour recruter, appeler, armer des régiments nouveaux, pour communiquer au pays la fièvre d’action, de colère et d’espérance dont il était animé.

Ces efforts ne furent pas vains puisque l’Allemagne, qui un moment après Sedan avait cru la guerre finie et la France abattue, fit encore pendant des mois l’épreuve de ce que peut un grand peuple affaibli par des désastres et anémié par une longue servitude mais qui a des réserves profondes d’honneur et de courage.

La délégation de Tours suscita des forces, appela aux armes tous les hommes valides et organisa tant bien que mal près de six cent mille hommes. Elle rassembla, acheta et fondit quatorze cent canons. Un souffle ardent passa sur la France à demi-glacée par les premiers revers. Trois armées furent improvisées : une armée de la Loire, une armée du Nord, une armée des Vosges. L’armée des Vosges devait inquiéter l’ennemi par la menace d’une diversion sur ses derrières. L’armée du Nord et l’armée de la Loire devaient tendre vers Paris, essayer de rompre la ligne d’investissement et donner la main au peuple parisien. C’est l’armée de la Loire qui fut prête à entrer la première en mouvement. Mais d’abord peu nombreuse, elle ne put défendre Orléans que les Prussiens occupèrent le 11 octobre. Aussi l’offensive vers Paris ne pouvait se dessiner encore vigoureusement. Pendant ce temps le peuple de la capitale, obstiné à la résistance et à l’espérance apprenait sans faiblir de sinistres nouvelles. C’est d’abord la prise de Strasbourg qui succombait le 26 septembre après un siège de quarante-six jours. Puis vers la fin d’octobre la nouvelle commence à se répandre que Metz aussi avait capitulé. Tout d’abord le gouvernement de la défense nationale, mal informé, démentit la lugubre nouvelle. Elle était exacte cependant. Bazaine, averti à la fin d’août de la marche de Mac-Mahon, avait tenté le 31 août et le 1er septembre un effort pour sortir de Metz avec son armée. Cet effort fut-il mené mollement ? Y eut-il incapacité ? Ou déjà le parti pris de rester à l’écart du drame et de se réserver pour le lendemain des catastrophes prévues conduisait-il le maréchal à la trahison ? L’impression presque unanime des officiers et des soldats fut qu’il n’osa combattre qu’à demi. Cette journée de Noisseville fut le dernier effort apparent. Dès ce jour Bazaine négocie secrètement avec le prince Frédéric-Charles : il espère que le prince ménagera son armée pour qu’elle devienne l’instrument de répression contre la « démagogie » parisienne et la garantie de la paix imposée par le vainqueur. Il est amusé par les négociations de l’ennemi jusqu’à l’heure où la résistance est devenue à peu près impossible et le 27 octobre il livre sa grande armée, infortunée et héroïque.

C’est M. Thiers qui apprit au Gouvernement de la Défense nationale à Paris ce terrible désastre de la patrie. M. Thiers venait de faire un voyage auprès des principaux gouvernements de l’Europe pour solliciter d’eux une intervention au profit de la France. Il n’avait obtenu que d’évasives paroles, et il rentrait convaincu que la France, privée de tous concours extérieurs, destituée de ses forces militaires organisées, n’avait plus qu’à négocier la paix. Il avait fait accepter de la délégation de Tours, malgré l’opposition de Gambetta, l’idée d’un armistice durant lequel une Assemblée serait convoquée, et cette Assemblée déciderait de la paix ou de la guerre. Au moment où M. Thiers

sedan


pénétrait dans Paris, le peuple parisien venait de subir une cruelle déception. Il venait d’apprendre qu’une force française qui, le 28, s’était emparée du Bourget par un coup de main heureux, avait dû le 30 abandonner de nouveau cette position. Ainsi il apprenait à la fois cet échec sérieux de l’armée de Paris, et la capitulation effroyable de Metz et l’ouverture des négociations de paix qui, engagées sous l’impression de tous ces revers, ne pouvaient aboutir qu’à la mutilation de la patrie. Il lui parut que le Gouvernement de la Défense nationale n’avait pas tiré parti des énergies, des réserves de dévouement de la grande ville, et le 31 octobre les forces révolutionnaires de Flourens et de Blanqui s’emparèrent de l’Hôtel-de-Ville, mais elles ne purent s’y maintenir, les bataillons « de l’ordre » expulsèrent de l’Hôtel-de-Ville les révolutionnaires.

Cependant l’armistice avortait, M. de Bismarck n’ayant pas voulu consentir au ravitaillement de Paris durant la suspension des hostilités et l’influence de Gambetta était redevenue prépondérante à Tours. La guerre continuait donc. Gambetta, sans se laisser abattre, renforça l’armée de la Loire. Il la porta à 80.000 hommes et décida de reprendre l’offensive vers Paris. Le général d’Aurelle de Paladine commandait. Un moment la victoire parut revenir à la France. Le 9 novembre, l’armée de la Loire délogea les Prussiens de Coulmiers, mais ce n’était qu’une surprise : 65.000 Français n’avaient trouvé en face d’eux que 22,000 Prussiens. C’était pourtant le signe de ce que pouvait une armée de secours évoluant rapidement autour de la capitale, si l’ennemi avait été forcé de disséminer ses forces par la résistance universelle du pays. Mais la chute de Metz, provoquée par la trahison, rendit disponibles les forces de Frédéric-Charles ; elle pesèrent sur l’armée de la Loire ; celle-ci comptait alors 170,000 soldats et, malgré de nouveaux efforts à Ladon à Beaune-la-Rolande, à Loigny, elle ne put garder Orléans. La retraite commença le 4 décembre. Le gouvernement se retira de Tours à Bordeaux. Mais Gambetta ne se découragea pas encore. Le général Chanzy prit le commandement de l’armée de la Loire, s’achemina vers le Mans en une retraite énergique ; sans cesse il faisait front pour arrêter l’ennemi. Au Mans, pendant deux jours, aidé de chefs vigoureux, de Gougeard, de Jauréguiberry, de Jaurès, il soutint le choc des forces prussiennes, et il se replia sur la Mayenne, mais avec la volonté de lutter encore.

L’armée du Nord, commandée d’abord par Bourbaki, bientôt par Faidherbe, poussa en décembre de courageuses pointes dans la vallée de la Somme : elle livra à Bapaume, le 3 janvier une bataille indécise où les Allemands se crurent vaincus, mais l’armée française ne put quitter l’abri des places du Nord.

De même, la diversion tentée dans l’Est demeurait inefficace. Après une série de combats à Villersexel, à Héricourt, à Dijon, l’armée française dut se replier sur Besançon. Accablée de revers, affaiblie par un hiver terrible, elle fut rejetée en Suisse à la fin de janvier. Tout espoir de délivrer Paris et de rejeter l’envahisseur semblait donc perdu. Gambetta, seul, avec Chanzy, voulut prolonger encore la résistance. Jules Favre, au nom du Gouvernement de Paris, négocia le 26 janvier avec M. de Bismarck un armistice qui ne valait pas pour Paris seulement mais pour toute la France. Gambetta ne voulait pas s’y plier, mais le Gouvernement de Paris envoya Jules Simon à Bordeaux pour imposer la paix.

C’était le déchirement dans la défense. La paix était dès lors inévitable. Le pays envahi, brisé, nomma une Assemblée conservatrice hostile à la République, hostile à la guerre. Cette Assemblée, réunie à Bordeaux le 22 février, désigna M. Thiers comme chef d’un Gouvernement provisoire, et lui donna mandat de négocier la paix.

Le 1er mars, les Prussiens entraient à Paris et occupaient les Champs-Elysées. La paix fut conclue aux conditions les plus dures pour la France. Une indemnité de cinq milliards : mais surtout la cession de l’Alsace moins Belfort, et d’une partie de la Lorraine avec Metz. Terrible coup pour la patrie et aussi, quelles qu’aient été les fautes de la France, pour la civilisation.


CHAPITRE II

QUI EST RESPONSABLE DE LA GUERRE ?

Dans le conflit qui a mis aux prises deux puissantes nations, la France a une grande et profonde responsabilité. C’est elle qui l’a préparé dès longtemps et qui l’a rendu presque inévitable en méconnaissant les conditions de vie de l’Allemagne, en marquant une hostilité sourde ou violente à la nécessaire et légitime unité allemande. Cet aveu est douloureux sans doute, et il semble que ce soit redoubler la défaite du vaincu que le reconnaître responsable, pour une large part, de la guerre où il a succombé. Mais c’est au contraire échapper à la défaite en se haussant à la vérité qui sauve et qui prépare les relèvements. M. de Bismarck a dit : « La France est politiquement le plus ignorant de tous les peuples ; elle ignore ce qui se passe chez les autres. »

Sur l’Allemagne elle s’était longuement méprise. Elle avait oublié le merveilleux génie pratique et agissant de Frédéric II : elle avait oublié aussi l’admirable mouvement de passion nationale qui avait soulevé et emporté l’Allemagne de 1813. Elle se figurait que jamais l’âpre volonté prussienne ne disciplinerait les flottantes énergies de la race allemande. Et elle croyait qu’après une courte crise de patriotisme exaspéré, l’Allemagne, à peine délivrée de l’occupation étrangère, se livrait aux douceurs inertes d’un idéalisme impuissant, et renonçait à fonder dans le monde réel des intérêts et des forces sa grandeur politique, industrielle et militaire.

À vrai dire, si la France avait scruté plus profondément la pensée allemande, elle aurait vu que son idéalisme n’était ni abstrait, ni vain, qu’il s’alliait, au contraire, à un sens très précis de la réalité, ou plutôt qu’il était l’effort immense de l’esprit pour élever à sa hauteur toute la réalité. Hegel avait dit : « Il ne faut pas s’élever du monde à Dieu, il faut élever le monde à Dieu », c’est-à-dire saisir l’idée de l’univers sans abandonner jamais la réalité immédiate.

Ainsi le génie allemand construisait le pont sublime par où un peuple tout entier pouvait passer de l’audace précise de la spéculation à l’audace précise de l’action. Mais, pour le regard des Français, cet âpre paysage, dont l’architecture hardie des systèmes franchissait les abîmes, était comme noyé d’une brume romantique. Il avait comme un aspect lunaire. Quelques hommes pourtant commençaient à voir la réalité, Quinet surtout. Il n’avait pas attendu les durs avertissements que nous donnera Henri Heine en 1840 ; dès 1831, il annonçait que la communauté du génie allemand se traduirait assurément en communauté nationale et politique ; que l’unité allemande se causerait par la Prusse, et que cette force nouvelle, toute chargée de lourdes rancunes et de vieilles haines, menacerait, en son expansion soudaine et rapide l’Europe et la France elle-même. «  La contradiction, disait-il, est devenue trop flagrante pour pouvoir durer entre la grandeur des conceptions allemandes et la misère des États auxquels elles s’appliquent. L’ambition publique éveillée par 1814, étouffée, à l’étroit dans ses duchés. Je pourrais nommer les plus beaux génies de l’Allemagne à qui le sol manque sous les pas, et qui tombent à cette heure, épuisés et désespérés, sur la borne de quelque principauté faute d’un peu d’espace pour s’y mouvoir à l’aise. Depuis que les constitutions ont fait des citoyens, il ne manque plus qu’un pays pour y vivre, et la forme illusoire de la Diète germanique, assiégée par les princes et par les peuples, tend à s’absorber un matin, sans bruit, dans une représentation constitutionnelle de toutes les souverainetés locales…. Nous n’avions pas songé que tous ces systèmes d’idées, cette intelligence depuis longtemps en ferment et toute cette philosophie du Nord, qui travaille ces peuples, aspireraient aussi à se traduire en évènements dans la vie politique, qu’ils frapperaient sitôt à coups redoublés pour entrer dans les faits et régner à leur tour sur l’Europe actuelle.

« Nous qui sommes si bien faits pour savoir quelle puissance appartient aux idées, nous nous endormions sur ce mouvement d’intelligence et de génie ; nous l’admirions naïvement, pensant qu’il ferait exception à tout ce que nous savons et que jamais il n’aurait l’ambition de passer des consciences dans les volontés, des volontés dans les actions, et de convoiter la puissance sociale et la force politique. Et voilà cependant que ces idées, qui devaient rester si insondables et si incorporelles, font comme toutes celles qui ont jusqu’alors apparu dans le monde et qu’elles se soulèvent en face de nous comme le génie même d’une race d’hommes, et cette race elle-même se range sous la dictature d’un peuple, non pas plus éclairé qu’elle, mais plus avide, plus ardent, plus exigeant, plus dressé aux affaires. Elle le charge de son ambition, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, de sa force au dehors, se réservant à elle l’honnête et obscure discipline des libertés intérieures. Depuis la fin du moyen âge, la force et l’initiative des États germaniques passe du Midi au Nord avec tout le mouvement de la civilisation. C’est donc de la Prusse que le Nord est occupé à cette heure à faire son instrument ? Oui ; et si on le laissait faire, il la pousserait lentement, et par derrière, au meurtre du vieux royaume de France. En effet, au mouvement politique que nous avons décrit ci-dessus est attachée une conséquence que l’on voit déjà naître. À mesure que le système germanique se reconstitue chez lui, il exerce une attraction puissante sur les populations de même langue et de même origine qui en avaient été détachées par la force. Sachons que la plaie du traité de Westphalie et la cession des provinces d’Alsace et de Lorraine saignent encore au cœur de l’Allemagne autant que les traités de 1815 au cœur de la France. »

Or, à mesure que les peuples allemands cherchaient à échapper à leur chaos d’impuissance et d’anarchie, à mesure qu’ils marquaient leur volonté de s’organiser, de préluder par l’union douanière à l’union politique et à l’action nationale, à mesure que l’idéalisme allemand se révélait plus substantiel et plus énergique, quelle était la pensée, quelle était l’attitude de la France ? Dès lors, je veux dire dès le règne de Louis-Philippe, il y a dans la pensée française à l’égard de l’Allemagne incertitude, ambiguïté, contradiction. S’opposer à la libre formation d’un peuple c’est répudier toute la tradition révolutionnaire. Au nom de la Convention, Hérault de Séchelles s’écriait : « Du haut des Alpes la liberté salue les nations encore à naître ». C’est l’Allemagne et l’Italie qu’il évoquait ainsi à la lumière de la vie. La féodalité n’était pas seulement tyrannie, elle était morcellement : et la liberté ne pouvait naître qu’en brisant à la fois des entraves et des cloisons. Les démocraties ne pouvaient se former que dans les cadres historiques les plus vastes. Maintenir la nationalité allemande à l’état de dispersion, c’était donc pour la France révolutionnaire refouler et briser la Révolution elle-même : Comment l’eût-elle pu sans une sorte de suicide ? Mais d’autre part laisser se constituer à côté de soi, débordant au-delà même du Rhin, la formidable puissance de l’Allemagne organisée et unifiée, c’était renoncer sinon à toute sécurité, du moins à l’instinct de suprématie. Ah ! qu’il était difficile à la France de devenir une égale entre des nations égales ! Qu’il lui était malaisé de renoncer à être la grande nation pour n’être plus qu’une grande nation ! Il fallait que par un prodigieux effort de conscience elle dominât toute sa tradition, toute son histoire, toute sa gloire. La première des nations de l’Europe continentale, elle avait été organisée, et sa force concentrée avait été par là même une force rayonnante, rayonnement de puissance, rayonnement d’orgueil, rayonnement de pensée, rayonnement de générosité, rayonnement de violence, les Croisades, la catholicité française du XIIIe siècle, la primauté insolente et radieuse de Louis XIV, l’universalité de l’Encyclopédie, la Révolution des Droits de l’Homme, enfin l’orage napoléonien qui fécondait l’Europe en la bouleversant. La France s’était habituée à être le centre de l’histoire européenne, le centre de perspective quand elle n’était pas le centre d’action.

Elle ne discernait plus son intérêt de l’intérêt du monde, son orgueil de sa générosité. Elle croyait avoir conquis, en se donnant, le droit de dominer, et elle avait eu des façons hautaines de propager la liberté elle-même. La Révolution avait été une fièvre d’enthousiasme humain et d’orgueil national. Elle voulait bien que les peuples fussent libres, mais libres par elle, des peuples libérés, des peuples affranchis, c’est-à-dire formant autour d’elle et sous son patronage auguste de libératrice une clientèle reconnaissante. Quoi ! tous ces peuples maintenant allaient-ils donc se constituer par leur propre effort, devenir des puissances vraiment et pleinement autonomes ? Toute cette argile qu’elle avait cru pétrir et animer du souffle de sa bouche allait donc s’animer d’une étincelle intérieure ? Elle pourrait être menacée demain, non plus par des coalitions accidentelles et passagères qui attestaient sa puissance même et l’éclat de son destin, mais par la constitution permanente et par la vie normale de grandes nations indépendantes et redoutables… Son droit d’aînesse européenne allait lui échapper ; son privilège d’unité allait se communiquer à d’autres ; son instinct de conservation s’inquiétait et son orgueil d’idéalisme souffrait comme sa vanité de domination.

C’est déjà beaucoup qu’en cette crise profonde de la France tant de consciences françaises se soient trouvées pour accepter et même pour saluer avec joie les destins nouveaux. Qui pourrait lui faire grief de ne pas avoir pratiqué d’emblée, avec unanimité et avec suite la politique internationale qui convenait à l’idée nouvelle ? Il lui aurait été plus facile d’accepter cet élargissement du rôle des autres peuples si elle-même avait pu développer d’un mouvement régulier toutes les forces de démocratie, de liberté politique et de progrès social que contient le génie de la Révolution. Sa fierté eût été consolée si elle avait gardé, dans sa vie intérieure, une avance sur les autres nations qui s’organisaient et se libéraient à leur tour. Mais quoi, dans la France même de la Révolution la démocratie paraissait condamnée, par la monarchie bourgeoise et censitaire, à un demi-avortement. Il semblait à plus d’un esprit que la France ne pourrait retrouver la pleine liberté révolutionnaire que par la force d’expansion révolutionnaire. Et la tentation des vieilles primautés s’insinuait à nouveau dans le rêve de démocratie. Quinet nous a laissé de ce trouble de conscience un éloquent témoignage dans un de ses écrits : « 1815 et 1840 ». C’est au moment où la politique brouillonne de M. Thiers provoquait contre la France une coalition européenne où la Prusse était entrée : Quinet reprend d’un accent belliqueux la revendication française des « frontières naturelles » ; il veut, comme Danton, porter la France au Rhin. Il sonne la fanfare d’un nationalisme vigoureux en proclamant qu’il n’y a pas de liberté intérieure pour un peuple sans la pleine indépendance extérieure et que cette pleine indépendance n’existera point pour le peuple français tant qu’il n’aura pas dilaté ses frontières et retrouvé la partie la plus nécessaire, la plus nationale des conquêtes de la Révolution. Cet intérêt est si vital pour la France et elle est menacée, si elle se résigne, d’une telle déchéance qu’il vaut mieux pour elle assumer seule le risque d’une guerre générale contre la coalition européenne, à la condition de bien comprendre qu’elle joue cette fois son existence même, qu’elle ne peut sans périr subir une invasion nouvelle, un amoindrissement nouveau, et que toute la terre du pays doit se soulever contre l’étranger avec la violence d’une convulsion naturelle. Toutes les tentatives gouvernementales seront vaines, la démocratie populaire sera frappée d’impuissance comme l’oligarchie bourgeoise, le peuple sera débile comme le pouvoir tant que le ressort de la vie nationale sera comprimé et faussé par les traités de 1815. « Plus j’y pense, plus je reste persuadé que ni le despotisme, ni la liberté, ni le gouvernement, ni les partis ne peuvent se fonder d’une manière assurée sur un État dont les bases ont été mutilées par la guerre, et que la paix n’a pas tenté de réparer. Chaque jour, je me convaincs que le pouvoir chancellera aussi longtemps que chancellera le pays, assis sur les traités de 1815 ; qu’il n’est pire fondement que la défaite ; que surtout il faut désespérer de la liberté si l’on ne peut recouvrer l’indépendance. L’État craque sur les bases menteuses que nos ennemis lui ont faites de leurs mains, et au lieu de le soutenir, nous nous rejetons les uns aux autres les causes de ce dépérissement général. Je vois autour de nous des pays, où l’on est unanime dans les projets de conquête ; ils marchent, malgré leurs divisions apparentes, comme un seul homme, à l’accomplissement de leurs desseins sur le globe. Et nous, non seulement nous nous interdisons, comme au vieillard de la fable, toute vaste pensée, tous longs espoirs, tout projet d’accroissement, mais nous ne pouvons même nous réunir pour reconnaître le mal qui nous fait tous périr.

« Pour la France, il ne s’agit pas tant de conquérir que de s’affranchir, non pas tant de s’accroître que de se réparer, elle ne doit pas faire un mouvement qui ne la mène à la délivrance du droit public des invasions. Tout ce qui est dans cette voie est bien, tout ce qui est contraire est mal. Royauté, république, juste-milieu, démocratie, bourgeoisie, aristocratie, hommes de théorie, hommes de pratique, tous ont là-dessus le même intérêt ; c’est le point où leur réconciliation est forcée, puisque chacun de nos partis ne sera rien qu’une ombre aussi longtemps qu’il n’y aura parmi nous qu’une ombre de France, et que nos débats intérieurs seront stériles et pour le monde et pour nous-mêmes tant que, d’une manière quelconque, par les négociations ou par la guerre, nous ne nous serons pas relevés du sépulcre de Waterloo. C’est ainsi que l’Allemagne est restée méconnaissable aussi longtemps qu’a duré le traité de Westphalie…. Je sais qu’il est dangereux jusqu’à la mort de toucher à ces traités (de 1815), mais je sais aussi que nous périssons immanquablement si nous ne pouvons en sortir, et je vois devant nous la vieillesse prématurée qui s’avance. Car pour porter haut le drapeau de la civilisation moderne il faut un peuple qui, loin de chanceler à chaque pas, soit, au contraire, appuyé sur des bases inexpugnables. Il faut que les nations qui lui confient ce dépôt se reposent en sa force. Que l’immensité du danger relève donc les esprits au lieu de les abattre… Ô France, pays de tant d’amour et de tant de haine… qu’arriverait-il si ton nom n’était plus une protection et la force un refuge pour tous les faibles ? Ce jour-là il faudrait croire les prophéties de mort qui annoncent la chute des sociétés modernes et la ruine de toute espérance. »

Telle était, sur ce haut esprit, la fascination des souvenirs révolutionnaires et napoléoniens. Quoi ! la France de 1840, avec son Alsace et sa Lorraine, la France qui touchait au Rhin et qui par Strasbourg menaçait le cœur de l’Allemagne encore divisée, cette France n’était qu’une ombre de France ! et elle était incapable de faire sa grande œuvre de démocratie, de liberté politique, de justice sociale et de solidarité humaine tant qu’elle n’aurait pas de nouveau, et par la force de l’épée, conquis toute la rive gauche du Rhin.

Mais ces traités de 1815, qui ont selon Quinet fermé sur la France une porte de sépulcre, Quinet a-t-il donc oublié que l’Allemagne aussi les maudit, qu’ils n’ont été pour elle qu’une déception, qu’ils l’ont laissée trop morcelée encore, trop divisée, trop impuissante, et qu’ils ont consacré au profil de la France nouvelle ces conquêtes de Louis XIV dont le cœur allemand, tenace en ses blessures, saigne encore comme au premier jour. C’est Quinet lui-même qui le rappelait à la France en 1831 : « Chez un peuple qui rumine si longtemps ses souvenirs, on trouve cette blessure (de l’Alsace-Lorraine) au fond de tous les projets et de toutes les rancunes. Longtemps un des griefs du parti populaire, contre les gouvernements du Nord a été de n’avoir point arraché ce territoire à la France en 1815, et, comme il le dit lui-même, de n’avoir pas gardé le renard quand on le tenait dans ses filets. Mais ce que l’on n’avait pas dit en 1815 est devenu plus tard le lieu commun de l’ambition nationale. » Ainsi, ambition contre ambition, prétention contre prétention. Le plus sage était pour la France de ne pas revendiquer de territoires nouveaux, de se vouer à son œuvre intérieure de démocratie, de reprendre par là la Révolution interrompue et d’inviter l’Allemagne à se constituer dans la paix, sans empiétement sur les limites déjà séculaires de la France, sans prétention sur les peuples annexés par Louis XIV, mais dont la grande entreprise révolutionnaire, joyeusement accomplie en commun, avait fait les libres citoyens de la patrie française.

Mais non, plutôt que de laisser à l’Allemagne une partie de la rive gauche du Rhin, Quinet est prêt à déchaîner une guerre formidable ou plutôt une série de guerres sans fin, car si la défaite ne peut être un fondement elle ne peut l’être pour aucun peuple, pas plus pour l’Allemagne que pour la France, et voilà l’Europe condamnée à une ruine éternelle puisque toujours une partie au moins de ses États chancellera sur la base d’une défaite récente, ou plutôt tous ses États chancelleront ensemble, car la vie de tous, telle que l’histoire l’a faite, repose sur autant de défaites que de victoires.

LE FOUDROIEMENT DE L’AIGLE


Ces traités mêmes de 1815, détestés des deux côtés, résumaient pour les deux pays bien des victoires et bien des défaites ; les défaites et les victoires s’entremêlent si bien aux racines des nations, qu’on n’en pourrait retirer les défaites sans arracher du sol toute leur histoire. Cette alerte et ces controverses de 1840 laissèrent des deux côtés du Rhin, une irritation, une défiance, une meurtrissure. Ce n’était pas seulement la guerre, la grande et terrible guerre des deux peuples qui se préparait ainsi de loin, c’était la servitude de la France, car, seule, la légende napoléonnienne bénéficiait de ce nationalisme exaspéré. Et Quinet lui-même signalait que pour conduire la guerre de salut pour la patrie une terrible concentration des pouvoirs serait nécessaire : « Il est trop évident que notre gouvernement ordonné pour la paix, serait contraint de se transformer sous le feu. La Chambre des députés ne porte pas assurément dans son sein un Comité de Salut public et celle des Cent Jours, pleine aussi de bonnes intentions, a démontré pour jamais, qu’au moment du danger, la dictature inflexible est encore plus humaine, plus libérale que ces molles assemblées, toujours empressées à accommoder le différend, c’est-à-dire à faire accepter aux peuples, sous la forme d’une capitulation emmiellée, l’esclavage et la mort. Quinet comprend bien cependant quel intérêt il y a pour la France et pour l’Allemagne à conclure un accord définitif ; et quand l’orage soulevé par le ministère Thiers s’est dissipé, en novembre 1840, il adresse aux Allemands un appel à l’union : Mais à quelle condition ? Toujours au prix de l’abandon par l’Allemagne de toute la rive gauche du Rhin. Il constate l’immense extension de la puissance allemande. « Vous possédez le tiers de la Pologne, les États vénitiens, la Lombardie, la Dalmatie », et il l’invite à se répandre par le Danube vers l’Asie. Il oublie que cette énorme dispersion ne sera que péril pour l’Allemagne tant qu’elle n’aura pas concentré ses forces, organisé fortement son unité, et qu’elle ne peut préludera cette œuvre de concentration par l’abandon volontaire d’une partie de son territoire. En fait, après avoir rappelé à l’Allemagne et à la France que les deux peuples avaient à défendre la même civilisation, faite tout à la fois de la Réforme religieuse allemande et de la Révolution française, c’est par une menace, c’est par une déclaration de guerre qu’il conclut. « Quand je pense par combien de liens votre pays et le nôtre sont désormais réunis, combien ils sont d’intelligence sur presque tout le reste, j’avoue que je suis très près de regarder comme une guerre civile la guerre entre la France et l’Allemagne. J’ose ajouter qu’il n’est personne de ce côté du Rhin qui désire plus sincèrement que moi votre amitié ; mais si pour l’obtenir il s’agit de laisser éternellement à vos princes, à vos rois absolus le pied sur notre gorge et de leur abandonner pour jamais dans Landau, dans Luxembourg, dans Mayence les clefs de Paris, je suis d’avis d’une part que ce n’est pas là l’intérêt de votre peuple, de l’autre, que notre devoir est de nous y opposer jusqu’à notre dernier souffle. » Mais comment donc Quinet admet-il qu’à jamais l’Allemagne sera livrée à des princes absolus ? Comment ferme-t-il ainsi l’avenir à la démocratie allemande ? Je ne puis lire ces lignes sans un tressaillement de cœur et d’esprit. Mais combien est-il de Français qui se les rappellent, et qui se souviennent encore de l’état d’esprit qu’elles exprimaient ? Hélas ! nous irons répétant que l’Allemagne nous guettait depuis trois quarts de siècle, et pas un instant notre peuple ne se demandera quel effet d’inquiétude et de colère, des menaces, des sommations comme celles de Quinet, produisaient au cœur de l’Allemagne.

Cependant, cette noble conscience s’interroge à nouveau et elle découvre enfin la vraie voie, la solution décisive. Le problème international se ramène, pour la France, au problème intérieur, c’est-à-dire politique et social. C’est ce qu’il dit au sortir de la crise européenne, de décembre 1840, dans « cet avertissement au pays », qui est une de ses œuvres les plus viriles et les plus fortes. D’où vient la faiblesse de la France, au dehors ? De sa faiblesse au dedans. « Jamais la France n’a pu nourrir tant de bras ; jamais elle n’a compté pour si peu de chose dans le monde. Pourquoi cela ? Parce que, si le corps de l’État est fort, l’âme qui régit tout cela est débile ; parce que si la politique extérieure est ruineuse, c’est que la politique intérieure l’est au même degré ; que l’une est la conséquence de l’autre ; qu’on ne peut blâmer ou approuver la première sans blâmer ou approuver la seconde ; qu’en un mot, si le pays ne se relève pas de 1815, c’est qu’en 1840 son plus grand mal est au dedans. »

Et son mal c’est que son développement politique et social est arrêté et comme noué. La France s’attarde dans une combinaison d’oligarchie bourgeoise qui n’a ni la force des grandes aristocraties traditionnelles, ni la force des grandes démocraties. La bourgeoisie s’est constituée en un étroit pays légal. Elle a exclu le peuple du droit et du pouvoir. Sur cette base étriquée elle se tient immobile, en un équilibre laborieux et tremblant, et elle n’ose plus risquer un geste par peur de tomber à droite ou à gauche. Au dehors, elle n’a ni la sympathie des gouvernements aristocrates, ni la sympathie des peuples : « Les aristocraties de l’Europe vous trouvent trop démocrates pour s’allier à vous, et les peuples trop aristocrates pour vous tendre la main. Que la démocratie s’organise, que la bourgeoisie ouvre au peuple le droit et le pouvoir, alors, si les prolétaires ne deviennent pas bourgeois à leur tour, par l’étroitesse des égoïsmes et la bassesse des appétits, toute la nation, unie et fière, attirera à elle l’âme des peuples.

« La question qui s’agite aujourd’hui entre la démocratie française et les aristocraties européennes a déjà été débattue, dans un autre ordre de civilisation, entre Athènes et Sparte. Quelle fut alors la pensée constante des hommes d’État athéniens ? Ils associèrent et attachèrent à leur cause tous les peuples qui avaient avec le leur une conformité naturelle d’institutions, de goût, de lois, d’esprit public ; ils rangèrent en bataille, autour d’Athènes, les démocrates contre les autocrates qui, de leur côté, s’étaient coalisés autour de Sparte. Que la France demeure vraiment démocrate, et qu’elle ait pour alliées dans le monde toutes les forces de démocratie.

J’entends bien que dans cette affirmation démocratique Quinet reste plein de méfiance à l’égard du socialisme, du communisme. Mais qu’importe si le prolétariat a le moyen légal et certain de se développer, de s’éclairer, de dissiper le préjugé et en lui et hors de lui ? J’entends bien aussi qu’il reste en cette volonté de démocratie une arrière-pensée de primauté, un orgueil de protectorat moral exercé par un peuple sur d’autres peuples : les alliés d’Athènes n’étaient pas des égaux, et c’est pour mieux assurer le développement national au-delà même des limites marquées sans doute par la sagesse, que Quinet adjure la France de se donner la vigueur et le ressort d’un principe. Il fait appel à ses énergies, à sa force expansive, à ses ambitions d’ordre économique, à sa passion de la grandeur. Mais, enfin, il a été conduit par la réflexion à renverser les termes du problème. Toute l’heure, en pleine tourmente et devant la coalition européenne, il proclamait que le problème du dedans ne pouvait être résolu qu’au dehors, qu’avant de conquérir la liberté intérieure et la démocratie, la France devait assurer, par un élargissement de ses frontières, son indépendance extérieure. Maintenant, au contraire, c’est par le dedans que doit être résolu le problème du dehors ; c’est par le développement de la démocratie que doit être assurée la vie de la France, son indépendance et son action dans le monde. Il reconnaît donc, par là même, implicitement, que la démocratie peut être fondée dans les limites actuelles de la France. La liberté intérieure n’a plus pour condition un agrandissement préalable du territoire. De plus, si c’est dans la sympathie des peuples que la France cherche sa sécurité, quel besoin aura-t-elle de demander cette sécurité à une guerre de conquête, à la prise de possession de Mayence ? Enfin, si elle devient démocratie pour éveiller, par son exemple, les forces de démocratie dormant encore dans le monde, comment pourrait-elle troubler ce difficile travail, cette délicate éclosion, en déchaînant à travers les multitudes humaines l’orage des conflits guerriers ? Toutes les énergies impatientes, toutes les fiertés inemployées qui risqueraient de s’exaspérer en entreprises guerrières, seront à la fois exaltées et satisfaites par une grande œuvre de justice dans la paix. Ainsi, la démocratie, par sa seule idée, épure la passion nationale et donne, dans les âmes, une forme nouvelle à la passion antique de la grandeur.

Si donc en 1848, la Révolution avait décidément triomphé par la pleine victoire de la démocratie en France et en Allemagne, les deux peuples, malgré les rancunes et les haines du passé, auraient scellé sans doute le pacte d’alliance définitive. Je sais bien que les émotions de 1840 avaient ranimé dans les cœurs les souffrances et les haines. Je sais que la République française aurait pu se laisser tenter encore aux ambitions de conquête, et couvrir peut-être d’un prétexte de propagande et d’un splendide manteau de Révolution l’orgueil séculaire de la force. Je n’oublie pas non plus les déclamations passionnées qui, dans l’Église Saint-Paul, au Parlement de Francfort, saluèrent la grande patrie allemande, et revendiquèrent pour elle l’Alsace et la Lorraine. Mais je vois, par l’exemple de Quinet lui-même, que les deux démocraties auraient pu, par un retour de pensée, réprimer les excitations imprudentes et contenir les rêves mauvais. L’œuvre était assez grande d’assurer dans l’unité française maintenue, dans l’unité allemande constituée, révolution de la République démocratique et sociale. Les deux nations, libérées des puissances d’absolutisme et d’oligarchie, et sollicitées au libre développement indéfini de leurs énergies intérieures, auraient-elles sacrifié ou compromis ce magnifique effort pour se disputer des lambeaux de territoire, pour coudre à la France les provinces allemandes de la rive gauche du Rhin, pour coudre à l’Allemagne, l’Alsace et la Lorraine ? En vérité, je ne le pense pas. La folie eût été trop manifeste et les prétextes auraient fait défaut. Mais la Révolution européenne avorte dans les deux pays. La liberté est supprimée en France par le coup d’État napoléonien. La démocratie y est déchirée d’abord par la guerre civile des classes, puis falsifiée par le plébiscite, et une horrible contrefaçon césarienne de souveraineté nationale se substitue à la démocratie loyale et vraie. L’Allemagne, après une grande espérance d’unité et de liberté, retombe divisée et serve, sous le joug de puissances multiples. Du même coup, le malentendu entre les deux peuples s’aggrave, toutes les blessures anciennes s’élargissent et s’enveniment. D’une part, la France ne peut plus avoir un respect profond pour les autres nations, ayant perdu le respect d’elle-même. Comment un peuple aurait-il le souci de la dignité et de l’indépendance d’autrui, lorsque lui-même lâchement, par imbécillité de cœur et d’esprit, et pour sauvegarder des intérêts de classe qui n’étaient même pas menacés ou qui ne l’étaient que d’une évolution régulière et lente il a aliéné aux mains d’un prétendu sauveur son indépendance propre et sa dignité ? Son idéalisme orgueilleux et généreux sera désormais rapetissé en une vanité ombrageuse et jalouse. S’il intervient dans les affaires des autres nations, ce sera avec la secrète bassesse d’âme d’un valet associé aux bonnes fortunes de son maître. Ou il essaiera de réprimer la croissance naturelle et légitime des peuples voisins, pour sauver un misérable prestige et parce que, n’ayant plus en lui-même le principe de la vraie grandeur, il sera obligé de chercher dans l’abaissement systématique de ses « rivaux », un simulacre de grandeur fausse et une sordide consolation de sa fierté déchue. Ou bien, s’il affecte d’aider les autres peuples à se libérer, ce sera pour appliquer au dehors la contrefaçon révolutionnaire dont le césarisme a fait la loi du dedans, et il n’affranchira les nations voisines que dans les limites du caprice et de l’intérêt de son César, faisant ainsi d’un bienfait étriqué, égoïste et servile, une nouvelle chaîne de servitude. La voie est donc ouverte à la France de toutes les aventures, de tous les mensonges, de toutes les entreprises contre le droit des nations.

D’autre part, l’Allemagne est doublement sollicitée à la guerre.

L’avènement d’un Napoléon réveille en elle tous les souvenirs des invasions et des dominations de jadis ; déjà troublée et irritée en 1840, elle regarde maintenant vers le Rhin, après 1852, avec une inquiétude constante et une défiance désormais incurable. Et en même temps, le douloureux échec de l’entreprise à la fois nationale et démocratique de 1848, l’avortement misérable de ce Parlement élu par la nation et qui n’a pu combattre la réaction, l’induit à attendre de la force militaire l’unité nationale et le salut national. La monarchie prussienne a refusé de collaborer avec la démocratie et le suffrage universel, c’est-à-dire avec la Révolution, pour créer l’Allemagne unie dans la liberté. Faudra-t-il donc que le peuple allemand désespéré et meurtri, abandonne à jamais son rêve d’unité et reste livrée toutes les surprises, à toutes les violences du dehors ? Plutôt que de se résigner au chaos éternel et à l’impuissance éternelle, il acceptera d’être sauvé par la Prusse militaire si seulement elle consent à une contrefaçon de démocratie qui soit comme la réplique de la contrefaçon napoléonienne. Ainsi les deux nations qui, à l’état de vérité démocratique se seraient réconciliées et apaisées, ne seront plus que deux mensonges vivants, deux contrefaçons de démocratie se heurtant par la violence et la ruse. De la contre révolution européenne de 1849 et 1850 sortira la fatalité de la guerre. La défiance de l’Allemagne à l’égard de la France napoléonienne est si grande qu’en 1859, au moment Napoléon III aide Cavour à débarrasser l’Italie de la domination autrichienne, une partie de l’opinion allemande s’imagine qu’il ne combat l’Autriche que pour humilier et briser la puissance allemande et qu’il combat sur le Pô les soldats autrichiens pour aller ensuite combattre, au delà du Rhin, les soldats de la Confédération. Et ce ne sont pas des chauvins bornés qui expriment ces craintes ou du moins ils ne sont pas seuls à les ressentir. Le grand communiste et internationaliste, l’homme dont le regard était habitué à l’horizon universel et qui admirait passionnément la force révolutionnaire de la France, Marx, annonçait que Napoléon III serait bientôt sur les bords du Rhin, et il pressait l’Allemagne de se soulever toute entière pour prévenir l’invasion imminente et sauver toute la race allemande au point où elle était d’abord menacée. Il ne faisait point fi de la liberté italienne mais il disait que, délivrée par un Napoléon, l’Italie ne ferait que changer de maître. Lassalle n’approuvait point la tactique de Marx. Il disait qu’il serait impossible de provoquer en Allemagne un mouvement national en faveur de l’Autriche. Mais il prévoyait, comme Marx, que Napoléon viendrait assaillir l’Allemagne sur le Rhin après avoir attaqué l’Autriche sur le Pô, et il voulait que la démocratie allemande attendit ce choc direct de l’envahisseur pour organiser une guerre nationale d’où pourrait sortir la liberté nationale. Ce que n’avait pu produire le grand mouvement de 1815, le mouvement de 1859 le produirait, et dans une lutte décisive contre un Napoléon, le peuple allemand secouerait à la fois toute menace de tyrannie étrangère et toute tyrannie intérieure.

Ainsi s’accordaient au fond, malgré de vives contrariétés de tactique immédiate, les deux grands esprits du socialisme allemand. Quant à la Prusse, elle hésitait. Laisser les armées de Napoléon aller jusqu’à Vienne et projeter l’ombre de l’invasion sur l’Allemagne du Sud, c’était perdre toute autorité morale en Allemagne. Mais aller au secours de l’Autriche c’était s’exposer à fortifier celle-ci à prolonger le dualisme qui réduisait l’Allemagne à l’impuissance. Cette guerre n’aurait eu une signification vaste, elle n’aurait fait de la Prusse le chef moral de l’Allemagne que si la Prusse avait promis à l’Allemagne, comme prix de la victoire commune, la pleine unité dans la pleine liberté, une représentation nationale souveraine. La Prusse n’osa pas ressusciter cette Constitution de 1849 qu’elle avait traîtreusement ruinée. Le prince de Hohenlohe a noté, dans son journal, à la date du 17 février 1859, ces hésitations de la Prusse. « Le cabinet prussien désire maintenir la paix, parce qu’il n’a aucun goût de commencer une guerre nationale qui ne pourrait finir et bien finir que par une paix nationale, et qui autoriserait la nation pour prix de son concours à former des espérances dont la réalisation serait incommode. Elle se donne donc beaucoup de mal pour remettre en train le concert européen, mais elle se heurte : 1o à l’incalculabilité de Napoléon ; 2o à l’incapacité politique, à la perversité et au mensonge de l’Autriche, etc. »

La Prusse se borna donc, quand la lutte eut éclaté, à surveiller les événements et à arrêter Napoléon avant qu’il marchât sur Vienne et qu’il envahît ainsi le cœur de l’Allemagne. Pour ceux des Allemands, tous les jours plus nombreux, qui aspiraient à la grande unité nationale c’était une déception de plus. Mais bientôt la période des incertitudes et des défaillances allait être close ; et M. de Bismarck, appelé par le roi à la présidence du ministère prussien, donnait à l’Allemagne et au monde, par tous ses actes gouvernementaux, par son attitude dans l’affaire des duchés, par la vigueur provocatrice avec laquelle il obligeait l’Autriche à la guerre, cette impression très nette qu’il y avait désormais une volonté forte au service d’une politique décisive. Cette politique c’était de constituer l’Allemagne comme une nation par l’exclusion de l’Autriche et de l’unir sous la direction de la monarchie prussienne ; pour réaliser ce dessein, tous les moyens lui étaient bons. Les tendances des hommes, les doctrines, les systèmes, tout n’avait à ses yeux de valeur et de sens que par rapport à ce but. Il était tout disposé à refouler les prétentions libérales, à fausser et à briser le mécanisme constitutionnel quand le Parlement lui refusait ou lui marchandait les crédits nécessaires à l’organisation de l’armée offensive dont il avait besoin. Il était disposé aussi, « la Révolution étant une force », à exciter dans le peuple allemand les souvenirs et les espérances révolutionnaires, si cet appel à la Révolution était la condition du succès dans la lutte pour l’unité allemande et pour l’hégémonie prussienne. Il frappe le grand coup de Sadowa, exclut l’Autriche de la Confédération germanique, incorpore à la Prusse le Hanovre, la Hesse, Francfort, il constitue avec tous les États allemands, au-dessus de la ligne du Mein, la Confédération du Nord où la Prusse est souveraine, et il se prépare, par de patientes manœuvres ou de brusques entreprises, à envelopper les États du Sud dans la Confédération élargie.

C’est ici que commence, c’est ici tout au moins que se précise la responsabilité de la France. C’est ici que se noue le terrible drame de 1870. Quelle devait être devant cette entreprise de la Prusse, créant et préparant l’unité allemande, l’attitude de la France ? Son devoir absolu était de respecter la liberté de ce mouvement, et même de l’encourager sinon par une coopération effective au moins par une sincère et visible sympathie. Pourquoi ? C’est d’abord que la France était tenue à réparer envers l’Allemagne les violences, les crimes, les abus de pouvoir du passé. Longtemps elle avait abusé de sa force pour tenir l’Allemagne en sujétion par le morcellement systématique de ses forces. Au traité de Westphalie elle l’avait réduite en une poussière d’États, et dans cette poussière elle avait marqué sans cesse, en des invasions répétées, l’empreinte de son pied. Despotisme de Louis XIV, despotisme de la Révolution, despotisme de Napoléon Ier, l’Allemagne avait tout subi. Puisque maintenant une chance s’offrait à elle de se constituer, de devenir une nation, la France ne pouvait, sans un attentat contre le droit, lui dérober cette chance, et une fois de plus faire avorter son espoir. Or, il y eut en France, contre l’Allemagne en formation, une coalition presque universelle des ignorances, des vanités, des jalousies. L’Empire et les adversaires de l’Empire (ou du moins beaucoup d’entre eux) rivalisèrent d’égoïsme étroit et aveugle. Ce fut le crime d’une nation contre une autre. Dès la première heure du drame la politique du gouvernement impérial fut toute d’hostilité sournoise et cupide, d’ambiguïté, de fourberie. D’abord l’Empereur et ses diplomates croyaient au succès de l’Autriche et ils se proposèrent tout ensemble de seconder et de limiter la victoire autrichienne et d’exploiter à la fois l’Autriche victorieuse et la Prusse vaincue. Le traité secret conclu entre la France et l’Autriche le 10 juin 1866, quelques jours avant la déclaration de guerre et par les soins de l’ambassadeur français à Vienne, M. de Gramont, est tout un enchevêtrement de combinaisons contre le droit. L’article 1er disait : « Si la guerre éclate en Allemagne, le Gouvernement français s’engage vis-à-vis du Gouvernement autrichien à conserver une neutralité absolue et à faire tous ses efforts pour obtenir la même attitude de l’Italie. »

Ainsi l’Empereur allait essayer de lier les mains de l’Italie, pour que la Prusse ne fût pas servie par la diversion italienne et que, destituée d’alliés, elle succombât plus sûrement. Il est vrai que l’Italie, elle, ne sera pas frustrée de son espérance qui est de mettre la main sur la Vénétie. Car, par l’article 2, le traité stipule : « Si le sort des armes favorise l’Autriche en l’Allemagne elle s’engage à céder la Vénétie au Gouvernement français au moment où elle concluera la paix. »

Donc, même si l’Autriche est victorieuse, elle cédera la Vénétie à la France qui, naturellement, la passera à l’Italie. Et sans doute l’Empereur comptait sur cette tentation pour décider à la neutralité le Gouvernement italien ; car pourquoi celui-ci se risquerait-il à la guerre si la paix doit lui procurer avec certitude le bénéfice d’une guerre heureuse ? Au fond, pour l’Italie, c’était un piège.
GAMBETTA À TOURS




D’abord il n’y a pas d’émancipation possible pour un peuple sans un grand effort moral. Quiconque pour s’affranchir ne compte que sur l’étranger est encore et toujours esclave. L’Italie avait pu sans humiliation accepter en 1859 le concours de la France parce qu’elle-même luttait de tout son cœur ; mais cette coopération même avait jeté une ombre sur sa victoire. Que serait-ce si, restant immobile et inerte, elle recevait la Vénétie comme une proie abattue pour elle par un autre chasseur ? Et quelle autorité aurait-elle le lendemain, en face de l’Autriche victorieuse qui lui aurait jeté la Vénétie comme le pourboire de son inaction ? Si l’Italie avait accepté ce traité et consenti sous ces conditions, la neutralité que Napoléon s’engageait à solliciter d’elle, c’était pour elle un suicide moral, c’est-à-dire un suicide national. Quelle garantie aura-t-elle que l’Autriche victorieuse de la Prusse, maîtresse de l’Allemagne, ne reviendra pas, par des procédés indirects ou mieux par une prompte violation de contrat, sur cette cession de la Vénétie ? Une note ajoutée au traité précise en effet : « Le Gouvernement français stipulera les clauses restrictives relativement au port de Venise, afin que ce port ne soit pas disposé de manière à menacer les côtes et la marine italiennes. »

C’est donc une Vénétie tronquée et désarmée, c’est presque une Vénétie sans Venise qui sera remise à l’Italie, et que d’occasions de conflits, que de prétextes à discussion et à revendication : L’Italie aurait été dans la situation du pauvre qui ayant reçu une aumône, la discute et s’empresse à dire que ce n’est pas assez. Ce n’est pas tout ; un autre article dans ce traité calculé pour compléter l’Italie en prévoit le déchirement et la dispersion.

« Si, par suite des événements de la guerre ou autrement, il se produisait en Italie des mouvements spontanés de nature à détruire l’unité italienne, le Gouvernement français n’interviendra ni par la force ni autrement pour la rétablir ; et laissera les populations maîtresses de leurs mouvements. Il est entendu qu’il ne se produira non plus aucune intervention étrangère. » Spontanés : mais qui empêchera l’Autriche de fomenter le soulèvement des papistes, de la clientèle cupide des petites royautés déchues ? Elle le pourra d’autant mieux, qu’elle ne cède la Vénétie à la France et, par elle à l’Italie, que si l’Italie s’abstient. Mais si l’Italie prend part à la guerre, et si l’Autriche est victorieuse en Italie, elle peut garder la Vénétie, et de là, provoquer en Italie des agitations autrichiennes, et c’est avec la garantie, c’est sous la responsabilité de la France que se produira cette rechute du peuple italien dans le chaos ancien et la servitude ancienne.

Il n’y avait donc pour l’Italie, en ce traité, que déshonneur et déception. Pour l’Allemagne aussi, il était plein de péril ; seconder l’Autriche en cette épreuve décisive, c’était travailler contre l’unité allemande, que l’Autriche, puissance à demi-slave, ne pouvait accomplir. L’Autriche ne pouvait dominer l’Allemagne qu’en y maintenant la division : et à ce moment de l’histoire, la défaite de la Prusse était la défaite de l’unité allemande.

Du reste, si l’Autriche avait été tentée de profiter de sa victoire sur la Prusse pour réaliser de Vienne l’unité allemande qui ne pourrait plus se réaliser de Berlin, le traité le lui interdisait : « Si le sort des armes favorise l’Autriche en Allemagne, le Gouvernement français sanctionnera tout accroissement territorial conquis par l’Autriche pourvu qu’il ne soit pas de nature à troubler l’équilibre de l’Europe en établissant une hégémonie autrichienne qui unirait l’Allemagne sous une seule autorité. » L’Autriche se proposait sans aucun doute de défaire l’œuvre de Frédéric II, de reprendre sur la Prusse la Silésie et d’indemniser avec des territoires prussiens, sans doute avec les provinces rhénanes, les princes de la maison impériale dépossédés en Italie, notamment le grand-duc de Toscane, en faveur desquels le traité prévoyait en effet des compensations territoriales hors de l’Italie. C’était ramener la Prusse à n’être plus qu’un État de troisième rang comme la Saxe ou la Bavière, et c’était condamner à jamais l’unité allemande qui ne se ferait ni par la Prusse ni par l’Autriche. Celle-ci serait la suzeraine d’une féodalité allemande inconsistante et lâche, toute dévorée de menues intrigues et de basses jalousies. M. Ollivier ose dire que ce traité fût « habilement négocié » par M. de Gramont. Oui, si le rôle de la France était d’assurer, au mépris du droit des nations et contre la civilisation moderne la victoire de l’absolutisme autrichien et de l’absolutisme romain, la domination du Vatican et de la cour de Vienne sur une Italie humiliée et disloquée, sur une Allemagne émiettée, sur une France serve de ces combinaisons détestables et définitivement livrée aux influences autoritaires et cléricales. En ce sens, le réacteur de Gramont avait bien travaillé. Mais le mauvais coup ne réussit pas. L’Italie ne se laissa pas tenter et elle entra dans la lutte. La Prusse écrasa l’Autriche le 4 juillet sur le champ de bataille de Sadowa. Ce crime avorté n’en est pas moins un crime : et la France, responsable malgré tout du pouvoir qu’elle subissait avec une complaisance servile n’aura pas le droit, quand les comptes des nations se régleront selon la justice, de rejeter de son histoire ce triste attentat. Après la foudre de Sadowa, l’Empereur intervient, mais dans quel esprit ? L’Autriche lui demande d’imposer sa médiation, et elle lui remet la Vénétie. Que va-t-il faire ? S’il avait eu le sens du droit des nations, comme du véritable intérêt de la France, il aurait permis à la Prusse de tirer parti de sa victoire pour constituer enfin la nation allemande : et il se serait borné, pour tenir envers l’Autriche l’engagement moral qui résultait du traité du 10 juin, à demander à la Prusse d’épargner à l’Autriche l’humiliation d’une entrée à Vienne et toute amputation de territoire. Précisément, M. de Bismarck, luttant contre l’entrainement des passions militaires, avait la sagesse d’arrêter lui-même et de limiter sa victoire. Il ne voulait ni marcher sur la capitale autrichienne ni enlever à l’Autriche un pouce de terre. Qu’elle consentît seulement, étant une puissance mixte, à laisser les puissances purement allemandes débattre avec la Prusse victorieuse les conditions de l’unité allemande. Mais non : le Gouvernement impérial, menaçant la Prusse d’une attaque de flanc, tente de prolonger l’antique désordre de l’Allemagne ou d’arracher à la Prusse par le chantage des lambeaux du territoire allemand. Notre ambassadeur à Berlin, M. Benedetti, eut ordre de se rendre au camp prussien pour avertir la Prusse que la France, en retour de sa neutralité, exigerait la rive gauche du Rhin jusques y compris la forteresse de Mayence.

Dans les premiers jours d’août, M. Benedetti soumit à M. de Bismarck, à Berlin, un projet de traité en ce sens. C’était une démarche comminatoire ou du moins il était impossible qu’elle n’eût pas ce caractère aux yeux de M. de Bismarck. M. de Bismarck a raconté les faits au Parlement allemand et il a forcé les traits selon sa manière grossissante et brutale. « Après le 6 août 1866, je vis entrer l’ambassadeur de France dans mon cabinet tenant un ultimatum à la main nous sommant ou de quitter Mayence ou de nous attendre à une déclaration de guerre immédiate. Je n’hésitai pas à répondre : « Bien, alors nous aurons la guerre. » Ce fut télégraphié à Paris. Là on raisonna, et l’on prétendit ensuite que les instructions reçues par l’ambassadeur de France avaient été arrachées à l’empereur Napoléon pendant une maladie. » M. Benedetti conteste ce récit. Il n’y a pas eu menaces, il n’y a pas eu ultimatum, et il en donne comme preuve le texte même de la lettre adressée par lui au ministre prussien : « Mon cher président, en réponse aux communications que j’ai transmises à Paris, je reçois de Vichy le projet de convention secrète que vous trouverez ci-joint en copie. Je m’empresse de vous en donner connaissance, afin que vous puissiez l’examiner à votre loisir. Je suis, du reste, à votre disposition pour en conférer avec vous quand vous jugerez le moment venu. » Mais en réalité, qu’importe au fond que M. Benedetti ait bien voulu laisser à M. de Bismarck quelques jours d’examen ? L’essentiel, c’est que M. Benedetti savait, et par lui le gouvernement de l’Empire, qu’il était impossible d’obtenir cette cession de la Prusse sans lui faire violence. À la veille même de la guerre, dans les premiers jours de juin, l’Ambassadeur français avait entretenu M. de Bismarck des demandes de compensation éventuelles de la France, et à ce moment même où M. de Bismarck avait un si grand intérêt à s’assurer par les plus larges concessions la neutralité de la France, il avait signifié qu’il ne céderait jamais un pouce de terre allemande, au moins sur les bords du Rhin. C’est ce que M. Benedetti lui-même écrit à son ministre le 4 juin, après un entretien avec M. de Bismarck. « J’ai relevé de ce qu’il m’a dit, que le Roi se refuse toujours à admettre qu’il pourrait être conduit à céder une portion du territoire actuel de la Prusse. Suivant Sa Majesté, au dire du moins de M. de Bismarck, la compensation qu’il pouvait y avoir lieu d’offrir à la France devrait être prise partout où l’on parle français à la frontière. Le président du Conseil aurait lui-même fait remarquer à son souverain que, pour disposer de ces territoires, il faudrait d’abord les conquérir. Il a échappé cependant au Président du Conseil de dire que « si la France revendiquait Cologne, Bonn et même Mayence, il préférait disparaître de la scène politique plutôt que d’y consentir. » Il essaie d’amuser la convoitise de la France en lui faisant entrevoir la possibilité, d’ailleurs bien incertaine, d’un arrangement avec les territoires de la Moselle, avec le Luxembourg, mais pour les régions rhénanes refus absolu ; même à cette minute tragique où l’habileté de la France peut faire sombrer tous les desseins de la Prusse et de M. de Bismarck. Quand l’empereur Napoléon a publié sa lettre du 11 juin à Drouyn de Luys où il déclare « qu’il repoussera toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne sera pas rompu », et où il semble annoncer ainsi qu’après la victoire de l’un ou l’autre combattant il réclamera des compensations, M. Benedetti signale à son gouvernement l’émotion de la Prusse et de toute l’Allemagne, « Ce document, dit-il dans sa dépêche du 15 juin, a produit à Berlin la plus vive impression et il est en ce moment l’objet de tous les entretiens. Je dissimulerais ce qui m’en revient, si je ne disais à Votre Excellence qu’il a éveillé dans l’opinion publique un véritable sentiment d’appréhension. Personne ici ne pouvant s’empêcher de prévoir que la guerre ne saurait laisser la situation territoriale de l’Allemagne dans son état actuel et considérant qu’elle resterait infructueuse pour la France s’il n’en devait résulter pour elle aucune acquisition, on conclut du langage de l’Empereur que Sa Majesté est fermement résolue, dès à présent, à revendiquer pour la France des compensations équivalentes. Or, il ne vient à l’esprit de personne de penser que nos frontières puissent être reculées au préjudice de puissances limitrophes qui n’auraient pas pris part à la lutte, ce serait donc, ajoute-t-on, des provinces allemandes qu’il faudra céder à la France et cette prétention soulève dans la presse et dans les rangs des adversaires du cabinet prussien, les récriminations les plus énergiques. . . La doctrine, qui représente l’Allemagne comme une puissance unique et libre de se constituer à son gré, aveugle les esprits les moins prévenus, et ils repoussent avec indignation toute idée de transaction qui entraînerait la perte d’une portion quelconque du territoire. »

Quelques jours plus tard, après Sadowa, Benedetti pourchassant M. de Bismarck jusque dans le camp prussien et allant le traquer dans sa victoire, se heurte à la même résistance désespérée. D’après les notes et dépêches de ce moment, que l’historien allemand Sybel a eues sous les yeux, M. de Bismarck déclare, le 7 août, à notre ambassadeur :

— Pourquoi voulez-vous nous jouer ce tour ? Vous devez bien savoir que pour nous la cession d’une terre allemande est une impossibilité. Si nous nous y décidions, nous aurions, malgré tous nos triomphes, fait banqueroute. Peut-être pourrait-on trouver d’autres moyens de vous satisfaire ; mais si vous persistez dans vos exigences, nous emploierons — ne vous y trompez pas — tous les moyens ; non seulement nous ferons appel à toute la nation allemande, mais nous concluerons la paix avec l’Autriche à n’importe quelle condition, nous lui abandonnerons toute l’Allemagne du Sud ; et alors, tous unis, nous irons sur le Rhin avec huit cent mille hommes et nous vous prendrons l’Alsace.

— Quoi ! s’écria Benedetti, vous pensez que l’Autriche fera la paix avec vous si nous marchons contre vous ?

Bismarck lui dit : Ce n’est pas une pensée nouvelle ; si donc vous allez à Paris, mettez votre Gouvernement en garde contre une guerre qui pourrait être redoutable.

— Je le ferais volontiers, répondit l’ambassadeur, mais ma conscience m’oblige à déclarer à Paris, à l’Empereur, que s’il n’obtient pas une cession de territoire il est exposé, avec sa dynastie, au péril d’une révolution.

— Soit ; mais ajoutez qu’une guerre née de pareils motifs pourrait bien être conduite par des moyens révolutionnaires : et en face d’un péril révolutionnaire les dynasties allemandes seraient plus solidement fondées que celle de l’empereur Napoléon III.

Ce n’est point par Benedetti que nous savons le détail de cette entrevue dramatique de Nikolsbourg. Lui qui, dans son livre : Ma Mission en Prusse, cite si largement toutes les dépêches qui peuvent prouver sa modération et sa clairvoyance, il s’abstient de reproduire la lettre où il racontait à son Gouvernement sa démarche auprès du ministre prussien. Peut-être laissait-elle trop voir combien il avait encouragé à cette date les prétentions si imprudentes du Gouvernement français. Il avoue cependant qu’il avait approuvé cette politique de compensation :

« En présence des importantes acquisitions que la paix assurait au Gouvernement prussien, je fus d’avis qu’un remaniement territorial était désormais nécessaire à notre sécurité. »

Et surtout il avertissait le Gouvernement que la résistance obstinée de la Prusse ne pourrait être vaincue que par la plus énergique pression.

« Je n’ai rien provoqué, explique-t-il, j’ai encore moins garanti le succès ; je me suis seulement permis de l’espérer, pourvu que nous fussions en mesure de montrer que nous étions disposés à l’exiger, pourvu, en un mot, que notre langage fût ferme et notre attitude résolue, ainsi que M. Drouyn de Lhuys a résumé lui-même mes appréciations et la condition à laquelle je subordonnais le résultat de notre démarche. »

Donc, quand le 7 août, c’est-à-dire après trois tentatives infructueuses, M. Benedetti revient à la charge une quatrième fois et apporte à M. de Bismarck le projet de traité qui stipulait la cession à la France de la rive gauche du Rhin, ou cette démarche n’avait aucun sens, ou c’était une sommation. Elle était d’autant plus menaçante que la paix définitive avec l’Autriche n’était pas encore signée. Que devenait à ce moment, dans la pensée de la France, le droit des peuples ? En vertu de quel titre allait-elle mettre la main sur ces régions rhénanes qui avaient été incorporées à la France pendant vingt-cinq ans par la conquête révolutionnaire et napoléonienne, mais qui n’avaient pas demandé leur annexion à notre pays. Il n’était même pas question, dans le projet de traité, de leur demander leur consentement. L’Empereur, dans sa lettre du 11 juin, avait dit : « Nous ne pourrions songer à l’extension de nos frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance, et si les provinces limitrophes demandaient, par des vœux librement exprimés, leur annexion à la France ». Qui parlait encore de cela ? Et, en vérité, le Gouvernement de l’Empereur faisait bien de renoncer à ce simulacre de consultation, à cette comédie. Qu’auraient pu les peuples et comment auraient-ils pu traduire vraiment leurs pensées le jour où ils seraient livrés par une grande nation militaire à une autre grande nation militaire ? Il y a, hélas ! dans cette seule tentative, une violence à la charge de la France, un attentat contre le droit analogue à celui que, quatre ans plus tard, la Prusse consomma contre l’Alsace et la Lorraine.

Ce n’est pas tout : à peine la France, devant le refus brutal de M. de Bismarck, renonce-t-elle à la rive gauche du Rhin, qu’elle élève une prétention nouvelle, plus injustifiable encore. Cette fois, ce n’est plus M. Drouyn de Lhuys, c’est M. Rouher qui la formule. M. de Bismarck, ayant laissé entendre, aux heures critiques, et pour calmer un peu les impatiences françaises, que la France pouvait se dédommager avec des territoires de langue française, la diplomatie de l’Empire se jette sur cette amorce, et M. Benedetti est chargé de soumettre à M. de Bismarck, le 15 août, un projet de traité vraiment monstrueux qui livre à la France la Belgique, restée pourtant tout à fait en dehors du conflit :

« Article premier. — S. M. l’Empereur des Français admet et reconnaît les acquisitions que la Prusse a faites à la suite de la dernière guerre.

« Art. 2. — S. M. le Roi de Prusse promet de faciliter à la France l’acquisition du Luxembourg.

« Art. 3. — S. M. l’Empereur des Français ne s’opposera pas à une union fédérale de la Confédération du Nord avec les États du midi de l’Allemagne, à l’exception de l’Autriche, laquelle union serait basée sur un Parlement commun, tout en respectant dans une juste mesure la souveraineté des États.

« Art. 4. — De son côté, le Roi de Prusse, au cas où S. M. l’Empereur des Français serait amené par les circonstances à faire entrer ses troupes en Belgique ou à la conquérir, accordera le concours de ses armes à la France.

« Art. 5. — Pour assurer l’entière exécution des dispositions qui précèdent, S. M. le Roi de Prusse et S. M. l’Empereur des Français contractent par le présent traité une alliance offensive et défensive. »

Quel titre aura désormais la France impériale pour dénoncer les « entreprises ambitieuses » de la Prusse ? De quelle front pourra-t-elle faire appel au droit des nations ? Sans doute c’est à l’insu du Corps législatif, c’est à l’insu de la France que ces combinaisons étaient tentées, mais quand un peuple par égoïsme ou par peur s’est réfugié dans la toute puissance d’un homme, quand il n’a opposé à la violence d’un coup d’État qu’une molle résistance, quand il l’a ratifiée par un plébiscite, consacrée par toute une série d’élections serviles, il est responsable des actes de ce maître ou de l’entourage auquel ce maître lui-même est livré. D’ailleurs, si la France bonapartiste avait été avertie de ce marché, éblouie sans doute par une fausse image de grandeur, elle n’aurait protesté qu’à demi. Malgré tout le secret des chancelleries, ces négociations avaient percé et plusieurs orateurs y firent allusion dans le grand débat de mars 1867 et la majorité du Corps législatif marqua par son attitude qu’elle n’entendait pas désavouer la politique d’annexion.

Quand M. Émile Ollivier la combattit, quand il déclara : « Pas plus que les provinces rhénanes, la Belgique ne veut en ce moment devenir française », il fut accueilli par ces « mouvements divers », où se marque la désapprobation confuse d’une assemblée. Et contre M. Jules Favre se déchaîna un orage : comme il disait : « Quant à un agrandissement politique, la France le repousse. »

— Parlez pour vous, lui cria M. de Cassagnac. Et la Chambre ne se solidarisa point avec Jules Favre.

Il poursuivit : — La France le repousse parce que toutes les annexions portent en elles l’hostilité de la patrie mère à laquelle ces annexions sont arrachées, parce qu’à l’heure où nous sommes, avec les grandes conquêtes du génie humain, quand c’est la force morale qui conserve les empires, quand la vapeur et le télégraphe règnent sur le monde… (Interruptions prolongées.)

Cassagnac : — C’est la théorie de la poltronnerie que vous exposez là.

— Si on proposait au cabinet ces annexions, les repousserait-il ? Déclarerait-il que la Belgique ne sera jamais envahie ? Que l’État du Luxembourg ne sera jamais menacé et que nous devons rester dans les limites de nos frontières. (Bruyantes interruptions.)

Cassagnac : — C’est une honte. C’est l’ignominie de l’abdication ».

Hélas ! la responsabilité morale de la France est engagée dans cette politique de violence sauvage ; et si le traité proposé le 15 août à la Prusse avait pu aboutir, le coup de force et de traîtrise commis contre la Belgique aurait été acclamé. Mais quelle ineptie de penser que la Prusse allait s’exposer à la guerre avec le peuple anglais pour assurer à la France la possession de la Belgique ! Il est vrai que la France donnait congé à la Prusse de franchir la ligne du Mein et d’envelopper les États du Sud dans l’unité fédérative de l’Allemagne. Mais la Prusse savait bien qu’un jour ou l’autre, servie par la force des choses qui allait à l’unité allemande, elle pourrait organiser toute l’Allemagne sous sa direction. Pourquoi aurait-elle compromis dans une aventure ce résultat certain ? Des sollicitations de la France elle ne retint qu’une chose : c’est que celle-ci ne se consolait pas de la croissance de la Prusse et de la formation de l’Allemagne et que sa jalousie exaltée cherchait partout des compensations. Triste ferment de guerre prochaine.

Mais la politique de l’Empire était aussi inconstante qu’immorale. Ce pouvoir fort était le plus faible des pouvoirs, sans cesse divisé contre lui

RENTRÉE DANS PARIS DES HABITANTS DE LA BANLIEUE
D’après un document de l’époque.



même et livré, par la volonté débile du souverain, aux influences les plus contraires. Tandis qu’au nom de l’Empereur, Benedetti demandait tantôt les provinces rhénanes, tantôt la Belgique, l’Empereur songeait qu’il allait ainsi courir de grands risques et qu’il se désavouerait lui-même en combattant en Allemagne ou en chicanant cette politique des nationalités qu’il avait partiellement servie en Italie. Dès le mois de juin, le prince Napoléon avait signalé à l’Empereur cette contradiction et tout le péril de son attitude : « On doit s’attendre à ce que M. de Bismarck, si la France le menace dans le dos, pour sa dernière carte, se présente non plus en Prussien, mais en Allemand, et soulève les passions de toute l’Allemagne en proclamant la Constitution impériale du Parlement révolutionnaire de 1849. Dans quelle situation nous placera-t-il ainsi ? Comment justifierions-nous alors une guerre contre la Prusse et contre toute l’Allemagne ? Au nom de l’équilibre européen, l’Empereur marcherait contre un peuple qui ne veut rien nous prendre et qui veut seulement, dans ses limites propres, s’organiser à son gré. L’Empereur tirera-t-il l’épée pour une guerre contre le principe des nationalités, contre les idées libérales, contre la volonté de l’Allemagne de se donner une Constitution selon ses vœux ? En l’année 1792 aussi, la coalition se forma et le duc de Brunswick lança son fameux manifeste au nom de l’équilibre européen, et pour détruire la Constitution révolutionnaire que la France s’était donnée… Quiconque désire voir l’Empereur se faire en Europe le représentant de la réaction, européenne et cléricale, doit le pousser à une alliance avec le cadavre autrichien et à une guerre contre la Prusse, l’Allemagne et l’Italie. » L’Empereur n’entendit pas d’abord ce langage, et se laissa entraîner aux déplorables démarches de juillet et août. Mais, en septembre, il renonça à la politique des annexions et, par la circulaire du 16 décembre, signée par le ministre La Valette, il signifia au monde qu’il prenait décidément son parti de la croissance de la Prusse et de l’organisation de la nation allemande. Il constatait que la France n’était point affaiblie, qu’elle n’avait plus à redouter les coalitions européennes sous lesquelles au commencement du siècle elle avait succombé, que l’Union des trois grandes Cours du Nord était brisée, que l’Autriche, écartée par la Prusse de la Confédération allemande, restait une grande puissance qu’aucun intérêt désormais ne séparait de la France, que les États des bords du Rhin, protégés maintenant par la force de l’union allemande, n’auraient plus ni crainte ni défiance, et que des relations sympathiques pouvaient s’établir entre la France et eux : qu’ainsi la France pourrait continuer en paix son évolution nationale.

« La Prusse agrandie, libre désormais de toute solidarité, assure l’indépendance de l’Allemagne. La France n’en doit prendre aucun ombrage. Fière de son admirable unité, de sa nationalité indestructible, elle ne saurait combattre ou regretter l’œuvre d’assimilation qui vient de s’accomplir et subordonner à des sentiments jaloux les principes de nationalité qu’elle représente et professe à l’égard des peuples. Le sentiment national de l’Allemagne satisfait, ses inquiétudes se dissipent, ses inimitiés s’éteignent. En imitant la France, elle fait un pas qui la rapproche de nous. L’Empereur ne croit pas que la grandeur d’un pays dépende de l’affaiblissement des peuples qui l’entourent et ne voit de véritable équilibre que dans les vœux satisfaits des nations de l’Europe. »

Quel malheur que ce manifeste n’ait point paru plus tôt ! Quel malheur surtout qu’il n’ait pas été, dès l’origine de la crise, la règle de l’action de la France ! L’historien allemand Sybel, commentant la circulaire La Valette, y voit la base d’une alliance amicale entre la France et l’Allemagne.

« C’était, dit-il, la répudiation la plus formelle de la politique traditionnelle de la France, de la politique de Mazarin et de Louis XIV, de la politique de la suprématie de la France sur l’Europe entière. Si l’Empereur avait eu la force et le courage d’appliquer avec suite les principes ainsi proclamés, il n’y aurait eu aucun obstacle de fait à l’alliance franco-allemande souhaitée par lui ; il eut été impossible au duc de Gramont et à ses amis d’enflammer la guerre de 1870 : les deux grandes nations ne seraient point en face l’une de l’autre armées jusqu’aux dents, et l’Alsace allemande serait encore aujourd’hui française. Car il est tout-à-fait vain et odieux jusqu’au ridicule de supposer qu’en cette année 1866 Bismarck ait songé à entamer les frontières françaises. Il eut été content si Napoléon s’était conformé aux termes de sa circulaire : si, comme la Russie et l’Angleterre, il avait laissé s’accomplir sans ingérence égoïste, l’unité de l’Allemagne et de l’Italie. Thiers aurait dit sans doute que c’était là une politique cosmopolite et non point française ! C’eut été, en vérité, le souci des vrais intérêts de la France, de ceux qu’elle a en commun avec toute l’Europe, et qui se seraient épanouis plus largement par l’épanouissement des peuples voisins. Ce n’est pas le caractère cosmopolite de la politique de Napoléon qui a nui à la France, c’est l’inconséquence qui a sans cesse faussé les pensées propres de Napoléon par un retour aux vieilles traditions françaises… »

Oui, la paix aurait pu être maintenue et le choc formidable des deux nations aurait été prévenu, mais à deux conditions : La première c’était que le gouvernement de l’Empire prit désormais au sérieux, absolument, définitivement les principes et la politique de la circulaire, et que le pays tout entier les comprit et les approuvât. Était-ce donc impossible ? et cet effort de raison dépassait-il les facultés de la nation ? Il n’était pas permis sérieusement de s’inquiéter pour la sûreté de la France de la croissance de la Prusse et de la constitution de l’Allemagne. La circulaire elle-même le marquait, avec précision et avec force.

« Une Europe plus fortement constituée, rendue plus homogène par des divisions territoriales plus précises, est une garantie pour la paix du continent, et n’est ni un péril, ni un dommage pour notre nation. Celle-ci, avec l’Algérie, comptera bientôt plus de 40 millions d’habitants, l’Allemagne 37 millions, dont 29 dans la Confédération du Nord et 8 dans la Confédération du Sud ; l’Autriche 35 ; l’Italie 26 ; l’Espagne 18 ; qu’y a-t-il donc dans cette distribution des forces européennes qui puisse nous inquiéter ? »

Mais même, si le mouvement de la population devait être plus rapide dans la nouvelle Allemagne que dans la vieille France, où était encore le danger ? Hélas ! même aujourd’hui, même après les désastres de 1870 et la mutilation de la patrie, la France est, dans toute la force du mot, une grande nation. Je veux dire par là, d’abord, que son action a une portée universelle ; qui peut douter de l’influence qu’exerce la démocratie française sur l’ensemble du monde ? La lutte soutenue par elle contre la puissance politique de l’Église, a retenti bien au-delà de ses frontières ; et le jour où la démocratie républicaine de France pourra évoluer en démocratie sociale, il y aura sans doute dans le monde un vaste ébranlement. La nation française, même blessée, est en état de défendre son indépendance.

Cela ne signifie pas qu’elle soit assurée de la victoire ou qu’elle puisse trouver dans son désespoir même la certitude du salut. Cela signifie qu’elle peut, si elle le veut, faire payer si cher à l’agresseur injuste la violence de son agression que les plus barbares où les plus haineux hésiteraient à l’attaquer. Cela veut dire encore qu’elle peut, par la loyauté de sa politique de paix et de modération, s’assurer des alliances ou des amitiés qui découragent les entreprises de la force. Et si la France vaincue, démembrée, qui s’est relevée mais qui est toujours dans l’ombre de la défaite, a pu cependant refaire sa vie et recommencer sa libre évolution vers la justice, qui donc aurait pu attaquer, qui donc aurait pu menacer une France visiblement résolue à respecter le droit de toutes les nations, et à faire respecter son propre droit par toutes les forces de sa prévoyance, de son courage et de son génie ? Politique de justice, politique de paix : et au service de la paix et du droit un formidable appareil de défense nationale : voilà qui valait mieux, pour garantir contre tout attentat et contre tout dédain la France encore intacte, que le systématique morcellement de la nation allemande, que l’odieuse rapine exercée sur la Belgique.

La démocratie française pouvait-elle, au nom du droit, refuser son assentiment à l’unité allemande réalisée par la Prusse ? Il est vrai que M. de Bismarck procédait par la force. C’est par la force qu’il avait arraché au Danemark les provinces allemandes, le Schleswig et le Holstein ; c’est par la force qu’il venait de rejeter l’Autriche hors de la Confédération allemande, d’agrandir la Prusse accrue du Hanovre, de la Hesse électorale, et de fonder la Confédération du Nord, prélude de l’unité allemande. Mais qui donc en France avait le droit de s’insurger, au nom du droit, contre ce recours à la force ? Je ne parle pas des partisans de l’Empire. C’est par la force qu’il avait « sauvé » la France. C’est par la force que, en 1859, il avait aidé à l’émancipation de l’Italie et c’est lui qui avait donné à la Prusse l’exemple du combat contre l’Autriche. Enfin au lendemain même de Sadowa, l’Empire se déclarait tout prêt à sanctionner les entreprises de la force prussienne si la Prusse lui jetait quelques lambeaux de territoire : que le chien morde le chien qui emporte toute la proie, que peut faire l’idée du droit en cette bagarre ? Mais ni la tradition nationale, ni la tradition révolutionnaire de la France ne permettaient à la démocratie française de condamner l’acte de force par lequel la Prusse appelait l’Allemagne à la puissance et à l’unité.

Ce n’est pas l’adhésion spontanée, ce n’est pas la libre fédération des provinces qui a créé la France. La vieille monarchie l’a façonnée par la guerre et par la conquête. En ce sens, M. Granier de Cassagnac avait raison lorsqu’il disait au Corps législatif, en mars 1867 :

« Je ne voudrais pas blâmer la Prusse de ses conquêtes ; je craindrais de blesser dans leurs tombes nos pères morts pour la conquête de la Franche-Comté, de la Flandre, de l’Artois, de l’Alsace, de l’Algérie. »

Aucune des nations modernes n’aurait surgi du chaos du moyen âge sans l’action d’une monarchie armée. Sans doute la figure du sol, les affinités variées de langue et de race, les souvenirs communs et les espérances communes, les solidarités économiques ont préparé l’avènement des nationalités ; mais c’est l’intervention d’une force conquérante qui a rassemblé, forgé, fondu tous ces éléments. De même que la nation, l’ordre révolutionnaire et démocratique nouveau a été créé par la collaboration de la volonté spontanée des peuples et d’un pouvoir central, d’une dictature de révolution, peuple des faubourgs, commune de Paris, Comité de Salut public, écrasant les factions de la Cour, les Vendées, les fédéralismes, les restaurations, les oligarchies bourgeoises. Est-ce que les démocrates de France ayant à juger l’action de la Prusse en Allemagne pouvaient oublier cela ? Au dedans, ce que les hommes du 14 juillet, du 10 août, des journées de septembre, du 31 mai, de juillet 1830, de février 1848, pouvaient reprocher au coup d’État de 1851, ce n’était pas d’avoir été la force, mais une force de réaction et de peur, une force de surprise, c’est-à-dire un simulacre, une parodie de la force, car il n’y a force véritable que là où la force seconde l’évolution de l’histoire et libère des entraves du passé le mouvement des peuples vers une liberté plus haute et une justice plus vaste. De même, au dehors, ce que la démocratie française, héritière de Louis-le-Gros, de Philippe-Auguste, de Philippe-le-Bel, de Louis XI, de Louis XIV, aurait pu objecter à l’action prussienne, ce n’était pas l’emploi de la force. Une seule question se posait : l’unité allemande est-elle voulue par le peuple allemand et l’action de la Prusse aura-t-elle pour effet de constituer cette unité de l’Allemagne ? Cette unité allemande, même organisée d’abord sous la discipline et l’hégémonie de la Prusse, ne servira-t-elle pas l’avènement de la démocratie allemande, comme l’unité française constituée par la monarchie de l’Ile-de-France a permis l’avènement de la démocratie française ? Voilà le problème que les démocrates français devaient examiner en face. Et ici, pas d’hypocrisie, pas de vaine idéologie.

Il ne s’agit pas de savoir si ces chemins de violence sont ceux qui mènent le mieux à la liberté : car ce n’est pas seulement la Prusse et l’Allemagne, c’est toute l’histoire humaine qui est remise en question.

Quinet enseignait que la servitude ne peut mener à la liberté ; que l’ancienne monarchie française centralisatrice et oppressive avait préparé, non pas la démocratie libre, mais des formes nouvelles de tyrannie ; que la dictature révolutionnaire et jacobine n’avait pas sauvé la liberté, mais l’avait faussée, au contraire, pour des générations, dans les esprits et dans les consciences.

C’est une grande controverse : la liberté peut-elle seulement être conquise par des moyens si nobles et si purs, qu’elle soit toujours à trop haut prix pour la pauvre race humaine et inabordable à son indignité ? Mais, encore une fois, quand la démocratie française après Sadowa avait à juger les événements d’Allemagne, elle n’avait point à créer tout exprès pour les choses d’Allemagne une philosophie de l’histoire héroïquement puritaine et austère. Elle était tenue d’appliquer à l’histoire allemande la même philosophie, les mêmes règles du jugement qu’elle appliquait à l’histoire de tous les peuples et à la sienne propre. Or, elle acceptait l’histoire de la France avec la part de violence militaire, d’arbitraire monarchique, de dictature révolutionnaire qui avait préparé ou scellé, l’unité de la nation. Elle ne jugeait point la France à jamais incapable de démocratie et de liberté parce qu’une force de conquête et d’absolutisme était aux racines mêmes de la nation.

Tout récemment, les démocrates français s’étaient passionnés pour l’émancipation de l’Italie et pour l’unité italienne. Et comment s’était faite cette unité ? Est-ce que le peuple des divers États de l’Italie s’était spontanément soulevé contre ses maîtres ? Est-ce qu’il avait créé partout des groupes de libertés locales ? et l’Italie libre et unie avait-elle été formée par la fédération de ces libertés spontanées ? C’était le rêve de Proudhon : mais les choses avaient suivi un autre cours, et Proudhon avait tenté en vain de détourner les sympathies de la France de cette libération italienne qui, accomplie par la monarchie piémontaise et aboutissant à un État centralisé, lui apparaissait comme une dérision. Proudhon n’avait pas seulement fait appel à l’instinct de conservation de la France. Il n’avait pas dit seulement qu’à créer une Italie centralisée elle s’infligeait à elle-même une terrible concurrence industrielle, militaire, maritime, et qu’il ne resterait plus qu’une ombre de France. Il avait affirmé que, seules, la monarchie et l’oligarchie capitaliste profiteraient de l’unité centraliste.

Qu’importe ! avaient répondu Garibaldi et même à certaines heures Mazzini. Qu’importe ! avaient répondu la plupart des démocrates de France, le seul moyen d’arracher l’Italie à « l’oppression germanique ou gauloise », c’est de la constituer d’abord à l’État de monarchie unitaire ; il n’y a que la force monarchique de Victor-Emmanuel qui puisse grouper, coordonner les forces impuissantes et dispersées de révolution et de libération. Sur le terrain nivelé, la démocratie fera ensuite son œuvre… Il est inutile de discuter en ce moment la part de chimère qui pouvait se mêler à ce fédéralisme proudhonien ou à la tactique des démocrates unitaires, ou, comme dit Proudhon, néo-jacobins. Ce qui est certain, c’est que les raisons qui déterminaient la démocratie française à seconder l’unité italienne, même réalisée par la monarchie de Savoie et d’abord à son profit, valaient pour l’unité allemande réalisée par la monarchie des Hohenzollern et d’abord à son profit. L’Allemagne, laissée à elle-même, n’avait pas trouvé d’autre moyen d’organisation et d’unité. Le grand mouvement national de 1815 n’avait pas abouti ; les tentatives révolutionnaires partielles faites après 1830 contre le régime de Metternich avaient échoué, la grande entreprise démocratique et nationale de 1848 avait avorté. Seule l’union douanière, formée sur l’initiative de la Prusse, était une promesse et une ébauche d’unité allemande ; et, de plus en plus, la Prusse apparaissait comme l’outil de l’unité.

Lorsque, dans la question des duchés, M. de Bismarck avait mis sa rude main au jeu, tout d’abord toutes les sympathies allemandes avaient été avec lui. Enfin, toute occasion allait être saisie par un pouvoir vigoureux de revendiquer les droits de l’Allemagne, de protéger et de grouper les hommes de race allemande ; et lorsqu’il apparut que M. de Bismarck, au lieu d’associer le Schleswig-Holstein à la Confédération allemande, l’annexait et l’incorporait à la Prusse, il y eût, certes, dans beaucoup d’États de l’Allemagne, notamment dans ceux du Sud, de l’irritation et de la crainte. Mais ce n’est pas précisément l’ambition ou la violence prussiennes qui les heurtait : leur douleur, c’était que la question restât prussienne au lieu de devenir allemande, et que l’Allemagne toute entière ne fût pas associée devant l’Europe à la responsabilité d’un grand acte politique. C’est ce que marque très bien le prince de Hohenlohe dans des notes rédigées en 1865 et 1866 pour la reine d’Angleterre Victoria, qui s’informait des choses d’Allemagne. Le prince était un esprit tempéré et ouvert, un « juste milieu » de l’unité allemande. Il avait participé à la grande émotion nationale de 1848, il avait même accepté de représenter l’Allemagne unie comme chargé d’affaires à Rome et à Athènes. Il déplorait que le grand mouvement national eût été mêlé de passions révolutionnaires, athées, communistes, républicaines. Il croyait nécessaire de combattre le « radicalisme », mais il déplorait en même temps que les conservateurs, les libéraux modérés, n’aient pu lutter contre cet esprit révolutionnaire qu’en éteignant la flamme d’espérance et d’action. Le peuple s’était refroidi, les monarchies particularistes avaient retrouvé la confiance et la force. Mais l’aspiration à l’unité nationale subsistait toujours, et s’il fallait, pour la constitution et l’affranchissement de l’Allemagne, que l’idée révolutionnaire se substituât en Europe à l’idée historique, à la tradition, il était prêt en ce sens à accepter la Révolution.

C’était à la sagesse des chefs d’État, des nobles éclairés, dégagés de l’influence des Junker, à conduire et à modérer ce vaste mouvement. Hohenlohe, bavarois, voulait concilier l’unité de l’Allemagne avec la liberté fédérale des États particuliers. C’est ce modéré de l’unité, sympathique à la Prusse comme puissance allemande, mais libre de tout fanatisme prussien, qui jugeait ainsi l’affaire des duchés :

« Tout en Allemagne se ramène maintenant à la question du Schleswig-Holstein… Il n’y a pas un Allemand qui n’en ressente la profonde signification pour notre état intérieur. Chacun sait que dans cette question se décidera la question allemande. Il semblait au début que les États allemands moyens, les États purement allemands pourraient, par l’affaire du Schleswig-Holstein, arriver à une signification politique plus grande. C’est la raison pour laquelle cette question a excité une émotion plus vive dans les États allemands qui ne sont ni la Prusse ni l’Autriche. Quiconque observe avec attention les mouvements qui ont ébranlé l’Allemagne dans les cinquante dernières années, trouvera que la cause propre en est dans le mécontentement des États moyens et des petits États, d’une population d’environ dix-neuf millions d’hommes, qui se voient exclus de toute participation à la destinée de l’Europe. Cette population des États moyens et petits de l’Allemagne se voit dans l’état d’hommes devenus majeurs et qui seraient privés de l’administration de leurs propres intérêts. Une pareille situation devient à la longue intolérable. On a objecté à cela que la condition matérielle des États moyens et petits est satisfaisante, et que c’est une folie de s’efforcer vers un autre état, dans lequel vraisemblablement des sacrifices matériels plus lourds que maintenant seraient exigés.

« Mais cette ambition même ou plutôt ce besoin d’honneur et de prestige est un signe de la capacité vitale du peuple allemand, qui met l’honneur et le prestige plus haut que les seules satisfactions matérielles. C’est donc pour sortir de cet état de choses qu’on s’est efforcé en 1848 vers ce qu’on appelait l’unité allemande. Car ce mouvement commença dans l’Allemagne du Sud. Il s’est révélé inefficace, car ni l’Autriche ni la Prusse ne pouvaient se subordonner à un pouvoir idéal. Un parti a voulu alors réaliser l’hégémonie prussienne. Il s’est brisé contre le refus de la maison royale de Prusse. Mais l’effort vers l’unité a persisté parce qu’il reposait sur la nature des choses. Alors s’est posée cette question du Schleswig-Holstein qui aurait permis aux États allemands petits et moyens, s’ils avaient pu s’unir, de conquérir une situation européenne. Ceux-ci, divisés et incapables, laissèrent passer l’occasion favorable. Lorsque les grandes puissances prirent l’affaire en main, les espérances politiques que le peuple de l’Allemagne du Sud avait attachées à la question du Schleswig-Holstein disparurent, sans que l’intérêt qu’il prenait à l’affaire même diminuât. Seulement l’opinion publique s’est tournée davantage vers la Prusse, parce qu’on a l’espérance que la Prusse, après les succès guerriers, n’opprimera pas les droits des duchés. »

Onze mois après, le 15 avril 1865, le prince de Hohenlohe envoyait une nouvelle étude à la reine Victoria :

« La question qui, le printemps dernier, agitait toute l’Allemagne est maintenant passée à l’arrière-plan. Il est certes beaucoup parlé encore et beaucoup écrit du Schleswig-Holstein, mais le peuple n’y prend plus qu’une moindre part. Cela montre la justesse de nos affirmations précédentes, à savoir que
Départ de Gambetta sur « l’Armand-Barrès »
D’après un document de l’époque.


l’intérêt pour les duchés, qui s’est déchainé en tempête il y a quelques mois, allait moins à la question même du Schleswig-Holstein qu’à la question allemande, qui semblait devoir trouver en ce conflit une solution. Mais, depuis que l’affaire n’est plus qu’une question de puissance et d’influence entre la Prusse et l’Autriche, la passion excitée des masses est retombée, ou a pris une autre direction. D’ailleurs la joie de voir que les duchés ont cessé d’être danois contribue à cet apaisement ; mais cela n’empêche pas que dans les États allemands du Sud, un sentiment de désapprobation va s’étendant tous les jours, pour le rôle passif auquel ces États ont été condamnés, dans une question qui touche aux intérêts allemands.

« Ce sentiment est commun aux gouvernements et au peuple, et il apparaît nécessaire aux gouvernements de chercher le moyen de sortir de cet état de choses. Les hommes d’État bavarois voient le salut dans ce qu’on appelle la Triade, c’est-à-dire dans l’union plus étroite des États moyens et dans leur organisation en un État fédéral sous l’hégémonie de la Bavière, un État fédéral qui formerait, avec l’Autriche et la Prusse, le véritable État fédéral allemand.

« Mais la réalisation de cette idée se heurte à bien des obstacles en ce moment infranchissables. D’abord le refus des diverses dynasties de renoncer à une partie de leurs droits de souveraineté, au profit de la maison régnante, qui serait à la tête de ce petit État fédéral. Je crois que ni le roi de Saxe ni le roi de Wurtemberg n’auraient beaucoup de goût à renoncer à n’importe quel droit au profit de notre jeune roi. Le roi de Hanovre n’y a non plus aucune inclination.

« Un deuxième obstacle est formé par la répugnance du parti démocratique à l’idée de la Triade. La démocratie de l’Allemagne du Sud et de l’Allemagne moyenne, appartient en partie au Nationalverein, et s’efforce avec lui d’organiser un État fédéral allemand sous la direction de la Prusse. Elle tient le gouvernement de M. de Bismarck pour un mal passager après la disparition duquel l’idée de cette entente allemande pourra se réaliser. Les autres démocrates sont consciemment ou inconsciemment des républicains, qui attendent le temps où un orage démocratique, passant sur le continent, ébranlera les trônes et ramènera les temps heureux d’une Assemblée nationale constituante pour toute l’Allemagne. »

C’est, semble-t-il, une analyse excellente de l’état d’esprit complexe et incertain de l’Allemagne du Sud en cette période qui va de l’affaire des duchés à la guerre de 1866. Tandis qu’une partie de l’opinion européenne oubliant un peu que les peuples de Schleswig-Holstein étaient allemands et demandaient leur retour à l’Allemagne, ne voyait dans la guerre des duchés qu’un attentat de la Prusse ; l’Allemagne toute entière se réjouissait qu’une population allemande fût arrachée au Danemark. Les États du Sud déploraient de n’avoir pu jouer un grand rôle allemand dans cette libération allemande, et malgré toutes les particularités de mœurs et de pensée qui les séparaient de la Prusse, malgré leur méfiance à l’égard de l’ambition prussienne, ils étaient tout prêts à saluer dans la Prusse le guide et la libératrice de l’Allemagne entière, si la Prusse, au lieu de retenir pour elle les duchés et de ramener le conflit à une affaire prussienne, en avait fait vraiment une question allemande. Mais quels que soient les mécomptes, quelles que soient les colères, le besoin de participer à une vie allemande élargie est si fort qu’il suffira sans doute à la Prusse de donner quelque satisfaction à cet instinct pour ramener à elle les sympathies des États du Sud et du Centre. Les libéraux, les démocrates du Sud espèrent que M. de Bismarck sera vaincu dans sa lutte contre la majorité parlementaire du Landtag et que la Prusse, devenue une puissance de liberté et de démocratie, comprendra enfin son vrai rôle qui est de devenir l’initiatrice de la liberté allemande dans l’unité allemande. Ce penchant secret vers la Prusse est d’autant plus marqué que toute autre solution se dérobe, les États du Sud et du Centre étant incapables de s’organiser eux-mêmes et de créer un noyau fédéral auquel toute l’Allemagne prussienne et autrichienne s’agrégerait.

Aussi, quand s’annonce et éclate enfin, en 1866, le décisif conflit de la Prusse et de l’Autriche, grand est en Allemagne le trouble des esprits, grand est le flottement ; mais d’emblée il est permis de dire que chez beaucoup de ceux qui hésitent, chez beaucoup même de ceux qui prennent ou paraissent prendre parti contre la Prusse, il y a tout au fond de la conscience, une sorte de consentement éventuel et réservé à la victoire prussienne. Sans doute, les catholiques ultramontains ont plus de sympathie pour la catholique Autriche : mais une part même du catholicisme allemand va montrer tout à l’heure à propos de l’infaillibilité qu’il répugne à cette domination absolue de Rome dont le cléricalisme autrichien voudrait être l’organe. Sans doute, les dynasties ont peur d’être dévorées par la Prusse, et le régime plus lâche, plus flasque, que l’Autriche maintient, leur paraît plus favorable à leur autonomie. Comment imaginer, d’ailleurs, que la grandiose Autriche sera décidément vaincue par la Prusse, et comment celle-ci pourrait-elle, avec son armée de jeunes recrues, gagner cette difficile partie de rejeter définitivement l’Autriche hors de la Confédération ? Il est plus sage de ne pas se commettre contre la vieille puissance qui, sans doute, l’emportera.

À l’autre pôle des idées, il est des démocrates, surtout en Wurtemberg, qui croient que la démocratie ne pourra rayonner sur l’Allemagne que des foyers indépendants de l’Allemagne du Sud et que la Prusse bismarckienne, sous ses lourdes mottes de terre féodale, éteindra ce brasier. Mieux vaut attendre que sur cette braise, à demi protégée en un repli de la vieille Confédération, passe un souffle de révolution européenne. Oui, mais si la Prusse l’emporte, qui sait si elle n’organisera pas enfin cette unité allemande à laquelle les cœurs aspirent d’un mouvement toujours plus passionné ? L’Autriche ne le peut pas, car elle n’est pas une puissance purement allemande ; elle est à moitié slave ; elle a des intérêts et des pensées multiples hors de l’Allemagne ; elle ne peut donc organiser toute la vie allemande, car ce n’est pas trop pour cette œuvre de tout l’effort, de toute la pensée d’un peuple fort qui n’ait que des intérêts allemands. Ah ! si la Prusse pouvait comprendre qu’elle ne pourra vraiment créer, même sous sa direction, même sous sa suprématie, l’unité allemande qu’en respectant toute la part d’autonomie des États qui n’est pas incompatible avec cette unité ! Si elle pouvait comprendre que le vrai moyen de rassurer l’Allemagne, c’est de lui donner la liberté politique, c’est de la ramener, par la vaste communauté d’un Parlement national, à ces beaux jours d’espérance et de rêve de 1848 ! Ce serait l’idéalisme de ce temps de jeunesse, mais sans ses illusions, sans son inexpérience, sans son insuffisance. Ce serait l’idéalisme armé, efficace : la Prusse effacerait enfin le triste refus qu’elle opposa alors à l’unité allemande par peur de la démocratie et de la liberté. Ce beau songe recommencerait, mais vivant cette fois, et réel et substantiel.

Sans doute, ce ne serait pas encore la grande unité, ce ne serait pas la « grande Allemagne », puisque l’Autriche en serait exclue ; mais quand l’Autriche serait déchargée de ce fardeau de la politique allemande qui embarrassait sa marche, quand elle ne se heurterait plus à la Prusse sur le difficile terrain d’Allemagne, pourquoi la nation allemande ne conclurait-elle point avec l’Autriche un pacte d’alliance qui serait, sans confusion, sans froissement, l’équivalent de la grande unité ?

Ainsi, dans les cœurs profonds et troublés s’opposaient, se croisaient les craintes et les espérances. Si donc la Prusse triomphe, si elle sait apparaître dans le combat, dans la victoire, comme l’organisatrice de l’unité allemande, si elle sait, dans le combat, dans la victoire, faire une part aux forces de liberté et de démocratie, beaucoup de ceux qui se disaient ou se croyaient ses adversaires reviendront à elle ; et ce ne sera pas lâche acquiescement à la victoire, ce sera, pour beaucoup de consciences allemandes, reconnaissance de leur propre pensée. La démocratie française aura-t-elle, au lendemain de Sadowa, assez de clairvoyance et de désintéressement, et, sous le coup même des événements, une suffisante force d’analyse pour démêler les termes compliqués du problème allemand ?

M. de Bismarck a manœuvré de façon habile. Voulant en finir avec l’influence allemande de l’Autriche par une guerre à fond, il a donné comme programme de la politique prussienne : 1o Exclure l’Autriche de la Confédération ; 2o Constituer un État fédéral où tout le peuple allemand sera représenté par un Parlement national élu, comme en 1848, au suffrage universel. C’était évoquer au profit de la Prusse des souvenirs émouvants et de hautes espérances. M. de Bismarck n’était en aucune façon un démocrate ou un parlementaire. Livrer au suffrage universel ou à une Assemblée la conduite des affaires de la Prusse et de l’Allemagne lui aurait semblé un abandon criminel des droits de la monarchie, mais surtout une aberration, une rechute dans l’anarchie d’où il essayait précisément de tirer les peuples allemands. Il venait pendant quatre ans de lutter contre le Landtag et de gouverner sans budget consenti afin de sauvegarder les prérogatives de la couronne, mais plus encore la libre action du ministre dans la diplomatie et dans la guerre. Je ne crois pas qu’il fût sincère, ou du moins qu’il le fût tout à fait lorsqu’il déclarait à M. Benedetti, au printemps de 1866 et à la veille du conflit avec l’Autriche, qu’il ne s’était prêté à la politique autoritaire du Roi à l’égard du Parlement que pour mieux gagner sa confiance et pour le décider plus aisément, dans la question allemande, à des démarches hardies. « J’ajoute, écrivait M. Benedetti, le 3 avril, que M. de Bismarck ne s’est prêté aux vues du Roi, dans toutes les questions de politique intérieure, que dans la pensée de consolider sa position ministérielle, et pour mieux contraindre son souverain à le suivre dans la voie où il a toujours pensé, depuis qu’il a touché aux affaires politiques, que la Prusse devait s’engager résolument si elle veut conquérir en Allemagne et en Europe la position qu’elle a de tout temps ambitionnée. Il a souvent rappelé l’obstination du Roi à revendiquer des prérogatives contestées par l’immense majorité de la Chambre : il s’en est toutefois constitué le défenseur passionné, dans la pensée qu’il y puiserait lui-même une force plus grande pour assurer le succès de sa politique extérieure avec ou sans l’assentiment volontaire de Sa Majesté :

« Je suis parvenu, me disait-il hier, à déterminer un roi de Prusse à rompre les relations intimes de sa Maison avec la Maison impériale d’Autriche, à conclure un traité d’alliance avec l’Italie révolutionnaire, à accepter éventuellement des arrangements avec la France impériale, à proposer à Francfort le remaniement du pacte fédéral avec le concours d’une Assemblée populaire. Je suis fier d’un pareil résultat, j’ignore s’il me sera permis d’en recueillir les fruits ; mais, si le Roi m’abandonne, j’aurai préparé le terrain en creusant un abîme entre l’Autriche et la Prusse, et le parti libéral, montant au pouvoir, achèvera la tâche que je m’étais imposée ».

Il y a là, comme si souvent dans les propos de M. de Bismarck, un mélange de vrai et de faux. Non, ce n’était pas seulement pour plaire au Roi et pour assurer sa situation ministérielle en vue d’une entreprise audacieuse qu’il avait soutenu passionnément les prérogatives de la Couronne et brisé les préventions parlementaires. Il voulait que la monarchie prussienne eut la maîtrise sur l’Allemagne constituée, et comment ne se serait-elle pas fondue dans le parlementarisme allemand si elle avait été déjà noyée à demi dans le parlementarisme prussien ? Rooz le pressant, en 1861, de venir prendre le pouvoir, lui disait : « Hâtez-vous, sinon nous serons bientôt enlisés dans le marais parlementaire ». Comment surtout, M. de Bismarck n’aurait-il pas réservé en face de tous les Parlements le droit supérieur de la monarchie et la liberté d’action du Roi, c’est-à-dire du ministre, quand il lui restait encore pour accomplir l’œuvre allemande à peine ébauchée, tant d’efforts à faire, tant de combinaisons à tenter, tant d’intrigues à ourdir, où l’initiative d’un pouvoir rapide et concentré lui semblait nécessaire ? Ce qui est vrai, c’est qu’il n’avait pas ou qu’il n’avait guère plus de préjugés « légitimistes » et qu’il défendait surtout les prérogatives du Roi en réaliste, c’est-à-dire comme un moyen d’action vigoureuse au service d’un grand dessein. Ce qui est vrai aussi, c’est qu’avant tout il voulait assurer l’unité et la grandeur de l’Allemagne par l’hégémonie prussienne et que tout était subordonné par lui à cette entreprise ; il était prêt, si le succès de l’œuvre était à ce prix, à faire une part à la démocratie et à collaborer avec ce Parlement qu’il avait brutalisé naguère. Ce qui est vrai enfin, c’est qu’en se donnant au roi il l’avait lié. Il avait affronté pour lui les périls, les responsabilités redoutables d’un conflit violent et prolongé avec le Parlement. Il n’avait pas soutenu la lutte à demi, ou mollement, mais à fond. Par là il avait rendu impossible au roi comme à lui-même toute demi-mesure. Le Roi ne pouvait plus l’abandonner même sur d’autres questions, sans paraître désavouer sa politique intérieure. Dès lors où le Roi était obligé de le suivre dans la guerre quasi-révolutionnaire contre l’Autriche et d’accepter les moyens proposés par lui, c’est-à-dire l’appel préalable à la nation allemande par la convocation annoncée d’un Parlement populaire, ou bien il était obligé de retourner toute sa politique, et de passer au parti libéral. Mais ces libéraux étaient de plus en plus des « libéraux nationaux ». Ils voulaient la liberté de la Prusse pour mieux assurer l’unité allemande. Et d’avance M. de Bismarck leur avait rendu toute hésitation impossible.

Ils ne pouvaient pas, eux, ne pas maintenir la proposition faite par M. de Bismarck à la Diète de Francfort, de réviser le pacte fédéral et de resserrer les liens des États allemands par l’institution d’un Parlement populaire. Mais comme l’Autriche s’y refusait, c’était la guerre ; c’était donc la solution brutale et prompte du problème, telle que M. de Bismarck l’avait préparée.

Au point où il avait conduit les choses, M. de Bismarck pouvait encore être écarté ; sa politique ne pouvait plus l’être. Et sans doute il comptait bien que le Roi ne se livrerait pas aux libéraux, surtout s’il lui apparaissait que, même avec eux, il ne pouvait éviter la guerre contre l’Autriche. Mais il n’est pas interdit de penser qu’avant tout il songeait à la réussite de son dessein.

L’unité et la grandeur de l’Allemagne ne pouvaient être fondées, selon lui, que par la collaboration de la monarchie prussienne et de la nation allemande. Il avait tout fait pour que la monarchie, dans cette collaboration, gardât la haute main, et que la nation ne jouât qu’un rôle d’appoint. Tant pis pour le Roi si, en défaillant à l’heure décisive, il laissait à la nation le premier rôle ! De toute façon l’œuvre s’accomplissait.

Mais pourquoi donc M. de Bismarck faisait-il à M. Benedetti ces confidences hardies ? Celui-ci aurait pu, se souvenant de la politique intérieure de M. de Bismarck, ne pas prendre au sérieux l’appel projeté à la nation allemande, la convocation d’un Parlement populaire. Or, M. de Bismarck avait besoin que la France prit ce programme au sérieux.

Par là l’Empereur serait mis hors d’état d’intervenir contre l’œuvre prussienne, puisqu’elle apparaissait comme une grande œuvre nationale, comme un recours à la nationalité allemande ; c’était le droit de la nation qui était invoqué, et un plébiscite allemand consacrerait l’œuvre de la Prusse.

De plus, M. de Bismarck marquait ainsi à la France toute la force et toute l’audace de sa résolution, puisqu’il ne craignait pas, lui, le champion de la prérogative royale, de mettre en mouvement les énergies populaires, d’associer à son jeu le suffrage universel, c’est-à-dire la Révolution. Et pour que M. Benedetti ne fût point incrédule à cette tactique inattendue, il essayait de lui persuader que dans la lutte contre le Parlement prussien il avait suivi non sa pensée propre mais celle du Roi, dans l’unique dessein d’appliquer la confiance du roi enfin conquise à la régénération nationale de l’Allemagne.

Aussi bien, M. de Bismarck ne trichait pas. Il savait que pour accomplir son œuvre téméraire, il avait besoin d’une force immense. Cette force, il ne la trouverait que dans la sympathie de la nation allemande. Cette sympathie, il ne pouvait la conquérir qu’en donnant à toute la nation allemande une part de droit, qu’en l’associant à la grande œuvre. Il n’y avait là, pour lui, à aucun degré, reconnaissance du droit démocratique, mais seulement de la force révolutionnaire. Plus tard, bien plus tard, dans sa retraite morose, quand il dictera ses Pensées et Souvenirs, il dira, sous une forme méprisante, qu’il a dû donner le suffrage universel pour faire aboutir l’unité allemande, comme il y a des diligences qui paient une redevance aux brigands pour avoir le droit de passer. Et sans doute, même à l’heure émouvante où il préparait l’unité allemande et la grandeur prussienne, cet appel à la nation et au suffrage universel ne fut pour lui, comme il l’avouait à Benedetti, qu’un « expédient », un moyen de combat contre l’Autriche, un moyen d’intimidation contre les puissances hostiles ou incertaines qui seraient tentées d’intervenir. Malgré tout, cependant, il est probable qu’il n’outrageait pas alors dans son esprit, au moins à ce degré, la force reconnue nécessaire. En tout cas, il était obligé d’y recourir. C’est lui qui remettait la force de Révolution, glacée depuis des années, dans le courant de la vie allemande, pour que le courant pût emporter l’obstacle.

Cette force, il savait bien, quelles qu’aient pu être plus tard ses fanfaronnades rétrospectives, qu’il ne l’éluderait plus, qu’il ne la supprimerait plus ; mais il se préoccupait, à l’heure même où il allait la mettre en branle, de la limiter et subordonner. En ce point, les témoignages de Benedetti sont du plus vif intérêt.

Ce qu’il proposait à la Diète de Francfort, c’était la convocation d’une Assemblée nationale et populaire qui reviserait le pacte fédéral. Mais quel usage ferait de son pouvoir cette assemblée ? Ne serait-elle point tentée de faire œuvre révolutionnaire, c’est-à-dire de subordonner tous les pouvoirs existants, y compris la monarchie prussienne, à la souveraineté de la nation ? À vrai dire, le danger était à peu près théorique, car il était presque certain que l’Autriche conseillerait à la Diète de ne point se prêter à ce plan de révision. Dès lors c’était la guerre contre l’Autriche, et si la Prusse était victorieuse elle était bien obligée de tenir son engagement solennel envers la nation et de convoquer un Parlement national ; mais elle y paraîtrait avec le prestige de la victoire et il lui serait aisé de contenir les prétentions du suffrage universel. Cependant au cas où, par un coup imprévu d’habileté, l’Autriche accéderait à la convocation d’un parlement allemand, quelles précautions prendrait M. de Bismarck contre l’idée révolutionnaire. « Le Président du Conseil, écrit M. Benedetti le 10 avril, en est venu à m’avouer qu’il ne saurait prévoir lui-même, en ce moment, le sort qui est réservé à sa proposition. Sera-t-elle agréée par la Diète, ou admise seulement après avoir été mutilée ou travestie ? Si le Parlement doit se réunir, de quels éléments se composera-t-il ? Sera-t-il conservateur ou libéral, réformateur ou révolutionnaire ? Rien ne lui permet encore de pressentir ni les résolutions de la Diète, ni l’esprit dans lequel on procéderait aux élections, si elles devaient avoir lieu.

« Il constate simplement, avec une sorte de satisfaction, que l’opinion nationale, surprise au premier moment et portée à repousser la convocation d’une assemblée offerte par la Prusse, tend à revenir à d’autres dispositions qui pourraient se manifester avec une autorité suffisante pour embarrasser les gouvernements hostiles à la réforme, sinon les contraindre à l’appuyer. Il compte sur cette évolution du sentiment public en Allemagne pour s’opposer à toute résolution qui tendrait à dénaturer la revision du pacte fédéral telle qu’il la conçut, et c’est à cet égard seulement qu’il semble avoir, pour le moment, arrêté sa ligne de conduite. Il est deux points, notamment, sur lesquels il paraît résolu à ne faire aucune concession, et ces deux points sont précisément ceux qui semblent rencontrer à Vienne et dans plusieurs Cours secondaires, la plus vive résistance, je veux parler de la réunion du Parlement à date certaine, et de l’obligation pour les États confédérés de se concerter, durant la période électorale, sur le programme dans les limites duquel l’assemblée devra circonscrire ses délibérations. Telles sont les données essentielles de son plan, auxquelles il n’acceptera, autant que possible, aucune modification importante et il se flatte, si d’autres éventualités plus graves ne viennent à surgir, de pouvoir s’appuyer, dans la lutte qu’il aurait à soutenir, sur le concours du parti libéral intervenant comme il vient de le faire à Carlsruhe, par l’organe des Chambres électives des États secondaires. »

M. de Bismarck ne voulait pas que la Diète, avant de convoquer le Parlement national, délibérât sur le programme, sur l’ordre du jour de celui-ci : car cela aurait permis à la Diète, inspirée par l’Autriche, de traîner les choses en longueur ; et ce que M. de Bismarck voulait, c’était une solution prompte : ou une acceptation qui ferait de la Prusse le guide du mouvement national, ou un refus qui lui permettrait d’engager contre l’Autriche une guerre nationale. Mais, une fois la convocation décidée, et durant la période électorale, les États confédérés s’entendraient sur les limites des pouvoirs de l’Assemblée nouvelle. Il était permis de prévoir que ces États, surtout sous l’impulsion des Chambres
Pour un peu de cheval, quel métier de chien !…
D’après un document de la Bibliothèque nationale.


électives et malgré la résistance des Chambres seigneuriales et héréditaires, donneraient au Parlement mandat de reviser le pacte fédéral dans le sens de l’unité allemande, c’est-à-dire de créer un organe d’administration pour les grands intérêts communs de l’Allemagne. Et M. de Bismarck espérait bien que la Prusse, ayant pris l’initiative du mouvement et ayant seule la force militaire de le protéger contre toute menace extérieure, serait investie de cette autorité allemande.

Elle aurait à compter certainement avec un Parlement allemand permanent, car l’Assemblée de revision voudrait continuer l’action du peuple par des Assemblées périodiques élues comme elle au suffrage universel. Mais précisément, comme chaque État voudrait réserver pour lui-même une large part d’autonomie et de souveraineté, le Parlement national ne recevrait point des attributions si étendues qu’il devienne le principal agent de souveraineté allemande. Ainsi, M. de Bismarck comptait, pour transformer l’Allemagne au profit de l’Allemagne et au profit de la Prusse, sur la double force de l’unité grandissante et du fédéralisme subsistant. Il y aurait un degré d’unité qui ne permettrait pas à l’Autriche, puissance à demi-slave, de rester, par une partie de ses peuples, dans un organisme allemand trop défini et trop strict. Il y aurait un reste de particularisme qui ne permettrait pas à la souveraineté nationale de s’opposer, par un organe central vigoureux et dominant, à la force des monarchies, surtout à la force de la monarchie prussienne.

Le Parlement allemand serait un collaborateur puissant et efficace, mais subordonné à l’autorité de la Prusse monarchique et militaire. Malgré tout, c’était une partie hardie de constituer une Confédération générale de tous les États allemands, à l’exception de l’Autriche, et de lui donner une vaste représentation populaire. Quelles que fussent les précautions et les restrictions, ce Parlement tendrait à développer sa force, à étendre ses revendications et il serait peut-être malaisé à la Prusse de rester dans cette Allemagne totale l’élément dominant ; surtout les États du Sud, où la vie politique était plus intense et la pensée démocratique plus vigoureuse, s’efforceraient d’accroître solidairement leur influence et l’influence de la démocratie. Dès ce moment, M. de Bismarck songe à une tactique, qui lui permettrait, après avoir fait appel à toute l’unité allemande, de la limiter, de la resserrer dans une Confédération plus étroite, dans une Confédération du Nord, où l’action de la Prusse et de sa monarchie sera prépondérante. C’est seulement quand la Prusse aurait assimilé une partie de la vie allemande qu’elle procéderait, par une entente croissante avec les États du Sud, à une unité plus vaste, désormais prémunie contre une brusque invasion de démocratie. La lettre de M. Benedetti du 10 avril 1866 met en pleine lumière ces combinaisons, ces hypothèses variées, par lesquelles M. de Bismarck voulait concilier l’unité allemande et la primauté prussienne, l’intervention nécessaire de la nation et la prépondérance de la monarchie ; et dès lors commence à se dessiner le plan d’unification graduelle et d’abord restreinte qui se substituera bientôt au plan d’unification totale et immédiate proposé à l’enthousiasme de l’Allemagne.

« Revenant sur la conception qui vous a été exposée par M. de Goltz, l’ambassadeur de Prusse à Paris, tendant à fractionner en deux groupes les influences en Allemagne et à les soustraire également à la direction de l’Autriche, il a ajouté que les développements de cette combinaison devaient être poursuivis sans parti-pris, et qu’il gardait sa liberté d’action pour en régler l’emploi selon les circonstances. J’ai également représenté à M. de Bismarck qu’en accédant à la convocation d’un Parlement, la Diète ferait une concession qui peut-être ne serait pas moins un danger pour la Prusse que pour les autres États de la Confédération.

« Si, en effet, ai-je dit, le suffrage universel choisissait des hommes entreprenants, ils ne tarderaient pas à revendiquer les attributions d’une Assemblée constituante, et à franchir résolument les limites que vous auriez tracées à leurs pouvoirs.

« Le Parlement, m’a-t-il répondu, ne nous embarrasserait que s’il était médiocrement libéral : dans ce cas, il se renfermerait dans ses attributions et il s’arrêterait à des remaniements qui ne nous donneraient pas satisfaction et qu’il serait difficile cependant de décliner ; s’il était, au contraire, franchement conservateur ou révolutionnaire, nous serions, dans la première hypothèse, en situation d’en diriger les débats ; dans la seconde, en mesure d’intervenir pour en arrêter les écarts ; et, dès ce moment, la Confédération, telle qu’elle a été constituée en 1815, se trouverait dissoute par la force des choses, rien ne s’opposerait plus à notre dessein d’organiser dans le Nord de l’Allemagne, de concert avec les États compris dans notre sphère d’action, une association conforme à nos vœux ».

C’est évidemment cette deuxième hypothèse qui a la préférence de M. de Bismarck. Son but ultime est bien d’unifier toute l’Allemagne, celle du Sud comme celle du Nord, sous la direction de la Prusse ; c’est bien à toute l’Allemagne qu’il fait appel contre l’Autriche par l’annonce d’un Parlement national élu au suffrage universel. Mais il aimerait mieux ne procéder à cette unification qu’en deux étapes : et avant de créer une Confédération totale, créer d’abord une Confédération du Nord qui sera soumise à la forte discipline de la monarchie prussienne et qui étendra ensuite son action sur l’Allemagne du Sud. Ainsi, dans la formation et le fonctionnement de l’Allemagne unifiée, il n’y aura qu’un minimum de démocratie : la « Révolution » n’aura été qu’un ferment aussitôt neutralisé. L’historien officieux Sybel, qui ne peut avouer que le plan de M. de Bismarck était d’ajourner la complète unité allemande pour mieux assurer la domination prussienne, déclare que le dessein initial du ministre était de réaliser l’unité totale, mais que l’intervention menaçante de la France à Nikolsbourg l’a obligé à modifier sa tactique et à limiter provisoirement son effort. En réalité, l’ingérence française a servi le calcul d’autorité de M. de Bismarck et du roi de Prusse ; elle leur a permis de constituer d’abord un centre de puissance monarchique dont la force d’attraction s’exercerait ensuite sur les éléments démocratiques de l’Allemagne du Sud.

Malgré tout, malgré tous ces calculs bismarckiens, malgré toutes ces arrières-pensées prussiennes, il était impossible de constituer l’unité allemande sans mettre la démocratie en mouvement ; et celle-ci, quelque lente et embarrassée que soit sa marche, va irrésistiblement vers son but. En ce sens supérieur, M. de Bismarck était dupe de sa propre manœuvre. En fait, dans le premier parlement de la Confédération du Nord, le parti libéral était puissant et les revendications politiques de la bourgeoisie étaient vigoureuses ; et si les premiers socialistes démocrates élus : Bebel, Liebknecht, dénonçaient avec véhémence ce qu’avait d’étroit et de fragile l’œuvre de violence de M. de Bismarck, cette première manifestation politique du prolétariat allemand était déjà un signe de l’avenir.

Elle annonçait les puissances nouvelles qui allaient s’affirmer dans la nation allemande reconstituée. C’est seulement sur le large terrain de l’Allemagne unie, que pouvait se déployer la vaste force populaire et ouvrière : toutes les haies, tous les fossés de l’Allemagne féodale et particulariste, s’opposaient à un effort d’ensemble des travailleurs : ce n’est que dans un large horizon allemand que pouvait se lever la lumière du socialisme. C’est ce qu’avait compris, c’est ce qu’exprimait sous une forme grossière le député conservateur français, M. de la Tour, dans le débat de mars 1867.

Il disait en substance au Corps législatif : « Faites en Europe une politique conservatrice : unissez-vous à l’Autriche et à la Russie : l’œuvre qui s’accomplit en Allemagne est révolutionnaire : les communistes réfugiés à Londres se réjouissent de la concentration de toutes les forces allemandes à Berlin parce qu’ils espèrent qu’il leur sera plus facile, ayant ainsi ramassé en un point toutes les ressources de l’ordre social, de le renverser d’un seul coup.  » Les conservateurs prussiens, dès le lendemain de Sadowa, marquaient leur inquiétude ; ils reprochaient à M. de Bismarck de les trahir, d’ébranler les bases de l’autorité, et dans les élections du premier Parlement confédéral, dans les pays et dans les villes incorporées à la Prusse, dans le Hanovre, dans la Hesse, à Francfort, ce sont les partis les plus conservateurs qui marquent le plus de résistance à l’œuvre nouvelle. Tous ces symptômes n’auraient-ils pas dû avertir les démocrates français ? L’unité allemande, même accomplie par la force prussienne, préparait, à long terme peut-être, une démocratie allemande.

M. Benedetti voyait juste, en somme, lorsqu’il écrivait à son ministre, le 20 décembre 1866, et que, caractérisant le projet de Constitution fédérale préparé par M. de Bismarck, il disait : « L’avenir nous apprendra si le Gouvernement prussien a sagement agi en faisant à l’opinion unitaire et démocratique de si larges concessions. Investie des attributions qui lui sont confiées, la Diète réunit en effet, par son origine autant que par ses pouvoirs, tous les caractères d’un parlement national, et elle voudra peut-être, avant longtemps, revendiquer une part plus grande de la puissance publique ».

Ainsi, ni au point de vue national, ni au point de vue démocratique, la France n’avait le droit de s’opposer à l’entière unité allemande, même réalisée par des moyens de force. L’acceptation loyale de cette unité n’aurait affaibli en rien la sécurité et la vitalité de la France, si, d’ailleurs, celle-ci s’était débarrassée de l’esprit d’incohérence et d’aventure de l’absolutisme. Et la démocratie française pouvait attendre avec confiance le jour où la démocratie allemande délierait le corselet de fer où la politique bismarckienne l’enserrait.

Mais, hélas ! même après la circulaire La Valette, la politique impériale ne renonça pas à ses bouderies, à ses jalousies, à ses arrière-pensées. Après la détestable tentative diplomatique sur la Belgique, la ridicule et humiliante tentative sur le Luxembourg atteste que l’Empire ne prend pas son parti de l’unification allemande et que son amour-propre dépité cherche de misérables compensations en attendant de plus substantielles revanches. Ce fond mauvais de la politique de l’Empire transparaissait toujours. Même quand M. Rouher, pour justifier l’abstention militaire de l’Empereur après Sadowa, affirmait que la France n’avait rien perdu à la victoire de la Prusse, même quand il démontrait que l’unité allemande, dès longtemps préparée par l’union douanière, par le mouvement enthousiaste des esprits comme par le groupement des intérêts, était un fait historique nécessaire, même alors il laissait percer le dépit de la vanité blessée et d’inquiétantes réserves. À mots à peine couverts, il interdisait à la Confédération du Nord de s’étendre à toute l’Allemagne : et quand l’empereur Napoléon, sous prétexte de faire à l’empereur d’Autriche une visite de deuil pour la mort de l’archiduc Maximilien, s’entretenait à Salzbourg avec François-Joseph, toute l’Allemagne était convaincue que l’objet de l’entrevue était de préparer la revanche de 1866 et de comprimer sinon de refouler l’élan de la nationalité allemande.

C’est ce que M. Benedetti marquait avec force dans un mémoire du 5 janvier 1868, où il pressait le gouvernement de l’Empereur de prendre un parti, de se décider, ou pour la politique de guerre, ou pour la politique de paix ; s’il voulait la guerre, qu’il se préparât à un grand effort contre une puissance qui développait tous les jours son organisation militaire. S’il voulait la paix, qu’il dissipât par une attitude franche et claire les défiances que ses desseins équivoques et obscurs entretenaient dans tous les esprits. « M. de Bismarck prépare de longue main, le couronnement de son œuvre. Je me suis permis de vous écrire qu’il se rendait un compte exact de l’erreur dans laquelle est tombé M. le comte de Cavour en réunissant prématurément les provinces napolitaines au royaume d’Italie ; il n’y touchera pas à son tour : avant de déchirer le traité de Prague, il attendra que le moment en soit parfaitement opportun et il décidera alors du mode qu’il lui conviendra de choisir. En prendra-t-il ouvertement l’initiative ou bien s’en remettra-t-il à celle du grand-duc de Bade ? Sera-ce par des arrangements directs avec les gouvernements du Midi ou en laissant le Parlement douanier consommer l’union avant qu’elle soit stipulée ? Je ne saurais vous le faire pressentir à aucun degré. Ce que je crois fermement, c’est que du jour où l’état de l’Europe le lui permettra, et dès que les choses en Allemagne lui paraîtront arrivées au point où il les pousse, il exécutera rapidement le plan qu’il a conçu, et soit au titre définitif d’empereur, soit au titre temporaire de président de la Confédération germanique, le roi de Prusse sera proclamé souverain de l’Allemagne.

« S’il est de mon devoir de vous soumettre l’imminence plus ou moins prochaine d’une si grave éventualité, il n’appartient qu’au gouvernement de l’Empereur de l’envisager dans toutes ses conséquences, et de déterminer les devoirs qu’elle lui impose. Je vous demanderai, toutefois, la permission de vous soumettre quelques courtes réflexions. Si difficile qu’il soit, pour un grand pays comme la France, de tracer d’avance sa ligne de conduite dans l’état actuel des choses et quelque grande que puisse être la part qu’il convienne de faire à l’imprévu, l’union de l’Allemagne sous un gouvernement militaire fortement organisé et qui, à certains égards, n’a du régime parlementaire que les formes extérieures, constitue cependant un fait qui touche de trop près à notre sécurité nationale pour que nous puissions nous dispenser de nous poser et de résoudre sans plus tarder la question suivante : « un pareil événement met-il en danger l’indépendance de la position de la France en Europe, et ce danger ne peut-il être conjuré que par la guerre ? »

Si le gouvernement de l’Empereur estime que la France n’a rien à redouter d’une si radicale altération dans les rapports des États situés au centre du continent, il serait désirable, à mon sens, dans l’intérêt du maintien de la paix et de la prospérité publiques, de conformer entièrement et sans réserve notre attitude à cette conviction.

« J’ai dit plus haut comment on envisage, en Allemagne, les sentiments de l’opinion publique en France et ceux mêmes du gouvernement de l’Empereur ; on nous suppose des intentions hostiles, et je n’ai pas cru me tromper en ajoutant qu’on considère généralement un conflit entre les deux pays comme certain, sinon comme imminent. Toutes nos déclarations pour démentir ces conjectures et ces appréhensions sont restées infructueuses ; les réserves dont nous les avons quelquefois accompagnées ont, au contraire, contribué à les affermir. La Gazette de Weser, journal officieux, était l’interprète des vœux du public allemand autant que l’organe du gouvernement prussien quand, dans un article auquel le Constitutionnel a cru devoir répondre, elle regrettait que l’Empereur n’ait pas affirmé, de manière à lever tous les doutes, sa résolution de ne pas s’immiscer dans les affaires allemandes. C’est, qu’en effet, pour le Gouvernement prussien, comme pour les partis qui l’appuient, il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir comment il peut nous convenir d’apprécier le développement qui a été donné à la Confédération du Nord, c’est de la conduite que nous tiendrons devant l’union du Nord et du Midi que l’on se préoccupe, et rien, ni dans notre langage ni dans nos actes, ne leur semble démontrer que nous n’y mettrons pas obstacle ; ils interprètent au contraire nos paroles, quelque mesurées qu’elles puissent être, et nos armements, comme des indications certaines d’un parti pris de nous y opposer. Ce qu’on nous demande, en un mot, c’est que nous n’entravions en aucune façon les arrangements qu’on veut absolument prendre avec les États du Midi.

« Si telle devait être notre résolution définitive, j’oserais dire qu’il conviendrait de ne pas négliger les occasions qui pourraient nous être offertes pour l’attester. Ce serait inaugurer une politique de paix, et elle ne peut produire les bienfaits qu’il serait permis d’en attendre qu’en dissipant complètement les nuages qui subsistent entre la France et l’Allemagne. L’incertitude qui agite profondément les esprits de ce côté-ci du Rhin est le moyen dont le Gouvernement prussien se sert pour tenir éveillées les susceptibilités de l’esprit public ; elle a un inconvénient encore plus grave, celui de resserrer chaque jour davantage les liens qui unissent la Prusse à la Russie, de solidariser les ambitions de l’une en Allemagne avec les ambitions de l’autre en Orient.

«… Je me borne à constater que la Russie se montrerait moins entreprenante, que la Prusse, de son côté, et ne l’encouragerait pas à réveiller la question d’Orient pour la simple raison qu’elle ne saurait y trouver elle-même aucun avantage, si elle ne croyait indispensable de payer de ce prix la liberté qu’elle revendique en Allemagne.

« Une autre remarque non moins digne d’être notée, c’est que la défiance dont nous sommes l’objet en Allemagne est un élément essentiel de l’autorité et du prestige acquis à M. de Bismarck ; elle groupe autour de lui tous les partis modérés et les porte à lui sacrifier les principes qu’ils représentent. Votre Excellence n’ignore pas avec quelle habileté le Président du Conseil soit, à la veille des élections, soit avant une discussion importante, a su agiter le fantôme de l’intervention française, et il n’aurait même pas obtenu du pays des majorités si complaisantes, s’il ne lui eût pas été facile de leur persuader que l’ennemi veillait aux frontières. Que ces appréhensions s’effacent et M. de Bismarck rencontrera dans l’opinion libérale, prépondérante en Prusse autant que dans les autres États germaniques, la ferme volonté de soumettre tous les actes du Gouvernement prussien à un contrôle sérieux, d’où naîtraient des conflits intérieurs et une certaine limitation des pouvoirs immenses conférés à la Couronne. Il faut rendre cette justice aux Allemands, c’est que les sentiments qu’ils nous témoignent leur sont généralement inspirés par le souvenir et la crainte des invasions dont leur pays a été le théâtre, et rassurés contre une si funeste calamité, ils emploieraient toutes leurs forces à peser sur leurs gouvernants pour les contraindre à accepter franchement, dans toutes leurs conséquences, les institutions des États libres.

« Ces diverses considérations seraient sans valeur si le Gouvernement de l’Empereur pensait que la France ne peut, sans en être amoindrie, acquiescer à l’union de l’Allemagne, et qu’un devoir de premier ordre nous oblige à la combattre, malgré l’attitude de la Russie, malgré l’affaiblissement de l’Autriche, malgré l’état d’anarchie où les partis ont jeté l’Italie. Je comprends que dans ce cas nous attendions les événements sans plus nous expliquer que nous ne l’avons fait jusqu’à présent et que nous choisissions notre heure pour rappeler la Prusse à la stricte observation du traité de Prague. Si nous n’avons pas été partie à cet acte, nous en avons tracé les préliminaires et nous les avons offerts aux puissances belligérantes qui, en les acceptant, ont contracté envers nous les obligations morales de ne pas en excéder les clauses…

« La question de droit, à mon sens, ne saurait donc être douteuse, mais il ne faut rien nous dissimuler ; le sentiment public en Allemagne a généralement pressé le Gouvernement prussien d’entrer dans la voie où il s’avance ; l’union d’abord, la liberté ensuite, tel a été le programme du parti national comprenant toutes les nuances libérales modérées, dès qu’il a pu se rendre compte de la portée des succès obtenus par les armées prussiennes, et c’est avec des transports d’enthousiasme et de haine qu’il seconderait le gouvernement du Roi dans une guerre contre la France pour en assurer l’entière exécution. Il y a eu en Allemagne des particularistes qui ont à leur tête les princes déchus et la plupart de ceux qui ont conservé leur pouvoir souverain. Il règne dans plusieurs États secondaires un éloignement invincible contre tout ce qui tient au Gouvernement prussien. Dans le Hanovre et en Saxe, comme parmi les démocrates et les populations catholiques du Midi, ces sentiments sont plus ou moins partagés ; mais, au début d’une guerre nationale, les plus obstinés parmi ceux qui les professent ne pourraient que s’abstenir d’y participer : ils devraient s’effacer devant les masses, qui y applaudiraient en s’imposant avec passion les sacrifices qu’on leur demanderait. Cette situation subirait nécessairement l’influence d’une première bataille, si elle était funeste à la Prusse on verrait se manifester ouvertement les ressentiments qui sont nés de l’abus qu’elle a fait de la victoire.

« Mais les populations allemandes en général regarderaient la lutte, quelles que soient les circonstances au milieu desquelles elle éclaterait, comme une guerre d’agression de la France contre leur patrie, et si le sort des armes leur était favorable, leurs exigences ne connaîtraient plus de limites ; elles égaleraient celles de la Prusse, qu’il a toujours été si difficile de satisfaire toutes les fois qu’elle a été victorieuse. C’est donc une guerre formidable, dans laquelle tout un peuple au début prendrait parti contre nous, que nous aurions à soutenir ; le gouvernement de l’Empereur ne saurait, par conséquent, mettre trop de soin à en peser d’avance toutes les chances et à mûrement réfléchir avant de prendre la détermination que lui semblerait exiger l’intérêt et le salut du pays.

« J’arrête ici cet exposé, que je recommande plus encore à votre indulgence qu’à votre attention, et je le résume en quelques mots : L’union allemande s’accomplira prochainement ; devons-nous l’accepter ?

DISTRIBUTION DE SOUPE
D’après un document de l’époque.


Dans ce cas, ne cachons pas que nous lui ferons un accueil bienveillant ; rassurons la Prusse ; elle s’éloignera de la Russie, et l’état industriel et commercial de l’Europe se relèvera de sa détresse. Dans le cas contraire, préparons-nous à la guerre sans relâche, et rendons-nous bien compte d’avance de quel concours peut nous être l’Autriche : calculons notre conduite de manière à résoudre, l’une après l’autre, la question d’Orient et celle d’Italie : nous n’aurons pas trop de toutes nos forces réunies pour être victorieux sur le Rhin ; la campagne de 1866 a surabondamment démontré les dangers d’une lutte engagée des deux côtés des Alpes. »

Cet avertissement redoutable et lumineux devait être inutile. Ce que M. Benedetti conseillait à l’empereur c’est-à-dire une politique nette, c’est précisément ce que celui-ci ne pouvait former. En vain l’ambassadeur signifiait-il à son gouvernement que s’il n’abandonnait pas toute arrière-pensée de résistance à l’unité allemande en mouvement et s’il ne rassurait pas pleinement l’Allemagne, c’est tout un grand peuple passionné et déchaîné qu’il aurait à combattre : l’Empire, après les déplorables tentatives sur la Belgique et le Luxembourg, pouvait bien renoncer à d’immédiates compensations et à de sordides conquêtes. Il n’avait pas assez de force morale pour accepter définitivement la grandeur de l’Allemagne unie. Quand M. Rouher disait : « Qu’importe que la France ne grandisse pas en étendue, si elle grandit en hauteur » ; c’était une parole vide, car la France ne pouvait grandir en hauteur que par la liberté, par la démocratie montante et hardie ; et c’est à une contrefaçon ignominieuse de souveraineté qu’elle était condamnée par le régime impérial. L’Empire attendait donc avec une sourde rancune ; il guettait les événements, et il y avait pour lui une sorte d’impossibilité physique à prononcer les paroles décisives dont l’accent dissipe les défiances et prévient les malentendus.

Il était difficile aux opposants, aux libéraux et aux républicains de mettre de la sincérité dans l’équivoque impériale et de la lumière dans le chaos. Le plus illustre chef de l’opposition parlementaire et libérale, M. Thiers, était le plus étrange amalgame de bon sens et de préjugés. Il démêlait avec une admirable clairvoyance les faiblesses, les contradictions, les duplicités de la politique extérieure de l’Empire. Il lui avait prédit qu’en secondant l’unité italienne, il préparait et encourageait l’unité allemande. Comment, après avoir reconnu le droit de l’Italie unie, pourrait-il contester le droit de l’Allemagne unie ? Comment, après avoir aidé la monarchie de Savoie à unifier l’Italie, ferait-il obstacle à la monarchie des Hohenzollern unifiant l’Allemagne ? et si l’Empire, avec une audacieuse et généreuse conséquence, avait accepté l’unité allemande comme l’unité italienne, s’il avait compris et proclamé qu’il pouvait y avoir en Europe une Allemagne et une Italie comme il y avait une France, l’objection de M. Thiers n’eût point porté. Mais comme l’Empire, coopérant à l’unité italienne, non sans restriction d’ailleurs, n’osait pas avouer et accepter l’unité allemande, il était voué à la plus triste incohérence.

Il était voué aussi à la duplicité et au mensonge, car il avait trop proclamé le principe des nationalités ; il avait créé bien mieux, au profil de l’Italie, un précédent trop éclatant d’unité nationale pour pouvoir, sans scandale et reniement de soi-même, s’opposer ouvertement à l’unité allemande. Il était donc réduit à la combattre par des moyens obliques, à ruser entre deux politiques contradictoires. De là le double jeu qu’il avait joué en 1866, et que M. Thiers, quoiqu’il ne put connaître tous les documents, notamment ce traité avec l’Autriche dont j’ai parlé plus haut, analysait et dénommait avec une force pénétrante. L’Empire avait laissé faire la Prusse dans la question des duchés danois. Il n’avait fait aucun effort sérieux pour empêcher le conflit entre la Prusse et l’Autriche, et, pour déjouer ainsi la politique de M. de Bismarck, surtout il n’avait pas insisté auprès de l’Italie pour qu’elle gardât la neutralité et n’affaiblit point l’Autriche par une diversion qui allait faire le succès de l’armée prussienne. Par là, Napoléon avait fait le jeu de M. de Bismarck et de la Prusse, mais il ne croyait pas à la victoire de celle-ci. Il pensait ou qu’elle serait vaincue par l’Autriche ou, du moins, que les forces des deux pays s’équilibreraient, s’épuiseraient en une lutte incertaine. Dans le premier cas, Napoléon était délivré du cauchemar de l’Allemagne prussienne, sans avoir été condamné à désavouer lui-même et à combattre directement le principe des nationalités. Au contraire, recevant des mains de l’Autriche la Vénétie et la remettant aux Italiens il aurait apparu encore à la badauderie européenne comme le gardien et le représentant du droit des nations. Et il aurait veillé à ce que, en Allemagne, entre l’Autriche victorieuse et la Prusse vaincue, il se fît un tel partage des influences qu’aucune force dominante et directrice ne donnât au peuple allemand la cohésion et le mouvement : ainsi la suprématie française sur les diètes allemandes était rétablie et l’Empire cumulait les bénéfices de deux politiques contraires.

Il avait, dans les affaires d’Italie, le prestige révolutionnaire de la politique des nationalités. Il avait, dans les affaires d’Allemagne, le profit de la politique traditionnelle de morcellement, de division, d’équilibre impuissant et inerte qui assurait la suprématie de la France. Calcul compliqué et immoral, mais surtout calcul enfantin qui mettait toute la diplomatie de l’Empire, tous ses desseins à la merci d’une victoire de la Prusse. Ce jeu louche et puéril, M. Thiers l’avait très bien discerné ; et quand il le précisait avec une discrétion qui n’enlevait rien à la clarté, il avait contre le ministre d’État, M. Rouher, la force éclatante de la vérité et de l’évidence. Il avait raison aussi contre lui lorsqu’il réfutait les allégations frivoles de l’orateur impérial assurant que les événements de 1866 avaient diminué la force offensive de l’Allemagne. Ce n’était plus la vaste Confédération germanique de 70.000.000 d’hommes ; l’Allemagne était coupée en trois morceaux : la Confédération du Nord, les États du Sud, l’Autriche allemande. M. Thiers n’avait pas eu de peine à démontrer que l’ancienne Confédération avait bien du mal à se trouver prête pour une action défensive, à plus forte raison pour une action offensive, et que l’Allemagne nouvelle, plus contractée, plus ramassée sous la main de la Prusse, aurait une bien plus grande vigueur d’attaque.

L’argutie était vraiment misérable. Si l’Empire avait eu, s’il avait pu avoir une politique loyale et suivie, M. Rouher aurait dû dire : Oui, l’unité allemande ajoute à la force de l’Allemagne, et si cette unité s’achève, si la Confédération du Nord enveloppe les États du Sud, c’est avec une puissance d’action toute nouvelle que la France et l’Europe auront à compter, mais nous n’avions pas le droit d’empêcher cette formation d’un peuple et nous reconnaissons si pleinement, si sincèrement le droit de la nation allemande, qu’elle n’aura aucune raison de se défier de nous, aucun prétexte à nous attaquer ; et si, enivrée par l’ambition et le succès elle nous attaque sans motif, si elle méconnaît et viole en nous cette liberté des nations que nous avons reconnue généreusement pour l’Allemagne, comme pour l’Italie, nous défendrons notre indépendance et notre intégrité avec la double force de l’énergie nationale et du droit européen. Mais M. Rouher ne pouvait pas parler ainsi au nom de l’Empire, et il plaidait cette thèse absurde que Sadowa avait affaibli l’Allemagne. M. Thiers faisait aisément justice de cette invention misérable. Et enfin, lorsque M. Rouher avait l’audace et le cynisme, pour justifier l’application d’ailleurs incomplète et fausse de la politique des nationalités et proclamer que l’Empire agissait partout, en Europe comme en France, selon son principe qui était la souveraineté nationale et le suffrage universel, M. Thiers avait le droit de s’indigner avec les libéraux, avec les républicains, avec les révoltés et les proscrits du 2 décembre, contre cette apologie insolente de la plus triste parodie et de la plus odieuse contrefaçon.

Mais, lui-même, M. Thiers, dans la période qui suivit Sadowa, quelle politique conseillait-il à la France ? Théoriquement, sa pensée était contradictoire et intenable. Il se disait le fils de la Révolution française et il l’était, en effet, malgré l’étroitesse de ses préjugés bourgeois, malgré ses défaillances, ses fautes de 1848. Il ne reconnaissait aucun des dogmes sur lesquels reposait l’ancien Régime, ni la légitimité et le droit divin de la Monarchie, ni les prétentions dominatrices de l’Église. Il pensait que le pouvoir procède de la volonté des hommes et doit être contrôlé par eux. La Monarchie n’était pour lui qu’une combinaison toute humaine qui n’a d’autres titres, d’autre légitimité que de concilier le libre développement des peuples avec l’ordre public et avec la stabilité de l’État. Il avait peu de goût pour le suffrage universel et c’est dans la bourgeoisie moyenne et libérale qu’il voyait le meilleur interprète de la volonté des droits et des intérêts de tous, mais il se résignait à la démocratie comme à un fait inévitable, persuadé d’ailleurs qu’il aurait la double force du bon sens et de l’État et qu’il l’obligerait à respecter la propriété, puissance économique de la classe bourgeoise. Il voulait, avant tout, un régime de discussion, de contrôle, de publicité et, par là, il était dans le sens de la Révolution française. Il admirait, d’ailleurs, par chauvinisme autant que par libéralisme, le prodigieux soulèvement volcanique qui, à l’époque révolutionnaire, avait couvert l’Europe d’une lave enflammée de liberté.

Et lorsqu’en 1840 il avait provoqué contre la France par ses imprudentes combinaisons orientales une coalition européenne, il s’écriait à la tribune : « Oui, tous les gouvernements sont contre nous ! Savez-vous pourquoi ? Parce que la France est une révolution. » Or, le même homme qui reconnaissait ainsi la force maîtresse de la Révolution, jugeait les affaires d’Italie et d’Allemagne comme si la Révolution ne s’était pas produite. Il voulait maintenir l’ancienne politique, la politique traditionnelle de la vieille France : celle de François Ier, de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV qui consistait à diviser l’Italie, à diviser l’Allemagne pour les affaiblir et les dominer. Mais la force révolutionnaire avait agi, et de bien des façons, dans le sens de l’unité italienne et de l’unité allemande. La France nouvelle avait donné au monde l’exemple et la mesure de ce que peut un peuple qui sait concentrer ses énergies et qui, après avoir dès longtemps réalisé son unité territoriale, accomplit son unité politique en supprimant toutes les barrières féodales en fondant toutes les provinces.

Par la proclamation universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen, par la négation farouche du droit de la monarchie et de toutes les monarchies, elle avait ébranlé l’autorité des dynasties multiples qui occupaient et morcelaient l’Italie et l’Allemagne. Le droit des dynasties italiennes et allemandes, c’était le droit de la multiplicité. Nier révolutionnairement le droit des dynasties, c’était ouvrir le champ aux forces d’unité, aux passions d’unité : la conquête révolutionnaire avait agi dans le même sens que l’idée révolutionnaire. Napoléon Ier avait brisé toutes les petites couronnes italiennes et il les avait refondues en une seule couronne sur laquelle il avait mis la main.

L’unité italienne était si bien une nécessité, une loi des temps nouveaux qu’elle était devenue pour la monarchie césarienne et révolutionnaire de France un moyen de domination comme la multiplicité italienne avait été un moyen de domination pour l’ancienne monarchie française. Le même Napoléon avait bouleversé la Constitution de l’Allemagne, suscité ou abattu des rois et des princes, et il avait déplacé si souvent, si violemment les bornes des États allemands qu’il avait appris à la nation allemande que tout en elle était fragile et précaire, tout, sauf elle-même. Elle était le seul fonds permanent et stable dans cette prodigieuse improvisation qui faisait et qui défaisait les États. Et lorsque, enfin, lassée et exaspérée par la dictature étrangère, elle se souleva tout entière pour chasser l’envahisseur, ce fut bien une affirmation vivante d’unité nationale, et la Révolution française, idéaliste d’abord, puis conquérante et oppressive, avait contribué doublement à susciter l’unité allemande : en proclamant le droit des nations et en le violant. Comment s’étonner après ces grands ébranlements, après ces tentatives ou ces poussées d’unité, qu’il se soit trouvé en Italie et en Allemagne, durant tout le XIXe siècle, des partis ou des dynasties, des forces populaires ou des forces monarchiques pour reprendre l’œuvre d’unification nationale ? M. Thiers moralise à faux et il déclame (car le bon sens aussi a ses déclamations) quand il s’écrie que cette politique d’unité est un prétexte et un moyen pour l’ambition de certains États. Sans doute, la monarchie de Savoie a cherché dans l’idée de l’unité italienne un moyen d’agrandissement ; la monarchie des Hohenzollern a cherché dans l’idée de l’unité allemande un moyen de puissance.

Ce n’est pas assez dire : la démocratie révolutionnaire aussi, en Italie, avec Mazzini et Garibaldi, a voulu exploiter l’unité italienne pour ses desseins et la réaliser à son profit ; le parti libéral, en Prusse, a rêvé aussi de donner à la liberté politique la force et l’élan de l’unité nationale. Mais qu’est-ce à dire, sinon que l’idée d’unité était une grande force, une force substantielle et vivante, puisque toutes les ambitions et les idées cherchaient à s’en approprier la vertu et la sève, puisque la monarchie et la démocratie tentaient de greffer sur ce tronc robuste leurs chances d’avenir ? Aussi, quant au lendemain de Sadowa, M. Thiers renouvelait son opposition à la pleine unité italienne et à la pleine unité allemande, quand il conseillait à la France d’appliquer au monde moderne, bouleversé et renouvelé par la Révolution, la politique de Richelieu et de Mazarin, il se mettait, lui, l’homme de la Révolution, en dehors de la Révolution, c’est-à-dire de la vie. C’était un funeste anachronisme qui ne pouvait qu’égarer notre pays en des aventures de contre-révolution.

C’est en vain que M. Thiers, pour sauver sa thèse surannée, multiplie les équivoques et les sophismes. Il rappelle que jamais dans le passé la politique française n’a été guidée par une pensée de propagande. Elle n’a pas songé depuis le XVe siècle jusqu’à la Révolution à porter au dehors des principes, des croyances : elle n’a pas eu d’autre souci que d’assurer « l’équilibre européen » en s’alliant contre toute puissance dominatrice et menaçante aux puissances menacées.

François Ier n’a pas fait de la politique chrétienne quand il s’est allié au Turc pour combattre la Maison d’Autriche : il a fait de la politique française et par là même de la politique européenne. Richelieu et Mazarin, des cardinaux, n’ont pas fait au dehors de la politique catholique : ils ont soutenu en Europe, contre la Maison d’Autriche, ces protestants qu’ils combattaient et écrasaient en France. De même les hommes les plus sages et les plus clairvoyants de la Révolution ont tenté de limiter la guerre de propagande, et Danton préparait les négociations qui, en détachant la Prusse de la coalition européenne, sauvaient l’indépendance de la France et l’équilibre futur de l’Europe. Pourquoi la France nouvelle, sous prétexte qu’elle est une démocratie centralisée, grouperait-elle les multiples États de l’Italie et de l’Allemagne en deux nations puissantes qui seraient un danger et pour elle et pour l’Europe ? Oui, c’était un sophisme, et un triple sophisme. Que la France s’interdit toute guerre de propagande, qu’elle renonçât à susciter au dehors par la force des armes des institutions conformes aux siennes, c’était la sagesse même. L’expérience même de la Révolution avait démontré que la liberté se perd en devenant conquérante et que la propagande révolutionnaire aboutit à l’universelle dictature. Le respect de la liberté des autres nations, le souci de sa propre liberté, conseillaient à la France de ne pas intervenir, même au nom d’une idée, dans la vie des peuples.

Et d’ailleurs quel titre avait la France du second Empire à propager au dehors une liberté qu’elle n’avait pas elle-même ? Plaisante libératrice que cette esclave orgueilleuse et avilie qui portait ses propres chaînes comme un trophée. Mais M. Thiers ne pouvait pas retirer de l’histoire le drame révolutionnaire. La Révolution n’avait pas été seulement une crise de liberté française ; par la faute de tous, par l’impatiente manœuvre girondine et par la folie de la contre-révolution européenne, elle était devenue presque d’emblée une crise de propagande. C’était un droit nouveau qui, dans l’orage de la guerre, s’était répandu sur l’Europe ; et si, sous la tourmente, l’unité nationale avait apparu à des peuples dispersés comme la condition de la liberté et du salut, était-il au pouvoir de la France de 1867 de considérer comme non avenu, pour l’Allemagne et pour l’Italie, le fait révolutionnaire et de refouler le vaste ébranlement de la Révolution continué depuis un siècle ?

Et puis, au point de vue même de M. Thiers, c’est-à-dire au point de vue de l’équilibre européen, l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne étaient nécessaires. Avec une France concentrée, avec une Italie et une Allemagne dispersées, qu’est-ce donc que l’équilibre de l’Europe ? C’est un équilibre menteur qui est à la merci de la France. Charles VIII, Louis XII, François Ier se jettent sur l’Italie comme sur une proie. Quand Richelieu et Mazarin ont dissous, décomposé l’Allemagne, quand le traité de Westphalie l’a réduite en poussière, le continent européen est livré aux caprices, aux brutalités, aux insolences de Louis XIV, et quel malheur pour l’Europe, pour la France, pour la Révolution elle-même, que l’Italie et l’Allemagne n’eussent pas déjà constitué leur unité au moment où la Révolution de démocratie éclatait en France !

Voici, en effet, l’alternative qui s’offre à l’esprit : Ou bien ces grandes nations n’auraient pu s’organiser sans un commencement de liberté ; et s’il y avait eu, en 1789, une Italie une et une Allemagne une avec une liberté politique même incomplète et oligarchique, comme était alors la liberté de la nation anglaise, la contre-révolution européenne n’aurait pu menacer sérieusement la démocratie française. L’Italie et l’Allemagne auraient observé sans doute la réserve qu’observa d’abord l’Angleterre, qui s’est engagée dans la lutte tardivement et à contre-cœur, beaucoup moins pour sauver de la contagion démocratique ses institutions d’oligarchie que pour préserver sa puissance commerciale des menaces de la France débordée, qui s’emparait des bouches de l’Escaut, et qu’aurait pu contre la France et la Révolution une Autriche ne disposant plus de l’Allemagne et de l’Italie ? La France aurait donc pu, en un mouvement hardi, aller dans le sens de la souveraineté populaire et de la démocratie bien au-delà des libertés anglaises déjà communes à tout le continent, sans provoquer contre elle une coalition européenne. Ou bien l’Allemagne et l’Italie auraient constitué leur unité nationale, non pas selon le type de l’Angleterre, mais selon le type de la France elle-même, c’est-à-dire sous l’impulsion et la direction de monarchies absolues. Mais qui ne voit que les souverains de l’Italie une, de l’Allemagne une, n’auraient pu refuser à ces deux grandes nations, enfin concentrées, une part au moins de cette liberté politique que la France unifiée revendiquait contre ses nobles et ses rois ? Ils n’auraient donc pu conduire leurs peuples à l’assaut de la France en une croisade de contre-révolution.

Ainsi, dans cette hypothèse encore, la démocratie française aurait été à l’abri d’une agression ; et elle-même n’aurait pas cédé à la tentation d’orgueil et de violence que développa en son esprit la faiblesse bientôt constatée d’une Europe morcelée et chaotique. L’unité allemande et l’unité italienne manquèrent donc à l’équilibre de la Révolution, comme elles avaient manqué sous l’ancien régime à l’équilibre de l’Europe. Avant l’avènement national de ces deux peuples, il n’y avait pas équilibre, mais au contraire déséquilibre européen, pour le plus grand dommage et de l’Europe et de la France elle-même. Et si M. Thiers parle d’équilibre pour un système européen livré à toutes les témérités et à toutes les surprises, c’est parce que sous le nom d’équilibre il entend la domination de la France, prudente il est vrai et mesurée. C’est l’Angleterre qui a la mission de corriger les excès de la France quand celle-ci, sous Louis XIV, sous Napoléon, détruit jusqu’à l’apparence de l’équilibre.

Mais n’est-il pas meilleur que le mutuel contre-poids de grandes nations organisées contienne peu à peu toutes les ambitions ; et que signifie cette vieille horloge dont l’aiguille toujours affolée ne peut être ramenée à l’heure que par les interventions contradictoires d’horlogers qui se disputent ? Ce que M. Thiers, dans la leçon d’histoire donnée au Corps Législatif, appelle la politique de l’équilibre n’est que la succession violente de tentatives de domination universelle. C’est d’abord l’entreprise de la royauté française sur l’Italie. C’est ensuite l’effort de la Maison d’Autriche. et comment tout cela était-il possible ? M. Thiers accuse la politique nouvelle, la politique des « nationalités », d’avoir rompu ou disloqué toutes les barrières, déchaîné toutes les convoitises. Mais c’est précisément l’absence de cette politique qui, de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe, a livré l’Europe à toutes les combinaisons de la force.

L’Italie divisée a été une tentation pour nos rois. Et si Charles-Quint a pu former son rêve monstrueux de domination universelle, c’est parce que, dans le groupement des États, la politique de ce temps ne tenait aucun compte des affinités de langues, de races, de mœurs, d’histoire qui groupaient les hommes et qui limitaient les groupements. En fait, c’est par une première application inconsciente du principe des nationalités que la France a résisté aux prétentions des Habsbourg. C’est l’impossibilité de maintenir sous un même sceptre des peuples différents d’origine, de tempérament, de formation historique qui a fait avorter le dessein de la maison d’Autriche ; mais cette indépendance réciproque des groupes historiques foncièrement distincts n’a-t-elle pas pour

La journée du 31 octobre.
La salle des séances du gouvernement de la défense nationale envahie par les partisans de la commune.
Le général Trochu dégagé par le 116e bataillon de la garde nationale.
Gravure extraite du Monde illustré,
d’après un document de la Bibliothèque Nationale.


contre-partie nécessaire la réunion en groupes organisés des éléments historiques homogènes ? En combattant la politique de Charles-Quint, la France a rendu possible qu’il y eût une Espagne, une Italie, une Allemagne. Et en ce sens, la politique moderne des nationalités n’a été que la suite de ce qu’il y a eu de plus juste et de plus sensé dans la politique de nos rois. Celle-ci s’était arrêtée à mi-chemin. Il ne suffisait pas que l’Allemagne fût possible ; que l’Italie fût possible. Tant qu’elles n’étaient pas, que signifiait donc la politique de l’équilibre ? La tempête seule faisait équilibre à la tempête, et aux emportements de la France répondaient les emportements des coalitions.

Au fond, ce que M. Thiers demande, c’est qu’il subsiste en Europe de petits États, afin que ces petits États servent d’appoint aux grands dans les combinaisons et les balancements des forces. Quand un grand État exagérera ses prétentions et menacera ou l’existence ou l’influence d’un autre, celui-ci groupera les petits États contre la puissance trop ambitieuse. S’il subsiste en Italie de petites monarchies autonomes, elles serviront à brider les appétits de la maison de Savoie. S’il subsiste en Allemagne de nombreux États distincts, ils serviront à contenir alternativement les ambitions de la Prusse ou celles de l’Autriche. Que l’Autriche veuille absorber, par exemple, les États du Sud, la Prusse, inquiétée, les coalisera contre elle : et, réciproquement, si la Prusse veut les absorber ou les dominer, l’Autriche, en les défendant, sauvera sa propre puissance. De même à l’orient de l’Europe, l’incohérente Turquie, qui n’est, en 1867, qu’un assemblage de petits États, peut modérer successivement ou simultanément la Russie et l’Autriche.

Oui, mais M. Thiers oublie deux choses : la première, c’est qu’à ce jeu, la puissance la plus centralisée, la plus compacte, la plus anciennement formée est maîtresse du continent. Il aurait suffi à la France de ménager l’Angleterre et de l’intéresser dans ses combinaisons pour dominer l’Europe ; la seconde, c’est que les petits États, ou du moins les peuples des petits États ne pouvaient consentir éternellement à n’être que des cartes bariolées aux mains des grands joueurs européens. Ils aspiraient à se réunir selon leurs affinités pour exercer enfin, par la force d’un groupement vaste, une action européenne. La prétendue sagesse de M. Thiers n’est qu’un empirisme très court qui prétend fixer en une loi d’équilibre nécessaire et éternelle un état incertain du monde mouvant.

Il discute la politique des nationalités comme si elle était une vaine idéologie, une thèse abstraite ; et il lui oppose la vieille casuistique des sophistes, l’argument du chauve ou du tas de blé. Si l’on prétend que les peuples doivent se grouper selon leurs affinités de langue, de race, de mœurs, où s’arrêtera-t-on ? et quelle nation sera décidément constituée ? Elles sont toutes des fragments consolidés d’un monde en fusion où les races les plus diverses bouillonnaient ensemble : faudra-t-il les éprouver par des réactions chimiques et les dissoudre pour en distribuer tous les atomes à des groupements homogènes ?

Si les peuples d’Italie doivent former une seule nation parce qu’ils parlent une même langue et aussi les peuples d’Allemagne, la France va-t-elle revendiquer la Belgique, ou du moins la portion de la Belgique qui parle français, et abandonner l’Alsace, si française de cœur pourtant, mais qui parle la langue allemande ? La Prusse va-t-elle réclamer et saisir la Hollande qui parle un dialecte germanique ? La Suisse, formée d’éléments français, germains, italiens, va-t-elle se décomposer ? Et si c’est l’Autriche qui, en vertu de l’affinité de la langue et de la race, veut incorporer les États de l’Allemagne du Sud, plus voisins d’elle par les mœurs et la religion qu’ils ne le sont de la Prusse, la Prusse aura-t-elle, en effet, quelque chose à objecter ? Et se résignera-t-elle, par respect pour le principe des nationalités ? Mais pourquoi donc ne se tourne-t-elle pas vers la Russie pour lui demander les provinces baltiques où l’élément de race allemande est si fort ? Et pourquoi ne livrerait-on pas à la Russie elle-même les millions de Slaves qui vivent maintenant ou dans l’État autrichien ou sous la loi des Turcs ? Ainsi, par l’impossibilité où est l’Europe de déterminer avec une exactitude absolue la limite, le droit de chaque nationalité, l’effort des peuples italiens et des peuples allemands vers l’unité de la vie nationale n’est plus que chimère et absurdité. C’est bien, comme je l’ai dit, l’argutie de la casuistique grecque.

Par malheur pour la thèse de M. Thiers, le problème n’était point posé en droit abstrait, mais en fait ; oui certes, il serait absurde de bouleverser l’Europe par des évaluations ethniques. Des différences d’origine et de langue ne suffisent pas à rompre la communauté d’un État, quand cette communauté est fondée sur le libre et joyeux consentement des hommes, et l’affinité, l’identité de langue et de race ne suffisent pas à créer, à légitimer l’unité de l’État quand les cœurs sont divisés et quand les volontés sont divergentes. L’Alsace a-t-elle demandé à être unie à l’Allemagne ? La Belgique demande-t-elle à être unie à la France ? La Hollande a-t-elle exprimé le vœu d’entrer dans la Confédération germanique ? Mais il y a dans tous les États de l’Italie des hommes qui ont conscience, malgré toutes les bigarrures, et toutes les contrariétés, de l’unité essentielle du peuple italien.

Il y a, dans tous les États de l’Allemagne, des hommes qui reconnaissent, qui appellent l’unité du peuple allemand. Il n’y a pas seulement entre ces hommes communauté ethnique ou linguistique, mais communauté de tendance, de pensée, de vouloir. Ce n’est pas une ferveur passagère d’unité, un enthousiasme factice. Dante et Machiavel ont précédé et annoncé Cavour ; toute la pensée, toute la grande action allemande : Luther, Frédéric II, Herder, Fichte, les patriotes de 1813, le Parlement de Francfort de 1848, tout a annoncé, préparé, appelé, d’un accent douloureux et souvent brisé, l’unité allemande.

La Prusse n’aboutit, elle ne se substitue à l’Autriche dans l’organisation de cette unité, que parce que l’Autriche est une puissance mélangée qui n’est pas purement allemande et qui induirait l’Allemagne en des combinaisons où l’intérêt de l’Allemagne ne dominerait pas.

Est-ce à dire que la seule force idyllique du sentiment national suffira à constituer l’unité de l’Italie, l’unité de l’Allemagne, et M. Thiers a-t-il le droit d’alléguer pour démontrer que ce sont des œuvres factices, la part de violence qui s’y est mêlée ? Le réaliste ferait preuve, s’il insistait, d’une singulière naïveté. Tant que l’humanité ne sera pas entièrement sortie de « l’état de nature », tant qu’elle n’aura pas soumis tous les problèmes et tous les conflits au seul arbitrage de la raison s’exprimant par le suffrage universel des volontés libres et éclairées, les transformations historiques, même les plus nécessaires et les plus justes, ne s’accompliront pas sans l’aide de la force brutale, et un ordre nouveau, même conforme aux intérêts essentiels, à la volonté profonde des peuples, ne pourra s’instituer qu’en brisant les résistances de l’ordre ancien. La Sicile, l’État de Naples sont agités. L’ancienne monarchie y a des partisans fidèles. Mais une partie de la Bretagne aussi s’est longtemps soulevée pour ses anciens ducs.

Le nouvel État italien a dû réprimer des soulèvements à Palerme, mais M. Thiers n’ignore pas qu’il y eut en France une Vendée, et la révolution française cesse-t-elle d’être légitime et nécessaire parce qu’elle a dû s’imposer par la force à une partie du pays ? L’Italie se débat contre les difficultés financières ? M. Thiers les étale avec complaisance et il annonce que la Monarchie italienne succombera à son ambition.

Si des difficultés budgétaires devaient empêcher l’avènement d’un peuple à la vie et à la liberté, que serait devenue la France nouvelle ? Aux jours où la France révolutionnaire ne se soutenait que par le cours forcé et les assignats à outrance, les sombres prophètes ne manquèrent pas pour déclarer que la Révolution allait périr tout entière, que le peuple français allait être châtié de son insolente espérance. M. Thiers reprenait contre l’Italie une cette polémique financière de contre-révolution. La suite des événements a démontré qu’il se trompait. Elle a démenti ses prévisions sinistres et l’Italie a vécu. C’était M. Thiers qui était le chimérique. C’était lui qui était l’utopiste. Et si l’ambition des Hohenzollern, mêlée à l’œuvre d’unité allemande, suffisait à vicier celle-ci, qui épurera l’unité française de l’ambition des Capétiens ?

M. Thiers est obligé, pour soutenir sa thèse, de dénaturer les faits les plus certains, de rapetisser les plus grands. Dans ce Zollverein qui préparait, par l’unité économique, l’unité politique de l’Allemagne, il affecte de ne voir qu’un arrangement commode, qui ne répondait à aucune idée. Et M. Rouher avait raison de le railler sur ce point. Parfois aussi la force irrésistible de ces mouvements d’unité nationale le contraint à des aveux ou à des concessions qui ruinent tout son système. Il sent bien, non sans dépit, qu’il ne peut opposer à l’effort italien une négation pure et simple. Il ne veut pas que l’Italie aille à l’unité. Mais il lui permet la liberté et la fédération. Les États divers, avec leurs dynasties diverses, subsisteraient : mais dans chacun de ces États les peuples obtiendraient un régime constitutionnel, et tous ces États modernisés, affranchis du vieil absolutisme, pourraient se fédérer. « Rien n’était plus facile, dit-il le 4 décembre 1867, que de constituer chacun des États de l’Italie en État libre et indépendant. Il y avait là un premier exercice à offrir à l’activité des Italiens. Il y en avait un second. On voulait donner à la Péninsule la forme fédérative. Après s’être constitué librement, chaque État de l’Italie aurait eu à se faire sa place dans la Confédération unique. Il y avait là un nouvel exercice offert à l’activité des Italiens, et l’un comme l’autre a suffi et suffit encore à l’une des nations les plus énergiques et les plus respectables de l’Europe, laquelle n’a certes jamais cherché à s’effacer, la nation Suisse. Si, au contraire, nous poussions l’Italie dans la voie de l’unité, ou tout au moins si nous l’y laissions entrer, quelle en devait être la conséquence ? Elle allait se constituer en grande monarchie, à ses dépens, aux nôtres, à ceux de l’Europe. »

C’est, comme on voit, la thèse de Proudhon. Mais quelle contradiction et quelle chimère ! M. Thiers reconnaît qu’il y a chez les peuples d’Italie un besoin d’activité spontané et vrai. Et il prétend que la France aurait dû lui tracer du dehors son emploi et sa limite. Mais comment ce peuple, en qui s’éveillent des énergies nouvelles, des appétits nouveaux de force et d’action, aurait-il toléré qu’une puissance étrangère lui imposât des conditions et un programme ? Non seulement M. Thiers regrette que la France ait secondé le mouvement d’unité italienne, il lui paraît encore qu’elle n’aurait pas « le laisser faire ».

C’était l’intervention en Italie et contre l’Italie, une intervention qui ne serait pas limitée à Rome et à la défense du pouvoir temporel du pape, mais qui s’étendrait à tous les États pour leur interdire par la force une politique d’unité. C’est une politique d’ « antinationalité ». C’est une aberration contre-révolutionnaire. « Pour tromper vos aspirations et votre envie, vous irez jusqu’à la Fédération, vous n’irez pas au-delà. » Mais cette Fédération italienne, proposée comme un dérivatif à l’activité impatiente de l’Italie, qu’aurait-elle été ? Ou elle n’eût été qu’une apparence, qu’un mot ; le lien fédéral eût été si faible que les forces des divers États n’auraient pu vraiment et efficacement s’unir pour une action diplomatique et militaire, et c’était alors une ombre d’Italie, un fantôme décevant, qui aurait irrité le désir.

C’est bien ainsi que l’entendait M. Thiers, car en quoi une Fédération italique, si elle eût été sérieuse et efficace, eût-elle moins inquiété la France que l’unité italienne ? Si M. Thiers qui a peur d’une grande monarchie italienne accepte la Fédération italique, c’est qu’il compte bien que celle-ci, tiraillée, discordante n’aura aucune action sur les affaires de l’Europe. Cette Fédération, dispersée et inerte, qui n’eût été que la survivance et la consécration dérisoire des désunions anciennes, l’Italie n’eût point tardé à la rejeter avec dégoût et colère.

C’est avant 1859, c’est avant la guerre contre l’Autriche, guerre d’unité aussi bien que d’indépendance, qu’il eût fallu, selon M. Thiers, tourner vers le fédéralisme la pensée de l’Italie. Mais avec une fédération trop lâche, comment l’Italie aurait-elle pu mener contre l’étranger une vigoureuse campagne ? D’instinct, dans cette bataille nationale contre l’Autriche, les forces de la Fédération italique se seraient groupées autour de cette monarchie de Savoie qui avait le plus d’audace, le plus de force militaire, et qui, par ses institutions libérales, offrait le plus de garanties aux peuples à peine affranchis de l’absolutisme multiple qui les opprimait en les morcelant. La monarchie de Savoie aurait eu dans cette fédération de petites monarchies la primauté, et par cette voie, c’est à l’unité d’une grande monarchie que s’acheminait la fédération italique.

Ou bien les peuples italiens ne voulant ni rester pris au piège des dynasties diverses, ni se soumettre à une dynastie centrale, auraient subordonné toutes les monarchies particulières à un grand Parlement national qui aurait passionné contre toutes les tyrannies, celle des souverains, celle de l’Autriche, toutes les énergies et toutes les âmes, et c’est encore à l’unité, sous une forme républicaine, que tendait l’Italie. Distendue, la Fédération italique restait serve de l’Autriche, et comme l’Autriche avait du goût pour les dynasties absolutistes, c’était la double faillite de la liberté politique et de l’unité nationale. Concentrée, efficace, elle aboutissait ou à une « grande Monarchie » ou à une grande République italienne, et, de toute façon, le fédéralisme incertain de M. Thiers où il y avait trop de liberté politique au gré des uns, trop peu de nationalité au gré des autres, sombrait ou dans un renouveau de despotisme dynastique et autrichien ou dans un élargissement d’unité. Incapable de résoudre la question autrichienne, comment la Fédération italique aurait-elle résolu la question romaine ?

Si le Pape et les États romains étaient restés hors de la fédération italique, la papauté aurait pu sans cesse intriguer contre celle-ci, fomenter et soutenir les passions absolutistes, au besoin rappeler l’Autriche pour mater les velléités de révolution. Si la papauté était entrée, avec son domaine temporel, dans la fédération italique, quel rôle y aurait-elle joué ? Elle ne pouvait, sans ruiner son autorité morale et son prestige, se résigner à un rôle secondaire. Elle aurait donc prétendu à la primauté, et ou bien elle l’aurait conquise : et c’était l’incorporation effective de toute l’Italie aux États romains : quel dénouement à cette entreprise de liberté que M. Thiers daignait permettre aux activités italiennes ! Ou bien la papauté se serait heurtée, dans la fédération italique, à la résistance du plus puissant des États laïques, le Piémont, et de sa dynastie, et c’était le déchirement de la fédération italique ; c’était l’Italie condamnée à l’impuissance par la lutte intestine de deux puissances antagonistes. Et le conflit n’aurait pu se résoudre, l’Italie n’aurait pu échapper au chaos que par la victoire complète de l’une des deux forces rivales, ou par la victoire de la papauté qui soumettait l’Italie à une grande monarchie de prêtres, ou par la victoire de la maison de Savoie dressant à Rome même le drapeau de l’Italie moderne.

Là encore la solution bâtarde imaginée par M. Thiers se brisait aux dures nécessités de la vie. Ou l’Italie divisée s’enfonçait dans l’impuissance définitive comme un vaisseau disloqué descend dans l’eau profonde, ou bien elle se sauvait par l’unité réelle et vivante : et ce que M. Thiers déplorait le plus dans l’unité italienne, c’est-à-dire l’exemple, le signal, le précèdent d’unité donné à l’Allemagne, se produisait aussi. De la Fédération italique à la Confédération germanique passait une grande leçon d’unité nationale, et ces deux Fédérations auraient été d’autant mieux sollicitées à se soutenir, à s’encourager l’une l’autre dans leur effort vers l’unité nationale, que la France aurait prodigué à l’une et à l’autre les conseils restrictifs, ou les prohibitions offensantes.

Ainsi la doctrine de M. Thiers croulait en tout sens, et même s’il avait pu la faire prévaloir avant que les choses fussent engagées, je veux dire avant que se fussent affirmées les aspirations unitaires de l’Italie et avant que la Prusse eût commencé, par la victoire de Sadowa, l’unité allemande, cette doctrine si précise et si positive d’apparence dans l’exposé qu’en fait M. Thiers, si inconsistante au fond et si chimérique, aurait lamentablement avorté. Mais après 1859 et 1866, après Solferino et Sadowa, quelle application en faisait-il ? Il était trop sensé, trop clairvoyant, malgré l’étroitesse de son parti-pris et sa fausse philosophie de l’histoire, pour ne pas reconnaître que les choses n’étaient plus entières.

Déjà, après 1859, il n’était plus possible à l’Europe, ayant encouragé et secondé l’unité italienne, de s’opposer sans inconséquence aux tentatives d’unité allemande. Cette inconséquence, M. Thiers pensait qu’un patriotisme éclairé et courageux l’aurait assumée. Mais enfin, il aurait fallu à l’Empire un héroïsme d’esprit et de volonté qu’il est malaisé de demander à des gouvernements humains, c’est-à-dire toujours tentés de cacher leurs fautes et aux autres et à soi. Ces fautes, il n’était plus possible de les réparer tout à fait, même si on avait l’admirable probité de les reconnaître.

Comment, après avoir laissé faire la Prusse en 1863, en 1866, lui arracher le fruit de victoires qu’on n’avait pas osé lui disputer ? Comment, après avoir laissé dépouiller le Danemark et écraser l’Autriche, s’intéresser après coup et risquer la France seule en des conflits où on n’avait pas voulu qu’elle entrât quand elle pouvait avoir, quand elle avait des alliés ? Donc, selon M. Thiers, en Allemagne comme en Italie, il fallait faire la part du feu, c’est-à-dire des fautes commises. Mais il fallait très résolument limiter la folie et le désastre. Il fallait dire à l’Italie : Vous avez pu saisir la Toscane, Naples, l’Ombrie ; vous ne mettrez pas la main sur ce qui reste des États du Pape et sur Rome. Il fallait dire à la Prusse : Vous avez pu saisir, incorporer ou subordonner les États allemands du Nord ; mais votre Confédération ne passera pas le Mein ; vous ne mettrez pas la main sur les États du Sud.

Voilà la politique de M. Thiers exposée par lui avec une force et une netteté incomparables, dans les séances des 14 et 18 mars, des 4 et 9 décembre 1867. Cette politique, il ne convient plus d’en discuter l’idée. Mais pratiquement que vaut-elle ? Où menait-elle la France ? Elle la menait à la guerre : et quelle guerre ! Une guerre simultanée contre toute l’Italie et toute l’Allemagne : une guerre où la France aurait engagé sa vie même, dans l’intérêt de cette papauté qui lançait en ce moment même le syllabus, et de cette Autriche que les âpres leçons de la défaite avaient convertie depuis quelques mois au libéralisme et que la victoire catholique de la France impériale et de la papauté son alliée aurait ramenée bien vite dans la voie de l’absolutisme clérical.

Il est impossible de comprendre comment M. Thiers a pu se flatter que sa politique était conciliable avec le maintien de la paix.

La contradiction est criante. Il disait, le 14 mars : « La seule politique honnête et raisonnable, c’est de se mettre à la tête de tous les intérêts menacés et de dire : « Au nom de l’honnêteté de la France, au nom de sa force que vous ne contestez pas, au nom de ce qu’elle a été et de ce qu’elle doit rester dans le monde, la France, au lieu de se prêter à cette dévastation de l’univers, viendra défendre tous les intérêts menacés et les appellera à se ranger derrière elle pour prévenir de nouvelles iniquités. » (Mouvements d’approbation.)

« Cette politique, en outre, peut être celle de la paix. Pour ma part, je ne veux pas (pardonnez-moi, Messieurs, cette expression individuelle qui ne convient à personne), pour ma part, je ne veux pas la guerre. La guerre serait une extravagance, passez-moi le mot ; elle précipiterait les événements qu’il faut arrêter. La vraie politique, c’est, en admettant ce qui est fait (on aurait pu l’empêcher et on a eu tort de ne pas l’empêcher, mais il n’est plus temps), c’est en admettant ce qui est fait, de déclarer hautement qu’on ne souffrira pas que les choses aillent plus loin. La vraie politique, c’est non pas de vouloir réagir contre les événements, mais de les arrêter, de les suspendre, de les ralentir au moins. Voilà la vraie politique. Pour cela, faut-il la guerre ? Non ! mille fois non ! La paix, la paix suffit (Bruit).

« Messieurs, ne m’interrompez pas ; il me semble que cette question est bien sérieuse, et que je m’efforce de la traiter sérieusement (Oui, oui, parlez ! parlez !)

« Eh bien ! la paix suffit-elle à cette politique ? Je le répéterai : oui ! et en voici la preuve : c’est qu’aujourd’hui on compte avec nous. Le Gouvernement a dit que la Prusse évitait de blesser nos susceptibilités nationales, et c’est vrai, je le reconnais. Il faut profiter de cette situation ; on compte avec la France et l’on a raison ; la France prouverait à qui en douterait qu’il faut compter avec elle ! (Oui ! oui ! vive approbation).

« Cela suffit pour que la politique de la paix l’emporte, appuyée sur une conduite sage et forte. »

Il insistait sur ces idées le 18, mais avec une nuance plus marquée de doute et de défiance : « Non, je ne suis pas pour la guerre, je le dis non pas dans le désir de flatter telle ou telle opinion, mais parce que je regarde la guerre comme une folie. Quelle doit être notre politique ? Elle ne doit pas être, comme

La défense de Chateaudun.
D’après un document de la Bibliothèque nationale.


je le disais l’autre jour, de revenir sur les événements accomplis ; elle doit être de les arrêter, de les suspendre, de les ralentir au moins, et la guerre, au contraire, les précipiterait.

« Je n’ajouterai pas d’autres raisons que je pourrais vous donner cependant ; elles sont bien fortes, et vous les connaissez, comme moi.

« La guerre serait donc une folie ; mais si la guerre est, selon moi, une folie, je trouve néanmoins votre confiance, honorable sans doute pour vous et pour ceux auxquels vous la témoignez, je trouve votre confiance quelque peu hasardée : car je ne puis regarder la Prusse comme une puissance aussi peu offensive que vous paraissez le croire ; et j’avoue que je ne suis pas disposé à lui dire, ainsi que vous sembliez le faire ces jours derniers : Vous si bonne voisine, si désintéressée, si revenue du système des annexions, si peu portée à jalouser vos voisins… (on rit) ; non, je ne vois pas avec déplaisir, avec jalousie tout ce que vous préparez…

«… On nous dit : Mais la Prusse a de bons procédés pour nous. — Tant mieux ! On ajoute qu’elle ménage nos susceptibilités nationales ! — Tant mieux encore ! Pourtant si vous pouviez voir tout ce qui s’imprime à Berlin, soit sous forme de journaux, soit sous forme de gravures satiriques, vous reconnaîtriez que nos susceptibilités ne sont pas ménagées autant que vous le dites.

« Mettons cela de côté, car des articles de journaux, des caricatures ne sont rien. Mais enfin, soit la Prusse ménage nos susceptibilités nationales ; je le crois. M. de Bismarck est un homme fort habile, et il comprend qu’une nation aussi puissante, aussi chatouilleuse que la nôtre a besoin d’être ménagée. Profitez-en sans y ajouter toutefois la confiance si absolue qu’on témoignait ici l’autre jour. Je ne suis donc pas pour cette politique ambitieuse qui serait le signal de ravages dans le monde, mais je ne suis pas non plus pour cette politique trop confiante que je viens de décrire : je suis pour une politique vigilante. »

Mais, encore une fois, comment M. Thiers pouvait-il se dissimuler à lui-même qu’il rendait la guerre inévitable ? Il avait beau demander que la France donnât l’exemple du désintéressement et de la sagesse, renonçât à ces folles pensées ou sur la Belgique ou sur le Luxembourg, qui avaient inquiété les esprits. Il avait beau presser l’Empire de ne plus revenir à ces formules sur les « grandes agglomérations » qui semblaient contenir en même temps qu’un acquiescement aux ambitions italiennes et allemandes, l’aveu des ambitions françaises. Il savait bien, il ne pouvait pas ne pas savoir que Rome représentait pour l’Italie un intérêt plus vital et d’un autre ordre que le Luxembourg pour la France. Il ne pouvait pas ignorer qu’il ne suffisait pas que la France renonçât à la Belgique pour que l’Allemagne renonçât à son unité. Que la France déjà constituée, organisée en une nation compacte et forte, répudiât toute pensée de conquête sur le peuple de Belgique dont nul citoyen ne l’appelait, ce n’était pas une raison pour les patriotes des États allemands d’abandonner leur grand dessein d’unité. Quand donc M. Thiers disait, pour résumer sa politique : « Ne rien prendre, ne rien laisser prendre aux autres », il n’offrait ni à l’Italie ni à l’Allemagne une équivalence de renoncement, et il opposait le veto de la France à la volonté passionnée d’une grande partie de l’Allemagne, à la résolution inflexible de la Prusse, s’autorisant de la pensée allemande ; il créait entre la France et la Prusse, ou plutôt entre la France et l’Allemagne, un casus belli que les calculs de prudence des gouvernements pouvaient bien ajourner de quelques années, mais qui pesait sur le monde comme une implacable certitude.

Quelques jours après ce discours de M. Thiers, à la fin de mars, l’Europe apprenait que, dés le mois d’août 1866, la Prusse avait conclu avec les États du Sud des traités secrets qui organisaient la force militaire de ceux-ci et les liaient par un accord défensif à l’Allemagne du Nord. Et bientôt, le Zollverein réorganisé allait donner à des délégués de toute l’Allemagne l’occasion de se réunir à Berlin en un Parlement douanier, image du prochain Parlement politique et national. Ainsi, la force d’unité allemande éclatait en tout sens et se manifestait sous toutes les formes. Si ce mouvement d’unité avait été le produit artificiel des excitations prussiennes, M. Thiers aurait pu espérer l’arrêter par les sommations de la France. Mais il était visible, depuis Sadowa, que M. de Bismarck résistait à la poussée plus qu’il ne l’avivait. Non pas qu’il eût abandonné un instant son plan d’unité totale, mais il ne voulait pas braver la France et déchaîner un confit avant d’avoir assuré à la Confédération du Nord et aussi aux États du Sud une forte organisation militaire. Il ne voulait pas se hâter d’unir les démocratiques États du Sud à l’Allemagne du Nord avant d’avoir assuré dans la Constitution nouvelle la puissance de la Monarchie prussienne. Et il s’appliquait aussi, par une modération étalée, à rejeter sur la France toute la responsabilité apparente d’une guerre éventuelle, afin d’avoir pour lui, dans le combat, la force du sentiment national allemand exaspéré.

Mais enfin, à ce moment il n’aiguillonnait pas l’Allemagne : il ne l’éperonnait pas. Il contenait au contraire la passion nationale, il la tenait en bride. Et celle-ci plus d’une fois se cabrait sous lui et s’irritait. Ce sont précisément les députés au Parlement du Nord du Hanovre annexé, c’est Benningsen et ses amis qui protestaient avec le plus de véhémence contre toute politique de faiblesse et de temporisation. Bientôt le duché de Bade allait demander sa réunion à l’Allemagne. Et le jour était proche où la Confédération du Nord passerait le Main, proclamerait l’unité allemande, soit que M. de Bismarck jugeât l’occasion favorable, soit qu’il ne pût retenir plus longtemps l’impatience du patriotisme allemand. Ce jour-là, dans le système de M. Thiers, c’était la guerre forcée. En attendant c’était entre la France et l’Allemagne un malaise profond. La France devenait pour l’Allemagne l’ennemi direct, l’obstacle détesté d’un grand dessein qui hantait les esprits et exaltait les âmes. C’était une semence de défiance et de haine, d’où jaillirait soudain comme une forêt de glaives.

Cette vérité, M. Thiers l’avoue lui-même quand il déclare que s’il ne veut pas la guerre c’est parce qu’au lieu d’empêcher les événements, elle les précipiterait. Qu’est-ce à dire ? C’est donc que si la France sommait la Prusse d’abandonner tout dessein d’union avec les États du Sud et intervenait par la force pour interdire ce groupement, les États du Sud entreraient aussitôt dans la Confédération du Nord ? Mais d’où viendrait cette susceptibilité s’ils considèrent en effet la Prusse comme l’ennemi qui menace leur indépendance ? M. Thiers reconnaît la force du sentiment national allemand au moment même où il décrète au nom de la France que cette pensée nationale ne s’accomplira point. Et si, en 1867, il est impossible à la France d’adresser à la Prusse un ultimatum contre l’unité sans soulever toute l’Allemagne et sans créer d’emblée cette unité qu’on redoute, cela sera vrai et le lendemain et toujours. Ce n’est pas seulement en 1867 que la guerre est, selon le mot de M. Thiers, une folie : c’est dans les années qui suivent, c’est toujours, et le grand effort de sagesse de M. Thiers c’est de rendre inéluctable une guerre qu’il déclare folle. Ou bien pouvait-il croire sérieusement qu’il suffirait à la France de parler haut et fort pour que, à jamais, éternellement, la Prusse renonçait à son ambition et l’Allemagne à son unité ?

L’illusion serait si étrange et l’aveuglement si prodigieux, que je me demande parfois si les propos de modération et de paix de M. Thiers n’étaient pas une feinte, un moyen de gagner du temps, de ménager à la France, pour l’inévitable conflit, des chances plus heureuses. Les dernières paroles qu’il prononça le 14 mars, n’attestent pas une confiance très nette en l’avenir ; elles n’ouvrent pas de longues perspectives de paix… « peut-être pourra-t-on procurer (je dis peut-être, mais pour moi c’est certain), peut-être pourra-t-on procurer à la France et à l’Europe quelques jours de repos, de prospérité, de tranquillité d’esprit, ce dont l’Europe a tant besoin aujourd’hui, et ce dont elle manque absolument ».

Quelques jours de repos, une accalmie entre deux orages, une trêve de quelques années entre Sadowa et la mystérieuse rencontre où le destin de l’Europe se jouerait une fois de plus. Mais quel avenir pour la France ? Engager toute sa force, toute sa pensée, toute sa vie à empêcher cette nécessaire unité allemande préparée et attendue depuis si longtemps par les plus nobles esprits, par les consciences les plus ardentes de tout un grand peuple gémissant et écrasé.

Cette triste trêve, cette paix précaire et pleine de pensées mauvaises, M. Thiers va-t-il du moins l’utiliser à mieux préparer la France en vue du conflit formidable qui peut être retardé, qui ne peut pas être éludé ? Oui, elle pourra user de ce délai pour réparer les brèches que l’expédition du Mexique a faites à sa force militaire, pour réorganiser et accroître celle-ci, soit selon le plan ancien et préféré de M. Thiers, des armées à effectif limité et à long service, soit selon le type moderne des armées prussiennes.

Et si la France impériale n’a organisé puissamment l’armée de la France ni selon le type de 1832, ni selon le type nouveau, ce n’est pas la faute de M. Thiers. Mais, dans son système politique, où seraient les alliances de la France ? Malgré les incohérences, malgré les contradictions de la politique impériale, la France avait encore beaucoup d’amis en Italie. La plupart des patriotes italiens n’oubliaient pas son intervention de 1859. Ils lui en voulaient sans doute d’avoir arrêté, par la paix de Villafranca, l’essor de la nationalité italienne. Mais enfin, ils savaient bien qu’un jour ou l’autre le mouvement d’unité aboutirait et ils savaient aussi que le concours de la France avait ajouté à la force initiale d’impulsion. Il est vrai qu’en 1866, c’est par une alliance avec la Prusse que l’Italie avait arraché à l’Autriche la Vénétie. Mais, tandis qu’une partie de l’opinion française, en 1859, avait cédé à un entraînement de générosité, la Prusse de 1866 avait servi seulement ses desseins propres. C’est seulement par contre-coup que l’Italie avait bénéficié de la victoire prussienne. D’ailleurs, il était visible que l’abstention de Napoléon avait seule rendu possible ou du moins avait largement facilité la victoire de la Prusse ; et, quoique l’amour-propre de l’Italie se fût irrité de la médiation de la France recevant la Vénétie des mains de l’Autriche et la repassant à l’Italie, ce n’était pas seulement dans la forme, c’est aussi au fond que l’Italie tenait la Vénétie de la France. Car nul ne doutait alors que l’alliance de Napoléon III et de l’Autriche eût empêché le succès de M. de Bismarck. Ou si, malgré la défaite de M. de Bismarck, l’Autriche victorieuse eût, selon les stipulations du traité secret, rétrocédé la Vénétie, c’est bien évidemment à la France que l’Italie en eût été redevable.

Le prestige de la France en Italie était donc resté très grand : et pour que la France trouvât en Italie des sympathies actives et même une alliance, il aurait suffi sans doute que la France cessât d’interdire à l’Italie l’entrée à Rome. Les événements diplomatiques de 1869 et de 1870, connus maintenant avec certitude par des documents d’archives, montrent assez qu’à ce prix l’alliance de l’Italie était au moins infiniment probable. Mais cette alliance, M. Thiers, obstiné à défendre contre les revendications du peuple italien et de la maison de Savoie l’indépendance des États romains, ne pouvait pas la donner à la France. Bien mieux, il jetait l’Italie, quoi qu’il en eût, dans les bras de la Prusse. C’est avec une sorte de fureur qu’en décembre 1867 il dénonce les ambitions italiennes. Laisser l’Italie poursuivre son œuvre d’unité, lui permettre d’occuper les États romains, d’enlever au pape sa souveraineté temporelle, c’est lui donner congé de bouleverser l’Europe, d’enlever aux catholiques de l’univers une garantie à laquelle ils ont droit, la certitude de la pleine indépendance de leur chef. Il faut dire une bonne fois à l’Italie que c’est fini, bien fini, qu’elle n’ira pas plus loin. La convention de septembre 1864, par laquelle la France s’est engagée à retirer ses troupes des États romains sous la condition que l’Italie elle-même les protégera contre toute agression, est une duperie.

L’Italie ne peut pas protéger Rome, puisqu’elle veut la prendre. La maison de Savoie lancera, s’il le faut, les bandes révolutionnaires sur Rome : et ensuite elle occupera Rome elle-même, sous prétexte de l’enlever à la Révolution. Elle chasse au faucon avec Garibaldi. Il faut qu’elle cesse ou qu’on lui brise le poing. La France a été obligée à Mentana de tirer sur les Garibaldiens alliés et protégées de la monarchie de Savoie qui n’affecte de les désavouer que pour s’en mieux servir. Mais ce ne doit pas être un effort d’un jour, ce doit être une politique constante. Que l’Italie sache bien qu’aller à Rome c’est offenser mortellement la France, c’est l’obliger à intervenir. Et comme tout à l’heure la politique de M. Thiers acculait la France à la guerre contre la Prusse, contre la Confédération du Nord, contre l’Allemagne toute entière, le voici maintenant qui nous conduit tout droit à la guerre contre l’Italie. Car, pas plus que l’Allemagne ne peut et ne veut renoncer à son unité, l’Italie ne peut et ne veut renoncer à accomplir, par la prise de possession de Rome, son grand dessein national. Elle pourra ruser, équivoquer, ajourner, tant qu’elle sera trop faible pour oser. Mais qu’un accident diminue la force de la France ou que l’Italie, assurée par une alliance avec la Prusse, se risque à jouer la suprême partie, la guerre est inévitable. Aussi bien, cette fois, M. Thiers n’en écarte pas l’hypothèse.

« Encore une fois, s’écrie-t-il le 4 décembre 1867, je dirais à l’Italie : je vous ai sacrifié tous mes intérêts ; pour vous j’ai laissé consommer en Europe la plus grande révolution des temps modernes la victoire de la Prusse ; mais enfin il y a quelque chose que je ne puis vous abandonner, c’est mon honneur, car on ne verrait dans ma conduite qu’une longue perfidie (envers le pape). Or, si je puis vous livrer mes plus chers intérêts, je ne puis vous livrer mon honneur : non, je ne le puis pas.

« Je vous le demande, messieurs, quelle est la puissance qui pourrait venir vous chercher querelle, parce que vous auriez fait cet acte de franchise et de loyauté ?

« Que pourrait-il arriver ?

« Ou l’Italie respecterait cette déclaration et laisserait le pape tranquille : il est bien vrai alors que la question serait remise et qu’il y aurait un danger pour nous à la remettre ; mais enfin le statu quo se continuerait plus dignement pour nous et avec un peu plus de sécurité pour le pape.

« Ou, au contraire, les fous l’emporteraient sur les habiles, et l’unité italienne se jetterait sur votre épée. Alors vous feriez ce que ferait un homme de sang-froid, de courage et de cœur, quand il est engagé malgré lui contre un fou : il ne se sert pas de son épée pour le tuer, il s’en sert uniquement pour se couvrir. Et si cependant l’unité italienne se blessait elle-même (ah ! ah !), ce n’est pas vous qui l’auriez détruite, c’est elle qui se serait détruite de sa propre main. (Adhésion sur plusieurs bancs). Et la question qui nous occupe, question la plus embarrassante du monde, savez-vous qui l’aurait résolue : La loyauté, et après la loyauté l’Italie elle-même. »

Il est impossible de faire entendre à un peuple un langage plus menaçant à la fois et plus outrageant. Ou bien l’Italie renoncera à Rome, ou elle trouvera devant elle l’épée de la France. Et si, dans son délire, elle se jette sur cette épée, ce ne sont pas seulement les États romains qui seront sauvés des prises de l’unité italienne. Contre la folle Italie vaincue, contre la démente maison de Savoie enfin humiliée, les monarchies récemment dépossédées revendiqueront sans doute leurs droits : le particularisme italien, opprimé depuis peu de jours, se réveillera et l’Italie tombera en décomposition. Une seule puissance incontestée planera sur elle, la puissance de la papauté. Ce sera l’œuvre de la France, ce sera le triomphe du bon sens et la revanche de M. Thiers sur l’unité italienne.

Oui, mais l’Italie violentée ne fera-t-elle point appel à la Prusse menacée aussi ? Ou plutôt l’unité italienne ne fera-t-elle point alliance avec l’unité allemande, toute une nation avec toute une nation ? M Thiers n’est pas assez insensé pour ignorer tout à fait le péril, mais il ne veut pas le voir en face et à plein. Ce même jour 4 décembre, il disait : « Je ne crois pas aujourd’hui, je ne crois pas très prochain le danger de voir les deux questions d’Italie et d’Allemagne se confondre pour être résolues en même temps. Si cela arrivait, le cas serait très grave. Nous serions dans le cas de l’Autriche entre l’Italie et la Prusse en 1866, avec cette différence que l’armée française me rassure beaucoup, quelle que soit son organisation, et quel que soit l’emploi qu’on veuille faire de son courage (vives marques d’approbations). Mais, messieurs, quel est actuellement le danger, le danger vrai aux yeux d’un homme doué de quelque sagacité politique ? Le voici :

« En ce moment, l’homme éminent qui dirige la Prusse, se montre très habile, à mon avis, et beaucoup plus habile même que la veille de Sadowa. Il l’a été cependant beaucoup alors. Je lui ai rendu justice, quoiqu’il ne soit pas l’ami de mon pays.

« Savez-vous en quoi il se montre habile aujourd’hui ? c’est dans sa modération présente. Il comprend très bien qu’il a mis la patience de la France à de rudes épreuves depuis deux ans, il sait ce que c’est que l’armée française, et il faut lui rendre la justice qu’il veut la paix. Mais vouloir, ce n’est pas toujours pouvoir. Il veut la paix, et il sent très bien que si, dans un moment où la France a de tels droits et de tels devoirs en Italie, il cherchait à s’en mêler, il ferait une chose qui révolterait tout le monde, et serait cruellement blâmé dans son propre pays…

« Le ministre de Prusse, je le répète, sent très bien à l’heure qu’il est, que toute l’Europe le condamnerait, s’il voulait profiter de la situation pour se joindre à l’Italie. »

« Qu’ont fait dès lors les Italiens ? Je n’ai pas à ma disposition toutes les dépêches, mais c’est une chose que chacun peut affirmer, sans le savoir, ils ont cédé lorsqu’ils ont acquis la certitude qu’ils ne seraient pas appuyés par la Prusse… Il y a donc pour le moment (je dis pour le moment), il y a certitude que ces liens entre la question d’Italie et la question d’Allemagne ne sont pas tellement étroits que les deux questions doivent nécessairement se poser le même jour, et que, si nous agissions en Italie, nous fussions obligés d’agir en Allemagne en même temps. Il n’est pas douteux que si vous envoyiez demain une armée pour accabler l’Italie, la Prusse dirait : Ah ! Je ne vais pas laisser écraser mon alliée de Sadowa ! Mais je ne vous propose pas de descendre en Italie avec une armée. Je vous demande seulement de ne pas vous laisser tromper par les apparences, de ne pas vous laisser tromper par la ruse italienne. »

Ainsi, contre le péril évident d’une alliance italo-prussienne, ou plutôt italo-allemande, M. Thiers a trouvé un refuge. Où ? Dans la modération de M. de Bismarck. M. de Bismarck ne veut pas indisposer la France ; il ne veut pas scandaliser l’Europe. Soit. Et il est bien certain que M. de Bismarck, qui attendait l’heure favorable pour accomplir l’unité allemande avec le moindre danger, n’allait pas subordonner aux incidents, aux épisodes tumultueux de la question italienne son vaste dessein silencieusement médité. Que lui importait, après tout, que l’Italie et la France fussent en querelle à propos du Pape ? Que lui importait que les forces françaises arrêtent Garibaldi sur le chemin de Rome ? Il avait intérêt, au contraire, à ne pas brusquer les événements. Tant que la question romaine n’était pas résolue, elle restait comme une cause de froissement entre l’Italie et la France. Il pouvait ainsi, sans elle, attendre l’occasion opportune. Il pouvait se réserver, ou d’acheter l’assentiment de la France impériale à la pleine unité allemande en lui permettant de poursuivre sa politique catholique et papale en Italie, ou, au contraire (et c’était le plus probable), s’entendre pour une action décisive avec l’Italie exaspérée par les prohibitions et les interventions de la France. Cet état d’esprit de M. de Bismarck et ces combinaisons suspensives pouvaient se prolonger quelque temps. M. Benedetti note encore, en janvier 1868, cette politique d’attente multiple et de prévoyance compliquée. » Je ne saurais trop le répéter, écrit-il le 5 à son ministre, le principal objet de toutes ses préoccupations est, si je ne me trompe, d’éviter un conflit avec la France ; mais, il pressent que la politique qu’il poursuit en Allemagne peut le faire éclater, et, ne perdant pas de vue cette grave éventualité, il y subordonne toutes ses résolutions. Pour qu’elles fussent toutes également conformes à l’esprit de conciliation qui inspire le gouvernement de l’Empereur, il faudrait à M. de Bismarck une garantie certaine que, dans aucun cas, la France ne tentera de renverser ce qu’il appelle son système germanique.

« C’est ainsi que pourrait s’expliquer, à mon avis, l’attitude mesurée et à certains égards contradictoire qu’il a gardée durant l’entretien dont je viens de
LA FRANCE-PROMÉTHÉE ET L’AIGLE-VAUTOUR
D’après un document de la Bibliothèque nationale.


vous rendre compte. Il veut bien, en effet, contribuer avec nous à éloigner toute nouvelle aggravation de l’état de choses en Italie, mais sans se prêter toutefois à y substituer une situation régulière et propre à concilier toutes les parties. Il juge sans doute qu’il lui importe de s’assurer de ce côté une chance ouverte aux complications ». Mais en vérité, et M. Thiers le reconnaît lui-même, cet État ambigu ne pouvait pas durer longtemps, et les événements d’Italie obligeraient la Prusse à prendre position comme la France. M. Thiers distinguait deux catégories parmi les patriotes italiens, parmi les partisans de l’unité : les fous et les habiles ; les fous, qui voulaient précipiter le mouvement et s’emparer révolutionnairement de Rome, sans souci des engagements pris avec la France ; les habiles, qui voulaient préparer l’avenir et arriver au même but par des chemins plus longs. Si les fous l’emportent c’est la guerre, M. Thiers l’a proclamé. Et ce ne sera plus, comme naguère à Mentana, la rencontre de troupes françaises et de quelques bandes garibaldiennes officiellement désavouées par l’Italie, ce sera le choc de la France et de l’unité italienne réellement accomplie. Or, dans ce cas, la Prusse, de l’aveu de M. Thiers, ne peut plus s’abstenir, comme elle l’a fait pour Mentana. Elle ne peut pas laisser écraser son alliée de Sadowa et livrer l’unité italienne à la France qui, le lendemain, avec un prestige accru, menacerait l’unité allemande. C’est donc, M. Thiers le reconnaît, la guerre certaine avec la Prusse et l’Allemagne comme avec l’Italie. Mais si la politique des habiles prévaut, ce sera encore la guerre. C’est la menace permanente et la certitude prochaine d’une coalition de la Prusse et de l’Italie contre la France : « Les habiles, et ils sont vraiment habiles cette fois, proposent autre chose. Il faut, disent-ils, dévorer l’affront qu’on nous fait (ils appellent affront cette simple réserve que vous venez de poser en faveur du Pape) ; dévorons-le, mais au lieu de désarmer, armons… Il faut attendre, pensent-ils, et plus tard se produiront des circonstances qui nous permettront de trouver des alliés pour acquérir Rome comme nous en avons trouvé pour acquérir la Vénétie. Quels peuvent être ces alliés ? Il n’est pas difficile de les nommer : ce sont les mêmes. »

Oui, ce seront les mêmes. Ainsi les habiles ont la même ambition que les fous. Ils veulent conquérir Rome. Ils attendent seulement l’heure où ils pourront compter sur le concours de la Prusse. Et comme la politique de M. Thiers ne permettra pas plus aux habiles qu’aux fous d’occuper Rome, comme elle est résolue à disputer Rome à l’Italie, non pas maintenant, mais toujours, le choc sera bien retardé, mais il reste inévitable ; et les mêmes raisons impérieuses qui obligeraient la Prusse à intervenir pour l’Italie dans un grand conflit avec la France immédiatement déchaîné par les fous, obligeraient la Prusse à intervenir également dans le même conflit déchaîné un peu plus tard par les habiles. De toute façon, ou tout de suite, ou bientôt, c’est la terrible rencontre de la France avec la Prusse et l’Italie coalisées. Il n’y aurait qu’une chance d’échapper à cette nécessité formidable, c’est si la France renonçait à interdire Rome à l’Italie, et M. Thiers ne le veut pas, ou si l’Italie renonçait à Rome, et l’Italie signifie par tous ses partis, par tous ses citoyens, par les modérés comme par les révolutionnaires, par les habiles comme par les fous, qu’elle ne veut pas renoncer à Rome. Et quand M. Thiers, qui pressent le péril, qui l’avoue à demi, mais qui ne veut pas le reconnaître tout entier, espère qu’il pourra se dérober aux funestes conséquences de sa politique en parlant très-haut à l’Italie, on ose à peine dire que jamais homme d’État vieilli dans les affaires ne fut la dupe d’une plus enfantine illusion, que jamais rêveur chimérique ne se dupa lui-même autant que cet empirique illustre… Et qu’il en fût réduit à compter sur la modération, sur la retenue au moins provisoire de M. de Bismarck, c’est le pire châtiment de cette politique étroite et infatuée qui jetait la France en travers des deux plus grands courants de force qui se fussent développés dans le monde depuis la Révolution française.

M. de Bismarck lui, sans se laisser endormir par les louanges idylliques que M. Thiers mêlait aux plus sinistres pressentiments, poussait en Italie son jeu, qui était de la brouiller avec la France, en exploitant les fautes de celle-ci, et l’aberration combinée de M. Thiers et de M. Rouher. « Il lui faut, avait précisé Benedetti, une Italie tiraillée, en désaccord permanent avec la France, pour conjurer une alliance éventuelle entre ces deux puissances, pour nous contraindre à entretenir des forces plus ou moins considérables dans les états du Saint-Siège, pour se ménager au besoin le moyen de susciter, à l’aide des partis révolutionnaires, une rupture violente entre le gouvernement de l’Empereur et celui du roi Victor-Emmanuel, pour neutraliser en un mot notre liberté sur le Rhin. »

Ah ! comme M. Thiers faisait en Italie le jeu de la politique allemande de M. de Bismarck ! et à cette coalition de l’Italie et de l’Allemagne, de l’unité italienne et de l’unité allemande, quelle alliance pourrait opposer la France ? Ce n’était point celle de la Russie. La Russie était, dans l’orient européen, la rivale de l’Autriche. Et si l’Autriche voulant prendre sa revanche de Sadowa s’unissait à la France, c’est vers la Prusse qu’inclinerait la Russie. M. de Bismarck et le roi de Prusse multipliaient leurs efforts pour gagner les bonnes grâces du tsar, et ils avaient, dans l’hypothèse d’une guerre contre la France et l’Autriche, bien des moyens de le tenter. En tout cas, sa neutralité bienveillante était certaine.

Mais surtout dans le système politique général de M. Thiers, la Russie était presque l’ennemie comme la Prusse, comme l’Italie. La Russie, elle aussi, menaçait « l’équilibre européen ». M. Thiers voulait lui fermer le chemin de Constantinople, comme il fermait à l’Italie le chemin de Rome, à l’Allemagne du Nord le chemin de Munich. Il le rappelait encore le 14 mars : « Le danger est de voir Constantinople dans les mains des Russes… Quel est l’intérêt de l’Europe ? C’est que Constantinople ne tombe pas aux mains de son puissant voisin. Si la Russie, qui s’étend déjà du cap Nord au détroit de Behring… si la Russie se portait à Constantinople, elle compterait plus de cent millions de sujets, et aussitôt la sinistre prédiction de Napoléon se trouverait accomplie… » Et pour barrer à l’ambition russe la route de Constantinople il faut prendre garde que les populations chrétiennes incluses dans l’empire turc ne s’en détachent pas une à une, car elles formeraient une clientèle du gouvernement russe. M. Thiers en guerre avec l’Italie, en guerre avec l’Allemagne, n’a donc rien à offrir à la Russie, et il sait au contraire qu’entre la Prusse et la Russie l’accord est facile. Entre le « danger russe » et le « danger allemand » il y a un lien : c’est l’unité d’intérêts existant entre la Russie et la Prusse. Que la Prusse entreprenne sur le Rhin et sur le Zuydersée, cela est indifférent à la Russie pourvu qu’elle soit libre sur le Danube et sur le Bosphore. Que la Russie entreprenne en Orient, cela est indifférent à la Prusse pourvu qu’elle soit libre sur le Rhin. « En présence de cette situation, les hommes les plus sagaces, les plus occupés des affaires de l’Europe s’adressent cette question, qui est peut-être résolue pour le gouvernement : a-t-il un traité d’alliance entre la Russie et la Prusse ? (Mouvement.) Permettez, messieurs, je vais répondre… Pour moi, je n’en sais rien : mais ce que je sais, et c’est ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il y a unité d’intérêts entre les deux puissances et que la véritable alliance c’est l’unité d’intérêts. »

Il est probable que M. Thiers forçait un peu à ce moment l’intimité de Berlin et de Saint-Pétersbourg, De même que M. de Bismarck entretenait les difficultés italiennes pour les exploiter à l’occasion, mais sans s’engager à fond, se réservant ainsi des possibilités multiples, de même il caressait les ambitions de la Russie, mais sans s’y livrer, de façon à faire mieux sentir aux Russes le prix de son concours, de façon aussi à ne pas rompre trop tôt avec l’Autriche et à ne pas inquiéter l’Angleterre. Benedetti, dans ses rapports substantiels et pénétrants, marque bien la double politique de M. de Bismarck avec la Russie ; il s’engage assez envers elle pour obtenir une communauté d’action constante, et se ménage assez pour ne pas obliger l’Autriche et l’Angleterre à une déclaration d’hostilité. Il écrit de Berlin, le 5 janvier 1868, qu’il paraît de plus en plus probable qu’il a été pris des arrangements éventuels entre les deux gouvernements du roi Guillaume et de l’Empereur Alexandre. J’en ai, pour ma part, trouvé la démonstration permanente dans la résolution bien arrêtée, et qui n’a jamais varié, du cabinet de Berlin de préparer l’union allemande en attendant d’y pouvoir substituer l’unité à son profit exclusif, sans s’en laisser détourner un seul instant par l’éventualité d’un conflit avec la France. J’en ai également vu la preuve dans le soin avec lequel M. de Bismarck évite de s’expliquer sur la question d’Orient. Quand on l’interroge, il répond qu’il ne lit jamais la correspondance du ministre du Roi à Constantinople, et, Votre Excellence n’aura pas oublié, il s’est toujours prêté aux vues du prince Gortschakoff. Il est persuadé sans doute que d’autres puissances ont un intérêt de premier ordre à soustraire l’Empire ottoman aux convoitises de la Russie, et il leur en abandonne le soin ; il sait d’ailleurs que rien ne peut s’y accomplir définitivement sans le concours ou l’adhésion de l’Allemagne, si l’Allemagne est unie et forte : il croit donc qu’il peut, quant à présent et sans péril, aiguiser lui-même l’ambition du cabinet de Saint-Pétersbourg, pourvu qu’il obtienne en retour de cette condescendance une abstention bienveillante dans tout ce qu’il entreprend en Allemagne. Il y trouve d’ailleurs un avantage immédiat, c’est d’inquiéter l’Autriche par la Russie, et je ne serais pas surpris s’il était l’instigateur de l’impulsion nouvelle imprimée, depuis l’été dernier, à la propagande panslaviste. »

Et le 5 février, il ajoutait : « En Orient, M. de Bismarck tient à garder une position qui ne l’engage dans aucun sens, et lui permette, suivant les nécessités de ses propres desseins, de donner la main à la Russie ou de se rapprocher des puissances occidentales, et cette position, il ne peut la conserver qu’en s’abstenant de toute démarche qui le compromettrait avec les amis ou les adversaires de la Turquie. Il calcule ainsi chacun de ses actes, en les rapportant tous au but qu’il poursuit, c’est-à-dire au couronnement de l’œuvre qu’il a si fort avancée. Tout ce qui se discute de l’autre côté des Alpes, l’existence du royaume italien, ou le salut du pouvoir temporel du pape et même de la papauté, comme les ambitions ou les combinaisons diverses que provoque l’état précaire de l’empire ottoman, n’est envisagé par lui que comme des moyens de nature à lui faciliter sa tâche ; en ceci il obtient, je crois, l’entier assentiment du roi qui ne craint pas, pour seconder les efforts de son ministre, de l’autoriser à se rapprocher alternativement de la Russie ou des puissances qui ne partagent pas ses vues sur l’Orient.

Ainsi, dans la question orientale, M. Thiers alourdissait un peu, il épaississait la politique de M. de Bismarck. Ce qui fait le génie politique de celui-ci, c’est qu’il n’était ni buté, ni flottant, ni exclusif dans ses moyens d’action, ni irrésolu. À la différence de Napoléon III, il savait toujours exactement où il allait. Son but certain, invariable, c’était de constituer l’unité de l’Allemagne sous la conduite de la monarchie prussienne, et il n’y avait pas un seul de ses actes qui ne tendit vers ce but, ou directement ou par des circuits. Selon les possibilités entrevues, il avait toujours plusieurs combinaisons toutes prêtes, mais il ne se perdait pas en cette multiplicité. Il savait faire la différence du probable et du possible, toujours prêt à abandonner un système si des obstacles nouveaux s’opposaient, ou si s’offraient des chances nouvelles ; mais portant cependant le poids de sa pensée et de son effort secret sur l’hypothèse la plus plausible. Il ne gardait pas entre les diverses possibilités un équilibre d’indifférence ou d’indécision. Il tâchait de deviner les préférences des choses pour s’y conformer ou les seconder, mais il ne se liait jamais envers les autres ou envers lui-même par l’imprudence d’un engagement total et irrévocable, ou par un entêtement d’amour-propre. Il entrait assez avant dans le système le plus probable, pour pouvoir rapidement convertir en fait les possibilités longtemps préparées, pas assez pour ne pouvoir passer d’un bond à un autre système si le premier se dérobait. Ce n’était pas précisément une politique de duplicité, mais plutôt, si je puis dire, une politique de multiplicité qui n’excluait pas toute franchise, car il n’allait pas, dans ses propos, au-delà de ce qu’il pensait : il ne promettait pas aux hommes un concours plus décidé et plus étendu que celui qu’il croyait pouvoir et devoir leur prêter. Et il les attachait doublement à sa fortune en leur laissant voir clairement de quel prix il paierait leur assistance dans les conditions déterminées, mais aussi qu’il réservait toujours la liberté de son action pour des éventualités nouvelles, et si les hommes avec lesquels il s’entretenait ne tenaient point un juste compte des divers cléments et des diverses tendances de sa pensée, dont il ne leur cachait pas cependant la complication, ce n’est pas lui qui les avait trompés, il leur avait laissé le soin de se tromper eux-mêmes.

Cette politique supposait une activité infatigable, une attention constante à tous les événements, la vigilance active et ferme du chancelier qui mène sa machine vers un but déclaré, qui y va de préférence par les voies où son regard porté au loin pressent le moins d’obstacles, mais qui est toujours prêt, selon les accidents du chemin et des résistances, à des brusques virages ou à des changements soudains de route dans le réseau compliqué des chemins. Qui ne fouille pas sans cesse des yeux tout l’horizon, qui n’a pas sans cesse la main sur sa machine, se brise ou s’égare. Une attention toujours en éveil, une volonté toujours prête, une sûreté de main admirable, tout cela permettait à M. de Bismarck d’entrer dans tous les événements, dans toutes les passions, assez pour s’en servir, pas assez pour s’y asservir.

Mais, sous ces réserves et dans cette mesure, il est vrai qu’il avait partie liée avec la Russie. Il dépendait de lui qu’à un jour donné il pût compter sur elle comme sur l’Italie, si la politique offensive de la France menaçait l’œuvre de l’unité allemande. Ainsi, la politique de M. Thiers menait la France à un choc non seulement contre l’Italie et l’Allemagne, mais contre la Russie. Et ce qui est prodigieux, c’est que M. Thiers ne l’ignorait pas.

Pouvait-il, du moins, compter sur l’Autriche et sur l’Angleterre ? Il le disait. Et à quelles conditions ? « À cette politique vigilante qui doit reposer sur les forces bien organisées de la France, il faut ajouter au dehors une politique qui ramène à nous les intérêts européens. Or, je vous ai dit que, pour ramener à nous les intérêts européens, il fallait se garder de cette politique qui annonce des projets ultérieurs sous certains mots à double entente et qu’il fallait, au contraire, former en Europe ce parti conservateur dont le principe serait de défendre tous les intérêts attaqués et de n’en attaquer aucun soi-même. Pour former ce que j’appelle en Europe le parti conservateur, il faut que ce principe de ne rien prendre soi-même en ne voulant pas que les autres prennent ; il faut que ce principe soit franchement posé. À cette condition, tout le monde me comprend, vous aurez l’adhésion de l’Angleterre. Quand vous aurez l’adhésion de l’Angleterre, vous obtiendrez celle de tous les petits États de l’Europe, et même celle de l’Autriche. En effet, en supposant que l’Autriche se reconstitue, ce que je souhaite, elle ne peut pas aller jusqu’à former avec la France une alliance qui aurait pour but avoué de menacer les Allemands. L’Autriche pourra très bien se réunir à la France et à l’Angleterre, disant qu’elles ne veulent ni prendre ni laisser prendre, mais cette union n’est possible qu’en la faisant reposer sur ce principe. »

Même ainsi, même si la France renonce absolument à toute entreprise sur la rive gauche du Rhin ou sur la Belgique, même si elle est résolue à ne rien prendre et si elle persuade au monde qu’elle ne veut rien prendre en effet, est-elle assurée du concours de l’Angleterre et de l’Autriche à une politique offensive contre l’unité italienne et contre l’unité allemande ? Certes, il sera agréable à l’Angleterre de savoir que la France ne veut pas mettre la main sur la Belgique. Il lui sera agréable de savoir que la France s’unirait à elle, si elle le désirait, pour empêcher l’Allemagne de mettre la main sur les ports de la Hollande. Mais cela suffira-t-il pour décider la nation anglaise à soutenir la France dans ce que M. Thiers appelle une politique conservatrice, et qui était à l’égard de l’Italie et de l’Allemagne une politique de compression ? Toutes les puissances de l’âme anglaise s’étaient émues pour l’unité italienne, et comment imaginer, pour ne marquer qu’un trait, que l’Angleterre, qui avait gardé l’horreur et la peur du papisme consentirait à imposer par la force à l’Italie la souveraineté temporelle du Pape sur les États romains ? Sans doute si la Russie s’était engagée à fond avec la Prusse et si celle-ci, pour s’assurer l’alliance russe, avait promis au Tsar de l’aider à saisir Constantinople, l’Angleterre se serait émue : et elle se serait jetée, elle aussi, dans le combat. Mais il est infiniment probable que la Prusse et la Russie elle-même auraient fait un grand effort pour désarmer les susceptibilités et les inquiétudes anglaises : et la Russie, tout en développant son influence en Orient, aurait évité les démarches extrêmes qui auraient obligé l’Angleterre à une intervention. Et elle aurait offert à celle-ci une part de profit dans les affaires orientales, comme plus tard, au Congrès de Berlin, et avec l’assentiment de l’Allemagne, l’Angleterre s’appropria Chypre.

Quant à l’Autriche, elle n’aurait pu seconder une politique offensive de la France en Allemagne qu’à la condition de ménager l’Italie. Depuis Sadowa et la cession de la Vénétie, l’Autriche avait perdu en Italie tout ce qu’elle pouvait perdre. Elle n’avait aucun intérêt territorial et politique à défendre la Rome papale contre les entreprises de la monarchie de Savoie et du peuple italien. Elle n’y avait pas non plus un intérêt moral. Elle s’était aperçue que l’influence cléricale avait affaibli en elle les ressorts de la pensée et de l’action. Elle s’efforçait de secouer le joug de la théocratie. C’est l’ancien ministre de Saxe, le protestant de Beust, qui avait été appelé à la présidence du Conseil pour une œuvre de régénération libérale et nationale. Il brisait le concordat de 1855 qui avait soumis tout l’État autrichien, son enseignement, ses lois sur la famille, tout le droit civil et tout le travail de l’esprit à la censure de l’église et au despotisme de Rome. Il soutenait une lutte violente contre les évêques. Pourquoi irait-il, dans l’intérêt du despotisme romain, se brouiller à nouveau avec l’Italie ? Pour exercer une action en Allemagne, il avait besoin de n’être pas inquiété sur son flanc occidental. C’est à la coalition de la Prusse et de l’Italie qu’avait succombé l’Autriche en 1865 ; dissoudre ou prévenir cette coalition était désormais un des premiers soucis du gouvernement autrichien ; et il était beaucoup plus disposé, comme on le verra, à conclure une alliance avec l’Italie aux dépens du pouvoir temporel de la papauté qu’à entrer en conflit avec l’Italie dans l’intérêt de la papauté. Il ne pouvait donc entrer dans la politique de M. Thiers : celui-ci, en mettant la France au service du pape, écartait de la France l’Angleterre et l’Autriche. Il détournait d’elle toutes les alliances possibles. Aussi, ou bien ses menaces contre l’unité italienne et l’unité allemande resteraient à l’état de fanfaronnades, irritant l’Italie et l’Allemagne sans les arrêter ; ou bien si M. Thiers voulait vraiment les mettre à exécution, s’il intervenait par la force pour réprimer toute démarche nouvelle de ces deux grands peuples vers l’unité nationale, il jetait la France sans alliés dans le plus redoutable conflit comme dans la besogne la plus réactionnaire. Mais si par aventure il avait réussi à intéresser à sa politique l’Angleterre et l’Autriche, quelle effroyable convulsion européenne ! Plaisant effet en vérité d’une politique de « conservation ».

La formation du « grand parti conservateur » en Europe aurait abouti à mettre en ligne l’Angleterre, l’Autriche et la France contre l’Italie, l’Allemagne et la Russie. Et comme l’Italie et l’Allemagne auraient joué dans ce combat tout leur destin de nations, c’était la guerre à fond, la guerre à mort. Pour en finir avec la politique des nationalités, M. Thiers allait déchaîner partout les passions nationales. La Prusse aurait adressé à toutes les énergies allemandes un appel désespéré, et M. de Bismarck aurait même essayé de fanatiser les Allemands d’Autriche, inquiets de voir leur gouvernement armer contre leur race. La maison de Savoie aurait enflammé, pour la suprême bataille de l’indépendance et de la grandeur, toutes les énergies italiennes, toutes les passions révolutionnaires. M. de Bismarck aurait tâché de soulever la « nationalité » hongroise, en lui promettant, dans l’Orient réorganisé et sur les débris de la composite monarchie autrichienne, une grande place et un grand rôle. La Russie, poussant à fond son ambition et brusquant ses desseins, aurait lancé aux peuples slaves des Balkans, aux peuples chrétiens de l’Empire turc le signal de la guerre sainte. C’est à cela que conduisait la politique de M. Thiers, ou elle n’était qu’une enfantine et dangereuse rodomontade.

Ah ! comme M. Rouher aurait eu beau jeu d’en signaler les incohérences et les périls ! Mais l’Empire, avec moins de décision, avec moins de netteté tranchante, pratiquait la même politique que M. Thiers. Il était gêné par le souvenir de sa politique italienne, par ses affirmations anciennes et répétées du droit des nationalités, par son affirmation récente du droit, de l’avenir des « grandes agglomérations ». Il ne pouvait donc pas opposer à l’unité allemande le veto catégorique et brutal de M. Thiers. Mais il ne l’acceptait pas non plus, ou du moins il ne l’acceptait pas sans condition. Il était décidé ou à se la faire payer par des compensations territoriales ou à y faire obstacle seulement, et dans les discours de son ministre d’État, dans les circulaires de ses diplomates, il abondait en formules évasives qui ne signifiaient pas la rupture
QUI L’EUT PENSÉ !
D’après un document de la Bibliothèque nationale.



nécessaire avec la Prusse, mais qui alarmait, comme une menace équivoque et exaspérante, le sentiment national de l’Allemagne. Il déclarait que la victoire de 1866 avait « épuisé pour des siècles l’ambition de la Prusse » ; il ajoutait que si elle s’avisait de tendre la main vers le Zuiderzée, l’Angleterre et la France lui feraient comprendre « que le temps des folles ambitions était passé ». Il éludait ainsi la question plus directe et plus pressante : Que ferez-vous si la Confédération du Nord franchit le Rhin ? Ou il n’y donnait que des réponses enveloppées. La France n’était pas jalouse de la croissance des autres États, quand cette croissance était conforme au vœu des peuples ; mais elle ne souffrirait rien qui fut contraire à ses intérêts et à sa dignité. Formules vagues et menaçantes, sans habileté comme sans franchise. Comment l’Empire, se réservant de pratiquer à l’occasion la politique de M. Thiers contre l’unité allemande aurait il pu en dénoncer la contradiction et les dangers ? Muant à l’Italie, la politique impériale, condamnée à ménager le parti clérical, se confondait dans la question romaine avec la politique de M. Thiers.

L’insolence de M. Rouher signifiant à l’Italie qu’elle n’entrerait « jamais » à Rome, faisait écho aux insolences de M. Thiers dénonçant comme un délire l’unité italienne.

Grande est la responsabilité de M. Thiers. Son chauvinisme à courte vue et sa pensée surannée, son conservatisme européen, têtu, étroit et infatué sont pour beaucoup dans les désastres de la France et dans le régime d’universelle défiance et de militarisme exaspéré où l’Europe s’épuise depuis quarante ans. Il a contribué beaucoup à créer, à entretenir en Allemagne l’inquiétude et le soupçon qui ont rendu ou nécessaire, ou au moins possible la guerre de 1870. Il a contribué beaucoup à détourner de nous l’Italie. Et si l’unité italienne et l’unité allemande, qui devaient s’accomplir avec nous ou contre nous, se sont accomplies contre nous, M. Thiers en est, pour une part, responsable. Il n’avait pas le pouvoir, mais il était le plus grand, le plus illustre parlementaire et il représentait la tradition libérale ; une partie de la bourgeoisie parlait et pensait par lui. Si l’Empire avait compris, s’il avait entrevu un jour la folie de sa politique ambiguë, toute grosse de désastres, s’il avait été tenté de reconnaître la pleine liberté de l’Allemagne aspirant à l’unité, s’il avait compris aussi qu’il n’avait pas le droit de s’opposer à l’unité italienne, et que Rome pouvait devenir la capitale de l’Italie sans que la liberté personnelle et l’indépendance religieuse du pape fussent menacées, oui, si l’Empire incertain, discordant, tiraillé, et si inconsistant qu’il était capable de clairvoyance presque autant que d’aveuglement, avait eu un jour, une heure, la pensée, le courage de braver les clameurs des rodomonts et les fureurs des cléricaux, et s’il avait tendu la main de la France, loyale et grande ouverte, à la nation allemande, à la nation italienne, la politique rétrograde et les déclamations contre-révolutionnaires de M. Thiers lui auraient rendu ce geste plus difficile et plus périlleux.

Hélas ! plus tard, trop tard, M. Thiers sera bien obligé de reconnaître, sinon par les mots, du moins en fait, que sa politique était mauvaise. Oh ! il ne l’a jamais avoué, car il était infaillible. Mais enfin, président de la République après la guerre, il constatait bien que la France « la noble blessée », malgré ses désastres, malgré les mutilations subies, comptait encore dans le monde. Il dépendait d’elle, de sa sagesse, de sa prudente fierté, de tenir, même en face de l’Allemagne unie, de l’Italie unie, son rôle de grande nation. Qu’eut-ce été si elle n’avait pas aliéné d’elle l’Italie et l’Allemagne et si elle avait gardé, avec sa noble idée révolutionnaire de la liberté des peuples, l’intégrité de son territoire, toute sa force nationale et toute sa force morale ? De même, M. Thiers, président de la République était obligé de résister avec force aux forcenés du cléricalisme qui, au lendemain de la catastrophe nationale exigeaient que la France, encore chancelante, arrachât Rome à l’Italie. Voilà trente-cinq ans que les Italiens sont à Rome. La liberté du catholicisme, la liberté de la papauté a-t-elle été compromise ? Et c’est pour la sauvegarder que M. Thiers faisait violence au peuple italien ; c’est pour préserver d’un péril chimérique l’Église du Syllabus que lui, l’homme de la Révolution, le patriote français, il écartait de nous toute possibilité d’alliance italienne au moment même où il animait contre nous toutes les défiances et toutes les colères de l’Allemagne. Ah ! oui, la faute de M. Thiers fut lourde, et peut-être ne lui a-t-il manqué que le pouvoir pour porter devant l’histoire la responsabilité déclarée des désastres de la patrie.

Est-ce à dire que cette longue aberration contre-révolutionnaire lui enlève d’avance tout le bénéfice de la courageuse et clairvoyante opposition qu’il fera, en juillet 1870, à la déclaration de guerre ? Non, certes : les choses humaines sont d’une extrême complication. Les effets d’un système faux, d’une conception fausse, ne se développent pas toujours jusqu’à l’extrême conséquence. Des forces contraires les neutralisent et des occasions soudaines permettent d’échapper aux suites les plus funestes d’une grande faute initiale et d’une erreur essentielle. M. Thiers voyait faux l’ensemble du mouvement européen : et si sa pensée avait produit des effets d’une soudaineté explosive, il aurait conduit la France à un désastre immédiat.

Mais il était assez sensé pour chercher à gagner du temps : et comme il n’était pas au pouvoir ses imprudences étaient à long terme. Or, autant il se trompait sur la direction générale des événements, autant il avait le sens rapide des circonstances, des possibilités présentes, des dangers précis et particuliers. Cette prudence de détail et d’occasion, cette habileté de l’heure permettent parfois d’éluder la désastreuse logique des systèmes faux. Et à force d’ajourner, par instinct d’immédiate sagesse, les applications d’une théorie funeste, on arrive pratiquement à se déprendre de celle-ci. Qui sait si M. Thiers, arrivé au pouvoir avant le conflit de la France et de l’Allemagne, n’aurait point, par d’habiles délais et en éludant le jeu de M. de Bismarck, donné à la France et à lui-même le temps de reconnaître qu’elle pouvait sans péril accepter l’unité allemande ? Qui sait si la suite du temps n’aurait pas suggéré, pour les rapports de l’Italie et du pape, une solution transactionnelle analogue par exemple à celle qu’indiquait Clarendon et qui laissait subsister le pouvoir temporel jusqu’à la mort de Pie IX ? Et M. Thiers lui-même ne se serait-il point résigné en maugréant à une solution de ce genre ? Il y a des hommes qui voient bien le mouvement général des choses mais qui s’embrouillent et se perdent si bien dans la complication des circonstances et la surprise des événements particuliers qu’ils agissent, sans le vouloir, à contre-sens de leurs idées les plus constantes : ce sont des esprits étendus et des sots. Il en est d’autres qui se méprennent sur le sens de l’évolution historique, mais qui sont si sensibles à la particularité des circonstances, si attentifs à la complexité des faits et si prompts à infléchir leur marche pour se garer d’un coup soudain, que leur action est beaucoup plus sage que leur pensée, et qu’ils ont dans l’histoire un bonheur auquel ils n’ont pas tout à fait droit. M. Thiers fut un de ces esprits courts, habiles et heureux.

Le gros des hommes n’a vu que ses prudences de surface et ses réussites de l’heure, et cela n’est pas négligeable dans le bilan d’une vie humaine. Mais toute sa politique de 1866 et de 1867 a eu, sourdement, profondément, des conséquences de désastre. M. Thiers a déplorablement aggravé les chances de guerre entre la France et l’Allemagne, et, pour la France, les conditions du combat.

Bien plus sage, bien plus sensée, bien plus française, au meilleur sens du mot, je veux dire plus conforme à la fois au génie et à l’intérêt de la France, était la politique des républicains démocrates, de l’opposition de gauche. Courageusement, après des incertitudes douloureuses et d’inévitables tâtonnements, ils firent accueil à l’unité allemande comme ils avaient fait accueil à l’unité italienne. Les événements d’Allemagne leur créaient bien plus d’embarras de conscience et d’esprit que ceux d’Italie. D’abord le Piémont n’était pas, comme la Prusse, une puissance militaire. Il n’avait pas eu de Frédéric II ; ce n’était pas un général italien, c’était Blücher qui, à Waterloo, avait accablé la France napoléonienne en qui respirait encore un souffle de Révolution. L’Italie unifiée n’apparaissait pas comme une menace possible pour la sécurité de la France, du moins au même degré que l’Allemagne unifiée par la Prusse. Ce n’était pas l’Italie toute seule qui s’était libérée ; elle y avait été aidée par la force militaire de la France ; au contraire, en 1866, si la diversion italienne, en affaiblissant l’Autriche, avait contribué au succès de la Prusse, ce sont les troupes prussiennes, toutes seules, qui, sur le champ de la décisive bataille, à Königsgratz, avaient lutté contre l’armée autrichienne et l’avaient vaincue. La force grandissante de la Prusse éveillait donc chez les républicains français des appréhensions et des ombrages que la force grandissante de l’Italie n’éveillait pas, ou seulement chez quelques-uns. De plus, en 1859, le droit de l’Italie était évident, éclatant.

En chassant l’Autrichien de la Lombardie, la monarchie de Savoie faisait vraiment œuvre nationale. L’Autrichien était l’étranger : c’était le Tedesco qui ne se maintenait sur le sol italien que par la force de ses garnisaires. Mais l’Autrichien, qui était l’étranger en Italie, ne l’était pas en Allemagne. L’Autriche était, pour une part, une puissance allemande. Elle était un élément de la Confédération germanique et lorsque la Prusse la rejetait de la Confédération, c’était bien une œuvre nationale allemande, car par là l’Allemagne échappant à la dualité d’influences qui la paralysait, pouvait enfin organiser sa vie, mais ce caractère national était beaucoup moins évident qu’en Italie, et l’ambition d’une monarchie particulière, de la maison des Hohenzollern, ne pouvait pas se couvrir d’un aussi beau prétexte de patriotisme que l’ambition de la monarchie piémontaise. C’est ce qu’indiquait Garnier Pagès quand, dans l’interpellation du 4 décembre 1867, il élevait des objections contre la politique de M. de Bismarck :

« On a voulu établir une comparaison entre l’Italie et la Prusse, on a dit que la Prusse cherchait à réaliser ce qu’avait fait l’Italie, que l’ambition de M. de Bismarck avait en Italie un précédent qui l’autorisait en Allemagne, mais la comparaison n’est pas possible. L’Italie cherchait à chasser l’étranger, tandis que le roi de Prusse cherchait à s’imposer par la force, et, la preuve, c’est que l’armée italienne était reçue avec ivresse dans toutes les villes. »

De plus, le mouvement national italien, malgré toutes les transactions et tous les ménagements, affaiblissait la papauté, et par là (du moins on pouvait le croire), la puissance universelle de cette Église qui avait été en France l’ouvrière de contre-révolution, qui avait fomenté et béni les coups d’État. La victoire de la Prusse protestante sur la catholique Autriche, quoiqu’elle diminuât le prestige du catholicisme en Europe, n’avait pas la signification et la valeur de la révolution italienne.

Et encore l’action de la Prusse en Allemagne avait commencé par cette affaire des duchés, qui rebutait la conscience par un triste amalgame de droit national, de subtilités juridiques et d’hypocrite violence. Il est vrai que le Danemark n’avait pas traité les populations allemandes du Slesvig et du Holstein comme il s’y était engagé à Londres en 1852 ; et la Prusse était l’interprète de toute l’Allemagne quand, à la mort du roi de Danemark, elle revendiquait les duchés pour la Confédération germanique. Mais quand elle s’était substituée ensuite à la Confédération et annexé les duchés, elle avait bien montré que toute œuvre allemande ne valait à ses yeux que sous forme prussienne ; et la faiblesse du Danemark, accablé par des forces supérieures, faisait oublier ce qu’il y avait eu d’inique à l’origine dans ses prétentions. Quelle que fut la rouerie de la maison de Savoie, il n’y avait pas dans le dossier de l’unité italienne un acte aussi déplaisant que cette pièce initiale de l’unité allemande.

Enfin, et comment des républicains, des démocrates français n’auraient-ils pas été sensibles à cette différence ? La part du peuple, de la bourgeoisie démocratique et libérale, avait été bien plus grande dans le mouvement italien que dans le mouvement allemand. M. de Cavour avait gouverné avec son Parlement, avec l’opinion, avec la nation. Il n’y avait pas eu, entre lui et la Chambre, le long conflit constitutionnel qui a précédé, en Prusse, la crise de 1866 ; bien mieux, il avait pour coopérateurs secrets, les républicains, les révolutionnaires de l’Italie. Il les désavouait, parfois même les brutalisait, mais de leur consentement, et le peuple italien n’était pas dupe du manège ; il savait qu’il allait à l’unité avec toutes ses forces : celles de la monarchie, celles de la Révolution ; l’Italie unie se débrouillerait ensuite. Au contraire, l’âpre souci de réaliser l’unité allemande, sous la discipline d’une monarchie autoritaire, avait induit M. de Bismarck à violenter le Parlement prussien. Entre les libéraux et lui, il y avait eu désaccord profond sur les moyens de réaliser l’unité allemande, M. de Bismarck voulait recourir à la force militaire, le Parlement croyait à l’efficacité d’une propagande allemande de libéralisme et de démocratie. Le succès avait glorifié la tactique de M. de Bismarck, mais humilié la moitié de l’âme des libéraux : leur patriotisme allemand était exalté et se réjouissait, leur libéralisme était meurtri ; et les républicains français s’exagéraient encore l’amertume de cette demi-défaite des nationaux-libéraux. De là, contre l’œuvre prussienne et bismarckienne, un surcroît de défiance et d’hostilité.

Et quelle occasion pour eux de discréditer, d’abaisser l’Empire, et de quel héroïsme de pensée il aurait fallu qu’ils fussent capables, de quelle abnégation surhumaine pour résister d’emblée à la tentation d’accabler le César équivoque sous le poids de ses déconvenues ! Ce n’est pas seulement au nom de « l’ordre social » menacé qu’il avait traîtreusement assailli la République, opprimé la liberté, fusillé ou déporté ou bâillonné les citoyens les meilleurs. Il avait abusé contre la France de son vieil instinct de gloire, des souvenirs enivrants de primauté qui troublaient encore les consciences les plus sobres, des promesses de grandeurs que le nom seul de Napoléon suggérait aux âmes. Ah ! la race maudite, qui avait coupé en deux l’âme de la France révolutionnaire et qui avait tourné contre la passion de la liberté la passion de la grandeur. Depuis des années, « le Bonaparte » avait pu jouer ce jeu perfide. Qui pouvait s’opposer à son entreprise de Crimée ? Il allait humilier ces Russes, ces Cosaques qui étaient pour les républicains le symbole même de la contre-révolution européenne. Qui pouvait lui faire grief de sa campagne d’Italie ? son seul crime fut de s’arrêter et d’arrêter le peuple italien avant qu’il ait pris Venise, avant qu’il ait pris Rome. Malgré tout, Magenta et Solférino avaient, même sous l’ombre du César louche, bataillé pour la démocratie, pour la liberté, pour l’avenir. L’aventurier ne laissera-t-il donc pas tomber son masque ? Et quand donc pourra-t-on le souffleter au visage sans que la main hésite devant une caricature de Révolution ? Or, voici que lui, l’homme des nationalités, il laisse écraser la petite et vaillante nation danoise. Voici que lui, l’homme du prestige et de la force, il laisse grandir, non pas l’Allemagne mais une Prusse casquée et bottée qui foule les libertés allemandes. Voici que lui, qui se flattait de mener la diplomatie européenne, il est joué, dupé, bafoué. Il a cru qu’il interviendrait comme Dieu pour fixer, entre l’Autriche et la Prusse la destinée incertaine, et la Prusse le raille avec une déférence affectée. Le César n’est plus qu’un Arlequin à la latte faussée que la Prusse salue d’hommages décevants.

Cet homme avait dit qu’il ferait la France plus haute : il l’a humiliée. La croissance prussienne est faite de la décadence française. O le niais, qui ayant suscité, puis ligotté l’Italie, l’a obligée à recourir aux bons offices de la Prusse ! Comme un soldat qui emporte dans son casque les fruits qu’il a lui-même cueillis à l’arbre et ceux qu’il a volés dans l’armoire du paysan, le Prussien emporte le fruit de sa propre victoire et le fruit des victoires italiennes cueillies par Napoléon. Le César n’est plus qu’un saltimbanque déchu, il est tombé de la corde et il a déchiré en tombant la gloire française dont il s’était revêtu. Ainsi, au cœur des républicains, bouillonnaient les colères, les haines, les mépris ; quel miracle si la grande idée de l’unité allemande n’en était pas d’abord éclaboussée ! et pourtant ils se contiennent ou se surveillent, et peu à peu ils dégagent la nation allemande, l’unité allemande de tout cet amalgame. Et c’est à une politique de paix, d’amitié démocratique et fraternelle qu’ils concluent. Ah ! ce ne fut pas sans lutte ! Quinet, à la nouvelle de Sadowa, a tressailli. Sa vieille prédiction lui revient en mémoire : celle de 1831, celle que j’ai citée, bien vieille en effet déjà, mais qui est devenue la vérité même ; et il écrit fiévreusement à ses amis : « Voyez, j’avais vu juste. C’est la Prusse maintenant qui mène l’Allemagne et elle va la mener contre nous. L’Empire a infligé à la France le plus effroyable désastre ; et voilà ce que deviennent les peuples qui s’abandonnent. La servitude n’est pas un lit de repos, c’est un lit de mort. France, relève-toi, ne meurs pas ! »

Mais à l’Allemagne, même prussiannisée, même redoutée, va-t-il lancer l’aveugle anathème ? va-t-il, en jetant la pierre à ce peuple casqué, s’exposer à meurtrir le front où ont vécu tant de pensées ? Non, mais dans son écrit de 1867, France et Allemagne, il essaie de dégager des événements, non pour un peuple, mais pour tous, la leçon morale. Il invite la France, l’Allemagne, l’Europe à dépasser la période équivoque et trouble où la force et le droit sont si étrangement mêlés qu’on hésite à flétrir la force parce qu’il y a en elle une parcelle de droit et à glorifier le droit parce qu’il est souillé de violence, c’est-à-dire d’injustice, par la Prusse, par l’audace et la brutalité de la Prusse, l’Allemagne est faite, l’unité allemande est faite. Ce que n’avait pu la seule force de la pensée et du droit, la glaive et l’astuce l’ont accompli, car Quinet ne ruse pas, ne chicane pas avec la réalité ; c’est bien l’unité allemande complète qui est dès maintenant un fait. Il n’y a pas de ligue du Main qui tienne ; au-delà des passagères combinaisons, toute la grandeur de l’Allemagne unie apparaît. Mais quoi ! cette victoire de la Prusse n’est-elle donc que la victoire de la force ? et est-ce bien la caste des hobereaux qui a vaincu ? Quinet entrevoit d’autres possibilités : « L’empire allemand est fait… Je croirais volontiers qu’en beaucoup de choses, il ira contre le but de ses auteurs. Ils ont cru servir les intérêts d’une aristocratie féodale ; ne soyez point surpris s’il arrive le contraire. Aucune nationalité ne s’est développée sans que l’industrie n’ait grandi avec elle, et l’industrie en croissant a pour premier effet de limiter et d’abaisser l’aristocratie. L’Allemagne n’échappera pas à cette règle qui est jusqu’ici sans exception. Les parties éparses du grand tout teutonique se rapprochent et se fondent, la richesse générale augmentera, la puissance héréditaire des grandes familles en sera diminuée. Le parti féodal se sera blessé par ses armes ». C’est la ferme et nette prévision du prodigieux développement économique et industriel de l’Allemagne unifiée, et des changements politiques et sociaux, lents peut-être, mais certains, qui en résulteront.

Et puis, il est permis de penser que le despotisme prussien ne parviendra pas « à extirper de la race allemande les besoins de l’esprit ». Elle restera donc l’Allemagne pensante. Certes, la pensée allemande a subi une sérieuse défaite, puisque ce n’est pas elle qui, par sa vertu propre et par les moyens qu’elle suggérait, a unifié l’Allemagne. Mais dans cette défaite elle reste une grande force glorieuse. L’orgueil de la race germanique, c’est qu’elle prétend représenter toute une civilisation, un ensemble de doctrines et de méthodes, une science, une philosophie. Abdiquer sa pensée serait pour elle abdiquer sa victoire, ce serait aussi renier la Réforme, qui est sa force. Cet Empire est protestant, c’est assez dire qu’il ne peut recommencer le passé sous la forme de l’arbitraire des États catholiques. Par exemple il ne peut graviter autour de la papauté et la refaire de ses mains. Combien de libertés ne sera-t-il pas obligé de laisser vivre : liberté de conscience, liberté de penser, c’est-à-dire toutes celles dont s’honore le plus l’homme moderne. Le droit divin ne sera qu’une prétention chez les protestants. Il ne peut y être un principe. Voilà les raisons dont se bercent les libéraux, les démocrates allemands. Cela explique pourquoi ils acceptent si aisément leur défaite. »

Et qui peut prévoir ce que produira, dans une Allemagne industrialisée et moins aristocratique, la force persistante de la pensée ? Quinet n’a pas prévu explicitement, et sans doute il n’eût point souhaité la fortune de l’idée socialiste. Il semble ignorer jusqu’au nom de Lassalle et de Marx. Mais il a bien vu que sur l’Allemagne prussienne, militaire et féodale, des formes nouvelles surgiraient par où se continuerait la victoire de l’esprit.

Est-ce à dire qu’il glorifie ou seulement qu’il amnistie la violence de la Prusse ? Non, mais il ne peut lui appliquer des règles de jugement plus sévère qu’au reste du monde. On dirait même que cet esprit hautain, qui d’habitude ne veut pas faire crédit à la nature, se résigne à voir une espérance de justice et de progrès réussir par des moyens de force. « L’Allemagne se donne dès les premiers pas un grand démenti. Kant lui avait appris à chercher la liberté et la prospérité dans une fédération d’États sur laquelle il revenait sans cesse. Cette vue du penseur allemand est renversée par ce qui vient d’arriver en Allemagne ;

LE RÉVÉREND PÈRE JULES FAVRE.
D’après un document de la Bibliothèque nationale.


de même que les plans de liberté, formés par les sages de la Révolution française, ont échoué en France ; des deux côtés, même démenti donné aux espérances et aux prévisions des meilleurs. Est-ce donc que l’avenir doit infailliblement renier ceux dont le passé s’honore le plus ? Non, sans doute. Mais le monde, qui n’a pu atteindre le but par la voie directe, y revient par des détours frauduleux dont la raison se scandalise. Kant et Mirabeau ne tenaient pas assez compte de ce qui reste chez nous du vieil homme servile. »

« L’Allemagne n’a pu atteindre à la patrie allemande en passant par la justice et par la liberté. Elle y arrive par le chemin de l’injustice et de l’arbitraire. Par là elle montre à son tour combien notre Europe est encore barbare. »

Mais serait-il juste que la Prusse fût seule châtiée pour cette universelle barbarie européenne ? L’œuvre bismarckienne, c’est le détour frauduleux, mais par où est passé jusqu’ici tout le progrès humain. Il ne faut point briser la patrie nouvelle avec sa brutale enveloppe. La question est de savoir si la patrie allemande saura se dégager de cette gangue de violence et de servilité ; mais surtout que la nouvelle patrie fasse œuvre nette. Ce que Quinet redoute pour elle, ce n’est pas, malgré ses victoires, une ivresse napoléonienne de gloire militaire ; ce n’est pas non plus la servitude entière, la prostration d’esprit des pays que le despotisme catholique accable et endort. Mais c’est une sophistication des libertés, un mensonge analogue en son fond au mensonge du césarisme français.

« Considération bien grave que je soumets aux Allemands. Jusqu’à cette heure le despotisme prussien a été violent, inique : mais il n’a pas pris la peine d’être faux. Il s’est servi d’armes ouvertes : l’audace, la témérité, le défi ; il ne les a pas empoisonnées par le mensonge ; or, c’est le mensonge seul qui corrompt l’avenir. Jusqu’ici le principe du droit, celui de la vie morale peut donc être restauré et sauvé.

« Mais prenez garde à ceci : le moment décisif n’est pas encore venu. C’est celui où le despotisme aurait besoin de se déguiser, de changer de nom, de langage, de prendre le masque de la liberté et de la démocratie. À ce moment tout menace de se fausser, de se dénaturer.

« Que feront alors les Allemands ? Ce sera l’heure des embûches. Veulent-ils y tomber ? Quand le despotisme se masquera de démocratie, la démocratie, toujours complaisante, épousera-t-elle le despotisme pour se donner un soutien ?

« Si jamais pareilles épousailles se font, dites pour toujours adieu à ce que vous avez connu de la vie allemande : probité de l’intelligence, pénétration, grandeur de l’esprit, génie, gloire. Tout disparaîtra, tout se noiera dans la confusion du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. Qui peut se figurer un byzantinisme allemand ? Le mélange des vices du Nord et des vices du Midi, c’est trop à la fois. Machiavel réfuté par Frédéric et réalisé par le Tugendbund, par la Société de la Vertu ; De grâce, pour vous, mille fois plus encore que pour nous, épargnez au Nord cet avenir ! »

Je ne sais si l’avenir a réalisé l’inquiet pressentiment de Quinet. Si les institutions de l’Allemagne ne sont que mensonge, ce n’est pas au sens que prévoyait et redoutait Quinet. Il était hanté à ce moment par la manœuvre du 19 janvier, par l’essai d’« Empire libéral » par où le césarisme essayait de se renouveler. Et ce qui l’exaspérait comme la pire des hontes et le pire des dangers, c’était la ruse du despotisme se masquant une fois de plus de liberté. Demain, par un nouvel appel au peuple, par un nouveau plébiscite, le maître faussera encore la souveraineté nationale. En Allemagne, la monarchie impériale n’a pas eu cette hypocrisie. Elle n’a pas invoqué le principe de la souveraineté du peuple pour domestiquer le peuple. Elle a hautement proclamé son droit historique, antérieur et supérieur.

Mais ce qui fausse la vie allemande, ce qui fait qu’elle est aussi à sa façon duperie et mensonge, c’est qu’on ne sait jamais si la part de pouvoir et de contrôle octroyée de haut à la nation est un expédient passager destiné à mieux assurer la domination éternelle des Hohenzollern, ou le principe et le germe d’un développement démocratique plus vaste. C’est un lourd amalgame de monarchie, de féodalisme, de démocratie subordonnée et de parlementarisme à demi illusoire : une sorte de chaos figé dont aucun frisson de liberté n’ébranle la confuse et pesante hiérarchie. Par là la force de l’unité allemande, qui pouvait beaucoup pour le progrès du monde, reste comme une menace ambiguë. Et, en ce sens, Quinet avait raison de s’inquiéter. Mais cette inquiétude même et ce souci marquent qu’il avait pris son parti de la définitive unité allemande, puisqu’il essayait d’avance d’en déchiffrer le sens. Devant la grandiose et redoutable formation de l’Allemagne, il met la France en garde tout à la fois contre la bouderie haineuse et jalouse et contre la naïve confiance.

L’Allemagne n’a pas oublié que pendant des siècles, le Français fut l’ennemi, l’envahisseur, le démembreur. Le ressentiment durera longtemps encore. Ceux qui, pour atténuer les conséquences de Sadowa, et pour donner le change à l’opinion troublée, déclarent que l’Allemagne sera une barrière contre l’ambition russe et une protection pour la France, ceux-là se moquent. « Ne jouons pas, je vous prie, avec nous-mêmes. Non, l’Allemagne ne se constitue pas pour nous. Non, elle ne se tourne pas contre les Russes. Et pourquoi ? Pour une raison très simple. Quand un homme a reçu une blessure profonde sur une partie du corps, il croit naturellement que c’est de ce côté qu’il va être assailli de nouveau. On ne voit le péril que du côté où on l’a déjà éprouvé une fois. Au contraire, on ne le redoute pas là où il ne s’est jamais fait sentir. Or, la Russie étant l’alliée de l’Allemagne depuis plus d’un siècle, ayant mêlé son sang au sang allemand dans les grandes guerres dont le souvenir dominait tout, le Russe, ainsi, ne paraît pas un danger aux yeux des Allemands. Où voient-ils donc le côté menaçant pour eux ? Ne vous y trompez pas, ils le voient toujours là où ils se souviennent d’avoir été frappés au cœur. Et quelle nation leur a porté le coup ? Quelle nation les a conquis et les a tenus sous le joug ? La France de 1806 à 1814. Aussi est-ce toujours contre la France qu’ils s’arment et se mettent en défense, même quand ils n’en ont aucun sujet… » Comment donc la France se prémunira-t-elle contre le péril que lui fait courir l’hostilité profonde et l’incurable défiance de l’Allemagne constituée ? Chercherons-nous le salut dans des alliances ? Coaliserons-nous notre dépit avec la rancune des vaincus de Sadowa ? « Nous unirons-nous à l’Autriche ? Ce serait épouser la défaite méritée. » Ou bien chercherons-nous à nous consoler par de sordides et iniques compensations territoriales ? « Irons-nous, comme quelques-uns nous le conseillent, nous ruer sur la Suisse, sur la Belgique, c’est-à-dire sur les petits peuples désarmés qui nous entourent, et prendre sur eux notre revanche du tort que les puissants nous ont fait ? » Quelles généreuses compensations ! quel beau couronnement à nos idées de justice ! Ce serait là, sans doute, notre nouveau 89. Mais ces petits peuples répugnent à une communauté d’avenir avec nous. Ils se sont fait une vie propre, nationale, distincte de la nôtre. Où est l’avantage pour nous de nous donner, par la force, des membres morts ?

D’ailleurs, ce qu’il y a de nouveau dans le monde ce n’est pas une formation territoriale plus vaste à quoi il pourra être fait équilibre par des remaniements territoriaux ; c’est l’avènement d’une force morale, d’une conscience nationale : « Considérez que le changement qui s’accomplit de l’autre côté du Rhin ne consiste pas dans l’acquisition de terres nouvelles ; il consiste principalement dans l’essor de l’esprit national, dans la création subite d’un nouvel être moral, la patrie allemande. Ceux qui ont été vaincus se disent qu’après tout ils l’ont été par des compatriotes ; les blessures reçues portent ainsi leur guérison avec elles-mêmes. Il ne s’agit pas de conquêtes purement matérielles comme dans les temps ordinaires. Mais les membres épars d’un même corps se réunissent et s’animent d’une même vie. Il en résulte une force immense et cette force se développe chez des peuples dont il est aisé d’exciter les ressentiments contre nous. La balance de la civilisation oscille en ce moment, ou plutôt elle penche brusquement du côté de l’Allemagne.

« Que mettrons-nous donc dans l’autre plateau pour rétablir au moins l’équilibre ? L’épée de Brennus n’y suffirait plus. Quelques enclaves de la rive gauche du Rhin ? Saarbrück ou Luxembourg ? Il a suffi de prononcer quelques noms de villages pour éveiller un long cri du Rhin à l’Elbe. D’ailleurs, encore une fois, l’Allemagne grandit en ce moment par une idée commune à tous les Allemands, concertée depuis le commencement de ce siècle, poursuivie sous les formes les plus opposées, enfin obtenue et réalisée ou près de l’être : la Patrie, l’Unité et la Nationalité. Il s’agit de faire contre-poids à cette pensée par une autre pensée également ajournée, toujours convoitée, toujours reprise, et qui est pour la France ce que l’unité est pour l’Allemagne. Dites si vous en voyez une autre que la Liberté perdue et recouvrée. Pour moi, je n’en vois pas qui puisse peser encore autant qu’un univers. »

Au demeurant, ce n’est pas sans défiance ni sans tristesse que Quinet voit l’avènement en Europe des grandes nations massives. Qui sait si elles serviront de support à la liberté et au droit, ou si elles n’écraseront pas sous leur masse compacte la liberté et le droit ? La conscience européenne est singulièrement tiraillée et incertaine. Elle adore la force, mais en essayant de se persuader que les victoires de la force préparent les victoires du droit. En tout cas, il n’est qu’un moyen de dissiper cette ambiguïté funeste. Ce n’est pas d’opposer à des entreprises douteuses d’autres entreprises douteuses ; ce n’est pas, notamment pour la France, d’empêcher ou de retarder l’inévitable unité allemande, mais c’est de redevenir la nation de la liberté. Qu’elle ne s’attarde pas à des combinaisons bâtardes. De même qu’en aidant d’abord à la libération de l’Italie, en la contrariant ensuite, elle détourna d’elle, par un bienfait tronqué et contradictoire, la reconnaissance du peuple italien, ce n’est pas par une parodie de liberté, ce n’est point par un triste mélange de liberté menteuse et de césarisme qu’elle appellera à elle la sympathie de la démocratie européenne. C’est seulement par la liberté intégrale que la France assurera dans la paix son relèvement national et moral. C’est par là seulement qu’elle pénétrera d’un esprit nouveau, l’esprit du droit, la politique européenne qui n’est qu’une politique de masse. Noble et sévère appel fait d’amertume et d’espérance. Comme ce qu’il contenait de méfiance et de tristesse avait irrité quelques susceptibilités allemandes, Quinet tint à les rassurer par une vigoureuse déclaration de paix, d’amitié, de démocratie : et le 20 janvier 1867, il écrivait de sa maison d’exil, de Veytaux, dans le canton de Vaud, à un démocrate allemand ; « Monsieur, dans votre généreuse lettre, j’aime surtout à voir un serrement de main de la démocratie allemande à la démocratie française. J’y réponds à la hâte, mais de grand cœur. Un signe semblable de sympathie à travers d’inévitables dissentiments n’eût pu se trouver en 1813 ; il eut été même difficile à rencontrer en 1830 et en 1848. Vos nobles paroles auront de l’écho de l’autre côté du Rhin.

« Vous avez vu clair dans ma pensée. Ce n’est pas vous, Monsieur, qui m’accuserez de vouloir (chose impie) brouiller la France et l’Allemagne. Leur alliance m’a toujours paru le salut de nos temps ; et je ne dis pas seulement l’alliance des cabinets, mais l’entière communication des esprits qui, différents en tant de points, sont faits pour se compléter les uns par les autres. Le jour où cette union s’accomplira inévitablement, sera une des grandes dates de la civilisation. Tous les hommes amis de l’humanité applaudiront à la fois. Pour ma part, je n’ai cessé de travailler à préparer ce jour ; je n’irai pas me démentir en ce moment.

« Pour qu’une pareille union se forme loyalement, la main dans la main, que faut-il, Monsieur ? La lumière. Et qu’est-ce aujourd’hui que la lumière pour les peuples ? La liberté. C’est elle qui, en les enveloppant, dissipera les préjugés, les ombrages qui les séparent encore.

Des deux côtés du Rhin, les peuples se sont entre-déchirés parce qu’ils ne se connaissaient pas ; parce qu’ils ont été systématiquement aveuglés les uns sur les autres, parce qu’ils se sont formé des chimères qui ne profitaient qu’à la commune servitude.

« Qu’ils se voient enfin tels qu’ils sont ; qu’ils ouvrent les yeux. Ils s’étonneront de leurs anciennes disputes. Ils se verront liés au même char de lumière. Ils apercevront devant eux même œuvre, même carrière, même but ; demander la liberté pour la France, c’est donc la demander pour l’Allemagne et réciproquement. Comment serait-ce blesser l’une que de réclamer pour l’autre des garanties dans la vigilance de l’esprit public ?

« Le sommeil de l’une ne peut profiter à l’autre, bien moins encore l’ignorance et la nuit. Car il est certain que si, par l’anéantissement croissant de l’esprit public, l’obscurité se faisait sur la France, ou sur l’Allemagne, ou sur toutes deux à la fois, ces deux grandes nations couvertes de leurs grandes armées marchant dans la nuit côte à côte ne pourraient manquer de s’entrechoquer tôt ou tard.

« Ce serait bien en vain que nous leur crierions alors dans les ténèbres : Soyez amis, vivez en frères ! Vos déchirements ne profitent qu’à vos maîtres. Nos voix ne seraient entendues de personne. Trop de gens auraient intérêt à les étouffer. La nuit s’épaississant, des deux côtés du Rhin, dans la conscience et dans l’intelligence, ce choc que vous tenez à bon droit pour monstrueux, qui vous fait horreur, que pourtant il faut prévoir si nous voulons l’éviter, se produirait infailliblement un jour, au gré de l’ambition de quelques hommes, pour la honte et la ruine des deux peuples. La civilisation européenne, qui a besoin de tous les deux, reculerait pour un temps qu’il serait impossible de marquer.

« Oui, monsieur (et en cela vous serez sûrement de mon avis), plus les armées contemporaines, que chaque État met aujourd’hui en ligne, sont colossales, plus il est nécessaire que les peuples voient clair dans la destination de ces armées. Il faut qu’ils sachent ce que l’on veut faire de ces prodigieux engins de destruction. Les voilà avec des forces militaires qu’ils n’ont jamais eues à ce degré, avec des bras de géants qu’ils tendent au hasard dans l’espace. Ayant ces bras de géants, ne serait-ce pas une pitié s’ils gardaient des esprits d’enfants, des têtes d’enfants, sans s’inquiéter de savoir où, comment, contre qui, à quels projets doivent servir leurs forces déchaînées ? Avouons-le ; ce serait pis qu’un retour à la barbarie. Ce serait retomber de la virilité à l’enfance.

« Travaillons donc, monsieur, en commun, à réclamer des deux côtés du Rhin la liberté et la lumière, puisque c’est le seul moyen d’empêcher que deux grandes nations ne se heurtent et ne se brisent, au milieu des ténèbres, dans la main de leurs chefs. Il n’est aujourd’hui, pour aucun de nous, une plus noble tâche à remplir. En défendant la France, j’ai défendu l’Allemagne. Vous l’avez compris, vous avez osé le dire. »

Ainsi, Quinet s’efforçait, après Sadowa, d’épurer le patriotisme français et le patriotisme allemand de toute violence, de toute haine ; et c’est en proposant à la France et à l’Allemagne un but commun et sublime : la conquête de la liberté, qu’il espérait les détourner des belliqueuses décisions et les réconcilier à jamais. Lui-même donnait le bon exemple en abandonnant décidément toutes les revendications territoriales où un moment, en 1840, il s’était complu, et en reconnaissant la nécessité profonde de l’unité allemande. Les plus illustres des républicains démocrates français firent sur eux-mêmes un effort analogue, et à mesure que les événements se développent ils s’élèvent à des vues plus sereines et plus larges. Malgré sa sévérité pour l’œuvre de M. de Bismarck, Garnier-Pagès conclut à une politique de paix. Il déclare que si la France n’inquiète pas l’Allemagne, l’œuvre de M. de Bismarck se brisera, c’est-à-dire que l’Allemagne cherchera à réaliser son unité, non par la force prussienne, mais par la liberté allemande.

Jules Favre, après bien des oscillations, des tâtonnements, des contradictions, arrive enfin au point de pensée supérieur marqué par Quinet. Dans la question italienne, il avait toujours eu une opinion très nette ; toujours il avait appelé de ses vœux l’unité complète, la délivrance complète de l’Italie, la fin de la domination autrichienne et du pouvoir temporel. Chrétien philosophe, ce Lyonnais, à l’âme tourmentée et mystique, voyait dans la chute de l’État romain une victoire de la démocratie et du droit moderne, mais aussi un renouvellement du christianisme. En son discours du 1er mars 1866, il dénonçait, comme M. Chesnelong, le matérialisme, mais il ajoutait que la domination temporelle du pape était un appel à la puissance de la matière, une diminution de l’esprit : « Le christianisme, messieurs, soyez-en sûrs, entre dans sa phase philosophique, il se fortifie par les lumières de la science. Au lieu de lui barrer le chemin du siècle, ouvrez-le lui largement, que le siècle et lui fassent ensemble un pacte d’alliance, qu’ils se réconcilient l’un avec l’autre… Si c’est là votre foi, comme c’est la mienne, ne l’humiliez pas avec des formules qui pourraient lui donner le plus éclatant démenti. Craignez d’offenser Dieu en disant que la doctrine éternelle peut être subordonnée aux aberrations et aux passions contingentes de ses créatures. » Ainsi c’est avec l’unanimité de ses forces morales, c’est comme démocrate et comme libre chrétien mystique qu’il travaillait à la libération italienne. Devant la question allemande il était au contraire plein de trouble et de contrariété. Tout d’abord, quand la Prusse intervint au nom de l’Allemagne pour arracher au Danemark les populations allemandes des duchés, c’est contre la Prusse, en avril 1866, qu’il prend parti. Cédait-il surtout à la passion de la controverse contre l’Empire et voulait-il à tout prix critiquer la politique d’abstention, de non intervention que celui-ci avait pratiquée ? En tout cas il est visible qu’il ne tient pas compte de tous les éléments du problème. Il voit juste quand il annonce que M. de Bismarck, après avoir revendiqué les duchés pour l’Allemagne et au nom du droit des populations allemandes, les annexera à la Prusse. Mais il ne reconnait point assez que le conflit a une origine allemande, que toute l’Allemagne s’est passionnée pour la liberté des populations allemandes, tyrannisées par la monarchie danoise, et il oublie que même quand M. de Bismarck dénature cette cause allemande par la violence prussienne, il suffirait d’une intervention diplomatique un peu pressante pour que l’Allemagne tout entière se sentît blessée. C’est la fatalité de ce drame ambigu que la Prusse, même quand elle fait violence à l’Allemagne, sert une profonde passion allemande, et si la France, l’Angleterre, la Russie demandaient des comptes à la Prusse, toute l’Allemagne verrait dans la Prusse, même égoïste et brutale, le représentant de l’indépendance et de la puissance allemandes.

Quelques mois plus tard, le 2 mars 1806, quand Jules Favre intervient de nouveau dans les affaires allemandes, il se débat contre les difficultés du problème, et il n’aboutit pas à une solution claire et précise, mais il commence à en mieux reconnaître la complexité. L’Autriche et la Prusse ont conclu à Gastein, le 14 août 1865, un accord d’ailleurs provisoire, où elles se sont partagé « les dépouilles » du Danemark, je veux dire les duchés. La Prusse a la partie septentrionale, le Slesvig, l’Autriche a la partie méridionale, le Holstein. Mais il est visible dès lors que pour la Prusse ce n’est qu’une étape, et dans cette convention même elle se ménage les moyens d’assurer sa domination sur l’ensemble des duchés. Elle prélude par là à sa prochaine grandeur, à l’unification totale de l’Allemagne sous l’hégémonie des Hohenzollern.

Or, devant ce fait immense, la pensée de Jules Favre se dérobe à demi. Ni il n’ose conseiller à la France d’accepter sans récrimination et sans peur cette unité allemande, même prussienne ; ni il n’ose lui conseiller de l’empêcher par la guerre. Il reproche à l’Empire de ne pas marquer assez haut sa sympathie pour le Danemark vaincu et spolié ; mais il ne veut pas que la France s’engage à fond contre la Prusse. Il s’épouvante à la pensée que l’unité allemande pourra être constituée et manœuvrée par la Prusse ; mais il comprend bien que toute intervention de la France n’aura d’autre effet que de hâter le groupement des forces allemandes sous la discipline prussienne. Il veut que la France, par une politique de paix, par la répudiation de toute conquête, rassure l’Allemagne ; mais la paix ne suffit pas aux patriotes allemands ; ils ne veulent pas la tenir de la seule sagesse, de la seule tolérance de l’étranger. Ils veulent qu’elle soit garantie par la force de l’Allemagne elle-même, et, cette force, l’Allemagne ne peut la trouver que par l’unité. Or, cette unité allemande, elle fait peur à Jules Favre, même si elle se réalise par la liberté, et il semble qu’il veuille soustraire l’Allemagne à la Prusse, non pas seulement pour qu’elle soit plus libre, mais aussi pour qu’elle soit moins forte. Dangereuse défiance qui enlevait à la politique de paix du grand orateur toute efficacité et qui compromettait en Allemagne la cause même de la liberté, devenue synonyme de faiblesse nationale.


PORTRAIT ET SIGNATURE D’ÉMILE OLLIVIER
D’après un document du Musée Carnavalet.


« Je ne conclus ni à la guerre ni à la menace, mais il me semble qu’il convient à la diplomatie française de prendre, alors qu’elle proclame le droit violé et la force triomphante, une attitude plus résolue. Qui peut contester que nous sommes en face d’une puissance ambitieuse, dont les secrets desseins soient de dominer un jour l’Allemagne entière ? Elle se recommande à l’Europe entière par des qualités exceptionnelles. Sa population est brave, industrieuse : elle a des vertus civiques qui sont loin d’être à dédaigner ; mais, en même temps, au fond du cœur de chacun de ses concitoyens, couve un secret sentiment qui s’y est développé avec le culte de la patrie, avec les souvenirs historiques, et qui la pousse forcément vers la conquête. Un jour peut-être cette nation sera appelée, non plus seulement dans les Conseils, mais sur les champs de bataille, à devenir notre rivale. »

« Souffrir, sans s’y opposer, son téméraire agrandissement, ce serait une faute énorme que la France ne doit pas commettre.

« Je dirai que telle est la tendance de la Prusse et qu’il pourrait arriver qu’un jour elle eût sous la main 10 millions d’hommes à nous opposer.

«… Ni les principes de Frédéric II, ni ses procédés ne sont oubliés en Prusse ; l’école a encore des disciples et des imitateurs, et sans vouloir prononcer dans cette enceinte aucune parole indiscrète contre cet homme d’État qui est à la tête des affaires de ce pays, qu’il me soit permis de dire de lui cependant qu’il a hérité et de l’audace de ce maître et en même temps de son dédain des hommes, de son mépris des lois constitutionnelles qui régissent son pays. Quand il affiche hautement ses idées de conquête et qu’il commence à les mettre à exécution, la France doit avoir l’œil ouvert sur ces entreprises, et ce serait une incroyable faiblesse de notre part que d’abdiquer par des paroles de renoncement philosophique semblables à celles que nous rencontrons dans le discours du trône.

« Encore une fois, ce que je lui demande, ce n’est pas une déclaration de guerre ; non, la France peut faire mieux. Elle peut ne pas marquer pour M. de Bismark de prédilection particulière et je conseille à mon pays, au lieu de pencher vers lui, d’aller au contraire à l’élément libéral qui le contient et le modère, qui représente la force vive. Au lieu de permettre que la main de cet homme d’État tienne l’épée qui est tournée contre la liberté prussienne, il faut aller à celle-ci pour l’intéresser à nos destinées par nos paroles de sympathie.

« Non, Messieurs, que je veuille la propagande ; mais la France a d’autres moyens d’action.

« Je parlais tout à l’heure de la légitime influence qui appartient à la Prusse dans toute l’Allemagne : elle est due au génie civilisateur de son peuple, elle est due à la profonde érudition de ses savants ; elle est due à la hardiesse de leurs conceptions et aussi à la ténacité de ses hommes d’État.

« Et cependant nul ne conteste que le sabre qu’elle traîne derrière elle avec affectation n’éveille les susceptibilités des puissances secondaires qui l’entourent. Nous les avons peut-être trop dédaignées. Messieurs, et si nous consultons les traditions de l’histoire, tout aussi bien que les règles du bon sens, il ne nous est pas difficile d’apercevoir que là sont nos alliés naturels. (Marques d’approbation autour de l’orateur.)

« Ce n’est point par les critiques que nous devons aigrir leur mécontentement, et chercher à grossir autour de nous les rangs des alliés que l’opposition seule nous donnerait ; c’est par la vérité, c’est par la justice, c’est par la liberté. Il faut que la France en finisse une fois pour toutes avec les préventions injustes que l’Allemagne peut avoir connues contre elle, et pour cela, Messieurs, il faut qu’avec une loyale fierté elle déclare qu’elle ne veut plus de conquêtes. (Très bien, très bien, autour de l’orateur.) Que ce fantôme de la rive gauche du Rhin, qu’on présente toujours comme un obstacle entre l’Allemagne et elle, la liberté le fasse complètement évanouir. Non, non, Messieurs, la France régénérée n’a pas besoin de se faire la gardienne de la pierre tumulaire de Charlemagne et de pousser la ligne de ses légions jusqu’à l’antique cité de Cologne.

« M. Émile Ollivier. — Très bien.

« Elle tendra la main à l’Allemagne : elle lui dira que, désintéressée désormais de toute espèce de projets de conquête, elle se sent assez forte pour faire avec elle une loyale alliance.

« Nous voulons être pacifiques, Messieurs, sachons tout d’abord être libres : mais pour cela, encore une fois, il faut que dans les alliances elle observe ces règles de prudence dont je parlais tout à l’heure. Elle doit, dans ces questions comme dans toutes les autres, s’interroger elle-même et consulter son histoire : elle y trouvera à chaque page cette leçon, qu’elle a toujours tenu sa place dans le monde par sa grandeur et par sa prépondérance morale, et son génie d’émancipation civilisatrice est tel que même sous la monarchie absolue, même lorsqu’elle s’appelait Richelieu et Louis XIV, elle combattait les puissances qui avaient la prétention d’asservir l’Europe, et il ne nous est pas possible d’oublier cette parole de Richelieu à ses plénipotentiaires : « Inspection constante de l’Angleterre, abaissement permanent de la maison d’Autriche ».

« Les temps ont marché, tout a changé autour de nous ; ce qui inquiétait Richelieu n’existe plus : ce colosse qui portait la double couronne de l’empire d’Allemagne, de l’Espagne et des Alpes a été brisé, mais la France ne doit pas permettre que, sur ses assises, un autre géant vienne appeler l’Allemagne à une sorte de guerre sainte contre elle, et elle doit pour cela veiller sans cesse ; elle doit prendre pour devise, devise qui la rendra victorieuse sans combat, ces mots magiques qui seront entendus de l’Allemagne : désintéressement complet de tout esprit de conquête, et pratique courageuse de la liberté. (Vive approbation autour de l’orateur.)

C’est un mélange d’idées singulièrement troubles. Il est excellent de proclamer que la France répudie toute pensée de conquête, qu’elle ne revendiquera pas la rive gauche du Rhin, qu’elle veut la paix et la liberté : mais à l’égard de l’unité allemande, c’est-à-dire à l’égard du problème qui passionne le plus l’Allemagne, quelle sera l’attitude de la France ? C’est le point sur lequel il fallait être le plus net, le plus rassurant, et Jules Favre est ou obscur ou agressif. Il se fait juge des moyens par lesquels la nation allemande parviendra à l’unité, et il lui interdit d’y arriver sous la discipline de la Prusse. Il ne voit pas que c’est en s’opposant à l’action allemande de la Prusse qu’il amènera celle-ci à une politique belliqueuse contre la France. Et aux petits États dont il veut gagner la sympathie, quel langage tient-il ? quel rôle leur assigne-t-il ? Ils seraient « les alliés de la France », et cela suffirait à les compromettre en Allemagne.

Il aurait fallu leur dire : L’heure est venue où toutes les forces de l’Allemagne tendent à s’organiser. Que les petits États ne se désintéressent pas de cette œuvre, qu’ils y contribuent au contraire pour lui donner un caractère libéral et pacifique. Mais, les paroles de Jules Favre ne pouvaient qu’irriter l’Allemagne ; elles lui fermaient la solution prussienne, elles ne lui en ouvraient pas une autre. Que l’unité allemande fût formée par la Prusse ou par le libre concours de tous les États, l’Allemagne nouvelle était toujours « un géant » ; et ce géant, il semble bien que Jules Favre le redoutait en tous les cas.

Quand survint la grande crise de Sadowa, l’occasion lui était bonne de dénoncer l’imprévoyance, l’incohérence de la politique impériale qui avait spéculé sur la défaite ou tout au moins la demi-défaite de la Prusse pour faire la loi à l’Europe et intervenir en Allemagne souverainement. Il avait bien raison aussi de condamner, de rejeter les arrière-pensées d’agrandissement territorial qu’avait nourries l’Empire et qui ne pouvant s’exercer qu’aux dépens de l’Allemagne devaient surexciter celle-ci contre nous. Mais encore une fois ce n’est pas seulement de l’intégrité de l’Allemagne qu’il s’agit : c’est de son unité. L’Empire avait deux idées fausses et funestes : profiter des complications allemandes pour saisir une partie du territoire allemand ; s’opposer à l’entière unité allemande. Jules Favre dénonce la première faute, mais il s’associe à la seconde, au moins dans une large mesure.

Et il aboutit à la politique la plus contradictoire et la plus confuse. La question italienne, en se mêlant à la question allemande, avait embarrassé les démocrates français. L’Italie s’était alliée à la Prusse contre l’Autriche, afin de saisir la Vénétie : Jules Favre et ses amis, qui désiraient tout à la fois le succès de l’Italie et l’insuccès de la Prusse, étaient placés par les événements dans une situation fausse. Évidemment, si l’Empire, en 1859, ne s’était pas arrêté à mi-chemin, s’il avait poussé jusqu’au bout l’œuvre de l’indépendance italienne, s’il n’avait pas consenti ce traité de Villafranca, qui laissait la Vénétie à l’Autriche, cet embarras leur eut été épargné : mais l’Empire pouvait-il, en 1859, s’avancer jusqu’à Vienne sans soulever contre lui toute l’Allemagne ? Jules Favre, dans son discours du 18 mars 1867, prétend que ce déplorable traité de Villafranca, qui a préparé l’alliance de l’Italie et de la Prusse, a été un acte de faiblesse, que le prétendu sentiment de l’Allemagne était « un fantôme », invoqué pour couvrir la débilité et l’incertitude de la diplomatie impériale. Jules Favre se trompe. L’Allemagne voyait avec épouvante la marche d’un Napoléon sur une des capitales de la race germanique. Il n’y aurait eu qu’une chance de la rassurer : c’eut été de lui dire : Non seulement la France ne veut pas vous enlever une parcelle de votre sol et de votre indépendance, mais elle souhaite que tous les États allemands s’unissent en une grande Allemagne, comme tous les États italiens s’unissent en une grande Italie.

Mais cette pleine unité allemande, Jules Favre l’aurait-il accepté en 1859 ? L’unité italienne et l’unité allemande étaient solidaires. Il n’était pas possible d’accomplir l’entière unité italienne si on ne se prêtait pas à l’entière unité allemande, car l’unité italienne accomplie contre l’Autriche, puissance en partie allemande, par un Napoléon, apparaissait à toute l’Allemagne comme une menace ; et ce n’est qu’en secondant délibérément l’unité allemande que la France pouvait effacer cette impression. Jules Favre, qui voulait la pleine unité italienne et non la pleine unité allemande, engageait la politique de la France dans une impasse. Et comment prétend-il, en 1866, dénouer le nœud de l’Italie et de la Prusse ? Il déclare que la France aurait dû, en menaçant l’Autriche, l’obliger à rétrocéder la Vénétie à l’Italie, et détourner ainsi de l’alliance prussienne le peuple italien. « Je faisais tout à l’heure à M. le Ministre d’État un reproche que je maintiens : c’est d’avoir souffert que la Prusse traitât avec l’Italie. M. le Ministre d’État vous disait que la France avait demandé l’ouverture d’un Congrès. Cela est vrai ; le cabinet était animé à ce moment des intentions les plus louables. Mais croire à l’efficacité d’un Congrès dans de semblables conditions, c’était, à mon sens, se nourrir de chimères.

« L’Autriche ne pouvait, par la simple persuasion, abandonner une de ses plus belles provinces ; mais si la France lui avait montré la pointe de son épée, à coup sûr elle n’eût point hésité. (Interruptions. — Mouvements divers.) Si le droit ordonnait à la France d’aller jusque-là, et M. le Ministre d’État l’a reconnu, la France portait la peine ou des résolutions ou des nécessités de Villafranca ; si la France souffrait parce que l’Italie, pour se compléter, avait des dispositions à se tourner du côté d’une autre puissance, c’était à elle à accomplir cette œuvre : elle ne devait pas en laisser le soin à la Prusse. Je suis convaincu. Messieurs, que si la France avait tenu ce langage net et ferme à l’Autriche, celle-ci n’aurait pas persévéré ; elle aurait cédé de grand cœur, et je suis autorisé à dire que des négociations avaient été ouvertes dans ce sens, et que l’Autriche a proposé, bien avant le mois de juin 1866, l’abandon de la Vénétie à la France, à la condition que la France la soutiendrait vis-à-vis de la Prusse. La France s’y est refusée précisément parce que le cabinet ne voulait prendre aucun parti, se réservait toutes les éventualités, attendant tout de la fortune, et vous voyez. Messieurs, combien peu ses prévisions ont été justes. »

Mais cette politique ne pouvait conduire qu’à un monstrueux attentat contre l’Allemagne ou à un lamentable avortement. Si l’Autriche et la France unies avaient écrasé la Prusse, que fût-il advenu ? Ou bien l’Autriche aurait voulu user jusqu’au bout de cet avantage et soumettre toute la Confédération germanique, y compris la Prusse, à la domination autrichienne : et c’était l’unité allemande, mais accomplie par la puissance la plus réactionnaire de l’Europe et par une puissance qui, n’étant allemande qu’à demi, aurait ravalé l’Allemagne à n’être qu’un instrument pour des desseins étrangers. C’était le meurtre d’une grande nation : c’était la nationalité allemande servant de rançon à la nationalité italienne : c’était, en même temps qu’un crime contre l’Allemagne, un crime contre l’Italie, dont l’unité apparaissait non plus comme une victoire du droit mais comme le caprice du despotisme napoléonien. Ou si l’Autriche, sans prétendre à la domestication totale de l’Allemagne, s’était contentée de quelques remaniements territoriaux, si par exemple elle avait seulement affaibli la Prusse en lui enlevant la Silésie comme dédommagement de la Vénétie perdue, c’était l’Allemagne divisée à jamais entre deux influences implacablement hostiles : c’était le déchirement mortel de la patrie allemande. Voilà la conséquence de la victoire franco-autrichienne. Mais quelle force morale cette entreprise de violence aurait donnée à la Prusse ! Du coup, pour toute l’Allemagne, l’Autriche devenait l’ennemie. C’est elle qui en introduisant au cœur de l’Allemagne les armées françaises, les armées d’un Napoléon, aurait assumé le lourd héritage de défiance, de haine laissé aux cœurs allemands par le grand envahisseur.

M. de Bismarck l’aurait dénoncée à l’indignation et au mépris de tous les Allemands. La voilà cette Autriche ignominieuse qui n’ayant pas eu le courage et la force de défendre en Italie son patrimoine contre l’Empereur des Français, vient chasser avec lui en terre allemande. Par elle, par l’Autriche félonne, l’Allemagne va être de nouveau livrée, dépecée. Oui, si elle ne se défend pas jusqu’à la mort. Qu’elle se lève comme en 1813. Qu’elle proclame sa grande unité, et qu’elle fasse savoir au monde qu’elle est résolue à périr plutôt que de subir de nouveau le joug. Comment Jules Favre a-t-il pu soutenir une pareille hypothèse si sa conscience l’avait entrevue ? ou par quelle étourderie funeste a-t-il pu oublier qu’il y avait une Allemagne vivante et palpitante qui ne se laisserait ni asservir, ni mutiler ? Quoi ! il ne cessait de dire à l’Empire, et avec raison, que toute menace de la France sur les bords du Rhin grouperait autour de la Prusse toute l’Allemagne ! et il s’imagine qu’une intervention armée de la France, au cœur de l’Allemagne, n’aura point le même effet ? Visiblement, tant que la démocratie française n’accepte pas la pleine unité allemande, elle se condamne elle-même aux pires aberrations. Ce qu’aurait été la politique de Jules Favre avant Sadowa, on vient de le voir. Après Sadowa, il ne veut plus de l’alliance avec l’Autriche, mais sa pensée inconsistante n’aboutit encore qu’à de piètres expédients. Il commence bien à reconnaître la force d’unité qui travaille l’Allemagne, mais il veut la faire tourner en Confédération, non pas pour qu’elle soit plus libre, mais pour qu’elle soit moins forte ; et il rêve d’une alliance de la France avec les rois allemands, inquiétés et dépossédés, dont le particularisme dynastique est un élément de réaction. « Je reconnais à merveille que cette grande contrée, qui s’étend de la Baltique aux Alpes et du Rhin à la Vistule, tient groupées dans son sein des nations qui peuvent avoir de très grands points de ressemblance, mais nul ne contestera qu’à côté des points de ressemblance, il y ait des points de dissemblance ; que l’Allemagne est certainement le pays d’Europe où la féodalité, c’est-à-dire la division, a laissé la plus forte empreinte, où chaque petit groupe tient beaucoup à son individualité, à sa souveraineté, à ses souvenirs de famille. ( Assentiment sur plusieurs bancs.)

« Dès lors, Messieurs, ce qu’il y a de vrai, c’est que l’Allemagne est un pays merveilleusement fait pour la Confédération, mais non pas pour l’unité. La Confédération a, pour l’Allemagne, d’immenses avantages naturels, et le premier de ces avantages c’est de ne point inquiéter ses voisins. »

Ainsi, voilà la démocratie révolutionnaire de France qui, par peur de l’unité allemande, est réduite à souhaiter que la féodalité prolonge son existence et ses effets en Allemagne. Et s’il veut que la France s’abstienne de toute entreprise de conquête sur l’Allemagne, c’est surtout pour que l’unité allemande ne sorte pas d’un mouvement national.

« Menacer l’Allemagne de notre armée, c’est la constituer. Faire alliance avec l’Autriche, c’est précipiter dans les bras de la Prusse les 10 millions d’Allemands qui lui restent. Nous n’avons qu’un moyen d’arriver, s’il est possible, et je le crois possible, à la dissolution de ce qu’on appelle faussement l’unité allemande, de ce que j’appelle l’unité prussienne, nous n’avons qu’un moyen ; c’est de nous faire les complices des ennemis de cette union prussienne. Or, les ennemis de cette union prussienne, ce sont les rois dont on a envahi le territoire en invoquant la conquête. »

Un membre. — C’est la guerre, alors !

« Si nous voulons, Messieurs, ébranler tous ces peuples, nous n’avons qu’à leur montrer en France des institutions libres et la volonté de les appliquer. »

Mais Jules Favre ignorait-il donc que dans ce royaume du Hanovre, auquel il fait allusion, ce sont les libéraux les plus hardis qui étaient les plus dévoués à l’unité allemande et les plus empressés à soutenir la Prusse dans son œuvre d’unité ? Rarement le grand orateur était tombé à un tel degré d’incohérence, à une telle pauvreté de pensée. Malgré tout, cependant, à travers les contradictions et les ombres où se débat son esprit, il commence à entrevoir la nécessité de la grande unité allemande. Surtout il fait acte de clairvoyance et de courage, lorsqu’il dénonce toutes les manœuvres de compensation auxquelles l’Empire se livrait sournoisement dans l’espoir de rétablir son prestige qu’il croyait, sans l’avouer, compromis par Sadowa. Et toujours il répète avec force que la vraie garantie que la France doit donner à l’Allemagne contre toute surprise, contre toute menace, c’est l’institution d’un régime de liberté et de contrôle qui ne livre pas les destinées du monde aux fantaisies d’un seul homme.

Assez longtemps encore et notamment dans son discours du 10 juillet 1867 sur les affaires du Luxembourg, dans le discours du 2 décembre 1867 où, à propos de la seconde expédition de Rome, il examine la situation européenne, M. Jules Favre continue cette politique incertaine et incohérente : affirmation de la paix mais récriminations contre l’œuvre d’unité. Il déplore toujours que la France n’ait pas pris parti dés le début pour le Danemark contre la Prusse. Il s’obstine à retourner le poignard dans la blessure de l’Empire en répétant que Sadowa a été un désastre pour la France ; et après avoir ainsi envenimé les plaies, empoisonné les cœurs et les esprits, il conclut à écarter tout ce qui pourrait créer de la délivrance entre l’Allemagne et la France. Peu à peu, cependant, il démêle ce que cette politique a de contradictoire et de dangereux. Il comprend qu’à force de reprocher à l’Empire sa tolérance à l’égard de M. de Bismarck dans le passé, il l’exhorte à prendre sa revanche d’une humiliation prétendue. Il entrevoit que l’Empereur négocie des accords avec l’Autriche pour pouvoir déclarer plus sûrement la guerre à la Prusse, et il se demande si, par ses récriminations implacables, il ne fera pas le jeu du parti de la guerre qui cherche à rétablir par une aventure le prestige du pouvoir personnel menacée la fois par les mécomptes au dehors et par les revendications de la démocratie au dedans. C’est ainsi qu’il arrive enfin, dans les affaires d’Allemagne, à un jugement plus large et plus sain qu’il formule avec quelques hésitations encore et quelques réserves embarrassées dans ses grands discours du 4 juillet et du 8 juillet 1858. Pour que la France puisse vouer tout son effort à l’œuvre de démocratie et de liberté, pour qu’elle ne succombe pas à un militarisme qui serait une menace et un accablement pour les libertés civiles, il importe que la paix soit assurée en Europe, et comment le serait-elle si la France avait le dessein de s’opposer à la volonté d’unité que manifeste si persévéramment la nation allemande ? Il va si loin dans cette assurance, dans ce système de paix qu’il veut que la France, même seule, même sans attendre la résolution conforme des autres peuples, dépose les armes. Mais, encore une fois, comment le pourrait-elle si elle jugeait avec aigreur, si elle ressentait avec colère les faits accomplis ? C’est pourquoi Jules Favre s’applique à montrer que les événements ont parfois des conséquences inattendues, et il retire ainsi, par cette sorte de rectification providentielle, ce qu’il avait dit sur les choses d’Allemagne : « Je crois que l’homme, dans son effort, est toujours dominé par une puissance mystérieuse et souveraine dont il lui est impossible de comprendre les desseins, et que souvent la prudence la plus consommée, le courage le plus viril, les résolutions les mieux combinées, conduisent la faible créature que nous sommes à des résultats qu’elle n’avait pas prévus, et que souvent aussi le bien naît de ce qui paraissait devoir consacrer à jamais le mal contre lequel elle protestait. Eh ! bien, ces réflexions que vous me pardonnez me paraissent s’appliquer très exactement aux événements qui se sont accomplis en 1866. Il est certain que l’influence de la Prusse a considérablement grandi et que la nôtre n’a pas subi la même progression.

« Mais est-ce qu’il n’y avait pas une sorte de fatalité dans ce résultat ? Je parlais tout à l’heure du Slesvig, et vous vous rappelez le mot célèbre de lord Palmerston : « On n’enflamme que ce qui est inflammable ».
PORTRAIT DE A. THIERS
D’après un document de la Bibliothèque Nationale.



« Il y avait dans l’Allemagne un mécontentement sourd, une volonté très arrêtée de se reconstituer, et il est clair, Messieurs, que cette vieille organisation caduque et à demi-vermoulue qu’on appelle la Confédération germanique, et qui, en ce temps de chemins de fer, se mouvait avec une vitesse d’une demi-lieue tout au plus à l’heure, la Confédération germanique ne pouvait plus suffire aux besoins modernes : elle était condamnée, oui condamnée — et je ne rappellerai pas ici tous les faits qui justifient cette opinion — elle était condamnée, et deux grandes puissances étaient en présence. Or, l’Allemagne, elle, est allée dans ce conflit, à l’esprit nouveau ; non que j’aie la simplicité de faire de M. de Bismarck un libéral, et cependant, M. de Bismarck l’était certainement plus que le cabinet autrichien au mois de mai 1866. L’Autriche, depuis, a eu le bon sens d’entrer dans les voies de la liberté, de secouer le joug que l’Église voulait lui imposer. Tous les hommes qui sont amis du progrès s’en sont félicités ; mais il lui a fallu pour cela l’expérience du malheur, et lorsqu’elle a engagé le combat, soyez sûrs. Messieurs, que la victoire était à l’avance acquise à celui qui représentait les idées les plus fécondes, celles de l’avenir.

« De telle sorte que, si je recueille en moi-même les résultats de ces grands événements, voici à quelles conclusions j’arrive : si, en effet, l’Allemagne était travaillée par un besoin impérieux, elle doit être apaisée ; si l’Autriche était mal organisée, instruite par la rude leçon du malheur, elle est revenue à une meilleure organisation. Et, Messieurs, nous avons pu nous en convaincre dans une circonstance solennelle : notre souverain est allé à Salsbourg, il a cherché à s’entendre avec l’empereur d’Autriche… Je n’exerce ici aucune espèce de critique, je constate des faits : c’est que la France a cherché auprès d’un souverain étranger un appui guerrier, on ne peut pas le méconnaître ; c’est que l’Autriche, préoccupée de la réorganisation de son Empire, n’a pas voulu entrer en lice, c’est encore incontestable, et qu’ainsi une garantie considérable était conquise à la paix. Ainsi la guerre ne peut pas venir du côté de l’Autriche, qui ne veut pas s’associer à nous ; la Prusse commettrait-elle l’étourderie de nous menacer ? Ah ! oui, il y aurait un moyen de la pousser à cette extrémité, qui serait aussi périlleuse qu’insensée. Ce serait de lui montrer l’épée de la France ; l’épée de la France ne menacerait pas seulement la Prusse, elle irait au cœur de l’Allemagne. C’est au cœur de l’Allemagne que je veux aller aussi, mais par la liberté (ah ! ah !), par la souveraineté nationale, par la participation de cette Chambre aux affaires de notre pays ; pour la plus grande expansion de cette loi salutaire qui fait que le principe du droit et du pouvoir est dans l’ensemble des citoyens qui composent une nation. (Approbation à la gauche de l’orateur.)

« On vous l’a dit avec raison : depuis que la France est entrée dans cette voie, il est certain que les ressentiments qui paraissent exister de l’autre côté du Rhin ont considérablement diminué. D’ailleurs, alors même que ces ressentiments existeraient, serait-ce une raison pour nous de repousser la politique qui nous paraîtrait la plus sage ? j’entendais dire par un des honorables orateurs qui m’ont précédé à cette tribune que le désarmement n’était possible qu’à la condition de le faire de concert avec tous les autres peuples. Ah ! Messieurs, si vous jetez en Europe une semblable motion, c’est à la famine que vous la condamnez par cette loi perpétuelle des armements. Non, non, il faut qu’une puissance ait le courage de se prononcer, et cette puissance ce sera la plus forte, la plus sage, la plus glorieuse, celle qui n’a pas besoin de faire ses preuves, et qui mettant ainsi l’épée au fourreau apprendra au monde qu’il est temps d’entrer dans l’ère de la paix ». (Nouvelle approbation du même côté.)

Qu’on le remarque bien : Sous le couvert mystique de la Providence, Jules Favre procède à la liquidation de toutes ses opinions antérieures. Ou plutôt il les redresse toutes. Si la question du Sleswig a pris cette ampleur, ce n’est pas à cause de l’ambition prussienne mais parce qu’il y avait une profonde agitation allemande, un appétit d’unité et d’action nationale qui cherchait une occasion de se satisfaire. Si la Prusse a vaincu l’Autriche à Sadowa, c’est parce qu’elle représentait alors une idée supérieure, un commencement de liberté politique et intellectuelle opposé au vieil absolutisme monarchique et catholique. Il faut que l’Allemagne sache bien que son grand effort n’a laissé dans l’esprit de la France aucun ombrage. Pourtant, on attendait de Jules Favre un mot de plus, un pas de plus, le pas décisif, sur le chemin de la conversion. Il ne suffit pas d’accepter sans amertume ce qui a été fait. Il faut accepter d’avance ce qui se prépare, c’est-à-dire l’unité allemande intégrale par le rapprochement de l’Allemagne du Nord et de l’Allemagne du Sud. Ce mot, Jules Favre ne le dit pas le 4 juillet : mais, comme s’il voulait dissiper toute obscurité et ouvrir enfin une large route lumineuse à la politique de paix et de démocratie, il se prononça le 8 juillet. Il oublie ou il semble oublier qu’il a reproché à l’Empire trop de complaisance pour la politique bismarckienne ; et il s’empare de toutes les paroles que la diplomatie impériale a pu dire dans le sens de l’unité allemande, il s’empare du précédent italien qu’elle a créé pour lui demander d’aller jusqu’au bout et de permettre à l’unité allemande sa pleine expansion même au-delà du Mein, même en dehors des limites du traité de Prague dont l’Empire invoque encore les clauses pour contenir M. de Bismarck.

Il faut que je cite cette partie du discours de M. Jules Favre malgré son étendue, parce qu’on ne pourrait pas mesurer exactement la part de responsabilité de la démocratie républicaine française dans les événements de 1870, si on ne constatait par quel effort de pensée, par quel vigoureux amendement de son propre esprit, elle est parvenue à travers bien des préjugés, bien des conceptions mesquines, à une idée large et claire qui pouvait fonder la paix.

« C’est véritablement du côté de l’Allemagne que sont, je ne dirai pas nos principales, mais je ne crois pas être trop affirmatif en ajoutant, nos seules inquiétudes ; c’est du côté de l’Allemagne que se sont opérés les plus grands déplacements de force, les reconstitutions territoriales, les transformations d’influences, et, par conséquent, il est tout naturel que la France ait considéré tous ces grands événements d’un œil attentif. Mais il importe de savoir comment elle cherchera à résoudre les difficultés qui pourraient être la conséquence de cet ordre de faits nouveaux. Ce que je demande au gouvernement, c’est d’avoir une politique, c’est de la suivre résolument, c’est de l’accentuer avec la force et la netteté qui doivent caractériser un gouvernement comme celui de la France.

« Or, quelle doit être cette politique. Messieurs ? En ce qui concerne les affaires extérieures, j’ai entendu souvent professer cette maxime, que les gouvernements pouvaient se passer de principes et n’obéir qu’à la loi de leur intérêt. C’est là, Messieurs, une maxime qui me parait radicalement fausse et dangereuse. (Marques d’approbation à la gauche de l’orateur.)

« L’intérêt, à coup sûr, ne doit jamais être dédaigné : mais la sagesse et les efforts des hommes d’État doivent tendre toujours à le concilier avec le sentiment du juste. Et ce n’est point assez du sentiment du juste : une grande nation n’est pas seulement une collection de forces militaires ; elle est, avant tout, une âme ; elle se résume dans une idée, et, quelque glorieux que soit son drapeau qui flotte dans le monde, ce drapeau abrite toujours dans ses plis une pensée que comprennent tous les peuples et autour de laquelle ils se rangent. (Nouvelles approbations à la gauche de l’orateur.)

« Cela est plus particulièrement applicable à la France, et à la France constituée telle qu’elle est : car pour définir et déterminer le caractère de sa politique, je n’ai pas besoin de me lancer dans les hypothèses, je n’ai pas à appeler à mon secours des sentimentalités ; c’est l’état de la France que j’interroge et qui va me répondre.

« Cet état, Messieurs, quel est-il ? C’est la nation tout entière, représentée par son chef qui sort d’elle, par ses mandataires qui sortent également de ses entrailles. Le dogme politique qui a prévalu, depuis 1848, qui, après avoir été le ciment avec lequel l’édifice social de la France s’est constitué, déborde sur l’Europe, et qui rayonnera, je l’espère, sur le monde entier, c’est le principe de la souveraineté nationale. (Assentiment à la gauche de l’orateur.)

« De ce principe, quelle conclusion doit-on tirer en ce qui concerne la politique étrangère ?

« Ici, Messieurs, il faut se garder de dangereuses illusions : le principe de la souveraineté nationale serait dangereux et funeste s’il devait avoir pour conséquence de favoriser un système auquel on a donné le nom de système des nationalités, système qui consisterait à permettre à certains groupes humains de conquérir par la ruse et par la force d’autres groupes, sous prétexte que ces derniers leur sont associés par la langue et par la race. Le système qui conduirait à de telles conséquences, si fausses et si injustes, ne recevrait jamais notre approbation. Mais le système de la souveraineté nationale, combiné avec celui des nationalités, enseigne à respecter et à faire respecter la volonté des peuples librement consultés, car c’est du consentement que naît le pouvoir : quand ce consentement est pur de toute espèce de violence, il est la source légitime de l’autorité ; et c’est le système, le principe que la France doit chercher à faire prévaloir dans toutes ses relations avec les nations voisines. (Très bien ! à la gauche de l’orateur.)

« Cela étant, est-ce que nous pouvons dire que les grands événements qui se sont accomplis en Allemagne et qui participent à la fois et du principe de la souveraineté nationale et de ce système dangereux et funeste auquel je donnais le nom de système des nationalités, pris dans le mauvais sens, bien entendu, est-ce que nous pouvons dire que ces grands événements se sont accomplis sans notre participation ! Il y a quelques jours, Messieurs, je vous disais qu’ils se présentaient à nous avec une telle force et une telle autorité qu’il fallait les accepter. C’est la raison du fait ; mais il y en a une autre supérieure, c’est celle du droit. Nous pouvons dire que nous avons fait l’indépendance de l’Italie, mais nous pouvons dire, avec la même justesse, que nous avons contribué, et dans une notable mesure, à l’unité de l’Allemagne. Non seulement, quand elle n’était point encore faite, son éventualité ne nous a pas alarmés ; mais nous l’avons provoquée, désirée, appelée de tous nos vœux ; et au nom de quel principe ? Précisément au nom de ce principe de la souveraineté nationale qui s’affirme par le libre consentement des populations, se cherchant, s’unissant, non pas dans le sang et les larmes de la guerre, mais dans le libre échange d’un commerce pacifique de négociations qui doivent conduire à se faire réciproquement entendre et à appeler le commun accord qui peut les transformer. Voilà quelle était, en 1859, c’est-à-dire à une époque où les événements qui se sont accomplis étaient certainement en dehors de toutes les prévisions humaines, voilà quelle était la politique de la France, nettement accentuée dans les documents officiels.

« Je pourrais étaler un grand nombre de documents à cette tribune ; j’abuserais de votre patience ; mais ils ne nuiraient pas à la force de ma démonstration qui m’apparaît avec la clarté de l’évidence. Cependant, pour n’en citer que quelques-uns, laissez-moi vous lire un article du Moniteur, c’est-à-dire la voix de l’Empereur même, car le Moniteur est l’expression du pouvoir personnel, un article publié en 1859 sur cette question, alors que nous étions agités par cette grande éventualité de la guerre d’Italie qui se présentait à nous comme une nécessité patriotique à laquelle nous avons glorieusement satisfait.

« Voici, en ce qui concerne l’Allemagne, comment s’exprimait le gouvernement. Vous allez voir que son langage était parfaitement net :

« Quand on ne veut que la justice on ne craint pas la lumière. Le gouvernement français n’a rien à cacher, parce qu’il est sûr de n’avoir rien à désavouer. L’attitude qu’il a prise dans la question italienne, loin d’autoriser les défiances de l’esprit germanique, doit au contraire lui inspirer la plus grande sécurité. La France ne saurait attaquer en Allemagne ce qu’elle prétend sauvegarder en Italie. Sa politique, qui désavoue toutes les ambitions de conquête, ne poursuit que les satisfactions et les garanties réclamées par le droit des gens, le bonheur des peuples et l’intérêt de l’Europe. En Allemagne comme en Italie, elle veut que les nationalités reconnues par les traités puissent se maintenir et même se fortifier, parce qu’elle les considère comme une des bases de l’ordre européen.

« Représenter la France comme hostile à la nationalité allemande n’est donc pas seulement une erreur, c’est un contre-sens.

« La politique de la France ne saurait avoir deux poids et deux mesures ; elle pèse avec la même équité les intérêts de tous les peuples. Ce qu’elle veut faire respecter en Italie, elle saura le respecter elle-même en Allemagne. »

« Voilà un langage dont la netteté est parfaite : il ne laisse aucune ambiguïté sur les desseins du gouvernement, et le 12 janvier 1863, dans son discours d’ouverture de la session législative, l’Empereur disait :

« On se plaît ordinairement à chercher dans les actes des souverains des mobiles cachés et de mystérieuses combinaisons ; et, cependant, ma politique a été bien simple : accroître la prospérité de la France et son ascendant moral sans abus comme sans affaiblissement du pouvoir réuni entre mes mains ; à l’extérieur, favoriser dans la mesure du droit et des traités, les aspirations légitimes des peuples vers un meilleur avenir ».

« Je sais que ma discussion ne serait pas loyale si je n’avertissais pas la Chambre à cet égard que l’Empereur, en tenant ce langage, parle des traités. Mais n’a-t-il pas été le premier à reconnaître leur insuffisance, et ne les a-t-il pas déchirés lui-même et de son épée et de sa parole ? n’est-il pas évident que lorsqu’on parle de la nécessité de l’unification de l’Allemagne, ce respect dû aux traités ne peut tromper personne ? Il s’agit de l’expansion d’une grande pensée nationale à laquelle jamais la France ne fera obstacle. »

«… J’ai mis sous vos yeux, Messieurs, des documents antérieurs et des documents postérieurs aux événements des mois de juin et de juillet 1866. Ils contiennent tous le même enseignement. Cet enseignement a une force irrésistible : c’est que, s’opposer aux desseins et aux destinées de l’Allemagne, ce serait une folie coupable, ce serait mettre contre nous toute la race germanique ; ce serait, comme le dit bien M. le comte de la Tour d’Auvergne à lord John Russell, entreprendre une guerre qui serait le fléau de l’Europe, qui la couvrirait de ruines et de sang. Par conséquent, nous ne pouvons songer à une pareille politique. C’est vers de tout autres desseins que nous devons nous tourner.

« Si ce sont, Messieurs, d’autres desseins qui doivent nous inspirer, à bien plus forte raison devons-nous les suivre lorsque les faits ont parlé.

« Certes, Messieurs, je ne veux pas dire qu’il y ait tout à approuver dans les procédés de M. de Bismarck ; j’ai protesté énergiquement contre eux à cette tribune : j’ai rappelé à la Chambre comment il avait courbé les populations sous la tyrannie de son joug ; mais ce qu’il y a de certain, cependant, c’est que l’œuvre se perpétue et se consolide. »

M. Émile Ollivier. — C’est cela !

M. Jules Favre. — Qu’y toucher serait non seulement une imprudence, mais encore un acte d’ingérence contraire à notre droit, tant que cette œuvre n’est pas menaçante, ou pour notre nationalité ou pour notre honneur. (Assentiment à la gauche de l’orateur.)

« Eh bien ! Messieurs, de là je tire cette conséquence, qui peut-être va vous paraître exorbitante, et qui cependant est le dernier mot de mon opinion sur ce point : c’est que, au lieu de chercher à semer des divisions en Allemagne, nous devons partout y prêcher la pacification. (Nouvel assentiment sur les mêmes bancs.) La pacification, non pas seulement en ce qui touche la Confédération du Nord, mais la pacification en ce qui touche la Confédération du Sud, car nous n’avons aucun intérêt à ce que les rivalités se continuent entre les deux parties de l’Allemagne.

« Il faut bien, en effet, que l’Europe le sache : aujourd’hui, c’est là seulement ce qui est juste et raisonnable, car il n’est pas possible que deux rivaux se déchirent sans que les neutres en soient, jusqu’à un certain point, victimes. C’est là, permettez-moi de le dire, l’aurore d’un système nouveau qui doit laisser de côté les vieilles théories d’équilibre européen, de nécessité de possession de tel ou tel territoire par telle ou telle puissance. (Assentiment sur divers bancs.) Les sentiments ont aussi leur grandeur ; il ne doit plus y avoir désormais entre les nations de l’Europe qu’un lien qui les unisse étroitement ; ce lien, c’est celui de la paix, de la solidarité entre tous les intérêts !…

« Aussi, Messieurs, à mon sens, la politique de la France doit être celle-ci : pacification de tous les États de l’Allemagne. Elle n’a pas à protester contre ce qui se fait en Prusse, car elle a tout approuvé, tout ratifié. L’ambassadeur de Prusse n’existe plus : il est remplacé par l’ambassadeur de la Confédération du Nord, qui a été accepté. En conséquence, s’insurger contre ces faits accomplis, y rencontrer des souvenirs de vifs ressentiments, des prétextes de défiance et de haine, c’est là une erreur capitale qui a fait peser sur la nation le malaise qui lui a été si funeste et qu’il faut à tout prix dissiper. (Approbation à la gauche de l’orateur.)

« Mais, Messieurs, on ne le dissipera pas par des paroles. MM. les Ministres se succéderont à cette tribune ; il y aura toujours derrière eux cet interlocuteur caché qui est la conscience publique, et qui, en présence des armements que vous accumulez, dira : MM. les Ministres sont animés des intentions les meilleures, mais elles ne suffisent pas, et, tant que nous ne verrons pas les faits, nous ne pourrons pas y croire.

« De telle sorte, Messieurs, que s’il était impossible, ce que je ne crois pas, que la France donnât l’exemple et qu’elle eût la sagesse, dans son indépendance, dans sa force, et, je peux dire, dans son inviolabilité, de désarmer aux yeux de l’Europe, de lui montrer la voie et de lui apprendre ainsi qu’elle n’a aucune espèce de crainte et qu’elle a assez de foi dans le patriotisme de ses enfants pour soulager leur poitrine des armures qui les étreignent… (Rumeurs sur un grand nombre de bancs. — Vive approbation à la gauche de l’orateur.) Si, dis-je, la France avait cette sagesse, elle ferait un grand acte, et sa parole ne rencontrerait plus les résistances de l’hésitation et du doute.

« Mais, si on ne veut pas aller jusque-là, quelle peut être, je le demande à MM. les Ministres, la raison qui leur ferait repousser la campagne diplomatique que je leur propose ? (Ah ! ah !) Pourquoi, au lieu de se tenir dans les sous-entendus, de négliger d’aborder cette grande et vitale question, n’en feraient-ils pas dès demain le sujet, je ne dirai pas de leur correspondance, mais de leurs intimations diplomatiques ? (Mouvement.) Pourquoi n’appelleraient-ils pas à leur aide la publicité ?… Ce n’est pas par le secret, c’est par l’opinion publique qu’on gouverne les peuples. Si vous les mettez avec nous, s’il est entendu que vous prêchez le désarmement, si vous le demandez aux puissances étrangères, si vous les sommez d’avoir à faire connaître quelles sont les raisons qui les engagent à maintenir cet état sauvage, barbare, qui est indigne de la civilisation (Très bien ! très bien ! à la gauche de l’orateur, exclamations sur plusieurs bancs.), qui est la honte du temps où nous vivons, il faudra bien qu’elles vous répondent. »

C’est un document capital. C’est le manifeste définitif du parti républicain sur les choses d’Allemagne et la situation européenne. Les esprits lourds, qui raillent sans comprendre, souriront ou s’indigneront de cette politique de désarmement affirmée deux ans avant le terrible conflit qui mettra aux prises la France et l’Allemagne. Mais qui ne voit qu’il faut prendre la pensée de Jules Favre tout entière, et que si on la considère dans tous ses termes elle n’est ni naïve, ni imprudente ? Oui, il y aurait eu folie à proposer le désarmement de la France si on avait formé contre la Prusse des desseins agressifs ou même si on avait inquiété l’Allemagne par d’obscures arrière-pensées. Mais si la France avait proclamé, comme Jules Favre le demandait, qu’elle acceptait décidément les faits accomplis, et qu’elle ne s’opposait pas à un progrès nouveau de l’unité allemande, si elle avait proclamé qu’elle renonçait à exploiter les résistances et les défiances particularistes des États de l’Allemagne du Sud et qu’elle conseillait au contraire à ceux-ci de se rapprocher de la Confédération du Nord, si elle avait déclaré que les termes du traité de Prague ne pouvaient gêner la nécessaire expansion de l’unité allemande, et si, pour prouver la sincérité de sa politique, elle avait la première déposé le glaive, comment M. de Bismarck aurait-il pu lui chercher querelle ? Comment aurait-il pu soulever contre la France le sentiment national allemand pour réaliser par la haine commune de l’ennemi héréditaire l’unité sanglante de l’Allemagne ? C’est par d’autres voies pacifiques, c’est sous d’autres formes, c’est sans conflit avec la France que celle-ci se serait accomplie.

VUE DE LA VILLE DE METZ EN 1870
D’après un document de la Bibliothèque nationale


En tout cas, cette sorte de manifeste du parti républicain en 1868 dégage, dans une large mesure, la responsabilité de la démocratie républicaine française. Elle avait, certes, commis bien des fautes ; elle n’avait pas compris, dès la première heure, le sens des événements. Elle n’avait pas vu le fond de patriotisme allemand qui soutenait les entreprises de la Prusse : elle avait eu des paroles de jalousie mesquine et de menace, et par là, elle avait grossi le fond des pensées haineuses accumulées dans les cœurs allemands. Mais sous la leçon des faits qui révélaient la complicité secrète de la conscience allemande avec la brutalité prussienne, et à la lumière des grandes idées de liberté et de paix, la démocratie républicaine de France se débarrassait de toute politique offensive, jalouse ou ambiguë. Désormais, ni l’Empire français, ni M. de Bismarck ne peuvent alléguer, pour justifier le recours à la force et aux aventures, que même les républicains de France n’acceptent pas l’unité allemande. L’Empire ne peut plus prétendre qu’il est obligé de chercher une revanche de Sadowa, puisque l’opposition lui reproche Sadowa comme une humiliation. Désormais la démocratie assume la responsabilité de l’acceptation des faits, et elle accueille ouvertement la pleine unité allemande. M. de Bismarck ne peut alléguer qu’il est contraint de brusquer les événements et qu’il n’a rien à attendre de l’évolution intérieure de la France puisque, même les ennemis de l’Empire, veulent empêcher l’unité allemande. Les républicains français ouvraient devant l’Empire et devant M. de Bismarck, devant la France et la Prusse et l’Europe, une large route de lumière et de paix.

Ce n’est pas seulement en son nom personnel que parlait Jules Favre, mais réellement au nom de toute la gauche, au nom de toute la France démocratique. Même les hommes comme le noble républicain et vigoureux penseur, Alphonse Peyrat, qui avait le plus vivement conseillé avant Sadowa une action de force contre la Prusse, même ceux-là comprenaient maintenant que toute politique de récrimination et d’hostilité ne pouvait faire que le jeu du despotisme ; et l’on peut suivre en ce sens, de 1865 à 1870, dans son journal l’Avenir national, le mouvement de sa pensée et de celle de ses amis. Il se refusait, tout d’abord, à solidariser la question italienne et la question allemande. Il adorait l’Italie nouvelle et il détestait M. de Bismarck : et ce fut pour lui un grand trouble quand il vit l’Italie se faire l’alliée de la Prusse. Son amour pour l’Italie n’en fut pas effleuré ; mais son hostilité contre la Prusse en fut, sinon atténuée, au moins gênée. Puis, la politique à la fois détestable et cohérente de M. Thiers qui combattait tout ensemble et pour les mêmes raisons l’unité italienne et l’unité allemande, rendit plus difficile encore à Alphonse Peyrat de maintenir sa position première. S’associer à M. Thiers dans la lutte contre l’unité allemande même réalisée par l’ambition prussienne, c’était le fortifier dans sa lutte contre l’unité italienne, c’était servir sans le vouloir le pouvoir temporel et la papauté oppressive qui multipliait les défis à l’esprit moderne. C’était d’ailleurs fournir au césarisme napoléonien des moyens de diversion. Alphonse Peyrat sera aux côtés de Jules Favre pour détourner de la France, en 1870, la grande épreuve de la guerre.

Mais l’homme qui avait le mieux compris, dès l’origine de la crise, la légitimité, la nécessité de l’unité allemande, celui qui avait le mieux vu et dit le plus nettement depuis 1865, depuis l’affaire des duchés, que la France n’avait pas le droit de s’opposer à l’effort d’unité de l’Allemagne, et qu’elle ne le pourrait sans compromettre à la fois la liberté et la paix, c’est M. Émile Ollivier. Il avait devancé en ce point de plusieurs années le manifeste républicain de 1868, et il semblait ne s’être séparé en ces questions de ses amis républicains que pour aller d’un pas plus décidé et plus rapide dans la voie où ils s’engageaient à leur tour. Un tragique destin pèse sur cet homme ; mais le jugement de l’historien ne doit pas en être accablé. J’essaierai de préciser ses responsabilités, et je crois, après un examen impartial, qu’elles sont terribles ; car plus il avait vu nettement la droite voie, plus il est inexcusable d’avoir laissé la fortune de la France, quand il était au pouvoir s’engager dans le chemin qui mène à l’abîme. Mais le premier devoir, c’est d’essayer de comprendre.

Dès qu’il est entré au Corps législatif, c’est pour une politique de paix que M. Émile Ollivier se prononce, mais de paix franche, certaine, assez sûre d’elle-même pour pouvoir désarmer. Il dit le 6 juin 1861 : « Ce que je considère comme néfaste pour le pays, pour sa prospérité, pour son repos intérieur, c’est cette paix indécise et sans sécurité, c’est cette paix d’où l’on craint toujours de voir sortir la guerre, qui cependant n’est pas la guerre ; cette paix qui ressemble au temps orageux où les nuages, chargés de tempête et d’électricité, passent au-dessus de notre tête sans éclater, mais en fatiguant, en énervant, en ôtant la force. Je demande donc au Gouvernement, et je puis le faire sans être chimérique, car dans les questions européennes (j’ai cet orgueil pour lui comme pour mon pays) il a une telle influence que lorsqu’il veut résolument une chose, il y a une grande espérance que cette chose soit. Je demande au gouvernement qu’après avoir conclu des traités de commerce, il pose nettement à l’Europe la question des traités de désarmement. Que la France sache quelle est sa situation ! S’il y a des questions d’honneur, des questions de liberté à vider par les armes, nous sommes prêts à les soutenir ; le pays fera des efforts énergiques, vigoureux. Si, au contraire, nous devons, grâce au respect du principe de non intervention, grâce à une politique expansive, libérale, mais non armée, si nous devons surtout songer à développer la puissance, la liberté, la sécurité intérieure, eh bien ! alors, après avoir fait les traités de commerce, faites les traités de désarmement. »

À vrai dire, M. Émile Ollivier qui était un des cinq, ne faisait que traduire alors le thème commun du parti républicain renaissant. C’est de même la pensée commune des républicains qu’il exprime lorsque, dans un discours du 12 mars 1862 sur la question romaine, il déclare très haut que le pouvoir temporel du pape est contraire à la nécessaire unité italienne, au droit des Romains et à l’intérêt religieux du catholicisme même. « Oui, messieurs, quand les consciences catholiques seront éclairées, elles comprendront que le pouvoir temporel est un instrument vermoulu et compromettant, qu’entre la foi, chose immatérielle, et les intérêts temporels, chose terrestre, il n’y a aucun lien nécessaire. Et à ceux qui soutiennent l’opinion contraire, je n’hésite pas à dire : Ô hommes de peu de foi, comment pouvez-vous croire, au dix-neuvième siècle, alors que la liberté, qu’on la conteste ou qu’on la nie dans telle ou application, est vivante au fond des cœurs, alors que vous êtes, ainsi que vous l’avez dit, deux cents millions de catholiques, et qu’indépendamment de ces deux cents millions de catholiques, vous avez pour vous défendre, si vos droits étaient violés, toutes les âmes libérales du monde ; comment pouvez-vous croire que la conservation de la foi, que l’intégrité des dogmes, que l’unité catholique soient attachées à ces quelques lambeaux de terre que vous êtes obligés de défendre par les armes étrangères ? Oh ! que Tertullien était mieux inspiré et plus croyant que vous lorsqu’il s’écriait : « Rien de terrestre n’est nécessaire à la foi, rien, absolument rien ! » et qu’il est plus religieux que vous, le prêtre qui vient de se lever dans l’Italie régénérée pour commencer l’alliance qui se forme dans tous les esprits droits entre la liberté et la religion ! et qu’il est fort et net son langage à Pie IX : « Saint Père, vous avez commencé votre règne en disant : Je pardonne ! terminez-le en disant : Je bénis ! et consentez à être dans le monde comme le président de l’Assemblée des peuples : partout présent, partout étranger, partout indépendant, comme la conscience et comme la vérité ».

Qu’on retienne ces paroles, car nous aurons à les rappeler. Mais ce qui frappe, dans ce discours de mars 1863, c’est que M. Émile Ollivier y parle de l’unité italienne incomplète encore avec une abondance de cœur et d’esprit qui déborde d’avance sur l’unité allemande. « L’honorable M. Keller se trompe, lorsqu’il fait à un homme quel qu’il soit, l’honneur d’avoir créé, soutenu et propagé ce qu’on appelle l’unité italienne. Tout patriote italien trouve cette foi dans son berceau ; elle a été enseignée dans les chants sublimes de Dante, et Machiavel de sa plume immortelle écrivant sur les choses de la politique, l’a montrée à l’Italie il y a plusieurs siècles, comme le but vers lequel elle devait marcher sans s’arrêter jamais. L’unité italienne n’est donc ni une idée mazzinienne, ni une idée républicaine, c’est une idée patriotique.(Assentiment sur plusieurs bancs.) Et savez-vous, mon cher contradicteur, pourquoi cette idée excite l’enthousiasme et le dévouement ? Parce qu’elle répond à la grande et douce idée de la patrie !

« Il y a eu un temps aussi où notre pays ne se composait que de provinces divisées, en guerre les unes avec les autres, menacées par l’étranger ; nous avions un duc de Bourgogne, un duc de Bretagne, etc. ; tant de désastres naissaient de cette situation, de toutes ces luttes, que la pauvre unité française ne pouvait se constituer qu’avec difficulté. Alors, il surgit une pauvre fille du peuple ; elle se leva, elle prit dans ses mains l’étendard de la nationalité, l’étendard de l’unité, et elle fit sacrer à Reims son roi et sa patrie (très bien ! très bien !). Et depuis, la France a été puissante, forte et glorieuse. Pourquoi ne voudrions-nous pas que l’Italie devienne à son tour puissante, forte et glorieuse ? (Marques d’approbation). Pourquoi éprouverions-nous des inquiétudes, de l’ombrage, parce que, à nos côtés, d’autres s’élèvent et se civilisent ? Je comprends autrement la grandeur de mon pays auquel je suis aussi profondément attaché que vous. Ce que je veux pour lui, ce que nous devrions tous vouloir pour lui, ce n’est pas qu’il soit grand au milieu des faibles, mais qu’il soit grand parmi des forts (très bien !) ; non pas qu’il soit puissant au milieu de nations partagées et divisées, mais qu’il soit puissant au milieu de nations compactes et affranchies, de manière que l’Europe soit semblable à la lyre aux sept cordes dont parle le poète antique, dont toutes les cordes vibraient harmonieusement unies. »

Évidemment, cela vaut pour l’Allemagne comme pour l’Italie, et à mesure que va se développer la crise allemande, M. Émile Ollivier n’hésitera pas devant l’application de la doctrine internationale qu’il a dès l’abord formulée. Après les élections de 1863, quand, dans l’opposition accrue, il commence à s’isoler un peu, à se frayer un sentier à part, il est le seul qui parle d’emblée des choses allemandes avec quelque équité et quelque largeur de vues. Il disait, le 27 mars 1865 : « Par une contradiction, en vérité, que je ne puis comprendre, les mêmes personnes qui demandaient au Gouvernement de reconnaître aux Romains le droit de disposer d’eux-mêmes l’ont pressé, dans les affaires d’Allemagne, d’aider le Danemark à maintenir une domination détestée sur des populations qui, depuis 1848, livrent au Nord un combat pour l’indépendance semblable à celui que les Italiens soutiennent, depuis la même époque, au Midi. Le Gouvernement a été plus sage que ces conseillers. Il n’a pas cru qu’il lui fût permis en Allemagne de violer le principe qu’il respectait en Italie ; et, au Nord comme au Midi, il a subordonné sa politique au principe de non-intervention. Je l’en félicite hautement. » Quelques jours après, le 10 avril 1865, il précise et justifie sa thèse, en réponse à un discours de Jules Favre : « Dans l’intérêt de la politique générale de mon pays, je serais désolé que l’on pût croire en Allemagne que l’opinion du parti libéral français, sur la question danoise, est celle qui a été exprimée par l’éloquent M. Jules Favre. À l’entendre, le Gouvernement mérite les critiques les plus vives ; il n’a cessé de flotter de l’incertitude à la contradiction. Selon moi, il ne mérite que des remerciements pour la logique et la sagesse de sa conduite. (Très bien ! très bien !)

« Sans entrer dans les détails épineux d’une question diplomatique allemande, et en ne sortant pas d’explications toutes françaises, je crois qu’il me sera facile de justifier mon opinion.

« Qu’a fait la France dans la question allemande ? quelque chose de bien simple qui, pour être compris, ne demande aucun développement. Elle a laissé s’opérer la séparation des duchés et du Danemark en restant passive, sans y contribuer, mais sans s’y opposer non plus ; j’affirme qu’elle n’avait pas d’autre conduite à tenir. (Très bien ! très bien !)

« D’abord, Messieurs, parce que cette séparation était légitime, conforme à la justice et à nos principes. Dans l’affaire des duchés, il y a eu, en effet, longtemps en présence une force et une faiblesse ; mais la force c’était le Danemark, la faiblesse c’étaient les Allemands des duchés. Cette faiblesse ne s’est convertie en force qu’après des années d’épreuves, lorsque la Prusse et l’Autriche, pour des raisons que je n’ai pas à examiner, pratiquant ce qu’elles ne sont pas accoutumées à pratiquer, ont mis de gros bataillons au service de la justice et du droit des peuples. — Depuis 1815, il se passait dans les duchés un drame comparable à celui qui se déroulait en Lombardie. Dans l’un et l’autre pays, c’étaient des populations opprimées, écrasées par des dominateurs étrangers. Dans l’un et l’autre pays, un divorce existait entre les gouvernants et les gouvernés, les langues étaient différentes, les habitudes dissemblables, les traditions sans origine commune. Les Danois, du reste, sentaient aussi bien que les Allemands des duchés, l’impossibilité d’une réunion paisible. Ce qui seulement était débattu, c’était de savoir si les Danois s’étendraient jusqu’à l’aider, ou si les Allemands deviendraient libres jusqu’à la Kœnigsau.

« Un premier déchirement a eu lieu en 1848 ; mais alors ces mouvements émancipateurs ne réussissaient pas, et sur l’Elbe il y eut une déroute comparable à celle qu’a subie l’Italie après la défaite de Novare. Dans ces dernières années, l’œuvre a été reprise, et cette fois avec un succès d’autant plus grand qu’elle a eu pour auxiliaires ceux qui l’avaient traversée, comprimée en 1848. Voilà le mouvement qu’on reproche à la France de n’avoir pas empêché. Oui, Messieurs, dans le même discours on regrette que le traité de Villafranca, qui était bien aussi signé par la France, n’ait pas été suffisamment déchiré, puis on se plaint que le traité de Londres l’ait été trop. »

Il est vrai qu’on pouvait pressentir dès lors que M. de Bismarck, au lieu de faire entrer les duchés, libérés du Danemark, dans la Confédération germanique, les annexerait à la monarchie prussienne, et M. Émile Ollivier se trompe quand il imagine qu’il suffira de ne pas intervenir pour que M. de Bismarck, laissé seul aux prises avec l’opinion libérale de l’Allemagne, soit obligé d’abandonner ce que son dessein a d’égoïste et de violent et de n’en retenir que ce qu’il a d’équitable. Mais si M. Émile Ollivier se trompait sur l’avenir immédiat, il avait raison dans l’ensemble et pour les jours lointains. Car l’œuvre d’organisation allemande aurait été beaucoup moins prussienne et beaucoup plus allemande, si l’ombre menaçante de la France n’avait pas pesé sur l’unité de l’Allemagne en formation. Cette unité même, M. Émile Ollivier ne la souhaite ni stricte ni militarisée ; mais on devine que, considérant la formation de l’Allemagne comme un droit, il se résignera à voir l’unité allemande, qui n’a pu aboutir en 1848 par la Révolution démocratique, aboutir maintenant sous l’impulsion et la discipline de la Prusse. « Nous avons besoin au Midi de l’alliance italienne, mais il nous est non moins nécessaire de compter au Nord sur l’amitié de l’Allemagne contre la Russie, contre cette puissance colossale qui s’avancerait en Europe si on la laissait faire : l’Allemagne est notre rempart, notre véritable avant-garde. (Marques d’approbation.)

« Pour que cette union entre la France et l’Allemagne, qui importe tant à notre sécurité, existe toujours, la première condition, ou plutôt l’unique condition, c’est que l’Allemagne soit bien convaincue de notre désintéressement, c’est qu’elle soit bien persuadée que nous n’avons pas le désir d’un agrandissement de son côté. Nous demandons qu’elle n’établisse pas à nos portes, comme une menace contre nous, une unité factice qui serait dangereuse par cela même qu’elle serait factice : mais qu’elle se développe, qu’elle se fortifie et, son indépendance n’étant pas menacée, qu’elle ne renonce pas à sa belle variété, qu’elle soit prospère et puissante : Voilà ce que nous lui souhaitons d’un cœur sincère et sans arrière-pensée ».

Dans le même ordre d’idées, et avec une très grande force, M. Émile Ollivier, parlant le 15 avril 1865 sur la question romaine, défend contre M. Thiers l’unité italienne. À vrai dire, quand il touche à la question du pouvoir temporel, ce n’est plus avec la netteté de son discours de 1862 ou du discours qu’il prononça à Turin le 10 juin 1864 ; on dirait que sa pensée hésite et gauchit. Il ne dit plus que, dans l’intérêt même de la religion, le pouvoir temporel du pape doit disparaître, et son enthousiasme pour l’unité italienne s’arrête au seuil de Rome. Il blâme tous ceux, révolutionnaires ou modérés qui, de parti pris, veulent aller à Rome ; mais il définit de telle sorte les conditions d’existence et de légitimité du pouvoir temporel, qu’en fait, celui-ci est condamné à disparaître devant le libéralisme et la démocratie. Au bout de raisonnements compliqués, sinueux et presque tortueux, c’est la même conclusion qui se retrouve. Examinant les effets probables de la convention du 15 septembre, par laquelle la France s’engageait à retirer ses troupes de Rome aussitôt que le pape ne serait pas menacé, et par laquelle l’Italie s’engageait à ne pas violenter le pape, M. Émile Ollivier disait : « Deux opinions se partageaient les esprits : La première était celle du parti unitaire italien. Elle consistait à dire : Rome appartient à l’Italie. Dans tous les pays l’on prononce la langue italienne, le droit de la nationalité préexiste ; et que les habitants le veuillent ou qu’ils s’y opposent, sans qu’on ait besoin de les consulter, tout pays circonscrit dans le territoire italien est italien. C’était la doctrine de Mazzini, de Garibaldi et de ce qu’on appelle le parti d’action.

« Le parti modéré, celui des hommes politiques attachés à M. de Cavour, aboutissait au même résultat mais par un chemin et des arguments tout différents. M. de Cavour, qui était un homme d’État de premier ordre, ne se piquait pas de faire des théories ; il se contentait de poursuivre son but par les moyens qu’il croyait le mieux adaptés aux circonstances. Or, il avait cru, à tort selon moi, qu’il faciliterait et hâterait la solution de la question romaine en affirmant que la possession de Rome était nécessaire à l’Italie, que sans Rome l’unité italienne, ayant un corps sans tête, ne pourrait se réaliser au grand détriment de la sécurité européenne. Il demandait donc Rome comme le parti d’action, mais seulement en vertu d’une prétendue nécessité politique, tandis que les unitaires purs la réclamaient au nom de leurs principes de la nationalité.

« Tant que la question restait posée dans ces termes, il était bien évident qu’aucune transaction ne pouvait intervenir entre la France et l’Italie. Aussi, combien de fois, causant avec des hommes d’État italiens, mes amis, ne leur ai-je pas dit : votre politique est mauvaise ! Vous croyez dire quelque chose d’irrésistible en invoquant la nécessité de votre unité. Mais vous allez vous attirer de la part des catholiques une réponse formidable et qui sera sans réplique. La nationalité italienne veut Rome, vous diraient-ils, eh ! bien, la catholicité ne peut s’en passer. Et il est certain que si, pour prononcer entre les deux prétentions, la raison d’État doit être seule consultée, l’intérêt du catholicisme, ne serait-ce que par le nombre de ses adhérents, remporterait sur celui de l’Italie. Tant que vous posez la question dans ces termes, vous la rendez insoluble ; elle ne pourra faire un pas et vous serez condamnés à des déclamations creuses ou à des attentes stériles. Le moyen de sortir d’embarras n’est pas là ; il est dans l’acceptation de cette maxime que le pape a une souveraineté que vous devez reconnaître, accepter, protéger, à une condition : c’est qu’à son tour elle soit placée dans les conditions ordinaires de toutes les souverainetés humaines. Voilà la solution, leur disais-je ; elle est là et non ailleurs (Mouvements divers).

«… La convention du 15 septembre n’est plus maintenant difficile à expliquer : la souveraineté temporelle du pape reconnue, mais replacée aussitôt dans les conditions de toutes les souverainetés, voilà en deux mots ce qu’elle signifie. Elle repousse la solution des unitaires et de M. de Cavour, elle obtient de l’Italie la déclaration que désormais l’Italie ne prétendra plus à Rome en vertu du droit des nationalités ou en vertu de la nécessité de sa constitution intérieure. Mais, en échange, elle reconnaît que la souveraineté temporelle du pape sera désormais dans la condition des souverainetés ordinaires… La convention du 15 septembre ne peut signifier que ceci : l’Italie n’a pas un droit particulier sur Rome, mais la catholicité n’a pas davantage un droit particulier et exceptionnel sur cette ville… (Mouvements prolongés en sens divers.) La convention ayant écarté toutes les prétentions excessives, le patrimoine du Saint-Siège n’appartiendra ni aux catholiques ni aux Italiens. Il constituera une souveraineté indépendante sur le sort de laquelle n’auront plus à se prononcer que le pape et ses sujets. »

En vérité c’est une façon bien abstraite et bien factice de poser le problème. Éliminer comme quantités négligeables en droit les aspirations de l’Italie à

CATHÉDRALE DE STRASBOURG
D’après un document de la Bibliothèque nationale.


l’unité d’une part, les préoccupations de la catholicité de l’autre et ramener cette question immense qui mettait en jeu les passions les plus vives d’une jeune nation et le souci le plus vaste du vieil univers à un problème de droit constitutionnel débattu dans les frontières de l’État romain, c’était se placer hors de l’histoire, hors de la vie, hors de la réalité… Quelle base historique restait donc à la souveraineté temporelle du pape si elle n’apparaissait plus comme la garantie de l’indépendance du sacerdoce ? Dire que le pouvoir temporel du pape serait légitime s’il administrait selon des vues libérales, et illégitime s’il administrait despotiquement, c’était ruiner en fait comme en droit le pouvoir temporel, mais sans l’avouer expressément ; c’était entrer à Rome non en vertu de la force directe de la Révolution, mais par un circuit de casuistique libérale. Aussi bien, il laisse échapper que la papauté est perdue si elle ne se transforme pas, et qu’il est bien difficile qu’elle se transforme.

« Après avoir examiné la convention dans son ensemble, je recherche ses conséquences. Que produira-t-elle ? Sauvera-t-elle le pouvoir temporel, ou bien le perdra-t-elle ? Je n’en sais rien. (Interruptions prolongées.)

« Un membre. — C’est pourtant la question !

« Un autre membre. — Vous devriez le savoir !

« Je n’en sais rien… (Nouvelle interruption.) Cela dépendra de la bonne ou de la mauvaise conduite du gouvernement du pape… (Rumeurs confuses.) Si le pape se conduit selon les règles imposées à tous les gouvernements civilisés du XIXe siècle, s’il donne à son peuple les satisfactions qu’il a le droit d’exiger, s’il lui concède les libertés nécessaires, le pouvoir temporel pourra durer. Mais si le pape s’obstine dans une résistance qui dure déjà depuis plus de dix-sept ans, s’il se refuse aux conseils qui lui viennent non seulement des libéraux comme M. Thiers, mais des catholiques comme M. de Montalembert ; si, au lieu d’accueillir les prières de ses enfants pieux et dévoués, il leur répond par des actes comme l’Encyclique, qui déconcertent toutes les espérances et troublent toutes les consciences, dans ce cas, le résultat de la convention du 15 septembre sera tôt ou tard la chute du pouvoir temporel, et alors, quant à moi, j’applaudirai. »

C’était bien, en fait, l’abandon, la condamnation du pouvoir temporel. Car quelle chance y avait-il que le pape désavouât et retirât le Syllabus lancé avec tant d’éclat ? D’ailleurs, en quoi les événements de Rome, ramenés à ces proportions, pouvaient-ils désormais intéresser la France ? Elle n’avait pas plus de titre à intervenir dans les choses de l’État romain qu’elle n’en aurait eu à intervenir dans les choses du duché de Modène. Et même si l’Italie faisait violence à la puissance temporelle du pape, comment la France, qui proclamait le principe de non-intervention, aurait-elle pu s’y opposer du jour où elle ne pourrait plus invoquer les intérêts du catholicisme ? Encore une fois, par un détour bizarre et un peu inquiétant, M. Émile Ollivier ruinait le pouvoir temporel, et c’est bien vers la grande unité italienne, comme vers la grande unité allemande, qu’inclinait son esprit. Et, quand vient la crise de Sadowa, c’est lui qui interprète les événements d’Allemagne avec le plus de liberté et de largeur de pensée.

Certes il condamne comme violentes, comme « jacobines », les annexions opérées par M. de Bismarck : mais il ne méconnaît pas la force du sentiment national qui conspire avec lui. Il rappelle que la Saxe vaincue, obligée par la force des armes d’entrer dans la Confédération du Nord, vient de nommer des députés au Parlement du Nord favorables à l’ordre nouveau. Et surtout, après des réserves sur le passé, il a le courage de conclure pour l’avenir à l’acceptation hardie et loyale de l’Allemagne nouvelle. « Les faits sont regrettables, mais ils sont consommés ; nous avons dû les laisser s’accomplir. Quelle attitude devons-nous prendre désormais ? Telle est l’interrogation à laquelle il me reste à répondre résolument, sans équivoque, sans tergiversation, ni dans la pensée, ni dans la parole.

« Pour éluder la difficulté, ne nous faisons pas d’illusions. M. Garnier-Pagès vient de vous dire (c’est le 15 mars 1867 que M. Émile Ollivier s’exprime ainsi) que ce que fait M. de Bismarck ne durera pas. Eh ! bien, il se trompe. Ce que fait M. de Bismarck durera, et non seulement ce qu’il fait durera, mais ce qu’il fait s’étendra. (Mouvements prolongés en sens divers.) Ce que fait M. de Bismarck s’étendra ; et un jour va arriver, jour plus ou moins prochain mais certain, où la Confédération du Sud s’étant organisée militairement à la prussienne, la Confédération du Nord étant définitivement constituée, les deux Confédérations iront l’une vers l’autre et se tendront la main à travers le Mein, malgré le traité de Prague, (Nouveaux mouvements.). Messieurs, les interpellations qui se discutent aujourd’hui n’auraient aucune signification si elles n’amenaient pas des explications et un débat sur ce fait, (C’est vrai ! Parlez ! Parlez !) Oui, un jour viendra où la Confédération du Sud organisée voudra s’unir à la Confédération du Nord organisée ! Ce jour-là, que ferez-vous ? Ce jour-là, que devons-nous faire ? (Mouvement d’attention.)

« Je n’hésite pas à dire que c’est le problème le plus grand qui se soit imposé depuis longtemps à la méditation et à la responsabilité du Gouvernement français, et suivant la manière dont il sera résolu, nous irons à la paix ou à une série de luttes interminables.

« Pour moi, une politique inadmissible, c’est celle qui consiste à dire : Ce qui s’est passé a humilié, abaissé la France : subissons-le avec résignation ; essayons seulement d’empêcher que l’œuvre commencée ne se termine. Je ne puis pas m’associer à ce langage. Si la France a été abaissée, si la France a été humiliée, si la France a été diminuée, je ne comprends pas qu’elle accepte l’humiliation, je ne comprends pas qu’elle accepte la diminution. Si l’établissement de la Confédération est un péril, si elle est un affaiblissement, je dis à mon pays : Ô mon pays ne recule pas devant le péril, ne courbe pas la tête sous l’humiliation ; tire l’épée, venge ton honneur et rétablis ta puissance (Vif mouvement d’approbation). Oui, Messieurs, je crie cela du fond de mon âme : car si je n’ai pas aimé mon pays depuis d’aussi longues années que l’honorable M. Thiers, je l’aime aussi ardemment que lui. Oui, je le dis du fond de mon âme, si l’agrandissement prussien est une humiliation pour nous, à quoi donc occupons-nous notre temps ? Chaque minute d’hésitation, c’est trop ! Chaque minute de retard, c’est trop ! Effaçons immédiatement l’outrage, détruisons cette Confédération qui nous menace, demandons au pays, qui ne nous les refusera pas, les sacrifices qu’une telle résolution exige. Et qu’on ne me réponde pas qu’il faut se réserver pour le moment où la Confédération du Sud viendra se fondre dans la Confédération du Nord. Mais alors il n’en sera plus temps, mais alors l’unité que vous voulez empêcher sera irrévocable ; mais alors les armées du Midi, équipées, disciplinées, s’uniront contre vous à l’armée prussienne elle-même, compacte, frémissante, pleine de patriotisme et d’ardeur ; cette Allemagne que vous voulez empêcher de. . . (Bruit).

M. Granier de Cassagnac. — Qu’est-ce que cela nous fait ? Pourquoi faites-vous cette évocation ? Croyez-vous qu’elle nous effraie ?

— Vous ne me troublez pas par ces interruptions calculées. Je laisse à l’opinion publique le soin d’apprécier cette tactique et je continue.

Cette Allemagne, que vous voulez empêcher d’être, sera. Pour arrêter la Prusse, il n’y aura jamais de moment plus favorable.

Quelques Membres. — C’est évident.

— Rien n’est terminé encore ; les mécontentements de la première heure existent encore dans les pays annexés ; dans les pays du Sud, on hésite : dans le Nord, on délibère. Partout on hésite et on se cherche. Si vous voulez agir, c’est l’heure. Attendre, sachez-le bien, et mes paroles seront recueillies et porteront témoignage de la vérité, attendre, être patient comme vous le conseille, c’est consolider l’unité allemande, la rendre définitive, sans avoir le bénéfice de l’assistance que cependant vous lui avez donnée en laissant faire ! (Mouvements en sens divers.)

« À mon avis, ce n’est pas de la bonne politique. Je ne vois qu’une conduite qui soit digne, qui soit sage, qui soit habile, c’est d’accepter sans arrière-pensée, c’est d’accepter sans pusillanimité, c’est d’accepter avec confiance une œuvre qui, j’en suis convaincu, n’est pas dirigée contre nous. » (Mouvement.)

Et il terminait par une éloquente glorification de l’unité allemande, de la part que l’esprit révolutionnaire de la France y avait eue. « Si vous saviez à quel point l’unité est devenue une passion profonde au cœur de l’Allemagne ! Depuis le jeune homme qui se passionne pour les abstractions orgueilleuses de la philosophie jusqu’à la jeune fille qui, d’une voix basse, répète un lied ému, tous désirent, appellent, attendent l’unité de la patrie. Dans le peuple, ce sont des légendes qui expriment le sentiment commun. Le vieux Barberousse n’est pas mort ; il vit, retiré avec sa cour, dans une montagne de Thuringe. Il est assis devant une table de pierre ; sa barbe blanche descend jusqu’à terre. Lorsque les corbeaux auront cessé de voler autour de la montagne, il ressuscitera, il suspendra son bouclier à un arbre desséché, et l’arbre commencera à bourgeonner et à verdir, et un meilleur temps commencera pour l’Allemagne.

« Aucun observateur sérieux ne s’est mépris sur ce mouvement (Pitt, Chateaubriand, Quinet) ; mais une foule de roitelets étaient là aux aguets. Que fit alors le peuple allemand ? ce qu’avait fait le peuple italien dans une situation pareille. Ne pouvant réaliser l’unité dans le fait, il la réalisa dans l’idéal ; ne pouvant s’unir en politique, il s’unit dans la littérature et dans l’art. De grands écrivains, Lessing, Schiller, Gœthe, Herder, lui construisirent sur les nuages de la fantaisie une patrie abstraite, et ils la firent si belle, si lumineuse et si touchante qu’à la contempler tous oublièrent les misères du présent et se mirent à aimer, à servir, à chanter cette création de leurs larmes et de leurs espérances. Ainsi autrefois l’Italie s’oublia aux divines consolations de Dante, d’Arioste, de Pétrarque, aux enchantements de Raphaël, de Michel-Ange, de Cimarosa et de Rossini.

« Cependant, il vint un moment où les calamités furent si dures que ce peuple qui rêvait, les yeux levés en haut, regarda autour de lui. Partout il vit la désunion, la petitesse, l’obstacle et les haies qui séparent dans le champ qui devait être uni. Alors il quitta ses livres et ses poètes ; il appela Gœthe un païen et se mit à rechercher comment il pouvait accommoder mieux sa patrie terrestre, et ceux qui eussent été des philosophes, des théologiens et des poètes quelques années auparavant, devinrent des historiens, des économistes, des publicistes, des savants.

« L’Allemagne est lente à se mouvoir ; mais, dès qu’elle entre dans une voie, elle s’y avance jusqu’au bout avec une ténacité indomptable. De ce jour, elle a aimé ceux qui ont favorisé sa passion et elle a détesté ceux qui ont paru la contrarier. L’Autriche n’a en rien contribué à la création de la littérature nationale, ni aux premiers essais d’union matérielle : l’Allemagne l’a détestée. La Prusse lui a créé un champ d’asile pour ses penseurs, une école militaire pour ses soldats ; elle lui a donné une certaine unité matérielle par le Zollverein : aussi l’Allemagne l’a-t-elle aimée jusqu’au point d’en tout subir. Et lorsque réunie à Francfort, dans l’église Saint-Paul, sous les plis du drapeau noir, rouge et or, elle a pu prononcer une parole libre, elle a dit : L’Autriche hors de la Confédération ! Le roi de Prusse empereur d’Allemagne ! Ne contrarions pas un tel mouvement. Notre grandeur nous a paru toujours identique à celle de l’humanité ; ne manquons pas à cette belle tradition, et, chaque fois qu’une nation surgit dans le monde, au lieu de lui faire obstacle et de la maudire, envoyons-lui, par nos messagers, la myrrhe et l’encens.

«… Oui, Messieurs, amitié avec la France, le jour où la France ne menacera pas. Comment en serait-il autrement ?… Sans doute, nous avons été quelquefois funestes à l’Allemagne ; mais que de bien ne lui avons-nous pas fait ? « Est-ce que nos combats pour la liberté ne lui ont pas profité à elle autant qu’à nous ? Est-ce que 89 n’a pas été fait pour l’Allemagne comme pour la France ? Avant 89, comme l’a dit Voltaire, on trouvait, de quatre milles en quatre milles, un prince, une princesse, des dames d’honneur et des gueux. N’est-ce pas nous qui avons porté le premier coup à ce gothique édifice en détruisant, par la main de Napoléon, plus de deux cents de ces principicules ? Est-ce que 1830 et 1848 ne sont pas des dates allemandes aussi bien que françaises ? et qui donc a enlevé à l’Allemagne les deux cauchemars qui pesaient sur sa poitrine et qui lui donnaient de mauvais rêves, la Russie et l’Autriche ? N’est-ce pas encore nous ? N’est-ce pas nous qui, en Crimée, avons délivré l’Allemagne de la Russie ? Et, sans notre consentement, se serait-elle affranchie de l’Autriche à Sadowa ?

« Mais 1813 ! me dira-t-on.

« Voilà la cause de séparation entre eux et nous ! Voilà le souvenir irritant qui nous laissera toujours ennemis, puisque c’est à cette époque de nos malheurs que commence la patrie allemande ! Eh bien ! il faut effacer ce souvenir et détruire cet obstacle ! Qu’est-ce donc, après tout, que 1813 ? Que l’Allemagne ait le courage de l’entendre d’une bouche française : 1813 n’est rien autre chose que 89 retourné contre nous. Lorsque l’Allemagne a voulu se relever, nous vaincre et nous envahir, elle a compris qu’il ne lui suffisait pas de réunir des bandes plus nombreuses que celles qui, au Ve siècle, franchirent le Rhin : elle a inscrit sur ses enseignes, par la main des Stein, des Hardenberg, de Blücher lui-même, comme une invocation destinée à lui rendre le Dieu des armées favorable, elle a inscrit nos devises de liberté sur les enseignes qui précédaient ses bataillons, afin que notre grandeur, éclatant jusque dans notre défaite, le monde apprît que nous ne pouvions être vaincus que par nous-mêmes. (Vive approbation.)

« L’un des hommes qui, en Allemagne, représente avec le plus de noblesse et d’éclat la cause libérale, a écrit récemment, à propos des derniers événements, la phrase que voici : « Nos deux nations ont assez souvent montré qu’elles ne redoutent pas la guerre ; elles peuvent maintenant déclarer sans crainte pour leur honneur qu’elles sont affamées de paix. » J’accepte ces paroles de l’illustre M. de Sybel, et je prends au nom de mon pays la main qu’il lui offre, et je dis après lui : Nous aussi nous sommes affamés de paix ; mais nous voulons la paix dans l’honneur, la paix dans la dignité, la paix dans la force ! Si la paix était dans la faiblesse, dans l’humiliation, dans l’abaissement, je dirais sans hésiter : Mille fois plutôt, mille fois plutôt la guerre ! » (Marques nombreuses d’approbation, suivies d’applaudissements.)

C’était la seule politique clairvoyante et sensée, et M. Émile Ollivier avait bien raison de dire que celle de M. Thiers était contradictoire et imprudente : « Quelle que soit la prédilection de M. Thiers pour la paix, le résultat de son système sera ou une inconséquence humiliante, ou une guerre nécessaire et prochaine. » Oui, si la politique française s’était inspirée largement de la pensée de M. Émile Ollivier, si la France avait laissé s’accomplir la pleine unité italienne sans mettre son épée au service du pouvoir temporel, si elle avait, sans menace, sans calcul sournois, laissé s’accomplir la pleine unité allemande, quel risque aurait-elle couru ? et quelle atteinte aurait subi sa vraie grandeur ?

Ce qui donne à ce discours de M. Émile Ollivier une sorte d’importance historique, ou ce qui aurait pu du moins la lui donner, c’est qu’il y avait chance dès lors pour qu’il devînt, dans l’Empire transformé, le chef de la politique. L’empire, à ce moment, hésitait sur ses voies. Affaibli par la désastreuse expédition du Mexique, par la diminution de prestige qu’il avait subie après Sadowa aux yeux de ceux qui s’éblouissaient jusque là de la toute puissance napoléonienne, pressé par une opposition tous les jours plus nombreuse, plus ardente et plus hardie, il se demandait s’il ne devait pas ramener à lui la confiance de la nation en faisant quelques concessions à l’esprit de liberté. Déjà, dans toute la gloire de sa campagne d’Italie, il avait, par le décret du 24 novembre 1860, accordé au Corps législatif, le droit de réponse à l’Empereur par la discussion de l’adresse. Dans les jours tristes et bas de la fin de 1866, il avait songea faire un pas de plus, et comme M. Émile Ollivier proclamait à tout instant qu’il ne voulait pas faire à la dynastie une opposition irréconciliable, qu’il se rallierait à elle le jour où elle donnerait la liberté, l’Empereur l’avait fait appeler secrètement aux Tuileries ; après cet entretien, il avait, par une lettre publique du 19 janvier adressée à ses ministres, fait connaître sa volonté d’accorder des libertés plus larges, notamment le droit d’interpellation et une plus grande liberté de la presse. Il est vrai qu’il avait confié l’exécution de ces mesures aux partisans et aux avocats de l’Empire autoritaire ; et particulièrement à M. Rouher. Mais s’il n’avait pas osé offrir encore à M. Émile Ollivier un ministère, du moins avait-il écrit à celui-ci qu’il comptait sur son dévouement et qu’il se réservait d’y faire appel quand l’heure serait venue. Cette lettre impériale, M. Émile Ollivier ne l’avait pas publiée encore, et la France ne savait pas exactement à quel degré de confiance il était parvenu dans l’esprit du souverain.

On pouvait même croire, à voir comment son idée d’ « empire libéral » avait été livrée à des mains ennemies qui la tournaient en caricature, qu’il n’était qu’une pauvre dupe dont on avait excité la vanité pour le compromettre et dont on exploitait les formules libérales pour mieux préparer un rajeunissement de l’absolutisme. En fait, il était pour Napoléon III une réserve, et au moment où il définissait ainsi la politique de la France à l’égard de l’Allemagne, M. Émile Ollivier avait le droit de considérer qu’il était, pour un avenir plus ou moins prochain, un ministre possible. Ainsi, à la fin de 1867, un grand fait se produisait dans la conscience française. L’opposition se décomposait en deux fractions, l’une intransigeante et irréconciliable, qui croyait que le renversement de l’Empire était la condition absolue de l’avènement de la liberté, l’autre transigeante et dynastique qui se préparait à accepter et même à consolider le régime impérial s’il accordait au pays la liberté. De ces deux fractions, l’une avec Jules Favre tendait de plus en plus à reconnaître l’unité allemande ; l’autre, avec Émile Ollivier, la reconnaissait pleinement. Et celle-ci pouvait espérer le pouvoir. Grand événement si M. Émile Ollivier était par l’esprit et le caractère égal à la tâche qu’il assumait ! C’était un formidable fardeau, et la politique qu’il essayait supposait une force immense et presque surhumaine de désintéressement et de clairvoyance. Mais l’œuvre même était-elle possible et n’était-il pas absurde de la tenter ? Était-il permis d’espérer qu’un pouvoir né du coup d’État et de la violence, et qui avait demandé au plébiscite la consécration dérisoire du coup de force accompli, se prêterait de bonne foi à une évolution sérieuse de liberté, se laisserait discuter dans la presse et dans le pays et abandonnerait peu à peu à la représentation nationale librement élue la direction et la responsabilité des affaires ? En tout cas il faut que l’homme qui se risque à cette entreprise soit un héros de l’intelligence et de la volonté.

Qu’il succombe un instant aux impatiences de l’ambition ou aux tentations de la vanité, qu’il ne voie pas dans leur plein les forces hostiles et qu’il s’exagère les possibilités de son dessein, il deviendra le prisonnier, le jouet et la victime du régime qu’il prétend transformer en l’acceptant. Je ne sais s’il était possible de dérailler, en ces années critiques de 1867 à 1869, si M. Émile Ollivier pouvait, sans péril pour lui et pour la France elle-même, prétendre à ce rôle redoutable. Ses ennemis ont dit de lui qu’il avait un immense orgueil, mais si cela est vrai, cela même est ambigu et ne tranche pas le problème. Car l’orgueil peut égarer l’homme : il peut aussi l’avertir et le mettre en garde contre les pièges vulgaires de la vanité et de l’ambition. L’orgueilleux, s’il l’est vraiment, s’il s’est voué à un haut destin, peut éviter ou mépriser tout ce qui le ravalerait à un rôle inférieur. M. Émile Ollivier avait eu de beaux succès de tribune et il jouissait sans aucun doute de ce qu’il appelle lui-même « ses ivresses oratoires » ; mais ces sortes de triomphes ne lui suffisaient pas : et il voulait ou se replier dans la solitude et y nourrir son esprit et son âme de la substance des belles œuvres ou agir profondément sur les choses humaines par l’accomplissement d’un grand dessein. Il affirme, dans l’autobiographie politique et sociale qu’il a publiée sous le titre le 19 Janvier, qu’il avait non la vanité d’un rôle, mais l’orgueil d’une idée, qu’il ne vivait que pour elle, ne voulait monter et grandir que pour elle. Cette idée, c’est qu’il valait mieux continuer peu à peu la liberté dans l’institution impériale, si seulement elle voulait s’y prêter, qu’infliger à la France, dans l’espoir d’une liberté toujours incertaine, l’épreuve d’une révolution nouvelle, aussi stérile peut-être que les révolutions antérieures.

Ce qu’il avait le droit de dire en tout cas, lorsque, en 1867, il commence à entrevoir secrètement la possibilité d’accéder en personne au pouvoir, c’est

ENRÔLEMENT DE VOLONTAIRES SUR LA PLACE DU PANTHÉON
D’après un document de l’époque.


que chez lui cette idée n’était pas nouvelle. Il l’avait et conçue et produite en un temps où il ne pouvait guère songer, lui un des Cinq, que l’Empire ferait appel à son dévouement et réaliserait par ses mains l’œuvre de liberté qu’il lui proposait. Il est probable que les agitations civiles auxquelles il avait été mêlé tout jeune préfet de Marseille, en 1848, et l’horreur de réaction et de violence césarienne qui avait suivi avait laissé à son esprit des impressions funestes. La France ne pourrait-elle donc jamais sortir de ce cercle maudit de révolution et de réaction, et y tournera-t-elle à jamais comme le sublime et lamentable damné du monde moderne ? Son père proscrit avait connu les douleurs de l’exil et il gardait à l’Empire une haine inexpiable : Mais n’est-ce pas précisément parce que lui-même avait, dans la grande douleur de la liberté vaincue, sa part de douleurs domestiques, qu’il pouvait, lui le fils du proscrit, lui le fils du républicain violenté, donner le difficile exemple de l’oubli, de l’amnistie, si seulement le pouvoir fondé sur la force voulait entendre enfin la voix de la liberté ? Là où les âmes passionnées mais vulgaires verraient une apostasie, des âmes plus hautes verraient le suprême sacrifice à la patrie et au droit. Ainsi raisonnait, soit pour hausser, soit pour tromper sa conscience, le fils de Démosthène Ollivier. Donc, aussitôt que la parole des députés au Corps législatif peut porter au dehors, il ne se borne pas à revendiquer la liberté ; il ne se borne pas à placer cette revendication, cette espérance de liberté sous le patronage inattendu du premier des Napoléon : il annonce que si on fait l’Empire libéral, il se ralliera à l’Empire. C’est bien son discours du 14 mars 1861, commentant le décret impérial du 30 novembre 1860, qui est déjà le manifeste du futur « Tiers-Parti ».

« Quand, après quelques mois de retraite à l’île d’Elbe, l’empereur Napoléon rentra, par un coup de fortune inespéré, dans ce Palais des Tuileries qu’il avait quitté quelques mois auparavant, il y appela Benjamin Constant, jusque-là un de ses plus intraitables ennemis, mais qui ne l’avait détesté que par amour pour une puissance plus élevée et plus noble : la Liberté. Les premières paroles par lesquelles il l’accueillit furent celles-ci : « Des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la liberté de la presse surtout, je veux tout cela, la liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde. »

« Plus tard, lorsque encore plus éprouvé par l’adversité, lorsque après avoir été broyé avec la France sur le champ de bataille de Waterloo, il fut arrivé sur ce rocher où ses douleurs ont fait oublier ses fautes, alors, Messieurs, c’est l’empereur actuel lui-même qui me l’a appris (dans sa notice sur Joseph) ; alors il écrivit à son frère Joseph, retiré aux États-Unis, cette belle parole que je voudrais voir inscrire ici : « Dites à mon fils qu’il donne à la France autant de liberté que je lui ai donné d’égalité. » (Mouvement.) Voilà, messieurs, ce que nous demandons à l’Empereur. Si notre parole pouvait avoir sur lui une influence quelconque, nous lui dirions : Quand on est le chef d’une nation de millions d’hommes, quand on a été acclamé par elle ainsi qu’on nous le dit chaque jour : quand, grâce à la force de cette nation héroïque, on dispose du monde en ce sens que de quelque côté qu’on penche on y amène la fortune ; quand on est le plus puissant parmi les souverains ; quand la destinée a épuisé pour vous toutes les faveurs ; quand tout vous a été accordé : quand, dans une existence légendaire, on est sorti de prison pour monter sur le trône de France après avoir traversé l’exil, quand on a connu toutes les douleurs et toutes les joies, il reste encore une joie ineffable à goûter, qui dépasserait toutes les autres et donnerait une gloire éternelle : c’est d’être l’initiateur courageux et volontaire d’un grand peuple à la liberté (Très bien ! très bien.) c’est de repousser des conseillers pusillanimes et sans foi, de se mettre directement en présence de la nation. J’en réponds, le jour où cet appel serait fait, il pourrait bien se trouver encore dans ce pays des hommes uniquement fidèles au souvenir du passé, trop absorbés par les espérances de l’avenir, mais le plus grand nombre approuverait avec ardeur. Et quant à moi… (Bruit ; plusieurs membres à gauche : Parlez ! parlez !) Et quant à moi, j’admirerais, j’appuierais, et mon appui serait d’autant plus efficace qu’il serait complètement désintéressé. (Marques d’approbation. Mouvements divers.) »

Hélas ! est-il permis d’idéaliser ainsi la vie de l’homme sinistre ? et peut-on ainsi parler de lui sans qu’aucun accent de la conscience mêle au moins une sourde tristesse et un amer ressouvenir aux flatteuses espérances ? La seule réponse que pourrait faire M. Émile Ollivier c’est que cette complaisance d’espoir était la condition même de son grand dessein politique, et qu’il ne pouvait tout ensemble offenser le maître et lui demander la liberté.

Le 10 juin de la même année, il définit de nouveau sa tactique : « Après notre entrée, nous avons compris que notre présence dans cette Assemblée impliquait l’abandon de cette doctrine d’impuissance et de fatigue qu’on appelle l’abstention. Ayant abandonné l’abstention, nous aurions cru manquer à notre devoir d’honnêtes gens si nous nous étions réfugiés dans une opposition systématique qui est la forme dernière et la plus honteuse de l’abstention (très bien ! très bien !). Aussi, oubliant nos douleurs, nos blessures, nos ressentiments, les yeux uniquement fixés sur les principes, nous avons approuvé le gouvernement quand il s’y est conformé ; nous l’avons blâmé quand il s’en est éloigné. »

De cette méthode qui n’est ni le dénigrement constant ni la complaisance systématique, il donne un assez ferme exemple dans l’examen auquel il se livre, le 4 février 1865, de l’ensemble de la politique du gouvernement depuis 1861. Avant tout, au dehors comme au dedans, elle est faite d’irrésolution, d’incohérence, de contradiction. Il aide d’abord l’Italie à s’affranchir, puis il l’arrête par le traité de Villafranca ; puis, averti par le soulèvement du peuple italien, il laisse se produire, malgré Villafranca, l’annexion de Naples, des duchés, des Marches, de l’Ombrie ; et le voilà qui, à propos de Rome, retombe en ses incertitudes. Par la convention de septembre, il pose nettement en principe « que Rome n’est ni aux catholiques, ni aux Italiens, qu’elle est aux Romains » : puis, avec d’équivoques circulaires de M. Drouyn de Lhuys, il semble admettre, à titre d’hypothèse, que Rome « appartient aux catholiques ». Au dedans, « le décret du 24 novembre, en nous donnant le droit de discuter une adresse, en ramenant dans cette assemblée des ministres orateurs, opère une innovation considérable et commence la responsabilité. Désormais, nous pouvons savoir, nous pouvons questionner, nous pouvons critiquer : le premier degré de responsabilité, qui est la discussion, est conquis » ; mais l’amnistie est incomplète : la presse est toujours soumise au régime le plus arbitraire ; c’est partout un mélange informe de despotisme et de vague liberté à peine ébauchée, et M. Émile Ollivier résume, en une vive formule, cette phase trouble : « L’Empire a été d’abord un gouvernement absolu ; il est aujourd’hui un gouvernement contradictoire. Je lui demande de devenir un gouvernement régulier, un gouvernement constitutionnel. »

Oui, mais là était le grand saut. M. Émile Ollivier presse l’Empire de se décider. Qu’attend-il donc ? Jamais il ne sera plus fort. Jamais il ne lui sera pas facile de donner la liberté sans s’exposer aux reproches de faiblesse, sans paraitre capituler devant l’anarchie. Ce serait pour le gouvernement impérial la force suprême, la certitude définitive. « Tous les souverains (en France) se sont préoccupés de défendre leur dynastie, et leur dynastie a été emportée ; s’ils s’étaient préoccupés de fonder la liberté, la liberté les aurait grandis et affermis. »

C’est d’une vue assez haute et d’un ton assez ferme qu’il fait appel au pays, qui va bientôt procéder au renouvellement du Corps législatif par des élections générales : « Je termine, Messieurs, et ma dernière parole sera un retour triste sur les efforts infructueux que nous avons faits depuis six ans dans cette assemblée pour défendre les principes auxquels, nous en sommes convaincus, la France doit revenir un jour. Nous espérons que les élections nouvelles marqueront un pas décisif en avant. Nous ne demandons pas au pays, après avoir tout supporté, de ne rien supporter du tout : une politique de cette nature ne servirait ni à la liberté ni au progrès ; nous ne le provoquons pas à une œuvre de conspiration, mais à une œuvre d’émancipation constitutionnelle ; nous l’engageons à bien se rappeler que, quand on a des moyens légaux à sa disposition, il y a quelque chose de plus digne et de plus sûr que d’attendre la liberté, c’est de la prendre ; nous lui conseillons de ne pas oublier que si s’opposer toujours est un acte de mauvaise foi, approuver quand même est une erreur, une faiblesse, un mauvais calcul.

« Ainsi, ni opposition systématique, ni approbation systématique, mais l’indépendance et la justice pour être dignes de la liberté. »

Sans doute l’homme qui tenait ce langage n’était ni un vil courtisan, ni un intrigant sans idée, et, plus tard, quand on lui reprochera d’avoir trompé le suffrage universel, il pourra répondre qu’avant les élections de 1863, et pendant deux années, il avait formulé sa conception politique et sa méthode en termes si clairs que ceux-là seuls s’y pouvaient tromper qui le voulaient bien.

Le lendemain de ce grand et vigoureux discours, il réfutait avec force la réponse de M. Baroche : « Je vous le demande à vous, qui nous contestez la liberté, à vous qui prétendez que les bienfaits peuvent en être refusés aux nations, à qui donc, je vous le demande, confiez-vous la direction des gouvernements ? Ne la confiez-vous pas à des hommes ? Est-ce que ces hommes ont été créés d’une autre matière que nous ? Est-ce que dans la Genèse il est écrit que Dieu, après avoir créé les sujets, a créé ceux qui les gouverneraient ? Est-ce que, comme nous, ils ne sont pas exposés à l’erreur, à l’égarement, aux défaillances ? Est-ce que vous ne savez pas ce qu’il y a de terrible et de fascinateur à la fois dans la solitude de la toute-puissance ? Est-ce que vous pouvez ignorer qu’il n’y a qu’un remède à un tel mal, et que ce remède c’est la liberté ? La liberté non pas sans frein, comme vous l’avez dit, non pas la liberté absolue, mais la liberté comme l’a dit l’Empereur, dont vous avez pour mandat de nous porter la parole, la liberté sans restriction, la liberté réelle, la liberté entière, non la liberté anglaise, mais la liberté française, celle de nos pères, celle de 89, la liberté source de maux, mais aussi source intarissable de grandeur, de prospérité et de bien ! » Et il terminait par un avertissement qui ressemblait à une menace : « Si donc vous voulez qu’on croie réellement à votre force, couronnez votre édifice par la liberté, ainsi que vous l’avez promis, et cesser de nous effrayer des révolutions.

« Une révolution est un mal parce qu’elle est un désordre, parce qu’elle entraîne une interruption de travail, et surtout, parce qu’elle lance dans un terrible inconnu. Mais retenez-le bien, Messieurs, les véritables coupables d’une révolution ce ne sont pas ceux qui l’accomplissent (Bruit.) ce sont ceux qui, par leur résistance obstinée, l’ont rendue nécessaire. »

C’est bien cette politique qu’il soumettait, en 1863, aux électeurs du Var et de la Seine. C’est elle qu’il défend avec persévérance à la tribune du Corps législatif. C’est pour en prouver au peuple la fécondité qu’il accepte d’être, en 1865, malgré les vives attaques de l’opposition républicaine, le rapporteur, de la loi sur les coalitions, loi incomplète, mais qui assurait cependant à la classe ouvrière une liberté nouvelle. Or, et c’est par là que cette rapide esquisse de la politique de M. Émile Ollivier se rattache à mon objet, le maintien de la paix européenne était nécessaire à cette évolution de liberté qu’il voulait préparer dans l’Empire même. Par la guerre, par l’entrainement de la force et le prestige de la victoire, l’Empire s’écartait des voies libérales. Au contraire, dans la tranquillité de la paix, il était obligé de donner aux énergies françaises un emploi de liberté. La paix et la liberté combinées, solidaires, étaient également nécessaires à la solution du problème intérieur et du problème extérieur. Le seul moyen de maintenir la paix, condition d’un régime libéral, c’était de se prêter à la naissance des deux grandes nations, l’Italie et l’Allemagne. Mais comment l’Empire pouvait-il accepter de bonne grâce ce surgissement de deux grands peuples, si lui-même ne trouvait pas, dans une œuvre glorieuse de liberté, dans l’accomplissement, hardi de ce qu’avait d’essentiel le programme de 1789, une forme nouvelle de grandeur ? D’ailleurs, l’empire ne pouvait s’engager à fond dans cette politique de paix s’il était obligé de défendre contre l’Italie le pouvoir temporel du Pape. Mais il y serait contraint, il subirait le joug des contre-révolutionnaires qui l’animaient contre l’Italie, s’il n’appelait à lui une force nouvelle, la force du libéralisme démocratique. C’est ce que M. Émile Ollivier disait avec force dans son discours du 20 juin 1864 au banquet de Turin.

Il signifiait que le gouvernement impérial serait contraint de menacer l’Italie tant qu’il serait l’esclave des partis conservateurs ennemis de l’unité italienne, et que la question romaine était en réalité pour la France une question de politique intérieure. Elle ne sera résolue au profit de l’Italie que par l’avènement, en France, de la liberté. Quand donc M. Émile Ollivier commença à entrevoir, dans l’année 1867 et les années qui suivirent, la possibilité d’arriver au ministère, il avait donné assez de preuves de constance et de cohérence dans les vues et dans les desseins pour qu’on pût espérer que son avènement au pouvoir résoudrait dans le sens de la paix et du droit des nations la question allemande et la question italienne. Pourtant, dès lors, bien des symptômes inquiétants commençaient à se marquer. M. Émile Ollivier s’exaltait orgueilleusement dans son dessein par de fausses analogies. Il admirait Mirabeau et l’effort tenté par celui-ci pour concilier la vieille monarchie française et la Révolution. Sans doute, le succès de cette entreprise aurait épargné à la France bien des épreuves et bien des désastres. Mais quelle conclusion M. Émile Ollivier pouvait-il tirer de là ? La France révolutionnaire de 1789 n’avait pas, pour la royauté traditionnelle et pour Louis XVI, la haine et le mépris qu’avait sous l’Empire le parti républicain pour le César d’aventure, parjure et meurtrier. Tous les révolutionnaires étaient monarchistes, et Mirabeau ne faisait que pousser plus hardiment, avec plus de conséquences et un souci plus aigu de l’avenir, une politique dont les principes étaient avoués par tous.

Au contraire, la démocratie républicaine, dont M. Émile Ollivier avait été d’abord l’élu, n’acceptait pas dans son ensemble la réconciliation avec l’Empire même libéral. De même, quand M. Émile Ollivier s’expliquant, aux élections générales de 1869, devant les citoyens de Paris, qui d’ailleurs le désavouèrent, leur rappelait que les républicains Mazzini et Garibaldi étaient allés trouver Cavour et lui avaient dit : « Si la monarchie de Savoie veut réaliser l’unité italienne, nous la seconderons » ; quand il ajoutait : « Si ces hommes ont mis l’unité de leur patrie au-dessus de tout et de la forme même de gouvernement qui avait leurs préférences passionnées, je mets au-dessus de tout la liberté de la patrie, il s’éblouissait lui-même d’une ressemblance trompeuse. Car la maison de Savoie voulait vraiment l’unité italienne, et l’instinct de son ambition se confondait avec l’intérêt national de l’Italie. M. Émile Ollivier pouvait-il assurer, en 1869, que l’Empire confondait son avenir avec celui de la démocratie libérale ? Pouvait-il assurer que lui-même, Émile Ollivier, aurait licence d’être le Cavour de la liberté française ? Il y a dans ces rapprochements ingénieux et factices, je ne sais quoi de troublant : c’est la marque ou de la fausseté de l’esprit ou d’une habileté équivoque de la conscience cherchant à se duper elle-même.

Puis, M. Émile Ollivier avait vraiment trop peur de la Révolution ; il le disait trop. Comment fermer ainsi à la France captive toute issue révolutionnaire, quand il ne savait pas, quand il ne pouvait pas savoir si l’issue constitutionnelle et légale lui serait ouverte, et si le libéralisme de l’Empire serait une solution ou une comédie ? Il se livrait lui-même et répudiait devant le césarisme énigmatique et ambigu, le droit de la Révolution.

Ce qui est grave aussi, c’est que déjà à plus d’un signe se révèle un fond d’inconsistante étourderie. Il n’a pas une impatience fébrile du pouvoir, mais on ne sent pas en lui cette fermeté calme et patiente qui sait faire ses conditions. Lorsque, en 1867, Walewsky vient le pressentir et lui demander d’accepter éventuellement le pouvoir pour une politique libérale, il refuse d’abord, puis il se décide à accepter, et il est visible, par son récit même, que lorsqu’il va aux Tuileries il est prêt à recevoir un portefeuille. C’est Napoléon qui ajourne. Et pourtant, à cette date, avant les élections de 1869, avait-il la moindre chance de faire prévaloir une politique vraiment libérale ? Enfin, cet homme, qui amnistie l’Empire et ses crimes, est d’une sévérité implacable pour les républicains restés fidèles à la protestation intransigeante. L’homme qui s’engage dans des chemins aussi difficiles, l’homme qui inaugure une politique qui peut procéder d’une vue supérieure de l’esprit et d’un haut désintéressement, mais qui peut émaner aussi des impatiences de l’ambition, cet homme-là doit s’attendre à être détesté, à être maudit par ses compagnons de la veille. Ils sont tentés de ne voir que vanité et félonie là où il voit sans doute l’acceptation d’un devoir supérieur. Il n’a pas le droit de leur en vouloir. Même s’ils se trompent, surtout s’ils se trompent, il doit respecter la sincérité de leur indignation et attendre du temps, des conséquences de son propre effort, la lumière de justice. Mais, parce que, aux élections de 1869, les électeurs de Paris se détournent de M. Émile Ollivier, il a un tel emportement de colère et de haine, une si violente révolte d’orgueil meurtri et de vanité blessée, qu’il est tenté, tout un soir (il le raconte lui-même) d’aller trouver Napoléon III et de lui dire : Je vous ai trompé : la liberté n’est pas faite pour ces hommes ; ils en sont indignes et incapables. C’est le cri d’un esprit médiocre et d’une petite âme ; et quelle force aura le lendemain M. Émile Ollivier pour imposer à l’Empire hésitant et lassé la liberté légale, si lui-même se refuse à comprendre les révoltes persistantes des consciences républicaines ? Qu’il absout le 2 décembre, la violation du serment, l’égorgement prémédité de la liberté et de la loi, la déportation et le bannissement des meilleurs citoyens, le baillon sur toutes les bouches et les menottes sur toutes les mains ! Il absout tout cela, et il est incapable de s’expliquer, de pardonner la méprise irritée du peuple qui, le voyant s’acheminer vers le pouvoir au nom de la liberté, s’imagine qu’il livre sa conscience au régime infâme né d’un attentat monstrueux !

Ah ! non ! il semble bien que M. Émile Ollivier n’était point de force à porter le formidable fardeau qu’il ne craignait pas d’assumer. Lorsque, le 2 janvier 1870, après les élections qui avaient donné à tous les partis d’opposition coalisés plus de trois millions de suffrages, M. Émile Ollivier fut appelé au ministère, la France était acculée à un dilemme tragique : ou l’Empire irait délibérément à la liberté, ou il irait à la guerre. S’il n’apaisait pas par un régime vraiment libéral les passions de la démocratie, il ne pouvait se sauver, ou tenter de se sauver que par une diversion belliqueuse. Rétablir son prestige militaire en humiliant la Prusse était la suprême ressource de l’absolutisme impérial. Le malaise qui pesait sur l’Europe ne pouvait se prolonger. Sans doute Prévost-Paradol se trompe quand, dans son beau et triste livre sur la France nouvelle, il annonce en juin 1868, que le conflit entre la France et la Prusse est inévitable ; il se trompe quand il proclame que la France ne peut, sans déchoir, accepter l’unité allemande et la grandeur prussienne. S’il est vrai que jusque-là l’histoire n’avait pas fourni un seul exemple d’un vaste déplacement ou d’un nouveau partage des influences qui ne fût pas constaté et contresigné par une guerre, l’histoire n’est pas condamnée à se répéter : et le pessimisme aussi est un parti-pris qui peut égarer l’intelligence comme la vaine facilité de l’espoir. Mais ce qui était vrai, c’est que seule une politique hardiment libérale pouvait donner à la France la force de regarder sans peur et sans envie les destins nouveaux de l’Allemagne.

Ce n’était pas, selon l’image trop rigide et implacable de Prévost-Paradol, l’inévitable collision de deux trains lancés l’un contre l’autre sur la même voie, mais la rencontre probable et le choc funeste de deux nuées qui, sous un ciel lourd, allaient lentement l’une vers l’autre. Le grand souffle de liberté se lèvera-t-il qui, seul, peut dissiper l’orage et nettoyer enfin l’horizon ?

M. de Bismarck guettait les événements. Il a dit, dans les souvenirs qu’il a dictés après sa disgrâce, que la guerre avec la France lui paraissait, dès 1866, inéluctable. Elle était commandée par les nécessités de l’évolution politique de l’Allemagne, au dedans et au dehors. Il veut dire par là que la Prusse ne pouvait compléter l’unité allemande en franchissant le Mein sans se heurter au veto de la France, et aussi qu’il était difficile, sans le feu d’une guerre nationale, de combiner en un seul bloc les éléments encore dispersés et souvent hétérogènes de l’Allemagne. Mais peut-être donne-t-il après coup à sa pensée une netteté, une brutalité de lignes et d’arêtes qu’elle n’avait pas avant l’événement. Il a pu céder à la tentation de grandir encore son rôle (au moins selon l’idée qu’il avait de la grandeur), en montrant qu’il avait prévu et prémédité


PORTRAIT DU GÉNÉRAL UHRICH
D’après un document de la Bibliothèque Nationale.



toutes les péripéties du drame. Peut-être encore, par une sorte de bravade envers l’histoire, a-t-il voulu assumer la responsabilité directe des plus sanglantes catastrophes. Enfin, il se peut que, de bonne foi, il ait laissé tomber toutes les incertitudes de sa pensée pour ne retenir que ce qui était conforme à la marche même des choses. Mais il est probable qu’il n’avait pas, dès le lendemain de Sadowa, un plan tout à fait précis et déterminé. Ce qui fait sa grandeur (nous l’avons dit), c’est qu’il avait une conception merveilleusement claire et ferme du but et une liberté absolue et multiple dans le choix des moyens. Et comment aurait-il pu dire d’avance avec certitude que c’est par la guerre avec la France, et par elle seule, qu’il irait à ses fins. Elle était sans doute à ses yeux une hypothèse infiniment probable, mais qui laissait hors d’elle de vastes possibilités.

Il avait été très irrité, très meurtri de l’intervention de la France après Sadowa. Mais ses ressentiments n’obscurcissaient pas son esprit et ne maîtrisaient pas sa volonté. Or, il savait très bien qu’un conflit avec la France, si celle-ci était alliée à l’Autriche, pouvait être redoutable. Sans doute, il avait confiance dans la supériorité militaire de la Prusse, et il était bien résolu à ne pas abandonner, par peur de la guerre, une parcelle du sol allemand, une parcelle de l’espérance allemande. Mais il avait un grand intérêt à ne pas brusquer les événements et à laisser ouvertes toutes les chances de l’avenir. D’abord, en donnant aux États du Sud, liés à la Prusse depuis la fin de 1866 par une convention militaire, le temps d’organiser leurs forces à la prussienne, il accroissait de beaucoup la puissance défensive et offensive de l’armée allemande. Et puis, il attendait que la force d’assimilation de la Confédération du Nord fût suffisante pour qu’on pût y incorporer sans danger les États du Sud dont le particularisme ou catholique ou démocratique répugnait à une organisation trop stricte d’unité sous la discipline d’une monarchie militaire et protestante. Aussi c’est une politique de délais, de ménagements, de sagesse qu’il pratique d’abord. Il garde l’équilibre entre le parti ultra-conservateur de la Gazette de la Croix, qui craint que dans la Confédération du Nord les plus précieuses traditions prussiennes ne se perdent, et qui veut de nouveau isoler la Prusse, et le parti national libéral qui, même au prix d’une guerre avec la France, veut unifier l’Allemagne sans retard. Il calme les impatiences, il temporise, mais en affirmant à tous qu’il ne perd pas de vue l’objet suprême : l’unité de la patrie. Il écoute avec une fausse complaisance les tristes demandes que fait la France au sujet de la Belgique ; c’est une manière de la compromettre et de gagner du temps. Quand survient l’affaire du Luxembourg, il a le désir d’éviter la guerre : mais il est résolu à ne rien consentir qui blesse cette fierté, cette susceptibilité de sentiment allemand qui est désormais sa grande force. Tout en essayant de savoir quelle serait, en cas de conflit, l’attitude de la Bavière, il télégraphiait à son représentant à Munich, le 5 avril 1867 : « D’après l’état des choses en Allemagne, nous devons, à mon avis, plutôt risquer la guerre, si peu digne que soit d’une guerre la question du Luxembourg, si le sentiment d’honneur est mis en jeu, et l’idée que la nation se fait de cette affaire est la chose déterminante. En tout cas, nous devons exploiter de toutes nos forces cet incident, pour consolider l’esprit national et ne pas nous laisser surprendre matériellement par la guerre qui peut éclater subitement. »

Il se prête cependant à l’accommodement d’une conférence européenne. Cependant, il ne cessait de surveiller et la France, et l’Autriche, et les États du Sud. De France lui venaient ou des exigences désagréables ou des paroles ambiguës, grondantes d’une sourde menace. Il ne s’en émeut pas outre mesure, pensant que la France ne commettra pas la folie, avec son armée moins forte, de se jeter sur l’épée victorieuse de la Prusse. Avec l’Autriche, il joue un jeu très compliqué. Habile à tirer parti, même des côtés faibles de sa situation, il se sert, pour paralyser l’Autriche, de l’influence renaissante de celle-ci sur l’Allemagne méridionale.

Plus les États du Sud étaient liés à la Prusse par une convention militaire, par une communauté essentielle d’intérêts allemands, plus ils inclinaient à s’appuyer sur l’Autriche pour que leur lien avec la Prusse ne devînt pas une chaîne de servitude. Naturellement, l’Autriche cherchait à ménager ces sympathies. Mais elle les perdrait si elle faisait cause commune avec la France contre l’idée allemande. M. de Bismarck le sentait, et c’est par l’intermédiaire de la Bavière qu’il tâchait de savoir, au moment de la crise du Luxembourg, quelle serait la conduite du gouvernement autrichien. À vrai dire, le chancelier autrichien ne fît pas à ces ouvertures une réponse bien explicite. Il dit, le 4 avril 1867, à l’envoyé bavarois : « qu’il n’était engagé en aucune façon avec la France ; qu’une neutralité bienveillante était dans la nature des choses. L’Autriche n’avait aucun motif de s’engager elle-même dans l’action. Oui, si la Prusse était disposée à donner quelque chose en échange, notamment en garantissant l’Autriche dans la question orientale contre l’occupation de la Bulgarie par la Russie. On avait d’ailleurs la preuve que la Prusse s’employait en Autriche même contre le gouvernement. Cela devait absolument cesser, surtout la Prusse devait venir elle-même. La Bavière n’avait plus assez d’indépendance pour jouer le rôle d’intermédiaire. » Mais, par ces marchandages mêmes, par les incertitudes et les complications de sa politique, M. de Beust servait les intérêts de la Prusse et de M. de Bismarck.

Si M. de Beust avait su sérier ses ambitions et ses combinaisons ; s’il avait eu un objet principal auquel toute son action aurait été subordonnée ; si, par exemple, il avait voulu avant tout rétablir en Allemagne, aux dépens de la Prusse, l’influence de l’Autriche ; s’il avait préparé, dans cette vue, une alliance vigoureuse avec la France, et s’il avait ajourné jusqu’après l’accomplissement de ce grand et difficile dessein toute entreprise en Orient, persuadé d’ailleurs que si l’Autriche reprenait force et prestige en Allemagne, elle saurait bien ensuite reconquérir en Orient le terrain un moment perdu ; alors oui, il aurait pu être un danger pour M. de Bismarck. Mais il se proposait trop d’objets à la fois. Aussi bien la situation politique de M. de Beust n’était pas inexpugnable. Lui, le Saxon, le protestant, qui entreprenait la régénération libérale de l’Autriche il avait contre lui, avec le haut clergé, la haute noblesse autrichienne. Celle-ci voulait le renverser, instituer, avec un ministère Metternich, un régime d’absolutisme, conclure une alliance offensive avec la France impériale et catholique et marcher à fond contre la Prusse. Comment M. de Beust aurait-il pu s’engager tout entier dans une politique qui était alors celle de ses adversaires directs ? M. de Bismarck savait ces choses et que, peu à peu, il pourrait envelopper l’Autriche dans un réseau d’influences qui la paralyserait. Les imprudentes demandes de M. de Beust étaient communiquées à la Russie ; et, ainsi, M. de Bismarck travaillait peu à peu à s’assurer le concours du Tsar.

Les États de l’Allemagne du Sud se débattaient dans un chaos de tendances et d’idées contradictoires. Sous l’éclair de Sadowa, la Prusse leur avait apparu comme la grande force allemande, ils s’étaient unis à elle par un traité militaire, et ils allaient siéger avec la Confédération du Nord dans le Parlement douanier reconstitué. Mais quels seraient au juste leurs rapports politiques avec cette Confédération ? Une grande partie des Allemands du Sud, après Sadowa, reconnaissait que l’heure était venue pour la Bavière, le Wurtemberg, Bade, la Hesse, sans abandonner leur autonomie, d’organiser cependant l’unité allemande. C’est ce que disait au Reichsrat bavarois, le 31 aout 1866, le prince de Hohenlohe. « On a dit que la Prusse ne veut pas notre alliance : je crois connaître les sentiments de la Prusse, et je dois assurer que cet éloignement pour une alliance avec l’Allemagne du Sud n’existe que dans un parti, le parti de la Gazette de la Croix, pour qui la vie constitutionnelle de l’Allemagne du Sud est une abomination. Le peuple prussien, dans sa majorité, ne partage pas cet éloignement ; son gouvernement non plus. Si le gouvernement prussien ne nous a fait aucune proposition, pour nous inviter ou à entrer dans la Confédération ou à conclure une alliance, cela est très naturel, étant donnée la position de la Prusse à l’égard de la France. Mais cela ne peut pas être pour les pays de l’Allemagne du Sud et leurs représentants une raison de cacher leur opinion. Je pense donc que si la Prusse a des raisons de ménager la France, la nation allemande est assez grande pour dire ce qu’elle veut, ce qu’elle juge bon et convenable pour elle, sans se préoccuper de ce qu’on désire ou espère de l’autre côté du Rhin. Je pense aussi que l’attitude prétendument hostile de la France à l’égard de l’Allemagne est créée artificiellement par les efforts obscurs des partis. Le peuple français a l’esprit trop grand, il est trop fier et trop noble pour redouter la constitution d’une Allemagne unie. » Quel malheur, encore une fois, que la France n’ait pas eu, en effet, une politique large et confiante ! L’unité allemande se fût dès lors accomplie sans aucun risque de guerre et avec une intervention beaucoup plus active des forces libérales et démocratiques. Mais à mesure que s’amortissait l’enthousiasme des premiers jours, à mesure aussi que se précisait le problème, la difficulté apparaissait de concilier, avec une sérieuse organisation de l’unité allemande, ce que les États du Sud, peuples et dynasties, voulaient retenir de leur autonomie et de leur souveraineté. Le traité de Prague prévoyait la possibilité, pour les États du Sud, de former entre eux une Confédération. C’était une concession à la France et à l’Autriche : car elles pensaient que si les États du Sud se fédéraient, ils céderaient moins aisément à l’attraction de Berlin et pourraient maintenir, entre la Prusse et l’Autriche, une sorte d’équilibre. C’était comme un moyen détourné de prolonger, en la simplifiant, la vieille Confédération germanique. M. de Bismarck, à vrai dire, affectait de ne point s’inquiéter de cette Fédération du Sud, soit qu’il voulût ménager les susceptibilités de ces États en respectant la liberté de leurs décisions, soit qu’il pensât, comme il le dit dans une conversation avec M. de Hohenlohe, que même par cette voie le Sud se rapprocherait de la Confédération du Nord, soit surtout qu’il comprit que la tentative ne pouvait pas aboutir.

M. de Hohenlohe, devenu ministre en Bavière au commencement de janvier 1867, souhaitait l’accord du Sud et du Nord. Mais il se heurtait à la défiance des autres États qui craignaient que la Bavière jouât dans la Fédération du Sud un rôle prépondérant et absorbant. Aussi se bornait-il tout d’abord à proposer que les quatre États : Bavière, Wurtemberg, Hesse et Bade s’allient par un traité collectif d’alliance à la Confédération du Nord et soient représentés dans le Conseil fédéral présidé par la Prusse. Il n’était question ni d’avoir des députés au Parlement politique commun, ni même de former un Parlement du Sud. C’était une tentative bien hésitante et incertaine, et celle-ci même avorta. M. de Hohenlohe aurait voulu que l’Allemagne, ainsi rapprochée de l’unité, conclût une alliance avec l’Autriche. C’eût été un baume sur les blessures de 1866, la réconciliation de tous les frères allemands, une garantie pour la paix de l’Europe ; car qui aurait pu songer du dehors à troubler le travail de l’unité allemande quand tous les Allemands auraient été alliés, quand l’Autriche serait entrée dans le jeu de l’unité allemande ?

Mais ni M. de Hohenlohe ni M. de Bismarck n’avaient rien à offrir à M. de Beust, et celui-ci refusa avec humeur une combinaison qui aurait été pour lui, croyait-il, une duperie. On se bornait, en effet, à lui garantir que les Allemands d’Autriche ne seraient pas sollicités à sortir de l’Empire autrichien, et cette offre lui semble presque insultante. Dans le Wurtemberg, les démocrates les plus hardis avaient d’autres vues. Ils rêvaient d’unir le Sud, mais par le renversement simultané de toutes les dynasties ; la Fédération des Républiques allemandes se rattacherait à la Suisse républicaine, et ainsi un bloc de liberté et de démocratie serait formé, avec lequel, et la France, et la Prusse, et l’Autriche seraient obligées de compter. Mais où était la force de révolution capable de former ce bloc ? Il n’y aurait eu, semble-t-il, qu’un moyen de fédérer le Sud sans délai : c’eût été que la Bavière prît dans le Sud une initiative analogue à celle que la Prusse avait prise dans le Nord, mais dans un esprit plus démocratique. La Bavière aurait sommé les États du Sud de s’unir et d’instituer un Parlement commun dont l’activité politique aurait été plus jurande que celle du Parlement du Nord. Par là, peut-être, les démocrates du Wurtemberg auraient pu être acquis à la combinaison. À vrai dire, les difficultés auraient été grandes. Bade, tout entier dévoué à la Prusse, aurait sans doute appelé celle-ci. Si ce rêve traversa un moment esprit de M. de Hohenlohe, qui se serait haussé par là à un rôle de premier ordre, il ne s’y arrêta pas. Lorsque le prince Napoléon, voyageant en Allemagne, entretint M. de Hohenlohe à Munich (le 5 juin 1868) de cette hypothèse, il ne lui en parla que comme d’une chose morte. « La Fédération de l’Allemagne du Sud avait été possible d’abord ; elle ne l’était plus. Le Wurtemberg aurait renoncé à son autonomie en faveur d’une grande Allemagne, non en faveur de la Bavière. Oui, si le roi de Bavière voulait tout risquer au jeu, monter à cheval et, avec l’aide de la Révolution, chasser le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Bade, alors oui, il serait possible de fonder un royaume de l’Allemagne du Sud, qui aurait dans l’Autriche et la France de bons alliés. » Et le prince ajoutait : « Je n’ai jamais compris la triade (c’est-à-dire la répartition des forces allemandes en trois groupes : Allemagne du Nord, Allemagne du Sud, Autriche) avec deux souverains et une Confédération. Il n’y a qu’une monarchie centralisée qui pourrait fonder la triade. Mais c’est une voie dangereuse, et il y faudrait un monarque déjà mûri, très populaire en Allemagne, et résolu à une démarche hardie. »

Ainsi M. de Bismarck n’avait pas besoin de grands efforts de diplomatie pour empêcher les États du Sud de se fédérer conformément aux prévisions du traité de Prague. M. de Beust avait fait en ce sens auprès de M. de Hohenlohe, le 4 novembre 1867, une dernière tentative qui demeura vaine. « Il me raconta, note le ministre bavarois, qu’il avait eu à Paris avec Goltz (l’ambassadeur de la Confédération du Nord) un long entretien, et qu’il lui avait fait remarquer que la question allemande devait être réglée de telle sorte que tout prétexte de guerre fût enlevé aux Français. La France se représente que la Prusse veut incorporer toute l’Allemagne, et on ne peut effacer cette idée qu’en organisant une Confédération du Sud. La forme était indifférente. Goltz avait déclaré approuver cela, et il avait nomme ce projet « un provisoire définitif ». M. de Beust est convaincu que c’est le seul moyen de maintenir la paix, et, si nous voulions faire des démarches en ce sens à Berlin, il nous appuierait. » Mais tout cela n’était que des mots. Le Sud était trop discordant pour trouver aussi vite une organisation d’unité. Et M. de Bismarck espérait sans doute que le sentiment prolongé de cette impuissance et des périls où cette sorte d’isolement jetterait un jour les États du Sud les amènerait à se rapprocher spontanément de la Confédération du Nord. Aussi bien il avait contre eux, s’ils se détournaient de lui, s’ils n’accomplissaient pas loyalement la convention militaire, une double sanction. Il pouvait les rejeter de l’Union douanière, et, par là, les ruiner. Il pouvait aussi menacer la Bavière de représailles. Celle-ci avait joué double jeu en 1866. Elle avait, très lentement il est vrai, mobilisé ses troupes pour assister l’Autriche ; mais, en même temps, dès que s’ouvrirent les négociations, elle songea à se sauver aux dépens de l’Autriche. M. de Beust le savait ; et un article de la Neue Freie Press, au moins inspiré par lui, avait appris au monde ces combinaisons et intrigues de la Bavière :

« Ce gouvernement bavarois, dont la politique ambiguë, dont les retards prémédités et la mollesse à guerroyer n’avaient d’autre but que d’exploiter le conflit austro-prussien et le naufrage de la Confédération germanique pour y pêcher une Grande-Bavière, au jour même de la défaite ; cette politique, cette stratégie bavaroise, qui eut une si grande part dans les échecs de l’armée du Mein et qui fut si funeste à l’Autriche, ne pensait qu’au moyen de s’assurer un avantage à notre détriment. Elle demandait l’amoindrissement de la Prusse ; c’était à l’Autriche de la dédommager des pertes que, dans sa vilenie, elle s’était laissé infliger par la Prusse. On croyait donc à Munich notre prostration bien grande, puisque l’on aiguisait déjà les couteaux pour se tailler des courroies dans notre peau ? Pourquoi pas, après tout ? Ne caressait-on pas encore à Munich, en 1867, la pensée d’incorporer éventuellement l’Autriche allemande dans la Bavière ? »

M. de Bismarck exploitait ces premiers ressentiments de l’Autriche contre la Bavière.

Il disait à celle-ci : « Prenez garde, si vous ne restez pas loyalement avec moi, vous m’obligerez à m’entendre à tout prix avec l’Autriche, et c’est à vos dépens que je ferai ma paix avec elle ; je vous livrerai. » M. de Bismarck pouvait donc attendre. À la session du Parlement douanier d’avril 1868, il s’efforçait de faire écarter doucement, sans décourager d’ailleurs les nationaux libéraux, les motions qui tendaient à brusquer l’unité politique de l’Allemagne ; il voulait donner aux États du Sud l’impression qu’ils n’avaient à redouter de lui aucune violence, et il ne parlait des probabilités de guerre avec la France qu’en termes très prudents ; il dit à M. de Hohenlohe, le 28 avril, à propos des forteresses de Rastadt, Ulm et Mayence : « Il faut mettre l’Allemagne du Sud en État de défense. En ce qui touche la guerre avec la France, il est aussi impossible de dire là-dessus quelque chose de certain que sur le temps qu’il fera au mois de juillet ». Mais il ne croit pas à la guerre, parce que la France y regardera à deux fois avant de se mesurer avec l’Allemagne. Le plan de campagne français consiste à tomber sur les États du Sud avec 50.000 hommes et à les obliger à la neutralité. Ce serait alors un moment difficile pour l’Allemagne du Sud, car la Prusse aurait à Coblentz 200.000 hommes et bientôt 500.000, et elle marcherait sur Paris ; mais cela demanderait quelque temps. Si donc nous étions prêts et pouvions arrêter les Français, cela vaudrait mieux ». Il lui répétait le 21 mai : « Les Français ne pourront mettre en ligne que 320.000 hommes ; l’Allemagne du Nord a 500.000 hommes à sa disposition. » Mais il prétextait qu’il ne voulait pas provoquer la rupture ni se servir de ses traités militaires avec le Sud pour des guerres de conquête : que prendrait-il ? la Pologne, la Bavière, la Belgique, l’Alsace ?

Il semblait voir des difficultés et des périls en toutes ces annexions. Et toujours, cependant, c’est dans l’hypothèse d’une alliance de la France et de l’Autriche qu’il raisonne.

Le prince de Hohenlohe note encore, à la date du 21 décembre 1868 : « Frœbel a eu avec Bismarck une conversation d’une heure. Bismarck lui dit qu’il aurait à l’égard de l’Allemagne du Sud une attitude passive. L’évolution de l’Allemagne pouvait bien durer encore trente ans : c’était un grand mouvement qui avait besoin de temps. C’est du Parlement douanier que Bismarck se promet le développement des choses allemandes. Il parle aussi de l’année 1866 et dit que s’il avait pu alors unir à la Prusse l’Allemagne du Sud et l’Autriche allemande, il ne l’aurait pas fait, car il aurait rassemblé alors des éléments trop hétérogènes, et il n’aurait pu créer aucune organisation durable. » Était-il tout à fait sincère ? Renonçait-il à mettre lui-même le sceau à l’unité allemande, et confiait-il à l’avenir le germe robuste qu’il avait semé ? Laisserait-il son œuvre exposée pendant un si long temps à toutes les surprises ? En tout cas il semble bien qu’il n’avait pas à cette date le parti pris absolu de la guerre contre la France. Un an plus tard, le 6 juin 1869, M. de Moltke s’entretenait avec M. de Hohenlohe des choses de l’Allemagne du Sud : « Il ne méconnaissait pas ce que nous avions fait jusque-là, mais il remarquait qu’il était possible encore que dans une guerre avec l’étranger nous suivions la politique de « l’arriver trop tard ». Nous n’étions pas prêts, et nous suivions cette politique sans nous rendre précisément coupables d’une rupture de contrat… Parlant de la guerre, il dit : « La France ne commencera pas la guerre si l’Autriche ne marche point avec elle ; les Français ne seraient point assez stupides pour cela. Ils savent bien en effet qu’il ne sont pas à la hauteur de la Prusse, s’ils sont seuls à l’attaquer, et l’Autriche en ce moment n’est pas prête. Si la guerre avec la France et l’Autriche éclate, la Prusse ne se laisserait pas troubler dans son plan de campagne. On jettera contre la France toutes les forces de combat, et les Autrichiens pourront faire pendant ce temps tout ce qu’ils voudront, dûssent-ils marcher sur Berlin. »

Ce n’était pas une boutade. Les mémoires militaires préparés par M. de Moltke en vue de la guerre dans les années 1868, 1869 et 1870 sont tout à fait conformes à ce plan. Le chef de l’État-Major ne voulait pas diviser les forces prussiennes. Il porterait d’abord tout son effort sur la France, même si pendant ce temps l’armée autrichienne marchait sur Berlin et occupait la capitale prussienne, rien ne serait perdu. La Prusse aurait accablé en quelques jours les armées de Napoléon III ; le régime impérial déjà miné par l’opposition croulerait. Au gouvernement révolutionnaire nouveau, la Prusse ne demanderait aucun sacrifice ni d’argent ni de territoire ; elle lui demanderait seulement de laisser s’accomplir l’unité allemande et de permettre le châtiment de l’Autriche.

PORTRAIT DE BAZAINE
D’après une photographie de l’époque.


La paix serait donc rapidement conclue avec la France, trop heureuse d’échapper aux funestes conséquences de la folie impériale et absorbée d’ailleurs par les difficultés intérieures. Alors toutes les forces prussiennes se retourneraient contre l’Autriche, qui succomberait à l’effort et à l’indignation de l’Allemagne soulevée et de l’armée allemande exaltée par la victoire.

C’était un plan audacieux : et sans doute ni M. de Bismarck, ni M. de Moltke n’étaient fâchés que quelque indiscrétion en avertit l’Autriche ; car il était de nature à la faire hésiter. C’était elle qui paierait seule les frais de la guerre entreprise avec la France. Mais ce n’est certainement pas à un jeu de diplomatie que se livrait le chef de l’État-Major : c’était bien un travail militaire sérieux et répondant à l’hypothèse la plus probable qu’il avait préparé. Mais qu’on le remarque : Ce plan militaire suppose que c’est la France et l’Autriche qui attaqueront ; car d’abord, dans ce système, la Prusse n’affaiblit pas la France, elle ne lui enlève aucune parcelle de son sol, et en laissant se constituer, à côté de l’Allemagne, un gouvernement de démocratie révolutionnaire, elle crée au conservatisme prussien des difficultés prochaines. Surtout l’Allemagne n’aurait pas pardonné à la Prusse de provoquer l’Autriche et de livrer aussitôt aux armées autrichiennes, ne fût-ce qu’un moment, l’accès de la terre allemande et de la capitale du Nord. La Prusse ne pouvait jouer ce jeu si dangereux que soutenue par l’unanimité patriotique de l’Allemagne : et pour cela il fallait qu’aux yeux de tous les Allemands l’agression vînt de la France et de l’Autriche.

Mais s’il est infiniment probable que M. de Bismarck ne voulait pas provoquer lui-même les hostilités, il se lassait sans doute tous les jours davantage de la politique expectante. Bien loin de franchir vers la Confédération du Nord le pas décisif, les États du Sud hésitaient, se réservaient et même reculaient. Le roi de Bavière avait refusé d’aller avec le roi de Wurtemberg voir le roi de Prusse. Surtout les unitaires subissaient en Bavière, dès les élections du début de 1869, un grave échec. La coalition des cléricaux et des démocrates anti-prussiens l’emportait ; et ce succès inspirait à M. de Hohenlohe, dans son journal du 26 février 1869, des réflexions pessimistes : « Quiconque observe exactement la situation de l’Allemagne du Sud, reconnaîtra aisément que le danger pour l’Allemagne réside de plus en plus dans l’éloignement croissant de l’Allemagne du Sud et de l’Allemagne du Nord. Plus se resserre le lien qui unit les États de la Confédération du Nord, plus il devient difficile aux Allemands du Sud de se familiariser avec l’idée d’une entente avec le Nord. L’aversion nationale des Allemands du Sud par l’unité prusso-allemande est un fait qu’on ne peut nier. Cet éloignement a beaucoup grandi depuis 1856, et tous les ennemis de la Prusse et de l’Allemagne utilisent cette disposition pour élargir le fossé tous les jours davantage. Ainsi les États du Sud seront conduits peu à peu à prendre une position hostile à l’égard du Nord ; et, si éclate une catastrophe souhaitée par tous les ennemis de la Prusse, il est à craindre que l’Allemagne du Sud soit séparée de façon durable de l’Allemagne du Nord. »

Dans cet esprit de défiance, les États du Sud n’accepteraient pas de s’unir avec la Confédération du Nord, si eux-mêmes n’avaient pas la force et la garantie d’un Parlement commun du Sud capable de faire équilibre à celui du Nord ; mais, précisément, ce Parlement du Sud effraie maintenant les hommes comme M. de Hohenlohe, car ce sont les passions extrêmes qui y domineraient : l’alliance des cléricaux et des démocrates met en péril toute politique moyenne et tempérée : « sous le couvert d’intérêts conservateurs, des tendances républicaines commencent à s’agiter, et la coalition des ultramontains et des républicains se servirait du Parlement du Sud pour renverser l’autorité des gouvernements particuliers, qui sont déjà minés nuit et jour par une presse sans frein, et pour réaliser le plan de ceux qui se proposent une Fédération républicaine des États du Sud avec rattachement à la Prusse. Il y a des indices que la France ne verrait pas cette combinaison d’un mauvais œil ; car, sur des formations d’État aussi incohérentes, elle pourrait étendre son protectorat. »

Et Hohenlohe conclut qu’il faut se hâter de conclure un arrangement tel quel, qui, en rassurant les États du Sud sur leur autonomie, ménage cependant la possibilité d’une union plus étroite avec le Nord. Mais cela même devenait plus malaisé de jour en jour. M. de Bismarck ne s’énerve pas cependant, ou il maîtrise et dissimule son énervement ; et, le 23 juin 1869, il répète à M. de Hohenlohe : « L’évolution allemande ira très lentement, et la Prusse a trop à faire dans la Confédération de l’Allemagne du Nord pour appeler dans cette Confédération des éléments hétérogènes, ou pour conclure un pacte fédéral avec ces éléments, qui ne pourraient que troubler le processus de cristallisation de l’Allemagne du Nord. »

Mais de Hohenlohe précise le danger. Non seulement les États du Sud ne veulent pas s’engager plus avant, mais ils veulent restreindre le plus possible les obligations résultant pour eux de la convention militaire. Ils craignent, s’ils entrent dans la guerre, d’être dépouillés ensuite de leur indépendance, et ils demandent des garanties préalables. M. de Bismarck répond que la Prusse ne serait pas assez vile pour imposer à ses compagnons de lutte des conditions inacceptables. Et il déclare nettement qu’il ne croit pas, qu’il ne peut croire à la défection de la Bavière, qui risquerait d’être démembrée entre la Prusse et l’Autriche.

Pendant qu’il en est réduit, avec les États du Sud, à ajourner indéfiniment ses espérances et même à faire entendre des menaces, M. de Bismarck voit l’Autriche s’enhardir. M. de Beust soutient contre le chancelier de l’Allemagne du Nord une polémique incessante. M. de Hohenlohe, note le 21 décembre 1868 : « Frœbel était aujourd’hui chez moi, revenant de Berlin et de Vienne. Il m’a raconté qu’à Vienne les dispositions étaient complètement changées. Tandis que l’année précédente on avait cru à la dissolution de l’Autriche, la confiance en soi est maintenant de nouveau très grande, et l’on va jusqu’à être décidé à demander que l’Allemagne du Sud se rattache à l’Autriche, pour que l’Autriche ne soit pas entièrement magyarisée. »

En tout cas, quand M. de Hohenlohe, le 25 août 1869, visite à Vienne M. de Beust, celui-ci ne craint pas de déclarer qu’avant tout son intérêt est de garder de bons rapports avec la France, et qu’il ne peut garder ces bons rapports s’il laisse à la Prusse la main libre en Allemagne. La France se rapprocherait alors de la Russie et l’Autriche perdrait tout en Orient comme elle avait tout perdu en Allemagne.

Déjà d’ailleurs, je veux dire dès le mois de mars 1869, s’ébauchait entre l’Italie, l’Autriche et la France des pourparlers en vue d’une triple alliance. Si secrets qu’ils fussent, M. de Bismarck devait bien en percevoir ou en deviner quelque chose. Il affectait une grande sécurité et disait à M. de Hohenlohe, en juin 1869 : « L’alliance de la France et de l’Italie n’aurait pour la première aucune valeur ; les Italiens ne marcheraient pas, même si Victor-Emmanuel, qu’on peut mener à tout avec de l’argent et des femmes, voulait conclure un traité avec la France ». Au contraire, il proclamait sa confiance en la Russie. Mais les événements se développaient. L’opposition catholique et démocratique, à tendances particularistes, devenait si forte en Bavière, qu’en février, M. de Hohenlohe était acculé ou à se débarrasser par une sorte de coup d’État d’une Chambre hostile, que le suffrage universel investirait de nouveau si on se contentait de la dissoudre, ou à se démettre. Il se démit malgré les conseils de M. de Bismarck qui l’encourageait à rester avec l’appui du roi de Bavière. En même temps, le projet de triple alliance entre l’Italie, l’Autriche et la France semblait sur le point de prendre corps. Si M. de Bismarck prenait l’offensive, il ne ferait qu’aggraver sur sa tête toutes les difficultés. Ah ! quelle bonne chose pour lui, quelle fortune inespérée si la France se décidait à attaquer ! Du coup, toute l’Allemagne prenait parti pour la Prusse, et la Russie, dont M. de Bismarck avait décidément conquis les bonnes grâces, paralysait l’Autriche en la menaçant d’intervenir si elle-même intervenait. L’Italie, disputée entre l’alliance de 1859 et celle de 1866, hésiterait sans doute et resterait neutre, et les destins s’accompliraient. L’unité allemande serait rétablie sous la discipline des Hohenzollern. Oui, s’il avait eu foi dans la Révolution, si elle avait été pour lui autre chose qu’un expédient, s’il avait consenti à faire au libéralisme allemand, à la démocratie allemande une grande place dans la Constitution et dans la vie publique de la Confédération du Nord, s’il avait par là tendu une amorce de liberté aux libéraux, aux démocrates de l’Allemagne du Sud, s’il avait eu confiance dans l’évolution libérale et démocratique de la France, et dans l’avènement de cette démocratie française qui s’affranchissait peu à peu de ses préjugés chauvins, il aurait pu attendre du temps et de la paix la solution du problème allemand. Mais le Yunker subsistait en lui, et il avait le mépris et la haine de la Révolution au moment même où il se servait d’elle. Il était donc réduit à espérer et à susciter des événements troubles, d’où un semblant de guerre nationale pourrait sortir.

A-t-il vu d’emblée dans la crise espagnole l’occasion attendue ? En septembre 1868, le gouvernement absolutiste, clérical et corrompu d’Isabelle avait été renversé par un mouvement révolutionnaire. Un gouvernement provisoire avait été constitué. Les Cortès élues en février se composaient pour une part, de démocrates républicains, mais, en majorité, de monarchistes. Il fallait donc, pour répondre aux vœux ou aux habitudes du pays, chercher un nouveau roi, lequel ? Les uns tenaient pour le duc de Montpensier, fils de Louis-Philippe, qui avait épousé une sœur d’Isabelle, et qui était ainsi, pour ainsi dire, naturalisé espagnol. D’autres songeaient au roi Ferdinand de Cobourg, veuf de la reine dona Maria et père du roi de Portugal, ou au duc Amédée d’Aoste, frère de Victor-Emmanuel. Un député aux Cortès, M. Salazar y Mazarredo, recommanda dans une brochure le prince Léopold de Hohenzollern. Il était allié, mais d’assez loin, à la famille royale de Prusse, et d’ailleurs catholique. C’était le frère de ce Charles de Hohenzollern qui était monté récemment, comme en un roman d’aventure, au trône de Roumanie. Il avait épousé une Bragance, et par les Murat, par les Pepoli, par les Beauharnais, il tenait aux Bonaparte. Est-ce que cette candidature s’offrit spontanément à l’esprit de M. Salazar ou lui fut-elle suggérée par des représentants de l’Allemagne ? Ce qui est sûr, c’est que M. de Bismarck saisit tout de suite le parti qu’il pourra tirer un jour de l’incident. Il ne s’engage pas à fond tout de suite, mais il y a là un ressort qu’il se réserve de faire jouer. Il ne pouvait douter que l’opinion française et la diplomatie impériale, déjà énervées par les succès de la Prusse, s’irriteraient, se soulèveraient peut-être contre l’avènement d’un prince prussien au trône espagnol. Les Hohenzollern n’allaient-ils pas inquiéter la France sur toutes ses frontières ? Si M. de Bismarck n’avait pas deviné l’effet certain de cette candidature, les démarches de la diplomatie française auraient suffi à l’avertir. M. Benedetti, le 27 mars 1869, informa le gouvernement français qu’un ancien représentant de l’Espagne à Berlin, M. Ranoès y Villanueva, était revenu dans cette ville sous prétexte de saluer le roi, et qu’il était fort possible qu’il se fut occupé de la candidature Hohenzollern. Le ministre donna ordre à M. Benedetti de s’assurer si en effet cette candidature était sérieusement examinée par la Prusse. « J’ai eu ce matin, répondit M. Benedetti, le 31 mars, l’occasion de rencontrer M. de Thile (sous-secrétaire d’État des Affaires étrangères) et j’ai cru pouvoir lui demander (M. de Bismarck étant absent) si je devais attacher quelque importance aux bruits qui avaient circulé à ce sujet ; j’ai pensé qu’il était utile de ne pas lui cacher que je mettais du prix à être exactement informé, en lui faisant remarquer qu’une pareille éventualité intéressait trop directement, à mon sens, le gouvernement de l’Empereur pour qu’il ne fût pas de mon désir de la lui signaler, dans le cas où il existerait des raisons de croire qu’elle peut se réaliser. J’ai dit encore à mon interlocuteur que mon intention était, s’il n’y voyait pas d’inconvénient, de vous faire part de notre entretien.

« M. de Thile m’a donné l’assurance la plus formelle qu’il n’a, à aucun moment, eu connaissance d’une indication quelconque pouvant autoriser une semblable conjecture ; et que le ministre d’Espagne, pendant le séjour qu’il a fait à Berlin, n’y aurait même pas fait allusion. Le sous-secrétaire d’État, en s’exprimant ainsi, et sans que rien dans ce que je lui disais fût de nature à provoquer une pareille manifestation, a cru devoir engager sa parole d’honneur. Suivant lui, M. Ranoès se serait borné à entretenir M. de Bismarck, qui tenait peut-être à profiter du passage de ce diplomate pour se renseigner sur l’état de choses en Espagne en ce qui concerne le choix du futur souverain. Les Cortès, aurait-il dit, éliront le roi Ferdinand, qui déclinera la couronne ; la majorité se partagera ensuite entre le duc de Montpensier et le duc d’Aoste ; mais elle se prononcera vraisemblablement pour le premier de ces deux princes qui acceptera la résolution de l’Assemblée. »

La déclaration de M. de Thile était formelle : mais M. Benedetti ajoutait prudemment : « Sans révoquer en doute la loyauté du sous-secrétaire d’État, je me permettrai d’ajouter qu’il n’est pas toujours initié aux vues personnelles de M. de Bismarck ». D’ailleurs, cette déclaration, d’apparence si explicite, n’avait pas de sens. Car, même si M. de Ranoès, considérant à cette date que la candidature Hohenzollern n’avait aucune chance, n’en avait pas entretenu M. de Bismarck, même si celui-ci n’avait pas fait allusion à la brochure de M. Salazar pour ne pas découvrir des arrière-pensées suspendues à une éventualité tout à fait incertaine, cela ne prouvait pas du tout qu’il se désintéressait de la combinaison Hohenzollern, et M. de Thile s’était borné à nier le fait. Il n’avait pas dit que la Prusse était résolue à s’abstenir de toute démarche qui pût inquiéter la France. La lettre de M. Benedetti ne calma pas les appréhensions de l’Empereur. Il le manda à Paris et il lui dit : La candidature du duc de Montpensier est purement antidynastique (c’était en effet un succès et une force pour la famille d’Orléans) et je puis l’accepter ; la candidature du prince de Hohenzollern est essentiellement antinationale, le pays ne la supportera pas, et il faut la prévenir ». M. Benedetti, dès son retour à Berlin, alla voir M. de Bismarck. Il ne lui transmit pas la formule tranchante de l’Empereur ; mais il lui marqua combien la France était préoccupée. M. de Bismarck, très aimable, très empressé, et, comme s’il cédait à un besoin de confidences, se répandit en propos abondants. Il dit à M. Benedetti que le père du prince Léopold, qui avait dû déjà dépenser beaucoup d’argent pour aider un de ses fils en Roumanie, n’était pas disposé à courir en Espagne une dernière aventure. Au demeurant, le sol de l’Espagne était ébranlé par les révolutions : comment un prince étranger pourra-t-il se flatter de durer ? Le prince Frédéric-Charles, lui, aurait accepté, mais il était protestant ; et c’était un obstacle insurmontable, de plus, s’il était brave soldat, il n’avait pas la connaissance des hommes. Ainsi discourut M. de Bismarck, comme un sage qui juge de haut les choses humaines et qui ne s’attarde pas à des hypothèses sans consistance, mais il éluda toujours la question précise, la seule importante, celle d’où dépendront un jour la paix ou la guerre. Au cas où les Espagnols offriraient la couronne au prince Léopold et où celui-ci serait disposé à accepter, le roi de Prusse donnerait-il son assentiment ? M. Benedetti ne fut pas dupe de la manœuvre ; et il écrivit à Paris : « Sans me dissimuler qu’il avait eu l’occasion de conférer à ce sujet avec le Roi et avec le prince Antoine, M. de Bismarck s’est renfermé dans les observations que je viens de vous indiquer en substance. En prêtant foi à la sincérité de ses paroles, il faudrait nécessairement en conclure qu’il n’a été fait aucune proposition au prince Léopold ou que, du moins, il ne l’a pas favorablement accueillie. Si Je m’en rapportais, au contraire, à l’expérience que j’ai acquise du sens qu’il convient d’attacher à son langage, j’inclinerai à croire qu’il ne m’a pas exprimé sa pensée tout entière. Je lui ai fait remarquer que le prince Léopold ne pourrait déférer au vœu des Cortès, dans le cas où elles l’acclameraient, sans l’assentiment du Roi, et que Sa Majesté aurait donc à dicter au prince la résolution qu’il devrait prendre en une pareille circonstance. M. de Bismarck l’a reconnu ; mais au lieu de m’assurer que le Roi était irrévocablement décidé à lui recommander l’abstention, il est revenu sur les périls dont serait entouré, dès son avènement, le nouveau souverain de l’Espagne.

… « Que faut-il penser de l’attitude gardée par M. de Bismarck durant notre entretien, et du langage si mesuré et si peu conforme à ses habitudes, qu’il n’a cessé de me tenir ? Considère-t-il que le prince Léopold peut être élu par les Cortès, et a-t-il pris soin de s’exprimer de manière à ne pas engager la libre résolution du Roi dans une semblable éventualité ? ou bien, s’est-il proposé uniquement de nous laisser soupçonner qu’il lui serait aisé, au besoin, de faire acclamer en Espagne un membre de la maison de Hohenzollern ? Si j’en juge par mes impressions personnelles, ces deux conjectures sont également vraisemblables. Il m’a paru tenir, en effet, à me persuader que les bruits dont nous nous entretenions n’avaient aucun fondement, mais il s’est abstenu soigneusement de me donner l’assurance formelle que le Roi ne permettra, en aucun cas, au prince Léopold d’accepter la couronne si elle lui était offerte. »

Qu’est-ce à dire, sinon que M. de Bismarck se réservait le moyen de provoquer la guerre en donnant à la France l’apparence d’être l’agresseur ? Il nous est facile, maintenant et après coup, de démêler cette trame. Il est surprenant, toutefois, que le sens de la combinaison n’ait pas apparu tout de suite aux esprits. M. Sybel, comme pour effacer les traces de la manœuvre, s’évertue à démontrer que le roi de Prusse ne pouvait pas intervenir impérieusement dans cette question : quand la branche des Hohenzollern s’était mise sous la tutelle de la famille royale, elle avait réservé son droit d’accepter au dehors des couronnes ; et c’est par un scrupule juridique que le roi Guillaume, toujours dominé par l’idée du droit, s’abstenait d’un conseil contraignant. C’est une puérile excuse, et qui atteste seulement le trouble secret de conscience de l’historien qui ne veut pas s’avouer à lui-même que M. de Bismarck a, par une longue machination, préparé la guerre. Le roi et M. de Bismarck savaient bien que c’était une question politique qui était posée. Comment un homme comme M. Sybel a-t-il l’enfantillage de le contester ? et qui espérait-il tromper ainsi ? Depuis que la question est ouverte, M. de Bismarck ne cesse de s’y intéresser, et il n’est pas de ces chimériques et de ces esprits faux qui grossissent les possibilités des choses. Ce n’est pas sur une hypothèse encore fragile qu’il construit tout son système d’action. Mais il n’est pas non plus de ces esprits mous qui ne se représentent les choses qu’en vagues contours ; et il sait que le germe redoutable peut avorter ; mais il sait aussi tout ce qui peut sortir de ce germe obscur. L’affaire espagnole traîne. Le maréchal Prim, en quête d’un roi, essuie refus sur refus. Salazar, en septembre 1869, va de nouveau, par une démarche secrète, au château de la Weinburg, tenter l’ambition du prince Léopold. Prim, découragé, commence à ne plus espérer qu’en cette candidature Hohenzollern. Il tente de se persuader que Napoléon ne protestera pas. Mais il se cache de lui, et il s’engage de plus en plus avec M. de Bismarck. Il donne à Salazar, en février 1870, des lettres pour le ministre prussien, pour le roi de Prusse. La combinaison se noue plus fortement. Et les mémoires du roi de Roumanie nous apprennent que, le 15 mars 1870, se tient à Berlin une conférence dont M. Sybel aurait de la peine à démontrer qu’elle ne fut qu’un conseil de famille. Ce fut un grand conseil politique. Autour du roi, qui préside, prennent place le prince royal, le prince Antoine, son fils Léopold, M. de Bismarck, M. de Moltke, Roon, Schleinitz, Thile, Delbruck. Et tous disent au jeune prince « que c’est un devoir patriotique d’accepter ». Lui seul, redoutant ou le péril, ou plutôt les embarras de cette aventure, se dérobe.

Cependant, ni son père, ni M. de Bismarck ne perdent tout espoir de le décider. Il y a donc là un dessein politique persévéramment suivi. Mais quel peut-il être ? Cette candidature ne peut avoir vraiment pour M. de Bismarck qu’un intérêt : amener la France à déclarer la guerre. Il n’était certainement pas sensible au plaisir vaniteux de voir un Hohenzollern sur le trône d’Espagne. S’il avait encouragé le prince Charles à monter sur celui de Roumanie, ce n’était pas pour ajouter un joyau à la couronne monarchique de ses maîtres, c’était pour avoir dans les affaires compliquées de l’Orient, où il avait besoin de pouvoir servir la Russie et de pouvoir l’inquiéter, un moyen nouveau d’action. Mais à quoi lui servirait un Hohenzollern à Madrid ? En cas de guerre avec la France, cela ne l’assurait point de l’alliance de l’Espagne. Les peuples ne se laissent pas conduire maintenant par des convenances purement dynastiques, et le nouveau roi, pour se faire accepter, aurait dû se faire « Espagnol ». Verser le sang de l’Espagne pour permettre à M. de Bismarck de passer la ligne du Mein lui eût été malaisé. En tout cas, c’était un avantage bien aléatoire. Une seule chose était certaine : c’est que l’Empire français, qui n’avait pas encore dévoré Sadowa, s’opposerait même par la guerre à la candidature Hohenzollern ; il ne se laisserait pas enserrer par un nouvel « Empire de Charles-Quint ».

Mais quoi ! Était-ce donc là pour M. de Bismarck une manœuvre habile ?
Le roi Guillaume à Versailles.
D’après un tableau.
Lui qui savait bien qu’une guerre ne pouvait servir l’ambition prussienne et l’unité allemande que si elle avait un caractère évidemment national, pouvait-il imaginer que l’Allemagne prendrait feu pour une querelle purement dynastique, pour une petite vanité de la maison de Hohenzollern ? Ceux qui raisonnent ainsi oublient le rôle que, dans son intrigue profonde, M. de Bismarck réservait à l’Espagne. Jusqu’au bout il a voulu, comme Prim, que le secret le plus absolu fût gardé sur les négociations relatives à la candidature Hohenzollern. Jusqu’au bout il a espéré que les Cortès, convoquées soudain, nommeraient roi, presque à l’improviste, le prince Léopold, et que la France et l’Europe seraient en face d’une volonté expresse et officielle de la nation espagnole. Dès lors, dans sa pensée, les sommations prévues de la France s’adresseraient à l’Espagne comme à la Prusse. Ou plutôt, celle-ci pourrait dire : Aux yeux du roi, c’est là une question de famille. Pour la nation espagnole seulement c’est une question politique ; c’est à elle de décider. On pouvait même donner au monde la comédie du désintéressement en conseillant tout haut au prince Léopold de ne pas accepter la couronne, par déférence pour la France. Mais celui-ci pourrait passer outre, en déclarant qu’il ne pouvait se dérober au magnifique devoir que lui imposait un peuple généreux et infortuné. Les Cortès s’enflammeraient pour l’indépendance nationale, menacée par l’intervention de Napoléon.

Quoi ! la diplomatie impériale n’a créé à l’Espagne que des difficultés ! C’est pour ménager l’Empire que l’Espagne a renoncé à appeler au trône le duc de Montpensier. Le peuple espagnol avait cru bien faire en élisant un homme qui, s’il tient à la maison des Hohenzollern, se rattache aussi par bien des liens à la famille Bonaparte. Par quel caprice despotique Napoléon veut-il contrarier la volonté de la nation espagnole ? Et pense-t-il que l’Espagne soit disposée à subir du neveu le joug qu’elle n’a pas accepté de l’oncle ? Que M. de Bismarck s’attendît à cette explosion de fierté espagnole, ce serait l’évidence, même s’il n’avait pas, dans ses Souvenirs. laissé percer sa pensée.

On n’a pas assez remarqué, me semble-t-il, les quelques lignes de ses Mémoires où, à propos de la crise de 1870, il laisse échapper sa mauvaise humeur contre l’Espagne. Il s’étonne qu’elle n’ait pas compris que c’était à elle à défendre son choix. Mais si le mouvement de retraite fut possible au gouvernement espagnol, en juillet 1870, c’est que l’affaire fut ébruitée imprudemment avant la réunion et la décision des Cortès. Après un vote solennel d’une assemblée nationale, l’amour-propre espagnol n’aurait pas cédé aisément, et c’est sur cela que comptait M. de Bismarck.

Du coup, Napoléon était dans une situation très difficile. Il apparaissait, lui l’homme des nationalités, comme l’ennemi de la nationalité espagnole, car il refusait à une nation voisine le droit de se gouverner elle-même, de choisir librement son chef. Ne faisait-il pas à l’Espagne, en contrariant sa volonté, la même violence qu’il faisait à l’Allemagne lorsqu’il interdisait à celle-ci de se constituer selon son vœu ? Ainsi, l’orgueil allemand s’éveillait avec la fierté espagnole, et la France exigerait-elle donc de la Prusse qu’elle aussi adressât à l’Espagne une sommation ? La Prusse n’avait pourtant pas d’autre moyen d’empêcher les Espagnols de donner la couronne à un Hohenzollern ; et où le roi Guillaume aurait-il trouvé le droit de donner des ordres à un de ses cousins, mais devenu par la libre élection des Cortès, le souverain, le représentant de l’Espagne ? Non, la France jalouse ne cherchait qu’à humilier autour d’elle toutes les puissances et tous les peuples. Et comment l’Italie aurait-elle pu s’allier à la France dans cette œuvre d’oppression et de violence ? Le prince italien ayant refusé l’offre de la couronne, l’Italie serait mal venue à interdire à l’Espagne un autre choix. Comment la nation italienne, revendiquant sa pleine indépendance, pourrait-elle porter atteinte à l’indépendance du peuple espagnol ? Oui, le piège tendu par M. de Bismarck à la France impériale était redoutable.

Pour dissiper le lourd malaise qui pesait sur l’Europe, pour prévenir la guerre ou pour obliger la Prusse à assumer la responsabilité ouverte de l’agression, pour ménager aussi à la France, en cas de conflit, des sympathies et des concours, il aurait fallu au ministère du 2 janvier une grande clairvoyance et une grande audace. Il aurait fallu que M. Émile Ollivier eût le courage d’appliquer au pouvoir, franchement, avec éclat, la politique qu’il avait si souvent définie envers l’Italie et envers l’Allemagne, mais il se résigna à n’avoir que le simulacre du pouvoir, et toute sa politique intérieure et extérieure ne fut qu’une lamentable capitulation. Il n’aurait pu gouverner selon ses idées qu’en dissolvant la Chambre et en soumettant au pays un programme de paix certaine et de liberté vraie. Il ne fit pas ses conditions à l’Empereur et il garda une assemblée qui ne se ralliait à l’Empire libéral que par peur d’une dissolution. Surtout il se laissa envelopper par la manœuvre du plébiscite. Le Sénatus-Consulte élargissait les attributions du Corps législatif, c’est-à-dire du pays lui-même puisqu’il partageait entre le Corps législatif, émané du suffrage universel, et le Sénat, le pouvoir constituant jusque-là réservé au Sénat nommé par l’Empereur. C’était un changement profond et qui pouvait être le principe d’une révolution légale, d’un retour à la souveraineté de la nation. Pour parer le coup, les sénateurs, partisans de l’Empire autoritaire, imaginèrent de soumettre la Constitution nouvelle au peuple par un plébiscite. Or, non seulement quand le peuple n’a pas déjà la plénitude de la liberté, quand il ne peut pas, dans les Assemblées législatives, dans la presse, dans les réunions, discuter à fond tous les problèmes, même les problèmes fondamentaux, non seulement le plébiscite n’est alors, selon le mot de Gambetta, qu’un « mensonge et un leurre », mais encore les institutions ont le sens que leur donnent les événements. Or, le plébiscite avait été en 1852 la consécration hypocrite du Coup d’État : recourir au plébiscite pour sanctionner une innovation libérale, c’était plonger une œuvre de liberté en une source profonde de servitude, c’était jeter une pauvre plante débile dans une fontaine de pétrification. En fait, tous les souvenirs du passé remontèrent, et ce n’est pas sur l’Empire libéral que se prononça le pays : il se prononça pour l’Empire ou contre l’Empire. C’était ce qu’avaient voulu les hommes de l’absolutisme. En consentant, quoique avec répugnance, à cette procédure plébiscitaire, M. Émile Ollivier avait accepté d’être dupe. Au lendemain de cette épreuve, il n’avait plus qu’une ombre d’autorité. Or, il aurait eu besoin, pour conduire dans les voies de la paix la politique extérieure, d’un immense pouvoir, et d’une entière liberté d’action. Il ne suffisait pas en effet d’avoir avec la Prusse une tactique de ménagements et de prudence, il ne suffirait pas de dire, comme M. Émile Ollivier interviewé par un journal allemand : « Il n’y a pas de question allemande. » La question allemande subsistait toujours, et elle ne pouvait être résolue que par une déclaration de la France acceptant l’idée de l’unité allemande, et laissant aux Allemands toute liberté de régler eux-mêmes leur destinée. C’est en vain que le ministère du 2 janvier, pour marquer ses intentions pacifiques, avait proposé aux puissances et notamment à la Prusse, dès le mois de février, une limitation des armements.

Ce n’était et ne pouvait être qu’une parade, car la vraie, la redoutable question demeurait toujours. Après cette réduction simultanée des armements, la France permettrait-elle la constitution de l’unité allemande ? La Prusse refusa de laisser toucher à son institution militaire, et par là encore elle signifia à l’Europe et à la France qu’elle ne renonçait pas à son dessein sur l’Allemagne. La France et la Prusse étaient donc portées vers la guerre comme par le courant d’une eau lente, lourde et sombre, qui ne se hâtait pas, qui ne bouillonnait pas, mais qui pouvait soudain se précipiter et s’ensanglanter. Le plébiscite, qui fut un triomphe pour l’Empire, aggrava doublement le péril. D’abord il releva l’audace des partisans de l’absolutisme sans apaiser leurs inquiétudes. C’était un jeu dangereux d’être obligé de risquer tout l’Empire en ces vastes consultations pour corriger ou réprimer les imprudences des brouillons libéraux. Le plus sûr moyen d’en finir avec les velléités libérales ne serait-il pas de rétablir le prestige national de l’Empire discuté depuis Sadowa ? et l’on devine quelles imprudences, quels entraînements pouvaient naître de cette secrète pensée. Et puis, M. Émile Ollivier et sa politique n’étaient plus qu’une épave. Comment a-t-il pu (c’est là qu’est sa responsabilité effrayante) garder le semblant de pouvoir quand il n’en avait pas, quand il ne pouvait pas se flatter d’en avoir la réalité ? Comment, en restant au ministère, a-t-il endormi la vigilance du pays ?

Le signe de sa défaite, ou mieux de sa déchéance, c’est qu’il ait accepté que M. de Gramont remplaçât M. Daru au ministère des affaires étrangères. M. Daru s’était retiré en avril, pour ne pas s’associer à la politique du plébiscite. Qui donc appela au ministère M. de Gramont ? Il était l’homme de la coterie cléricale et belliqueuse. Depuis des années ambassadeur à Vienne, il s’y était lié à l’aristocratie autrichienne ; il ne rêvait que de préparer contre M. de Bismarck et contre la Prusse la revanche commune de l’Autriche et de la France. Et, en même temps, il s’obstinait à défendre le pouvoir temporel du pape ; et la politique qui allait jeter la France contre la Prusse privait délibérément la France de l’alliance italienne. C’était la folie d’un esprit étroit et infatué ; c’était la contradiction violente de toutes les idées, de toutes les paroles de M. Émile Ollivier. Qu’il ait subi cela, qu’il ait permis que le destin de la France, en une heure difficile et trouble, fût livré à ces mains, c’est le signe ou d’un aveuglement inexcusable, ou d’un entêtement vaniteux et criminel à garder le simulacre du pouvoir dans l’humiliation de toute sa pensée. Comment pourra-t-il tenter d’expliquer cela ? Je regrette d’écrire ces lignes avant que M. Émile Ollivier ait fait paraître la partie de ses œuvres qui a rapport aux événements de 1870. Mais j’ai beau chercher par quelles raisons M. Émile Ollivier a pu être conduit à subir M. de Gramont, je ne puis voir en cette soumission qu’une irrémédiable déchéance de l’esprit ou de la conscience.

Depuis 1869, un projet d’entente entre la France, l’Italie et l’Autriche était en suspens. À peine ébauché à la fin de 1868, il s’était précisé de mars à septembre 1869. Le difficile ne fut pas, comme le remarque M. Émile Bourgeois dans son étude très documentée sur Rome et Napoléon III, de rapprocher l’Italie et l’Autriche. L’Autriche n’avait plus rien à perdre en Italie, et j’ai déjà dit que M. de Beust, en lutte avec le cléricalisme autrichien, n’avait aucune raison de se faire le gardien du pouvoir temporel de la papauté. L’Autriche avait un grand intérêt, pour toutes ses combinaisons ou en Allemagne ou en Orient, à pouvoir compter sur la bienveillance de l’Italie. Et si d’autre part, il y avait, pour l’Italie, double avantage à se rapprocher de l’Autriche. En obtenant pour l’occupation éventuelle de Rome, le consentement, du moins tacite, et la neutralité amie de la puissance qui avait représenté le plus étroitement jusque-là la tradition catholique, l’Italie accroissait singulièrement ses chances. De plus, elle espérait, par l’Autriche, amener la France à accepter sa politique romaine. L’empereur d’Autriche, oubliant ses ressentiments, rendit visite, à Venise, en 1869, au roi Victor-Emmanuel ; le roi d’Italie fut très touché de la démarche, et il dit ces paroles, rapportées par M. de Beust : « Après ce que l’Empereur a fait, il peut disposer de ma personne, de ma vie. Je lui donne cinq cent mille hommes le jour où il les voudra ». Cependant, l’Autriche hésitait à s’engager dans un traité d’alliance offensive. Elle ne voulait pas courir les aventures en Allemagne. Mais une alliance simplement défensive eut été pour la France une garantie sérieuse, et M. Rouher se rangea au projet d’entente formulé par l’Autriche et qui stipulait en trois articles que les trois puissances se promettaient un mutuel concours pour la défense de la paix et pour l’intégrité de leur territoire, et s’engageaient aussi à ne négocier avec aucune puissance sans s’être mutuellement prévenues. Mais, même dans ces termes, la vraie difficulté venait de la France, car elle ne voulait pas prononcer, au sujet de Rome, le mot qu’attendait l’Italie.

L’envoyé autrichien, M. de Vitzthum, télégraphiait à M. de Beust : « La seule difficulté, c’était Rome ; nous l’avons surmontée par la patience ». L’Italie espérant bien que l’entente aboutirait à approuver ou à tolérer ses desseins sur Rome, consentait en effet à un ajournement de la question romaine. C’est en ces termes, un peu flottants, un peu suspendus, que les premiers négociateurs, officieux et occultes, posent la question, en juin et juillet 1869, à la diplomatie officielle. Les ministres italiens insistèrent pour que l’Empereur Napoléon effaçât, par des promesses formelles, la déplorable impression de la seconde expédition romaine et de Mentana. Ils demandaient qu’il en revînt à l’application de la convention de septembre, et qu’il retirât les troupes françaises de Rome, ou même qu’il s’engageât à ne plus intervenir à Rome en aucun cas. Napoléon III, dominé par le parti catholique, suspendit les négociations. Mais elles furent reprises en septembre, et il y eut échange de lettres entre les souverains. C’était bien dans les termes prudents et un peu vagues, définis d’abord par l’Autriche, que cette sorte d’accord, ramené aux proportions d’une conversation amicale, se précisait : alliance purement défensive, protection mutuelle, engagement de ne pas ouvrir des négociations séparées. Les lettres de Napoléon III et de François-Joseph ont disparu. La lettre de Victor-Emmanuel à l’Empereur français a été conservée aux archives de la maison royale d’Italie. Il importe d’en reproduire le texte intégral :

« Monsieur mon Frère,

« Je remercie votre Majesté du témoignage de confiance qu’elle a bien voulu me donner en me faisant part des réflexions qui lui sont inspirées par l’état actuel de l’Europe. L’incertitude qui règne de toutes parts et fait douter de la stabilité de la paix, la crainte d’événements qui vont troubler l’équilibre européen sont de nature à exciter la préoccupation des souverains, et je trouve bien naturel que ceux qui ont une communauté d’intérêts cherchent à s’entendre pour agir de concert dans ces graves circonstances.

« Je ne puis donc qu’adhérer à l’idée d’une triple alliance entre la France, l’Autriche et l’Italie, dont l’union présentera une puissante barrière à d’injustes prétentions et contribuera ainsi à établir sur des bases plus solides la paix de l’Europe.

« L’Italie n’a point oublié ce qu’elle doit à la bienveillance constante de Votre Majesté, et si, aujourd’hui, nous pouvons tendre une main amie à la puissance contre laquelle nous avons pendant si longtemps combattu, nous en sommes principalement redevables au concours que les armes françaises nous ont prêté dans les guerres de l’indépendance et à l’appui que nous avons constamment trouvé auprès de Votre Majesté. Aussi je suis heureux que cette circonstance me fournisse le moyen de prouver ma gratitude envers Votre Majesté, en même temps qu’elle donne occasion à l’accomplissement d’un acte dont les conséquences ne peuvent être qu’avantageuses aux destinées de l’Europe.

« Je désirerais que le traité qui doit consacrer l’alliance puisse se conclure promptement ; mais, d’un côté, je comprends que, par suite des modifications introduites dans le gouvernement de la France, Votre Majesté soit dans le cas de devoir en retarder la stipulation, tandis que, de mon côté, je ne pourrai prendre un engagement formel à ce sujet avant que la convention du 15 septembre 1864, relative aux États du Saint-Siège, ait de nouveau reçu, de part et d’autre, sa pleine et entière exécution.

« Je hâte de mes vœux le moment où ces accords pourraient être définitifs. En attendant, je prie Votre Majesté d’agréer l’assurance des sentiments de haute estime et de sincère amitié avec lesquels je suis de Votre Majesté Impériale le bon frère.

« Victor-Emmanuel. »

Cette lettre a été écrite vers le 24 ou le 25 septembre 1869, quelques jours après le sénatus-consulte qui ouvrait l’ère de « l’Empire libéral ». Quand M. Émile Ollivier arriva au pouvoir, le 2 janvier 1870, connut-il cette lettre ? Connut-il du moins le point où était parvenue la négociation et les termes généraux de l’accord préparé ? Il serait inexcusable s’il avait assumé la responsabilité gouvernementale, en des temps si difficiles, sans s’informer exactement auprès de l’Empereur de la situation européenne. Dès lors, pour être fidèle à lui-même et à sa politique, il devait dire deux choses à Napoléon : La première, c’est qu’il serait déraisonnable et injuste de considérer l’effort de la Prusse et de la Confédération du Nord pour unifier toute l’Allemagne comme une agression contre la France et comme un casus fœderis faisant jouer la Triple Alliance. Ce n’est pas l’Italie qui se refuserait à cette large interprétation des accords conclus : car il ne lui était pas agréable de s’exposer à un conflit avec la Prusse, dont elle avait été l’alliée en 1866, et elle n’avait pas à redouter l’unité allemande.

L’Autriche exigerait-elle du moins que le maintien du traité de Prague, qui séparait l’Allemagne du Sud de l’Allemagne du Nord, servît de base à l’alliance des trois États ? Certes, M. de Beust se plaisait à espérer qu’il humilierait un jour ou qu’il gênerait M. de Bismarck, mais ces plaisirs d’imagination qu’il s’offrait n’allaient pas jusqu’aux grandes et dangereuses résolutions. Le ministre autrichien était un frôleur de pensées hardies, mais qui ne passait pas volontiers à l’acte. Il lui aurait été agréable, ne fût-ce que pour mater et vexer un rival, de rendre à l’Autriche quelque ascendant en Allemagne. Mais il ne voulait pas pour cela risquer une guerre. Il ne le pouvait pas, car il n’était pas sûr que les sujets allemands de l’Autriche se prêtassent à cette aventure, et que les sujets hongrois ne saisissent pas l’occasion de faire payer, par des concessions nouvelles, leur concours toujours précaire et toujours marchandé. Aussi bien le souci de ménager la France pour obtenir au besoin son aide sympathique dans les affaires orientales était pour beaucoup dans l’attachement de M. de Beust au traité de Prague. Que la France y renonçât, lui-même sans doute ne s’obstinerait point. Alors la Triple Alliance avait un intérêt véritable pour la paix de l’Europe. Elle permettait à l’unité allemande de se former sans conflit, le jour où les États du Sud s’y décideraient, et elle créait, par le groupement amical de trois grands États, une telle puissance que l’Allemagne nouvelle, même appuyée sur la Russie, ne pouvait devenir un danger pour les autres peuples ou céder à une tentative de violence et à une ivresse d’ambition.

Mais il est une chose que M. Émile Ollivier, en tout cas, devait dire à l’Empereur : c’est que jamais le concours de l’Italie ne serait assuré, même pour une guerre défensive, si la France ne renonçait pas à intervenir à Rome. M. Émile Ollivier avait toujours séparé l’intérêt catholique du pouvoir temporel. Même après Mentana, il avait, en un discours véhément, glorifié l’unité italienne, affirmé que ce que les peuples d’Italie acclamaient en Garibaldi, c’était l’image adorée de la patrie. Il avait proclamé, du haut de la tribune, que le pouvoir temporel se condamnerait lui-même si le pape ne retirait pas les déclarations absolutistes du Syllabus. Or, voici qu’en cette même année 1870, et précisément à l’heure où M. Émile Ollivier occupait le pouvoir, le pape obligeait l’Église universelle, réunie en un Concile, à ratifier ses doctrines d’absolutisme et à les sanctionner par l’infaillibilité pontificale. Pour la première fois, la papauté avait écarté de ces grandes assises catholiques les représentants laïques des États. Et M. Émile Ollivier s’écriait que c’était la séparation de l’Église et de l’État prononcée par le pape lui-même. Que M. Émile Ollivier se refusât à répondre par un acte d’hostilité gouvernementale à cette intransigeance catholique, qu’il se refusât à peser sur le Concile, qu’il laissât les évêques français libres de s’y rendre, soit ; ce pouvait être une conception habile et sage de la neutralité des États modernes dans toutes les discussions dogmatiques ; et, en ce sens, la hautaine et libérale indifférence témoignée par M. Émile Ollivier répondait mieux à l’esprit des temps nouveau, que le gallicanisme attardé de quelques-uns de ses collègues. Oui, mais à condition que l’État, renonçant à imposer des chaînes, se refusât à en porter, à condition qu’il ne se fît pas à Rome le gardien de l’absolutisme papal contre les citoyens romains et contre l’unité italienne.

M. Émile Ollivier a dit, bien plus tard, que l’honneur commandait à son gouvernement de ne pas abandonner le pape. L’honneur commandait à M. Émile Ollivier d’être fidèle à ses propres idées. L’honneur lui commandait de ne pas mettre plus longtemps la force de la France au service d’une domination temporelle qui ne pouvait s’exercer que selon les principes de l’absolutisme le plus outrageant. Et si cet honneur politique de M. Émile Ollivier était, par surcroit, conforme à l’intérêt vital de la France, si, en restant fidèle à sa propre pensée, cent fois proclamée, M. Émile Ollivier assurait à la France le concours de l’Italie, si, par là, il transformait les vagues conversations dilatoires de Victor-Emmanuel et de Napoléon en un contrat d’alliance précis qui aurait garanti la France contre toutes les surprises, par quelle abdication de sa propre volonté, par quelle aliénation de sa propre conscience a-t-il déserté un devoir si grand et si évident ? et que restait-il de lui après cet abandon de soi-même ?

MONSIEUR DE FREYCINET.

D’après une charge de Gill, document de la Bibliothèque nationale.


Par l’avènement de M. de Gramont, toute reprise fut interdite à M. Émile Ollivier : le sceau fut mis à son impuissance, et la pierre tombale définitivement couchée sur lui ; mais comme ce fut un ensevelissement silencieux, cet homme bruyant ne s’en aperçut pas. En vain Napoléon, habitué aux vagues entreprises de l’esprit, se flattait-il encore de préciser, au jour du danger, son accord avec l’Italie et l’Autriche. En vain chargeait-il le général Lebrun, en mai 1870, de porter à M. de Beust et à l’empereur François-Joseph, un plan de coopération militaire. L’Autriche maintenait ses premières réserves, une seule chose aurait pu la décider à se commettre à fond : c’est si la France elle-même avait donné l’exemple de l’audace, en abordant hardiment et en résolvant, selon le vœu de l’Italie, le problème romain. Mais cela, Napoléon ne l’osait pas. Et ce n’est pas dans ce sens que M. de Gramont le poussait. Celui-ci, quand il quitta Vienne, en mars, fut mis au courant, par M. de Beust, de l’état des choses. Il sut qu’il y avait, entre les trois puissances, un accord sentimental qui n’avait pas pris forme de traité. Il pensait, sans doute, que la haine commune de M. de Bismarck serait, dans les crises prévues, un lien suffisant entre l’Autriche et la France. Et tout restait à l’état de molle nuée.

Cependant la précise et terrible intrigue bismarkienne continuait. L’insistance du prince Antoine et de M. de Bismarck lui-même avait raison des résistances du prince Léopold. Le chancelier prussien envoya, en juin, un message à Prim pour l’encourager à reprendre ses démarches ; il lui conseillait de s’adresser, non à Berlin, mais au prince Léopold lui-même. Ainsi, il serait plus facile à M. de Bismarck de donner à toute la combinaison l’apparence d’une affaire de famille. Les scrupules du roi, qui avait le pressentiment de la tempête qui allait éclater et qui aimait bien les entreprises fructueuses pour sa maison ou sa politique, mais à condition d’en dérober à sa conscience les conséquences troublantes, seraient plus aisément calmés. Au demeurant, si l’affaire tournait mal, il serait d’autant plus facile d’y renoncer qu’elle apparaîtrait simplement comme une douce combinaison familiale.

À la fin de juin, la chose était conclue, mais Prim, dont le malaise croissait à mesure qu’approchait l’événement, n’eut pas la force de porter son secret comme il eût fallu. Les paroles énigmatiques qu’il avait prononcées aux Cortès le 11 juin avaient donné l’éveil plus qu’il n’eût souhaité. Dans les premières heures de juillet, la rumeur se répandit en Espagne que le prince Léopold avait décidément agréé l’offre de la candidature. Les Cortès étaient en vacances. Prim, ne pouvant pas les convoquer assez vite pour mettre la France, l’Europe en face du fait accompli, dut s’ouvrir à l’ambassadeur français à Madrid, M. Mercier de Lostende ; il essaya ainsi d’amortir le coup, mais en vain. Lui-même était plein de pressentiments sombres. C’est le 3 juillet que parvint au quai d’Orsay la dépêche de Madrid annonçant la candidature du prince de Hohenzollern. L’émotion de M. de Gramont fut violente. Jamais pourtant la diplomatie française n’avait eu besoin de plus de sang-froid et de mesure. Ou bien M. de Bismarck ne voulait pas la guerre, et s’il risquait la candidature Hohenzollern, c’était dans l’espoir que la France ne protesterait pas. Il suffirait alors de marquer avec prudence et fermeté la résistance de la France, et de faire appel à l’opinion européenne : la candidature Hohenzollern serait retirée. C’était un succès pour la diplomatie française, c’était aussi, si on n’abusait pas le lendemain de ce succès diplomatique, une victoire pour la paix. Ou bien M. de Bismarck, comme il était probable, avait mesuré toutes les conséquences de son acte. Il savait qu’il allait irriter jusqu’au conflit les susceptibilités françaises. Il avait donc espéré que la France, perdant tout sang-froid, assumerait en apparence du moins le rôle d’agresseur. Dans ce cas surtout, il fallait jouer serré, éviter tout geste d’emportement et toute parole de provocation ; donner enfin à la protestation française une forme si mesurée, si sage, que M. de Bismarck ne pourrait passer outre sans être manifestement, aux yeux de l’Europe et de l’Allemagne elle-même, le provocateur.

Une chance très favorable servait la politique française. L’intrigue avait été éventée avant que la mine eût fait explosion. La candidature Hohenzollern avait été ébruitée d’abord, bientôt avouée, avant que les Cortès lui eussent donné l’investiture de la volonté nationale. Pour négocier avec sang-froid, pour déjouer par une tranquille fermeté le piège de M. de Bismarck, il suffisait d’obtenir du gouvernement espagnol quelques jours de délai. Et comment celui-ci, vaguement troublé déjà par le pressentiment d’une crise, aurait-il refusé à la France, à l’Europe, au monde, quelques jours de répit et de réflexion ? Qu’il consentît seulement à ne pas brusquer la convocation des Cortès, à ne les réunir que lorsque l’incident diplomatique aurait été réglé entre la France et la Prusse.

On a dit (et M. Daru lui-même, dans son rapport pour la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale) que la France n’aurait dû s’adresser qu’à l’Espagne, considérer la question comme exclusivement espagnole. C’était impossible. Il n’est pas au pouvoir même de la diplomatie de substituer la fiction à la réalité des choses. Il n’était pas possible d’ignorer ou de paraître ignorer que le coup venait de Berlin. Mais il était possible d’obtenir de l’Espagne un suffisant délai pour que la question pût être examinée de sang-froid et discutée avec calme. M. de Bismarck, M. de Moltke, le ministre de la guerre Roon étaient en vacances : ils étaient tous les trois à la campagne ; ils y goûtaient, en ces jours d’été ardent, la fraîcheur des ombrages, et ils couvraient ainsi d’un air d’innocence rustique la sombre intrigue pleine d’horreur et de meurtre qui se développait. Oh ! la touchante idylle !

M. Sybel, historien officieux et voué par destination à une naïveté immense, invoque au bénéfice des maîtres de la Prusse cette sorte d’alibi champêtre. S’ils avaient eu de noirs desseins, s’ils avaient pu soupçonner que la modeste et inoffensive affaire de famille indisposerait violemment la France et éclaterait en un effroyable drame, ils seraient restés à Berlin pour surveiller leurs fourneaux de chimie. Mais non. Et M. Sybel abuse lourdement de notre candeur. La meilleure condition de succès, c’était le secret. M. de Bismarck n’avait pas prévu que la chose prendrait feu si vite. C’est à la convocation des Cortès qu’était d’abord ajourné le drame ; d’ici là, le plus simple et aussi le plus habile c’était d’affecter un grand air de tranquillité et de détachement. Qui pourrait penser en Europe que, par les soins de M. de Bismarck, un cataclysme se préparait, quand on le saurait, lui et ses plus hauts guerriers, dans la douceur des solitudes ?

Et puis, ne fallait-il pas prendre des forces pour l’heure prochaine du branle-bas diplomatique et militaire ? Mais avec de l’adresse, du calme, de la raison, il était facile au diplomate français d’obliger M. de Bismarck, déconcerté par la trop hâtive explosion de la bombe, à sortir de sa retraite pastorale et à prendre devant le monde sa responsabilité. M. de Gramont se précipita comme un aveugle et comme un furieux. La France avait assez ajourné, assez concédé, assez plié ; les amertumes refoulées de Sadowa remontaient du cœur aux lèvres ; l’applaudissement espéré des hommes de dictature et de réaction grisait d’avance le noble duc. À tous les gouvernements européens : à l’Angleterre, par son ambassadeur à Paris, lord Lyons ; à la Russie, par notre envoyé, le général Fleury, il fait connaître, dès le 5 juillet, que si la Prusse ne cède pas « c’est la guerre ». Et, le 6 juillet, répondant à l’interpellation de M. Cochery, qui siégeait entre le centre gauche et la gauche, M. de Gramont lisait au Corps législatif, une hautaine et tranchante déclaration pleine de menaces :

« Il est vrai que le général Prim a offert au prince Léopold de Hohenzollern la couronne d’Espagne et que celui-ci l’a acceptée. Mais le peuple espagnol ne s’est point encore prononcé, et nous ne connaissons point encore les détails exacts d’une négociation qui nous a été cachée. Aussi, une discussion ne saurait-elle aboutir maintenant à aucun résultat pratique. Nous vous prions, Messieurs, de l’ajourner.

« Nous n’avons cessé de témoigner nos sympathies à la nation espagnole et d’éviter tout ce qui aurait pu avoir les apparences d’une immixtion quelconque dans les affaires intérieures d’une noble et grande nation, en plein exercice de sa souveraineté ; nous ne sommes pas sortis, à l’égard des divers représentants au trône, de la plus stricte neutralité, et nous n’avons jamais témoigné pour aucun d’eux ni préférence, ni éloignement.

« Nous persisterons dans cette conduite. Mais nous ne croyons pas que le respect des droits d’un peuple voisin nous oblige à souffrir qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger, à notre détriment, l’équilibre actuel des forces de l’Europe, et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France.

« Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. »

« Pour l’empêcher nous comptons, à la fois, sur la sagesse du peuple allemand et sur l’amitié du peuple espagnol. S’il en était autrement, forts de votre appui, Messieurs, et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse ».

Ce fut une tempête d’acclamations, toute la droite absolutiste donnait à plein souffle dans ce clairon ; toute la masse informe et lâche du centre, qui ne s’était ralliée à un semblant d’Empire libéral que par courtisanerie morne envers le maître et par peur de perdre l’investiture officielle, croyant acclamer la pensée de l’Empereur, débordait d’enthousiasme national ; seule, la gauche, offusquée par l’audace prussienne, mais attachée à l’idée de la paix, gardait un silence embarrassé et triste.

Au dehors, des vents de folie se déchaînaient. Est-ce à dire que la diplomatie impériale a été emportée par un mouvement irrésistible de l’opinion ? C’est ce que plaidèrent, dès le lendemain du désastre, les avocats de l’Empire effondré. Certes, M. Fernand Giraudeau a pu accumuler les citations qui prouvent que, contre la candidature Hohenzollern, tous les partis furent unanimes !

Le Temps, du 5 juillet, disait : « De toutes les conditions imaginables, ce serait la plus désagréable et la plus gênante pour le gouvernement français et la plus réellement inquiétante pour la situation européenne de la France. Si un prince prussien était placé sur le trône d’Espagne, ce n’est pas jusqu’à Henri IV seulement, c’est jusqu’à François Ier que nous nous trouverions ramenés en arrière. Qu’était-ce, en effet, que l’empire de Charles Quint, si ce n’est l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne enlaçant la France et l’isolant ? Et qui ne sent que l’avènement d’un prince prussien équivaudrait à cet état de choses, avec cette différence, plutôt désavantageuse, que le principal poids de la puissance rivale se trouverait au Nord, où notre frontière est la plus exposée, au lieu de se trouver au Midi ? »

Le républicain Ténot écrivait dans le Siècle de ce même jour, 6 juillet. « La France, enlacée sur toutes ses frontières par la Prusse ou par les nations soumises à son influence, se trouverait réduite à un isolement pareil à celui qui motiva, jadis, les longues luttes de notre ancienne monarchie contre la maison d’Autriche. La situation serait, à beaucoup d’égards, plus grave qu’au lendemain des traités de 1815. » Et François-Victor Hugo lançait, dans le Rappel, une note véhémente, presque belliqueuse. « Les Hohenzollern en sont venus à ce point d’audace qu’ils osent méditer ce monstrueux projet de domination universelle qu’ont vainement rêvé Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon. Il ne leur suffit plus d’avoir conquis l’Allemagne, ils aspirent à dominer l’Europe. Ce sera, pour notre époque, une éternelle humiliation que ce projet ait été, nous ne disons pas entrepris, mais seulement conçu ! » Ah ! oui ! M. de Bismarck avait bien su ce qu’il faisait. Il avait, en psychologue avisé, bien calculé la puissance du ressort qu’il mettait en jeu ! La réaction de sentiment national en France était si vive que les esprits perdaient toute mesure, car il ne suffisait pas vraiment qu’un Hohenzollern régnât à Madrid pour qu’en plein dix-neuvième siècle, en un temps où les intérêts et les passions des peuples ne se soumettaient guère aux convenances dynastiques, l’Empire de Charles-Quint fût restauré. Mais le grand machinateur avait compté précisément sur l’énervement d’un peuple qui se croirait plus encore défié que menacé.

La responsabilité de l’Empire subsiste cependant toute entière. Même si tout d’abord une rafale d’aveugle colère avait soufflé sur le pays, n’était-ce pas le devoir du gouvernement de résister à cet affolement d’un jour et de ne pas engager l’avenir, sous le coup de la première émotion, par des actes irréparables ? Il est tragique et plaisant tout ensemble, devant la postérité, de voir l’Empire invoquer pour se défendre la toute-puissance de l’opinion déchaînée. À quoi donc lui servait-il d’être un régime d’autorité ? et quel titre de droit aura sa dictature si, après avoir avili les esprits sous le joug dans les temps calmes, elle ne peut pas les soustraire, dans les jours orageux et difficiles, aux pires conséquences de leur nervosité ? Voler à un pays sa souveraineté, sa liberté, parce qu’il en ferait un mauvais usage, élever au-dessus de tous un pouvoir fort qui préservera la nation des entraînements de la foule, des caprices de l’opinion, des tumultueuses décisions du forum, et livrer la patrie aux premières émotions du peuple en délire, quelle dérision ! et quel pitoyable salaire de vingt ans de servitude ! Tenir tout un peuple dans l’ergastule et abandonner soudain toute la maison à l’esclave, un jour qu’il est ivre et sous prétexte qu’il est ivre, c’est la plus terrible sentence que l’absolutisme puisse porter contre lui-même. César ! ton rôle est d’être le « sauveur » : c’est ton excuse, et si tu ne sauves pas ce peuple de lui-même, à quoi sers-tu ? Mais il n’est pas vrai que les avertissements aient manqué, dès le début, à la diplomatie impériale.

Parmi les journaux républicains, parmi les journaux vraiment libéraux, ceux-là même qui s’effrayaient le plus de la candidature Hohenzollern, conseillaient au gouvernement la prudence, la réflexion : Les Débats voulaient qu’avant de prendre parti on attendît la décision des Cortès qui, sans doute, hésiteraient à bouleverser l’Europe. Le Temps ramenait à de plus justes proportions le péril, d’abord démesurément enflé, et il déclarait qu’il était impossible d’entreprendre une guerre pour violenter la nation espagnole si celle-ci persistait. Il désavouait les paroles hautaines et provocatrices de M. de Gramont.

L’Avenir National, avec Alphonse Peyrat, avec Henri Brisson, constatait que la Prusse devenait d’autant plus audacieuse que la France était moins libre. Si le plébiscite n’avait pas confirmé le pouvoir césarien, si M. de Bismarck avait eu en face de lui un peuple maître de lui-même et résolu à être le représentant authentique de la Révolution, il ne le provoquerait pas. Il n’y a qu’une réponse à lui faire, c’est de créer en France la liberté.

Dans le Rappel, M. Lockroy s’empressait d’amortir la note excitée de François Hugo : « Jeter la perturbation dans les affaires, inquiéter la France entière, sonner de la trompette, battre le tambour, armer son fusil ; tout cela avant d’être certain qu’il y a lieu d’armer son fusil, de battre du tambour et de sonner de la trompette ; cela est le comble de l’absurdité. « Ils sont fous », disait hier la Gazette de Cologne. » C’est M. Giraudeau qui souligne ces derniers mots, et il a voulu marquer sans doute combien il était scandaleux à un Français, dans une crise nationale, d’emprunter à un journal allemand les termes d’un jugement sur le gouvernement de la France. Mais M. Lockroy, en protestant même avec la Gazette de Cologne contre la hâte et l’affolement de M. de Gramont, agissait en bon Français.

Au Corps législatif même, et jusque dans l’orage d’acclamations patriotiques qui enveloppait M. de Gramont, la gauche républicaine avait, au moins par quelques bouches, jeté le cri d’alarme ; à peine le ministre descendait-il de la tribune : « C’est donc la guerre que vous voulez ? » lui cria M. Crémieux, soutenu de M. Arago. M. Émile Ollivier, comme s’il avait la révélation soudaine de l’abîme où il marchait, répondit à M. Crémieux. Mais que venait donc faire en ce cruel débat ce fantôme d’une politique morte ? Et par quelle illusion cette ombre égarée hors du tombeau se croyait-elle encore vivante ? Elle s’attardait à l’aurore des jours tragiques, comme si la lumière de la réalité et de la vie était faite encore pour elle. Donc, M. Émile Ollivier prononça ces mots : « Le gouvernement désire la paix, il la désire avec passion, avec passion mais avec honneur. Je supplie les membres de cette assemblée, je supplie la nation de croire qu’elle n’assiste pas aux préparatifs déguisés d’une action vers laquelle nous marchons par des sentiers couverts. Nous disons notre pensée tout entière ; nous ne voulons pas la guerre, nous ne sommes préoccupés que de notre dignité… Si donc, nous croyons un jour la guerre inévitable, nous ne l’engagerons qu’après avoir demandé et obtenu votre concours. »

Comme si on ne pouvait rendre la guerre inévitable qu’en la déclarant officiellement ! M. Thiers, survenant un peu tard à la séance, s’écria : « C’est une folie ! » Oui, mais qu’avait préparée la virulente campagne du sage contre l’unité allemande. M. Émile Ollivier s’étonna lui-même et s’inquiéta du déchaînement provoqué par les paroles de M. de Gramont.

« Sire, écrivit-il à Napoléon, la déclaration a été reçue à la Chambre avec émotion et immense applaudissement. La gauche elle-même, à l’exception d’un très petit nombre, a déclaré qu’elle soutiendrait le gouvernement. Le mouvement du premier moment a même dépassé le but. On eût dit que c’était une déclaration de guerre. J’ai profité d’une déclaration de Crémieux pour rétablir la situation. Je n’ai pas accepté qu’on nous représentât comme préméditant la guerre. Nous ne voulons que la paix avec honneur. Dans le public, l’émotion aussi est grande, mais cette émotion est noble, patriotique. Il y a du cœur dans ce peuple. »

M. Émile Ollivier pensait-il donc que le ton du discours de M. de Gramont était étranger au sentiment de la Chambre et de l’opinion ? Pensait-il qu’il était possible déjouer ainsi avec le feu de la guerre et qu’il pourrait, à son gré, en exciter ou en apaiser les flammes quand elles jailliraient trop haut à son gré ? Il avait toléré, puisque la déclaration de M. de Gramont avait été lue à tous les ministres et discutée par eux, que cette sorte de défi retentissant fût jeté. Il était déjà bien tard pour reconnaître le péril. En tout cas, s’il voulait encore sauver la paix, il fallait qu’il se hâtât de prendre la conduite des négociations et qu’il surveillât M. de Gramont.

Mais M. de Gramont précipitait son allure. Comme M. de Bismarck, M. Benedetti était absent de Berlin. Il était à Wildbad. C’est le chargé d’affaires, M. Le Sourd, qui porta à M. de Thile les premières réclamations du gouvernement français. M. de Thile répondit que, pour le gouvernement prussien, l’affaire Hohenzollern n’avait aucun caractère politique, que le roi avait donné son consentement, mais comme chef de famille, qu’il n’était donc pas possible de soumettre à une discussion diplomatique une décision d’ordre privé. C’était une feinte vraiment grossière et inacceptable. Mais, convenait-il que la diplomatie impériale se rebutât d’emblée, et qu’au lieu d’insister auprès des ministres et auprès de M. de Bismarck, elle portât la question devant le roi lui-même ? Celui-ci était aux eaux d’Ems. M. Benedetti offrit à M. de Gramont d’aller l’y trouver. M. de Gramont lui en donna l’ordre par une dépêche lancée de Paris le 7 juillet, à 11 h. 45 du soir.

On s’est demandé si cette démarche n’était pas imprudente. Elle offrait évidemment de graves dangers, mais qui n’étaient pas sans compensations. Le souverain allait être brusquement mis en cause, et il suffirait d’une parole trop pressante, d’une protestation un peu trop vive pour alarmer sa fierté. C’est lui qui allait être au premier plan de la scène. Son peuple ne lui pardonnerait pas la moindre défaillance ; et il pouvait être tenté, pour éviter l’éclat d’une humiliation dont le monde entier aurait été témoin et dont toute une nation aurait ressenti la brûlure, de raidir son attitude et de se refuser aux accommodements que, par l’intermédiaire de ses ministres, il aurait acceptés. D’autre part, il était habile de mettre en jeu sa responsabilité morale, de faire de lui, en une minute d’universelle angoisse, l’arbitre de la paix et de la guerre. D’ailleurs, s’adresser à lui, c’était entrer dans le système même du gouvernement prussien. Soit : le roi avait agi en dehors de son conseil politique et comme chef de famille, mais le consentement donné par le chef de famille avait sur l’État de l’Europe le plus redoutable effet. Il pouvait donc, dans l’intérêt de la tranquillité européenne, retirer, comme chef de famille, le consentement qu’il avait donné en cette qualité. Ainsi, on ne heurtait pas de front le système du gouvernement prussien, mais on le détournait à des fins pacifiques. Mais pour que cette démarche si délicate offrit le moins de périls et le plus d’avantages possibles, il fallait que des instructions très conciliantes et très sages fussent données à notre ambassadeur.

M. de Gramont devait résoudre tout d’abord un problème essentiel : Voulait-il simplement obtenir le retrait de la candidature Hohenzollern, au prix des plus grands ménagements pour l’amour-propre du roi de Prusse ? ou bien voulait-il humilier la Prusse et son roi ? Le seul retrait de la candidature du prince Léopold était, pour la diplomatie française, une grande victoire. De quelque forme et de quelques précautions qu’il fut enveloppé, et quand bien même l’initiative apparente en serait laissée au prince, c’est le roi lui-même qui était atteint : car c’est à un revirement dans les Conseils du roi que le monde entier attribuerait le revirement dans les desseins du prince. Et alors le roi de Prusse était convaincu devant son peuple, devant tous les peuples, ou d’imprévoyance, s’il n’avait pas pressenti l’émotion que la candidature Hohenzollern allait provoquer en France, ou de faiblesse, si, ayant prévu cette émotion, il n’était pas prêt à en soutenir jusqu’au bout les conséquences.

CAPTIVITÉ DE L’EMPEREUR.

D’après un document de l’époque.


Ce mouvement de recul lui était d’autant plus malaisé et le sacrifice d’autant plus pénible que le duc de Gramont avait fait entendre, à la tribune du Corps législatif, un langage plein de menaces, ressenti comme une injure par les patriotes allemands les plus ardents : le roi paraîtrait céder non au désir d’assurer la paix, mais à la sommation d’un adversaire arrogant. Obtenir le retrait de la candidature Hohenzollern serait donc un succès immense. Il y avait folie à espérer plus. Il y avait crime à demander plus, et à aggraver, par un surcroît d’exigences humiliantes, une résolution déjà très difficile. Aller au-delà de ce retrait, c’était vouloir la guerre. Il ne semble pas qu’avant d’envoyer M. Benedetti à Ems, M. de Gramont ait mis de l’ordre dans son propre esprit ; et ses instructions irritées et ambiguës portent en elles une contradiction où domine la colère. M. de Gramont prie le roi de Prusse qu’il conseille au prince Léopold de retirer sa candidature. Et on se demande s’il sollicite ce conseil du roi de Prusse pour obtenir ce retrait, ou pour infliger au roi de Prusse lui-même, par un conseil contraire à son assentiment antérieur, une épreuve et une humiliation. Sa pensée, toute frémissante d’orgueil, mais se contenant encore, hésite en des nuances troubles, qu’on risque d’accentuer ou d’atténuer rien qu’en les nommant.

Il télégraphie à M. Le Sourd, le 7 juillet. « On ne fera jamais croire à personne qu’un prince prussien puisse accepter la couronne d’Espagne sans y avoir été autorisé par le roi, chef de sa famille. Or, si le roi l’a autorisé, que devient cette soi-disant ignorance officielle du cabinet de Berlin, derrière laquelle M. de Thile s’est retranché avec vous ? Le roi peut, dans le cas présent, ou permettre ou défendre. S’il n’a pas permis, qu’il défende. Il aura peut-être sauvé le prince, son parent, d’un grand désastre, et il dégagera l’horizon politique des graves complications qui menacent la paix générale. Il y a quelques années, dans une circonstance analogue, l’Empereur n’a pas hésité : Sa Majesté désavoua hautement et publiquement le prince Murat posant sa candidature au trône de Naples. Nous regarderions une détermination semblable du roi Guillaume comme un excellent procédé à notre égard, et nous y verrions un puissant gage du désir de la Prusse de resserrer les liens qui nous unissent et d’en assurer la durée. »

Au comte Benedetti lui-même, M. de Gramont télégraphiait le 7, en l’envoyant à Ems. « Si le chef de la famille a été, jusqu’ici, indifférent à cette affaire, nous lui demandons de ne plus l’être, et nous le prions d’intervenir, sinon par ses ordres, au moins par ses conseils, auprès du prince Léopold. Donnés avec l’autorité qui lui appartient, ils ne manqueront pas d’exercer une influence décisive sur la résolution du prince et de faire disparaître, avec les projets fondés par le maréchal Prim sur cette candidature, les inquiétudes profondes qu’elle a partout suscitées… Quant à nous, Monsieur le comte, nous verrions surtout dans l’intervention du roi Guillaume, pour mettre obstacle à la réalisation de ce projet, les services qu’elle rendrait à la cause de la paix et le gage de l’affermissement de nos bons rapports avec la Prusse. Le gouvernement de l’Empereur apprécierait un procédé qui, l’on n’en saurait douter, recevrait, en même temps, l’approbation universelle.

« Inspirez-vous de ces considérations, faites-les valoir auprès du roi, et efforcez-vous d’obtenir que Sa Majesté conseille au prince de Hohenzollern de revenir sur son acceptation. »

Le ton est plus pressant dans la lettre particulière écrite aussi le 7 juillet et que M. de Gramont fait porter à M. Benedetti par M. Bourqueney. « Si vous obtenez du roi qu’il révoque l’acceptation du prince de Hohenzollern, ce sera un immense succès et un grand service. Le roi aura, de son côté, assuré la paix de l’Europe. Sinon, c’est la guerre. »

Dans la même lettre, il dictait une formule impérieuse et brutale. « Il faut absolument que vous obteniez une réponse catégorique suivie de ses conséquences naturelles. Or, voici la seule qui puisse nous satisfaire et empêcher la guerre :

« Le gouvernement du roi n’approuve pas l’acceptation du prince de Hohenzollern, et lui donne l’ordre de revenir sur cette détermination prise sans sa permission. »

Évidemment, c’est d’une démarche du roi de Prusse que M. de Gramont attend le retrait de la candidature Hohenzollern ; et comment supposer en effet que le prince Léopold, ayant délibérément et après réflexion accepté la couronne d’Espagne, ayant obtenue cet effet l’assentiment du chef illustre de la maison de Hohenzollern, reviendra sur sa décision si le roi de Prusse lui-même ne l’y invite pas ? Mais ce que M. de Gramont ne dit pas à M. Benedetti, c’est si cette démarche du roi de Prusse lui paraît nécessaire comme condition du retrait de la candidature, ou s’il tient à cette démarche pour elle-même et parce qu’elle constitue un échec visible du roi de Prusse. Est-ce le résultat surtout qui le préoccupe ? ou le moyen par lequel ce résultat sera procuré l’intéresse-t-il plus que le résultat lui-même ?

C’est dans cette subtilité que gît toute l’équivoque et tout le péril. M. Benedetti comprit tout d’abord que c’est le résultat final qui importait, et plus il était évident que ce résultat ne pouvait être obtenu que par une démarche du roi de Prusse, moins il était utile d’insister sur cette démarche même.

L’intervention du roi de Prusse, même si on permettait qu’elle s’essayât sous la forme la plus discrète, la plus adoucie, la plus commode à l’amour-propre royal, ressortait avec un tel éclat de la conséquence même, c’est-à-dire du retrait de la candidature, que celle-ci suffisait pleinement ; elle était à la fois un fait et un témoignage. M. Benedetti déclare que c’est en ce sens qu’il comprit les instructions de son chef. Dans la lettre de novembre 1870, qui sert de préface à son livre : Ma Mission en Prusse, il dit ceci : « Enfin, quand j’ai été envoyé à Ems, que m’ordonnaient mes instructions ? D’obtenir le désistement du prince de Hohenzollern à la couronne d’Espagne qu’il avait acceptée, et l’acquiescement explicite du roi de Prusse à cette résolution ».

M. de Gramont, dans son livre, La France et la Prusse avant la guerre, proteste contre cette interprétation : « Le comte Benedetti n’était pas chargé, comme il le dit dans sa lettre du 25 novembre, d’obtenir le désistement du prince de Hohenzollern et l’acquiescement explicite du roi ; il était chargé, ce qui est bien différent, de provoquer, d’obtenir l’initiative du roi pour qu’il ordonnât ou conseillât le désistement du prince prussien ». Et l’on voit l’intérêt du débat entre les deux hommes. Si Benedetti a bien compris les instructions de son chef, il a réussi dans sa mission, car il a obtenu que la candidature du prince de Hohenzollern fût retirée avec le consentement du roi de Prusse, et la guerre n’a éclaté que parce que, à ces instructions premières, se substituèrent soudain d’autres exigences.

Mais surtout on voit l’intérêt de M. de Gramont à prétendre que, dès l’origine, il a voulu non pas seulement, non pas surtout le retrait de la candidature Hohenzollern, mais que dans le retrait apparût l’initiative du roi de Prusse ; par là, il y a une sorte de continuité dans sa politique, et il échappe au reproche d’avoir soudainement formulé des exigences nouvelles, quand les premières avaient reçu satisfaction. Mais que M. de Gramont dise la vérité ou qu’il nous trompe, ou qu’il se trompe lui-même, sa responsabilité reste également terrible. S’il est vrai qu’il se fût contenté d’abord du retrait de la candidature Hohenzollern, avec le consentement du roi de Prusse, il est criminel d’avoir élevé des prétentions nouvelles quand les premières négociations avaient abouti, et d’avoir renversé ainsi les bases de paix que lui-même avaient acceptées. Si, au contraire, comme il essaie après coup de le démontrer, il a voulu dès le début que l’intervention du roi de Prusse se produisit dans des conditions blessantes pour l’amour-propre de ce dernier et pour les sentiments de son peuple ; s’il ne lui a pas suffi, dès la première heure, d’une victoire de fond qui impliquait, quoi qu’on fît, un sacrifice du roi de Prusse ; s’il a voulu tout de suite que ce sacrifice fût éclairé d’une lumière brutale et aggravé jusqu’à l’humiliation, il est criminel encore d’avoir marché ainsi, sous l’hypocrite semblant d’une négociation dérisoire, à la guerre certaine et préméditée.

Non, la vérité est que, dans l’esprit arrogant et louche de ce jésuite orgueilleux, toutes ces pensées diverses ou contraires se brouillaient. Ou il n’a su, ou il n’a pas voulu regarder au fond de sa conscience et de ses desseins. Il n’a pas su, ou il n’a pas voulu donner à ses instructions la forme catégorique et précise qui convenait à la gravité des événements. Il n’a pas dit nettement à Benedetti : Il nous suffira que le prince Léopold retire sa candidature ; car il est bien clair que, s’il la retire, ce sera à la suite d’une intervention du roi de Prusse, et nous aurons ainsi, outre une satisfaction directe et essentielle, une satisfaction d’amour-propre. Donc, en quelque forme que se produise ce retrait, il constitue pour nous un succès, auquel il faut se tenir.

Non, il n’a pas dit cela nettement, et pourtant, la même induction qui lui faisait dire, dans sa dépêche à M. Le Sourd, que la candidature n’avait pu se produire sans le consentement du roi, l’autorisait ou mieux l’obligeait à conclure que le retrait ne pouvait se produire aussi sans le consentement du roi. Lui-même d’ailleurs avoue qu’un moment la question lui apparut en ces termes. Pour expliquer par quelle raison il porta la question non à Madrid, mais à Berlin, il s’autorise d’une suggestion du maréchal Prim lui-même : « Comment sortir de là ? disait celui-ci à notre ambassadeur, je ne vois qu’un moyen : que le prince me dise qu’il rencontre des obstacles au consentement du roi, et alors, au lieu d’insister, je lui facilite sa retraite. » Et M. de Gramont ajoute :

« C’était précisément ce moyen que nous allions chercher à Ems, n’ayant pu le trouver à Berlin. » Qu’est-ce à dire, sinon que l’essentiel était d’obtenir le désistement du prince ? M. de Gramont est obligé d’en convenir expressément : « J’avoue que le 8 juillet, à une heure du matin, au moment où le télégramme de Madrid venait de m’arriver, j’eus la pensée de faire intervenir le prince de Hohenzollern, et, dans mon désir d’éloigner un conflit dont je pressentais toute la gravité, je télégraphiai au comte Benedetti ces mots, en lui envoyant la dépêche de Madrid : « Dites-le au roi, et au besoin allez le dire au prince lui-même. » Ce n’est donc pas à cette minute, l’initiative du roi de Prusse qui était indispensable, puisque cette initiative des démarches auprès du prince, c’est le gouvernement de l’Empereur qui songeait à la prendre. M. de Gramont, il est vrai, revint sur cette décision : « J’avais tort. La candidature Hohenzollern n’avait pas été posée sans le concours du roi de Prusse, c’était une candidature prussienne et c’était comme telle que la France la repoussait. Posée par le roi, c’était au roi seul que devait s’adresser M. Benedetti. Je m’étais laissé entraîner par un désir bien naturel de ne négliger rien de ce qui pouvait faciliter une solution pacifique. Mais à peine ma dépêche fut-elle partie que j’en compris les inconvénients, et, après avoir pris les ordres de l’Empereur, j’expédiai le lendemain le télégramme suivant : « Il ne faut pas voir le prince de Hohenzollern, l’Empereur ne veut faire aucune démarche auprès de lui. »

Étranges minutes d’histoire où la pensée oscillante d’un homme médiocre et infatué porte toute la destinée d’un peuple ! Et qui sait quelles influences secrètes s’exercent en ce moment précis sur l’esprit de M. de Gramont ? Mais enfin, il avait consenti un instant à une intervention directe de la France auprès du prince Léopold, et quand il regretta cette défaillance passagère de son orgueil, il décida bien qu’aucune démarche ne serait faite auprès du prince : que M. Benedetti ne s’adresserait pas au roi de Prusse ; mais si celui-ci, pressé par nous, obtenait du prince Léopold qu’il se désistât, ce désistement ne nous suffirait-il point, même si le prince, ménageant l’amour-propre du roi par une fiction qui ne tromperait personne, paraissait prendre l’initiative du retrait ? M. Benedetti avait donc le droit d’interpréter en ce sens les instructions de son ministre, et pourtant il est vrai qu’il y a dans tous les propos, dans toutes les démarches de M. de Gramont, une arrière-pensée d’humilier la Prusse.

La solution ne vaudra pas pleinement pour lui si elle n’est pas tout à fait amère pour la Prusse. Ce n’est pas une négociation, c’est une revanche ; ce n’est pas une politique, c’est une haine. M. de Gramont mentait quand il prétendait avoir, du premier jour au dernier, formulé la même revendication. Il mentait quand il déclarait que, dès le premier jour, il avait demandé au roi de Prusse l’équivalent de ce qu’il lui demandera dans la dernière phase du conflit, c’est-à-dire l’engagement personnel d’interdire, à l’avenir, tout renouvellement de la candidature. Mais dans ce mensonge même, il était à demi sincère ; car, en interrogeant sa pensée, il y trouvait, du début à la fin de ce drame diplomatique, le même orgueil haineux, le même dessein d’infliger à la Prusse une blessure éclatante et envenimée. Et il sentait si bien qu’il ne serait satisfait qu’à ce prix, qu’il s’imaginait presque avoir donné d’emblée à son désir la forme la plus brutale. Cet état de conscience mauvais et trouble se traduisait par des exigences confuses et par des mots équivoques. D’une part il affirme que le roi de Prusse n’a pas pu ignorer le dessein du prince, que celui-ci n’a pu se passer du consentement du roi, et d’autre part, il dicte au roi de Prusse le désaveu que j’ai déjà dit : « Le gouvernement du roi n’approuve pas l’acceptation du prince de Hohenzollern et lui donne l’ordre de revenir sur cette détermination, prise sans sa permission ». C’est à dire que M. de Gramont demandait au roi de Prusse de s’abaisser par un mensonge flagrant et dont lui-même démontre d’abord l’évidence.

Et que signifie cette initiative qu’il déclare, dans son livre, avoir, dès les premiers jours, attendue du roi de Prusse ? Il n’y a pas de mot plus trouble. En aucun cas, le roi de Prusse ne pouvait avoir une initiative absolue, puisqu’il agirait à la demande de la France. Et si, par ses conseils, il décidait le prince à retirer sa candidature, il y avait bien là une initiative du roi, initiative certaine, même si elle n’était pas formellement reconnue. Au fond, ce que M. de Gramont entend par là, c’est que le roi de Prusse ne devait pas, pour ménager sa propre fierté et la susceptibilité de son peuple, mettre au premier plan le prince Léopold : il devait s’y porter lui-même pour subir en pleine lumière l’humiliation que le diplomate impérial lui réservait, et parce que ce délire couvait déjà sous son orgueil, M. de Gramont s’imagine que, dès le premier jour, il a déliré tout haut. Malgré tout, il ne peut pas produire un texte décisif. Il n’a pas dit clairement à Benedetti : « Même si le prince Léopold retire sa candidature, avec l’assentiment déclaré du roi de Prusse, cela ne suffira pas ; il faut que le roi de Prusse signifie au monde que c’est par son initiative, par un acte propre de sa volonté royale, que la candidature a été retirée. » Ce mandat, M. de Gramont n’a pas osé le donner en termes explicites à l’ambassadeur ; et lorsque, plus tard, il essaiera de prouver la continuité absolue de son action diplomatique, il ne réussira à démontrer qu’une chose : c’est que sa pensée allait sans doute, dès les premiers jours, au delà de ses premières démarches officielles et qu’il guettait d’emblée, en une attente orgueilleuse et sournoise, l’occasion d’humilier son adversaire et de triompher avec pompe. Mais cette ambiguïté même permettait à M. Benedetti d’interpréter sa mission dans un esprit de modération et de prudence.

Dans les termes où il la comprenait, il avait, quand il arriva à Ems, des chances d’aboutir. Sans doute, tout ce qui pourrait ressembler à un désaveu de soi-même serait infiniment déplaisant au roi. Mais il ne pouvait pas ignorer que toute l’Europe considérait ou comme une provocation à la France ou comme une imprudence la candidature Hohenzollern. Ceux même qui déploraient et qui blâmaient le langage comminatoire de M. de Gramont désiraient que la funeste candidature de guerre fût écartée. La maintenir c’était, pour le roi de Prusse, assumer la responsabilité d’un conflit terrible, et que toutes les puissances européennes, dans des sentiments très variés, redoutaient presque également. Le roi de Prusse savait, sans aucun doute, que l’Angleterre multipliait les démarches pour apaiser les esprits, pour obtenir, avec moins de véhémence dans les protestations françaises, le retrait de la candidature prussienne. Le tsar lui-même faisait tenir au roi de Prusse, par une lettre, des conseils de modération. Guillaume aurait beau répéter qu’il n’y avait là qu’une affaire de famille ; on accepterait volontiers cette explication si la candidature était retirée ; on n’y verrait, si elle était maintenue, qu’un tour hypocrite pour détourner de soi la responsabilité apparente d’une guerre qu’on déchaînerait en effet. Il était impossible au roi de braver l’opinion européenne, et il accorderait sans doute une satisfaction de fond par le retrait de la candidature si on ménageait dans la forme ou sa dignité ou son amour-propre.

M. Benedetti était arrivé à Ems le 8 juillet à 11 heures du soir. Le roi lui envoya, le 9, M. de Werther pour lui dire qu’il le recevrait dans la journée, entre 3 et 4 heures. Il avait voulu savoir d’abord ce que M. Benedetti venait demander et en quels termes.

Voici comment, par un télégramme du 9 juillet, 8 heures du soir, M. Benedetti rendait compte de son entretien avec le roi :

« Le Roi m’a fait demander à l’heure qu’il m’avait indiquée. M’inspirant des considérations développées dans votre dépêche et de celles que m’a suggérées notre entretien, j’ai fait appel à la sagesse et au cœur de Sa Majesté pour la déterminer à conseiller au prince de Hohenzollern de revenir sur son acceptation. Confirmant ce que m’avait dit M. de Werther, le Roi m’a appris qu’il avait autorisé le prince Léopold à accueillir la proposition du cabinet de Madrid ; mais, comme vous l’aviez prévu, il a longuement insisté sur ce point, c’est qu’il avait été saisi et qu’il était intervenu comme chef de famille et nullement comme souverain, et que son gouvernement était resté complètement étranger à cette négociation. J’ai fait remarquer que l’opinion publique ne se rendrait pas compte de cette distinction, et qu’elle ne voyait, dans le prince de Hohenzollern, qu’un membre de la maison régnante en Prusse. Le Roi est entré dans d’autres considérations qu’il serait trop long de vous transmettre par le télégraphe, et dont je vous rendrai compte dans un rapport. Il m’a assuré, d’ailleurs, qu’il s’était mis en communication avec le prince Léopold et son père, pour connaître exactement la manière dont ils envisagent l’émotion provoquée par cette affaire et régler lui-même sa conduite ; il a ajouté que, s’ils étaient disposés à retirer leur acceptation, il approuverait cette résolution ; qu’il attendait leur réponse, et qu’il s’expliquerait plus complètement avec moi dès qu’elle lui sera parvenue. J’ai vainement cherché à savoir à quel moment Sa Majesté recevrait cette réponse ; le Roi m’a seulement dit qu’il ne pouvait traiter un point si délicat par le télégraphe, en me donnant à entendre, toutefois, qu’il ne saurait tarder à connaître le sentiment des princes.

« Faut-il conclure, du langage que m’a tenu le Roi, qu’il a résolu de se conformer à nos vœux, en laissant au prince de Hohenzollern l’initiative de sa renonciation, au lieu de la lui conseiller, afin d’éviter ainsi de faire personnellement une concession qui pourrait être sévèrement appréciée en Allemagne, ou bien ne veut-il que gagner du temps pour prendre avant nous des dispositions militaires, et laisser en même temps approcher la convocation des Cortès, afin de soutenir ensuite qu’il convient d’attendre le vote de cette assemblée ? En ne considérant que son attitude et ce que j’ai recueilli dans son entourage, j’inclinerais peut-être à apprécier comme plus vraisemblable la première de ces deux hypothèses, si nous n’étions autorisés à nous montrer incrédules ou du moins défiants.

« Si la réponse du Roi eût été simplement évasive, je ne me serais pas retiré sans le constater respectueusement ; mais je ne pouvais rien objecter au désir de Sa Majesté de se concerter avec les princes de Hohenzollern avant de me faire connaître sa résolution, au moment surtout où elle me donnait l’assurance qu’elle ne tarderait pas à me mettre à même de vous en instruire.

« Je reçois votre dépêche en date d’aujourd’hui, 2 heures (c’est celle qui lui interdisait d’aller trouver directement le prince de Hohenzollern) ; je m’y conformerai. »

Le rapport et la lettre particulière qui l’accompagnait ajoutent peu de choses essentielles au résumé télégraphique. S’il n’était pas convenu que, dans les relations internationales, faites de ruses et de violences, c’est-à-dire de barbarie, le mot de mensonge n’a pas de sens, le roi mentait quand il déclarait que son gouvernement n’avait pas été mêlé à la négociation : c’est M. de Bismarck qui l’avait conduite.

Mais si le roi cherchait à dégager ainsi son gouvernement et à enlever toute signification politique à la candidature Hohenzollern, voulait-il seulement gagner du temps, ou bien rendre plus facile pour lui-même le retrait de la candidature ? Pendant tout l’entretien, il s’efforce de maintenir que toute l’initiative est venue du prince Léopold, et qu’il s’est borné à donner, comme chef de famille, son consentement. Pour bien marquer d’ailleurs qu’il n’a pris encore aucune décision, et qu’il ne donnera pas de conseils, il se demande si en retirant son acceptation à l’Espagne le prince ne va pas déchaîner en
SOUVENIRS ET REGRETS.
D’après une charge de l’époque.



ce pays la guerre civile. Grave cas de conscience à coup sûr pour l’âme scrupuleuse de l’excellent roi qui avait permis à M. de Bismarck de tendre l’abominable piège ! En tout cas, le roi de Prusse tient à ce qu’aucune hâte ne lui donne l’air de céder à une sommation, et il demande du temps comme si le prince Léopold et son père devaient délibérer en effet en toute indépendance, sans un ordre ou un conseil contraignant du roi. Quelle était, à cette minute précise, sa pensée profonde ? Il est possible qu’en gagnant du temps il ne songeât pas seulement à ménager aux yeux de son peuple sa dignité de souverain, mais qu’il réservât à des chances imprévues, le moyen de se produire. Il était dans une situation difficile, pris lui-même au piège que son ministre, avec son consentement, avait dressé. Ajourner, c’était permettre à M. de Bismarck quelque coup nouveau de son génie, quelque tour de son sac ; c’était donner peut-être lieu à des imprudences de la France, où M. de Gramont était déjà bien excité ; et qui sait si les événements, en changeant brusquement l’apparence des choses, ne permettraient pas au roi probe et craignant Dieu d’assumer sur sa tête pieuse le lourd fardeau de la guerre ? Déjà il avait dit à M. Benedetti (c’est le seul point sur lequel la lettre particulière de celui-ci complète utilement sa dépêche) qu’il avait été blessé par le discours du ministre français, qu’il y avait vu presque une provocation. Que l’orgueil maladroit de celui-ci donne prétexte à un accès de dignité du roi, à un mouvement de fierté nationale en Allemagne, et le fond même de l’affaire Hohenzollern disparaît. Peut-être aussi espérait-il qu’une aide lui viendrait du gouvernement espagnol, que celui-ci affirmerait bien haut, contre la France, le droit de choisir librement son souverain. En traînant les négociations, il laissait ouvertes des possibilités multiples où sa responsabilité propre s’évanouirait.

De l’horizon troublé, l’éclair de la guerre pouvait jaillir en tant de points qu’il serait impossible de dénoncer la source même de l’orage. Mais en donnant ces délais à la tempête, le roi n’aggravait-il pas devant l’histoire la responsabilité que déjà, par sa collaboration à la manœuvre de M. de Bismarck, il a assumée ? cependant il ne pouvait, sans apparaître comme l’auteur direct du conflit, garder une attitude immobile ; et il avait fait un pas qui pouvait être décisif. Il avait dit qu’il appelait l’attention du prince Léopold et du prince Antoine sur les suites de leur acceptation et que s’ils croyaient devoir la retirer il approuverait la décision. C’est ce que disait très nettement la dépêche : c’est ce que répète le rapport, quoique avec une nuance un peu moins marquée, semble-t-il. « Dans le cours de l’audience, le Roi m’avait plusieurs fois indiqué que s’il ne pouvait user de son autorité pour déterminer le prince Léopold à retirer la parole qu’il avait donnée, Sa Majesté s’abstiendrait de l’en détourner. S’expliquant plus clairement à ce sujet, le Roi m’a assuré qu’il entendait lui laisser, après comme avant son acceptation, la plus entière liberté, qu’il s’était mis en rapport avec le prince Antoine, qui se trouvait à Sigmaringen, et qu’il l’avait interpellé sur ses intentions et sur celles du prince Léopold, son fils, ainsi que sur la manière dont ils envisageaient l’émotion causée en France par l’assentiment qu’ils ont donné aux propositions du cabinet espagnol, qu’il lui importait d’être exactement éclairé à ce sujet pour continuer notre entretien et me faire connaître les résolutions qui pourront être adoptées ». Au fond, le Roi s’obligeait par là même à donner au prince le conseil de renoncer : car quel eût été le cri du monde si on avait su que deux cousins pauvres du roi de Prusse prenaient sur eux, sur eux seuls, de déchaîner la guerre, et que le roi de Prusse n’avait pas fait un signe d’autorité pour prévenir ce désastre ? Déclarer qu’il appelait leur attention sur l’émotion de la France, c’était s’obliger, malgré toutes les réserves de forme, à obtenir d’eux qu’ils en tiennent compte. Et le délai demandé, que ce fût de bonne foi ou avec une arrière-pensée mauvaise, ne pouvait, malgré tout, porter l’incertitude bien loin. Dans deux ou trois jours au plus tard, sous l’impatience et l’angoisse de l’Europe, il faudrait bien se prononcer. Tout était sauvé si la diplomatie française était sensée et loyale, si elle voulait vraiment, avec la satisfaction substantielle du retrait de la candidature, le maintien de la paix. Benedetti pressentait bien que c’est de Paris que viendrait le péril. Il était alarmé par le ton menaçant du discours de M. de Gramont, par le ton pressant et impérieux de ses instructions. Il sentait bien qu’entre son ministre et lui il y avait, non pas contradiction formelle, mais dissonance. Il avait peur, s’il atténuait la vibration de la pensée ministérielle, d’être accusé de faiblesse par les chauvins déchaînés ; et, s’il la transmettait toute vive, de provoquer l’explosion immédiate. Aussi se faisait-il, auprès du roi de Prusse, pressant sans arrogance et adressait-il à M. de Gramont des conseils discrets, presque timides, de modération : « Vous serez sans doute d’avis, lui écrivait-il dans une lettre particulière, qu’il faut mettre, dans une juste mesure, la modération de notre côté. »

Surtout, pour calmer son impatience fébrile, pour lui enlever la peur d’être dupé et devancé par la Prusse, il lui disait : « Je n’aperçois rien qui puisse me donner à croire qu’on prend des mesures militaires. Le Roi n’a toujours autour de lui que les officiers qui l’accompagnaient à son départ de Berlin ». Il ajoutait toutefois : « Je vous engage cependant à ne pas attacher une grande importance à cette information. On ne peut pas mobiliser même un seul corps d’armée sans que cette mesure devienne aussitôt de notoriété publique, mais on peut tout disposer dans ce but sans le laisser soupçonner ». Sans doute, mais des précautions secrètes de même ordre pouvaient être prises en France sans qu’une cloche de guerre ébranlât l’air.

Le roi de Prusse, en retenant courtoisement à dîner M. Benedetti, le soir de l’entretien du 9, avait tenu à marquer qu’il ne prévoyait pas une rupture. M. de Gramont l’aurait rendue impossible s’il avait dit dès lors au Corps législatif, à la France, qu’il ne poursuivait qu’une chose : le retrait de la candidature ; qu’il verrait dans ce retrait le gage des intentions pacifiques du roi de Prusse, et s’il avait ajouté avec fermeté que la France toute entière pouvait et devait faire crédit de quelques jours aux négociateurs pour que ce résultat honorable et sage fût obtenu. C’est là le langage qu’aurait tenu un gouvernement prévoyant et vraiment fort, c’est-à-dire maître de lui-même. Mais l’Empire était à la dérive. Le noble duc, par son discours du 6, avait exalté les passions belliqueuses et tous les forcenés du bonapartisme intégral soufflaient sur le feu : l’incendie de la guerre ne dévorera-t-il pas jusqu’aux espérances de liberté ? De la presse, l’agitation passait dans la rue.

À mesure cependant que croissait cette frénésie, la gauche accentuait sa résistance. Et il lui aurait été plus facile de combattre le mouvement si elle-même n’avait pas si longtemps dénoncé le péril de l’unité allemande, si, en elle aussi, un instinct de chauvinisme dominateur ne survivait pas. Trop souvent elle s’était plu à accuser l’Empire de faiblesse, et, il y a peu de jours, M. Jules Ferry jetait au Corps législatif comme une injure : « Majorité de Sadowa ! »

Pourtant, depuis quelques années déjà, les républicains, par un méritoire effort de pensée, s’étaient dégagés des préjugés funestes qui conduisaient fatalement à la guerre contre la Prusse : et plus les fanatiques d’absolutisme poussaient au conflit, plus la gauche affirmait la nécessité de la paix. Il est vrai que l’opposition républicaine n’arrive pas à une action concordante. Les mêmes journaux qui concluent à la paix donnent tort, au hasard des articles, ou à la France ou à la Prusse. Ce qui domine chez les radicaux, c’est la haine de l’Empire. Et, pour le blesser, pour l’humilier, ils n’hésitent pas à recommander la paix en termes qui en font une abdication et qui rendent par là plus difficile au gouvernement de la maintenir. Dans le journal de Delescluze, le Réveil, gronde un mélange terrible de chauvinisme et de révolution. Siebecker écrit : « Parions que le Hohenzollern est un beau matin installé en Espagne, sans plus de tambours ni de trompettes que son cousin n’en a employés pour prendre possession de la Roumanie. »

« Deux bien jolis succès : ça et le Saint-Gothard. »

« La Prusse à Forbach, la Prusse derrière le Rhin, à Kehl, la Prusse derrière les Alpes, la Prusse derrière les Pyrénées. Ceux qui aiment la Prusse peuvent se régaler ; on en a mis partout. »

« Les éclats de rire rouleront à droite, à gauche, au nord, au midi, à la frontière luxembourgeoise, derrière Wissembourg, sur le Rhin, sur les Alpes, sur les Pyrénées, partout. »

« Si c’est cela la revanche de Sadowa, eh bien, elle est complète ! »

« Ah ! nous le savons, vienne un revers, on fera appel à ce bon, à ce brave peuple, qui a toujours fait son devoir : on fera de belles proclamations. Mais le peuple se rappellera alors que vous l’avez canardé à Aubin, à La Ricamarie, cerné au Creusot, assommé sur les boulevards et dans les faubourgs ; et en ce moment même, vous essayez de l’écraser avec l’Internationale, et, dédaigneux, il vous répondra : « Je ne vous connais pas. »

« Le peuple, lui, n’a rien à craindre. »

« Le jour où il a la puissance entre les mains, il n’a pas plus besoin des finasseries diplomatiques que du déploiement des gros bataillons pour faire respecter la chose publique. »

« Il a fait voir aux fameux tacticiens de l’école de Frédéric comment, avec des soldats improvisés, on battait les armées régulières. »

« Mais, quand il trouve ces élans irrésistibles, ce n’est jamais pour sauver les dynasties qui croulent, c’est pour faire respecter sa République à lui. »

Qu’importe que la paix soit une humiliation ? le gouvernement de l’Empire n’a pas droit à l’honneur et il a d’ailleurs l’habitude de capituler.

« Malgré cela, écrit F. Faure dans le Réveil, nous pensons que, comme son intérêt personnel pourrait en souffrir, le chef de l’État n’engagera pas facilement une guerre contre l’Europe entière, unie contre nous dans un même sentiment, grâce aux habiletés de la politique bonapartiste, et qu’il n’hésitera pas, comme après Sadowa, comme après l’affaire du Luxembourg, à désavouer les trop belliqueuses déclarations de son ministre. Peu importe au ministère une humiliation de plus ou de moins ! Et notre diplomatie, partout dupée depuis dix ans, n’aura que peu à perdre à ce nouvel échec. »

Mais Delescluze lui-même, tout en conseillant, tout en exigeant la paix dans l’intérêt de la liberté, défiait la Prusse et les Hohenzollern, au nom de la France de l’avenir : « Nous savons aussi bien que personne que, fidèle aux traditions envahissantes de sa race, enivrée de ses faciles victoires de 1866, la maison de Hohenzollern aspire à fonder sa grandeur sur l’anéantissement de la liberté européenne, et qu’elle ne poursuit pas d’autre but en soumettant d’abord l’Allemagne entière à son hégémonie. Aussi, vienne le jour où, ne relevant que d’elle-même, la France aurait à se défendre de ses attaques, et l’on verra si la démocratie n’est pas la première au combat. Jusque-là son unique, son impérieux devoir est de conjurer des conflits préparés par les rois et dont l’issue, quelle qu’elle soit, ne peut être que défavorable à la liberté, puisque la victoire, où qu’elle se portât, ne servirait que le militarisme monarchique. »

Mais ces premiers bouillonnements révolutionnaires n’auraient-ils pas dû avertir encore M. Émile Ollivier de l’urgence d’agir ; et que faisait-il donc en ces jours critiques ? Il n’y avait pas alors de président du Conseil en titre ; mais c’est pour sa politique qu’avait été formé le ministère du 2 janvier : il était reconnu, en fait, comme le ministre dirigeant. Or, par la guerre et quelle qu’en fût l’issue, c’est toute sa politique qui sombrait : avec la victoire, dans l’absolutisme ; avec la défaite, dans la révolution. À défaut d’un clairvoyant amour de la patrie et de la liberté, l’instinct de conservation ne suffisait-il donc pas à l’avertir ? Ou de quelle paralysie de la volonté et de l’intelligence était-il frappé ? Il ne pouvait pas ne pas voir que ceux qui l’avaient tué par le plébiscite cherchaient à l’engloutir dans la guerre, comme un mort embarqué déjà pour le funèbre voyage et qu’on s’acharnerait encore à noyer dans le Styx. Or, à cette date, dans ces jours critiques du 8, du 9, du 10 juillet et après la première surprise d’imprudence, il pouvait encore réagir. La France presque toute entière voulait la paix et elle aurait soutenu énergiquement le ministre qui, d’une parole mesurée et ferme, aurait dénoncé les agités. L’Empereur lui-même, dans la mesure où on peut dire qu’il avait une volonté, préférait le règlement pacifique du conflit. Malade, incertain, ayant vaguement conscience de l’infériorité de son armée, il hésitait à risquer la dynastie à demi disloquée sur le sombre abîme. Il semble bien que son ambition se bornait alors à obtenir le retrait de la candidature Hohenzollern. Au témoignage de M. Nipra, l’empereur dit, le 10 juillet, à M. Vimercati, un des agents de Victor-Emmanuel : « J’attends la réponse de la Prusse. Si on renonce à la candidature, sous n’importe quelle forme, il n’y aura point de guerre. » C’est à quoi travaillaient les puissances de l’Europe. Elles conseillaient à Prim de ne pas persister, au roi de Prusse d’obtenir de son cousin le désistement, et à l’Empereur Napoléon de s’en contenter. Si M. Émile Ollivier avait su ce qu’il voulait et s’il l’avait dit, s’il avait déclare nettement que le retrait de la candidature Hohenzollern suffisait, que la France n’avait pas d’autre exigence et d’autre but, l’Empereur aurait, sans aucun doute, donné son assentiment formel. Et la menace d’une dissolution du Corps législatif, prononcée dans l’intérêt de la paix comme de la liberté, aurait apaisé les clameurs de la meute de guerre. Soit que M. Émile Ollivier, obstiné à concilier les contradictoires, l’Empire et la liberté, eût perdu à ce jeu la netteté d’esprit qui convient aux grandes crises, soit qu’il voulût se ménager en toute hypothèse le moyen de rester au pouvoir, ou encore qu’il se flattât de capter au profit de sa politique informe et flottante le bénéfice de la victoire et de dorer cette nuée sous ce rayon, il laissa faire, et M. de Gramont, livré à lui-même, multiplia les témérités. Il obséda M. Benedetti de dépêches impatientes et impérieuses, où il commence à glisser le germe encore indistinct de revendications ultérieures.

Le 10 juillet, à une heure vingt du soir, il télégraphia : « Il faut employer tous vos efforts pour obtenir une réponse décisive ; nous ne pouvons pas attendre, sous peine d’être devancés par la Prusse dans ces préparatifs. La journée ne peut pas se passer sans que nous commencions. Je sais de source certaine qu’à Madrid le prince régent désire la renonciation du prince de Hohenzollern. » Cinq minutes après, et comme si un grave événement s’était produit dans ce bref intervalle, nouveau télégramme : « Écrivez-moi une dépêche que je puisse lire aux Chambres et publier, dans laquelle vous démontrerez que le Roi a connu et autorisé l’acceptation du prince de Hohenzollern, et dites surtout qu’il vous a demandé de se concerter avec le prince avant de vous faire connaître ses résolutions. » Ce qui hante le noble duc, c’est bien l’idée de commettre à fond le roi de Prusse dans l’affaire. Le même jour, 10 juillet, troisième dépêche, troisième coup d’aiguillon : « Je vous envoie le comte Daru, en vous priant de le faire repartir immédiatement, car nous ne pouvons plus attendre. Pendant que le Roi vous remet d’heure en heure, sous prétexte de se concerter avec le prince de Hohenzollern, on rappelle en Prusse les hommes en congé, et on gagne sur nous un temps précieux. À aucun prix, nous ne pouvons donner à nos adversaires, aujourd’hui, ces mêmes avantages qui ont été, en 1866, si funestes à l’Autriche. Et d’ailleurs, je vous le dis nettement, l’opinion publique s’enflamme et va nous devancer. Il nous faut commencer ; nous n’attendons plus que votre dépêche pour appeler les 300.000 hommes qui sont à appeler. Je vous en prie instamment, écrivez-nous, télégraphiez-nous quelque chose de bien clair. Si le Roi ne veut pas conseiller au prince de Hohenzollern de renoncer, eh ! bien, c’est la guerre tout de suite, et, dans quelques jours, nous sommes au Rhin. Le Roi est désormais en cause. Après l’aveu qu’il a fait d’avoir autorisé l’acceptation, il faut qu’il la défende ou, du moins, qu’il conseille et obtienne la renonciation ; mais ce qui est pour nous plus important que la renonciation elle-même, c’est de savoir promptement à quoi nous en tenir. »

En même temps, M. de Gramont transmettait à M. Benedetti le télégramme qu’il avait reçu de notre ambassadeur à Madrid : « Le régent est arrivé ; j’ai eu avec lui une très longue conversation. Il a trouvé les ministres inclinés à la prudence, et il désire sortir de l’affaire d’une manière convenable. Il pense, comme le maréchal Prim, que le meilleur moyen, puisque la Prusse prétend n’avoir été pour rien dans l’entreprise, ce serait que le roi de Prusse refusât son consentement. Il avoue que l’opinion n’est plus ce qu’elle était au premier moment. »

Mais aussitôt, le duc de Gramont était pris d’une peur : c’est que l’Espagne agit trop pour obtenir la renonciation et que la mortification infligée au roi de Prusse en fût amoindrie. Dans la nuit du 10 juillet au 11, à une heure du matin, il télégraphie à M. Benedetti : « Vous ne pouvez vous imaginer à quel point l’opinion publique est exaltée. Elle nous déborde de tous côtés, et nous comptons les heures. Il faut absolument insister pour obtenir une réponse du Roi, négative ou affirmative. Il nous la faut pour demain, après-demain serait trop tard.

« Le régent d’Espagne, après une conférence, a décidé d’envoyer au prince quelqu’un qui sera autorisé à voir le Roi et même M. de Bismarck pour demander le retrait de la candidature ; ce sera le général Dominguez ou M. Silvela. Vous pouvez vous servir de cette information si vous le jugez nécessaire au succès de vos efforts ; mais il serait bien préférable pour le gouvernement de devoir le retrait de la candidature à la seule intervention du Roi. »

Cependant, le 10 juillet au soir, à huit heures, M. Benedetti télégraphie à son chef dans l’espoir de calmer un peu son impatience fébrile, « M. de Werther vient de me faire espérer que le Roi pourrait me demander demain de reprendre notre entretien. Sa Majesté a reçu aujourd’hui des dépêches du prince Antoine de Hohenzollern ; le prince Léopold n’était pas auprès de son père ; les informations parvenues à Sa Majesté sont encore incomplètes ou insuffisantes. Vous me permettrez d’ajouter, qu’à mon sens, la guerre deviendrait inévitable si nous commencions ostensiblement des préparatifs militaires. »

Un jour encore, deux jours peut-être de délai : était-ce trop ou pour permettre au roi de Prusse de se dégager, sans trop de dommage pour sa fierté, du détestable piège où sa main, en le tendant, était restée prise ? ou pour le mettre évidemment dans son tort, aux yeux du monde, s’il refusait enfin la satisfaction demandée ?

C’est dans cette atmosphère fiévreuse que s’ouvre la journée du 11 juillet. C’était un lundi. Quarante-huit heures s’étaient écoulées sans que le Corps législatif se fût réuni : les esprits surchauffés supposaient que, dans l’intervalle, une subite décision était intervenue, et on s’attendait, pour la séance de l’après-midi, à une communication sensationnelle. À deux heures et demie, le duc de Gramont était à la tribune.

« Le gouvernement comprend l’impatience de la Chambre et du pays ; il partage ses préoccupations, mais il lui est impossible de porter à sa connaissance un résultat définitif. Il attend la réponse dont dépendent ses résolutions. Tous les cabinets auxquels nous nous sommes adressés paraissent admettre la légitimité de nos griefs. J’espère être très prochainement en mesure d’éclairer la Chambre, mais, aujourd’hui, je fais appel à son patriotisme et au sens politique de chacun de ses membres pour les prier de se contenter, pour le moment, de ces informations incomplètes. »

Mais quel péril y aurait-il eu à éclairer tout ensemble et à apaiser l’opinion ? Pourquoi ne pas dire que le gouvernement ne demandait qu’une chose : le retrait de la candidature Hohenzollern ? Et puisqu’il alléguait l’opinion des puissances étrangères, pourquoi ne pas ajouter avec précision qu’elles s’efforçaient toutes, et l’Espagne aussi, d’obtenir ce retrait, et que la France serait reconnaissante au monde de ces démarches pour la paix ? Par là le ministre aurait calmé l’opinion en lui proposant un objet, raisonnable et limité, et il aurait rendu plus faciles les négociations d’Ems, en désintéressant du conflit l’amour-propre du roi de Prusse. Mais c’est ce qu’il ne voulait point. Mais, ici encore, pourquoi M. Émile Ollivier n’est-il pas intervenu ? Précisément M. Arago lui fournissait l’occasion de s’expliquer. De sa voix énorme et qui dominait les tumultes indignés, il s’écriait :

« Je demande à M. le ministre des affaires étrangères si les questions adressées à la Prusse n’ont trait qu’à l’incident spécial, qu’à l’offre faite par le maréchal Prim à ce prince prussien, qu’à l’acceptation éventuelle de la couronne d’Espagne par le prince Léopold de Hohenzollern. S’il en est ainsi, je crois qu’on doit espérer une réponse satisfaisante, une assurance de paix ; mais si les questions sont complexes et de nature à soulever d’autres discussions que l’incident Hohenzollern, nous serions malheureusement obligés de les considérer comme offrant d’autres prétextes à une déclaration de guerre. »

Comme un homme qui s’avance la nuit dans une région pleine d’embûches, le parti républicain, dans l’obscurité où on lançait le pays, pressentait un péril prochain, mais sans en bien discerner la forme. Le danger n’était pas que le gouvernement soulevât une autre question que l’incident Hohenzollern, qu’il
QUI VEUT VOIR LES BATTERIES PRUSSIENNES ?
D’après un document de la Bibliothèque Nationale.


reprît, par exemple, la détestable politique des compensations territoriales abandonnée depuis 1867 ; le danger était que, dans l’incident Hohenzollern lui-même, il ne manœuvrât de telle sorte que la guerre fût inévitable. Le gouvernement, tout le gouvernement garda le silence ; c’est alors pourtant que M. Émile Ollivier aurait pu défendre la politique de paix. C’est alors qu’il aurait pu dire : Non seulement nous ne soulevons pas d’autres questions que la question Hohenzollern, mais, dans la limite même de cette question, nous ne cherchons à blesser personne. Ce n’est pas une victoire d’amour-propre que nous poursuivons, mais simplement, par le retrait d’une candidature dangereuse, une garantie de sécurité pour la France et un gage de bonne volonté à notre égard. Le silence, ou le quasi-silence des ministres aggrava le malaise et la tension nerveuse ; et, malheureusement, M. Benedetti ne pouvait envoyer ce même jour, 11 juillet, une réponse décisive et qui pût procurer une détente. Dans son récent entretien avec M. Benedetti, le Roi demandait encore un délai. Ah ! s’il avait voulu conspirer avec l’orage eût-il procédé autrement ?

Pourtant, ses raisons étaient plausibles. La crise avait éclaté soudain. Elle avait surpris le prince de Hohenzollern en des villégiatures lointaines. Le roi, pour expliquer ces retards, était obligé de dévoiler peu à peu toutes les machinations scélérates que le chancelier et lui avaient préparées dans l’ombre.

« Sa Majesté a tenu à m’expliquer l’absence du prince Léopold, et m’a appris qu’au moment où il a adhéré aux pressantes sollicitations du maréchal Prim, il avait été entendu que les Cortès seraient convoquées après un délai de trois mois, et que la combinaison serait seulement rendue publique à l’ouverture de l’Assemblée. Le prince Léopold croyait donc qu’il pouvait s’éloigner sans inconvénient, ne prévoyant pas que le maréchal Prim informerait prématurément notre ambassadeur à Madrid de l’arrangement qu’il venait de conclure ». Mais enfin, les choses étaient ainsi, et à moins de vouloir délibérément la guerre, il fallait accorder au roi de Prusse les quelques jours, les quelques heures qu’il demandait pour donner au désistement du prince Léopold un tour acceptable au souverain lui-même. Il laissait échapper d’ailleurs, malgré son dessein de se maîtriser, une irritation croissante et un énervement dont l’insistance de la France n’était pas seule responsable. Surpris par une clarté soudaine dans une manœuvre qui avait besoin de la nuit, il avait conscience de ce qu’a de fâcheux un mauvais coup manqué ; il est toujours cruel à une âme scrupuleuse de ne pouvoir apaiser dans l’orgueil du succès le remords secret d’une entreprise immorale. En cette posture délicate, il avait droit à quelques ménagements. Au demeurant, après quelques paroles de dépit et de vagues menaces, il concluait par une nouvelle, affirmation pacifique : « Il n’y a pas péril en la demeure, et un jour ou deux de retard ne sauraient rien aggraver. Le prince Léopold terminait une excursion en Suisse et en Bavière, et notre insistance, quand il ne restait plus qu’un délai très court pour s’assurer des intentions des deux princes de Hohenzollern, pouvait lui faire penser que nous avions le dessein de provoquer un conflit… « Je n’ignore pas les préparatifs qui se font à Paris, et je ne dois pas vous cacher que je prends moi-même mes précautions pour ne pas être surpris ». Sa Majesté a essayé plus tard d’atténuer la gravité de ces paroles en cherchant à me prouver qu’elle avait encore une entière confiance dans le maintien de la paix. « Elle ne sera pas troublée, a dit le roi, si l’on veut attendre à Paris que je sois en mesure d’y contribuer utilement et en me laissant le temps qui m’est nécessaire. »

Après tout, c’était la paix : car plus le Roi prenait de précautions pour que le désistement du prince de Hohenzollern parût venir de l’initiative de celui-ci, plus il est évident qu’il comptait sur ce désistement, qui ne pouvait être refusé à son intervention secrète. C’est bien cette espérance qui anime Benedetti le 11, malgré le malaise de l’attente, lorsqu’il annonce au duc de Gramont que l’ambassadeur de Prusse à Paris, M. de Werther, va quitter Ems et revenir à son poste : « J’ai cru comprendre, d’après ce qu’il m’a dit, qu’il n’a d’autre mission que de chercher à vous démontrer la sincérité des sentiments du Roi, et du désir de Sa Majesté d’arriver à une solution pacifique, sans toutefois faire personnellement une concession qu’il juge incompatible avec sa dignité, ou, en d’autres termes, en laissant peser uniquement sur le prince de Hohenzollern la responsabilité de sa renonciation. »

M. Benedetti précisait, d’ailleurs, son espérance dans sa lettre particulière du 11 juillet, 5 heures : « Vous voulez une réponse nette et immédiate ; le Roi persiste, malgré tous mes efforts, à me déclarer qu’il ne peut ni ne veut prendre sur lui de donner au prince de Hohenzollern l’ordre de retirer la parole qu’il a envoyée au gouvernement espagnol. Sa Majesté me laisse deviner, et elle me fait donner à entendre par son entourage, ainsi que vous le répétera M. de Werther, que le prince doit renoncer spontanément à la couronne qui lui a été offerte, et que le Roi n’hésitera pas à approuver sa résolution. Il me dit, de plus, que la communication du prince ne peut tarder à lui parvenir, qu’il devrait la recevoir demain ; mais il se refuse absolument à me donner l’autorisation de vous faire savoir, dès à présent, ce qui équivaudrait à une garantie ou à un engagement, que le prince retirera sa candidature. »

Même en ces termes, ce retrait de la candidature serait un grave échec pour M. de Bismarck et un grand succès pour la France ; mais M. de Gramont accepterait-il qu’en ces termes la question fût résolue ? Il ne pouvait, si grande que fût son impatience, refuser au roi de Prusse le court délai demandé. Le 11, au soir, à 6 h. 50, et ignorant encore cette demande, il avait lancé une sorte d’ultimatum : « Au point où nous en sommes, je ne dois pas vous laisser ignorer que votre langage ne répond plus comme fermeté à la position prise par le gouvernement de l’Empereur.

«… Nous demandons que le Roi défende au prince de Hohenzollern de persister dans sa candidature, et si nous n’avons pas une réponse décisive demain, nous considérerons le silence ou l’ambiguïté comme un refus de faire ce que nous demandons ». Le 12 juillet, à 2 heures, il consent à attendre un peu : « Nous ne pouvons refuser au roi de Prusse le délai qu’il nous demande ; mais nous espérons que ce délai n’atteindra pas au-delà d’un jour ». Mais ce qui est grave, c’est qu’en même temps, il lui suggère très confidentiellement une tentative redoutable : « Employez toute votre habileté à constater que la renonciation du prince de Hohenzollern vous est annoncée, communiquée ou transmise par le roi de Prusse ou son gouvernement. C’est pour nous de la plus haute importance. La participation du Roi doit à tout prix être consentie par lui ou résulter des faits d’une manière suffisante ». C’est du moins le texte donné par M. Benedetti. M. de Gramont déclare qu’il avait écrit non pas suffisante mais saisissable et que le mot est plus fort ! Soit ; mais qui ne voit que c’est du fait même de la renonciation du prince Léopold que résultait l’intervention du Roi, comme elle avait résulté du fait seul de l’acceptation du prince ?

L’habileté, voire même « l’adresse » (car M. de Gramont précise encore qu’il avait ajouté ce mot), aurait consenti à prendre acte de la renonciation et à y voir (sans d’ailleurs intéresser l’amour-propre du roi) un signe de ses intentions pacifiques et de son désir de maintenir avec la France des relations correctes et courtoises.

Mais si le duc de Gramont n’était pas un fourbe feignant de vouloir la paix et la suspendant à des exigences qu’il savait irréalisables, c’était un niais, puisqu’il dépréciait systématiquement la satisfaction réelle qu’il allait recevoir pour en solliciter une autre qu’il ne pouvait atteindre.

Or les événements allèrent tout au rebours de ses vaniteuses combinaisons. Ce n’est pas par le roi de Prusse que la France apprit tout d’abord le désistement du prince Léopold. Le 12 juillet, dans l’après-midi, comme M. de Gramont commençait à s’entretenir avec le baron de Werther à peine arrivé d’Ems, l’ambassadeur d’Espagne à Paris demande à être reçu à l’instant. Il était environ trois heures à trois heures moins un quart. Il y avait trois quarts d’heure à peine que le duc de Gramont venait de télégraphier à M. Benedetti pour engager le roi de Prusse le plus possible, et voici ce que l’ambassadeur espagnol, M. Olozaga, communiquait au duc de Gramont. Il avait reçu du prince Antoine une dépêche venue de Sigmaringen et datée du matin 10 h. 28 : « Je crois de mon devoir de vous informer, comme représentant d’Espagne à Paris, que je viens d’expédier à Madrid au maréchal Prim, le télégramme suivant : « Maréchal Prim, Madrid : Vu les complications que parait susciter la candidature de mon fils Léopold au trône d’Espagne et la situation pénible que les derniers événements ont créée au peuple espagnol, en le mettant dans une alternative où il ne saurait prendre conseil que du sentiment de son indépendance, convaincu qu’en pareille circonstance son suffrage ne saurait avoir la sincérité et la spontanéité sur lesquelles mon fils a compté en acceptant la candidature, je la retire en son nom. »

Mais tout d’abord une question se pose : Comment se fait-il que M. de Gramont n’ait connu qu’à ce moment-là, et par l’ambassadeur d’Espagne, cette dépêche ? Il semble bien que M. Émile Ollivier la connaissait et l’avait en main depuis environ midi, c’est-à-dire depuis plusieurs heures, soit qu’elle lui eût été immédiatement communiquée de l’ambassade d’Espagne, soit qu’elle fût en double et qu’elle fût passée sous les yeux du ministre de l’Intérieur, soit qu’ayant été remise aux agences en même temps qu’elle était expédiée à l’ambassadeur espagnol, elle fût parvenue par cette voie à M. Émile Ollivier. Il lui parut qu’après toutes les imprudences commises c’était le salut, et ne se tenant pas de joie, il alla tout d’abord, où ? Trouver M. de Gramont, qui avait la charge officielle de la négociation ? et s’entendre avec lui sur les conséquences de cette dépêche, sur les décisions à prendre, sur les communications à faire au Corps législatif ? Pas le moins du monde. Il néglige M. de Gramont. Il ne le fait même pas avertir, et il va au Palais-Bourbon. Il n’attend même pas d’y être arrivé pour laisser échapper la grande nouvelle. En chemin, ayant rencontre le directeur de la Liberté, il la lui confie, et bientôt, de groupe en groupe à toute la Chambre. C’est, je crois, le plus prodigieux exemple d’anarchie donné par un régime. C’est si stupéfiant qu’on est tenté de penser que M. de Gramont, diplomate correct et gourmé, n’avoue dans son livre avoir connu la dépêche de Sigmaringen que par la communication officielle de l’ambassadeur, mais qu’il en avait d’abord connaissance officieuse par son collègue, et dans le récit que fait de ces journées M. de la Gorce, historien d’ailleurs très sagace et très net, il semble qu’il y ait une confusion à cet égard. Mais le doute n’est pas possible. Le texte même de la dépêche très confidentielle adressée par M. de Gramont à Benedetti, montre bien que lorsqu’il l’a lancée, c’est-à-dire à 2 h. 15 selon la notation de Benedetti, à 1 h. 40 selon la notation de M. de Gramont, il ne savait rien de la dépêche à M. Olozaga, car pour le presser de commettre le roi de Prusse dans la décision du prince Léopold, il n’aurait pas manqué de lui signaler que déjà, par le circuit de l’Espagne, le roi de Prusse cherchait à éluder toute apparence d’intervention directe.

Au demeurant, M. le duc de Gramont le déclare formellement : « Le gouvernement se trouvait en présence d’une situation nouvelle : les deux dépêches, expédiées une heure auparavant au comte Benedetti, devenaient inutiles. »

Ainsi, pendant deux ou trois heures, M. Émile Ollivier eut la dépêche sans que M. de Gramont en fût informé. Le Palais-Bourbon et le quai d’Orsay sont contigus ; cependant les deux hommes agirent, l’un au Palais-Bourbon, l’autre au quai d’Orsay, sans s’être concertés, sans avoir tout d’abord délibéré un instant. M. de Gramont fit très méchant accueil à la communication espagnole. C’était une victoire pour la paix ; ce n’était pas une victoire pour l’orgueil du ministre français. « M. Olozaga se félicitait de cette solution, car, au point de vue du cabinet de Madrid, elle était d’autant plus complète qu’en vérité elle était son œuvre. » Et il discute en chicaneau dépité tous les termes du télégramme, comme si le retrait de la candidature ne valait point par la seule force du fait !

C’est dans cette disposition d’esprit et méditant une revanche qu’il reprit avec l’ambassadeur de Prusse l’entretien un moment suspendu par la communication urgente de M. Olozaga. Et, tout de suite, il s’applique à engager à fond le roi de Prusse. Précisément, M. de Werther proteste que celui-ci n’a aucune intention agressive ou hostile ; que, s’il a autorisé la candidature de son cousin, c’est sans aucune arrière-pensée mauvaise à l’égard de la France. Le grand diplomate eut alors une idée de génie. Puisque l’ambassadeur de Prusse se porte garant des bons sentiments de son souverain, pourquoi ne se chargerait-il pas d’obtenir que celui-ci donne forme à ces sentiments ? Ce qu’on n’avait pu obtenir par M. Benedetti, on l’aurait par M. de Werther, et ce serait l’habileté suprême. Il suggéra donc à celui-ci les termes d’une déclaration que pourrait faire le roi de Prusse, et, de peur que le roi de Prusse n’en disposât pas le texte tout à fait au gré de M. de Gramont, celui-ci voulut bien prendre la peine de la rédiger lui-même ; et il remit à M. de Werther, le 12 juillet, sur le coup de 3 heures, un bon petit projet ainsi conçu : « En autorisant le prince Léopold de Hohenzollern à accepter la couronne d’Espagne, le roi ne croyait pas porter atteinte aux intérêts et à la dignité de la nation française. Sa Majesté s’associe à la renonciation du prince de Hohenzollern et exprime son désir que toute cause de mésintelligence disparaisse désormais entre son gouvernement et celui de l’Empereur. »

Que l’ambassadeur prussien ait reçu cette note, qu’il ait accepté même un instant de la transmettre, cela ne peut guère s’expliquer que par la force pacifique des instructions qu’il avait reçues à Ems. Plus le roi manœuvrait pour se dégager personnellement, plus il lui importait de bien persuader à la France qu’il n’avait eu aucune arrière-pensée offensante ou hostile. Ayant abondé en ce sens, M. de Werther crut pouvoir accueillir le projet de note que M. de Gramont lui remettait. Mais que celui-ci n’ait pas pressenti un instant que cette note ne pouvait être interprétée par le vainqueur de 1866 et par son ministre, que comme une formule d’excuses, cela passe l’esprit. Il affirme qu’il n’y a pas pensé, et il faut le croire ; mais il faut ajouter tout de suite ce que disait M. de Bismarck : Cet homme est stupide. Ainsi, au retrait de la candidature, qui lui parvenait de Sigmaringen par le circuit de Madrid, mais qui n’avait pu se produire sans le consentement du Roi, il répondait immédiatement, le vaniteux niais, en demandant au Roi une lettre directe, et en la rédigeant lui-même. C’est cette ineptie infatuée qui disposait de la France : le coup irréparable était porté.

Pendant que se jouait au Quai d’Orsay ce drame, la nouvelle, imprudemment colportée au Palais-Bourbon par M. Émile Ollivier, y soulevait un orage. Si le gouvernement avait tenu le Corps législatif au courant des négociations, s’il avait dit que le roi de Prusse avait interrogé le prince Antoine et le prince Léopold, c’est bien du roi de Prusse, malgré son silence, que le désistement aurait paru venir ; et le détour de la nouvelle n’en aurait pas caché la véritable origine. Mais la dépêche du prince Antoine ainsi présentée, toute seule et tardivement, aux passions excitées des uns, aux colères calculatrices des autres, fournissait prétexte trop facile aux belles indignations de fierté. Voilà donc tout ce que le gouvernement avait obtenu ! Le roi de Prusse ne daignait même pas lui donner la moindre garantie ! Et la France n’avait en mains, pour toute réparation, pour toute satisfaction, pour toute sauvegarde, que la dépêche du prince Antoine. Ce fut aussitôt le thème des enragés de la droite autoritaire et de tous les ambitieux, de tous les intrigants en quête d’aventures sinistres. M. Clément Duvernois, surtout, qui ne pardonnait pas à son ancien ami, M. Émile Ollivier, de ne pas l’avoir appelé au ministère, faisait rage et déposait une demande d’interpellation qui fut ajournée au lendemain. Cependant, si M. Émile Ollivier avait répondu avec fermeté, avec habileté, à ces propos de guerre et de délire, il pouvait les refouler encore. À M. Thiers, qui l’adjurait de ne compromettre par aucun éclat le résultat obtenu, il avait répondu d’abord : « Soyez tranquille, nous tenons la paix, nous ne la laisserons pas échapper ». Puis son esprit, sans consistance et sans probité profonde, se laissa émouvoir par les clameurs des forcenés ; et quand il alla, vers trois heures et demie, au quai d’Orsay, pour conférer avec M. de Gramont, il n’y apportait déjà plus une ferme et irréductible volonté de paix. Au lieu de dire : l’incident est clos et il y aurait folie à le rouvrir, il approuve la tentative nouvelle auprès du roi de Prusse ; il joint ses instances à celles de M. de Gramont auprès de M. de Werther et il approuve sans doute le projet de note, si le duc de Gramont a daigné le lui communiquer. Les ministres étaient donc à la dérive. Mais qu’allait faire l’Empereur ? L’ambassadeur d’Italie, M. Nigra, qui était l’ami et le familier des Tuileries, affirme que le premier mouvement de l’Empereur fut de considérer la dépêche du prince Antoine comme la solution du conflit. Napoléon le manda à 3 heures aux Tuileries, et lui montrant la dépêche, il lui dit : « C’est la paix. Je vous ai appelé pour que vous télégraphiez la nouvelle à votre gouvernement. Je n’ai pas eu le temps d’écrire au Roi. Je sais bien que l’opinion publique est si exaltée qu’elle aurait préféré la guerre. Mais la renonciation est une solution satisfaisante et supprime au moins, pour le présent, tout prétexte à hostilité ». Au moment où le souverain tenait ce langage, le duc de Gramont avait déjà, par sa demande d’excuses, rouvert le conflit. Voilà où en était « le pouvoir fort ». Et combien de temps, d’ailleurs, se maintiendrait la volonté de l’Empereur lui-même ?

Il alla à Saint-Cloud, où était l’impératrice. Le duc de Gramont y alla aussi, et c’est dans cet entretien, qui dura une heure environ, que fut prise la décision fatale de ne pas se contenter du retrait de la candidature Hohenzollern, même approuvée par le roi de Prusse, mais de demander encore à celui-ci des garanties pour l’avenir. est-ce que l’écho des protestations violentes des bonapartistes autoritaires suffit à troubler l’Empereur ? Lui parut-il impossible de rompre avec ceux qui affectaient de vouloir lui maintenir ou lui restituer l’intégrité de sa puissance et de son prestige ? Pensa-t-il que les manifestations tumultueuses d’une partie du Corps législatif traduisaient le véritable état de l’opinion ?

Précisément, la formule d’interpellation lue par M. Clément Duvernois, à la séance de l’après-midi, posait la question des garanties pour l’avenir : « Nous demandons à interpeller le gouvernement sur les garanties qu’il a stipulées ou qu’il compte stipuler pour éviter le retour de complications successives avec la Prusse. » C’est selon cette formule qu’allait agir la diplomatie impériale, devançant le débat. Ou bien, comme beaucoup l’ont supposé, l’intervention de l’impératrice Eugénie fut-elle décisive ? Sur ce point, le duc de Gramont a gardé le silence. M. Émile Ollivier, que l’Impératrice n’aimait pas et qui se croit tenu, dit-on, par une sorte d’obligation chevaleresque, n’a rien précisé non plus ; il n’assistait point d’ailleurs à l’entretien de Saint-Cloud. L’historien officieux de M. de Bismarck, Sybel, essaie de démontrer lourdement que l’Impératrice s’enfermait dans sa dignité triste d’épouse offensée, et qu’elle restait à l’écart des affaires politiques.

M. de Sybel a un but : c’est de prouver que la guerre a été voulue par la France, non par la cour des Tuileries, et qu’il était donc légitime de continuer la lutte contre la France, même après l’effondrement de la dynastie. Mais tout démontre, au contraire, l’action politique constante de l’Impératrice. Pour n’en donner qu’un détail : quand l’Empereur eut son premier entretien (en janvier 1867) avec M. Émile Ollivier, sur l’orientation générale de la politique de l’Empire, il le pria d’aller en conférer avec l’Impératrice. Celle-ci suivait avec inquiétude, avec épouvante les progrès de l’opposition. Pensa-t-elle, comme plusieurs des fanatiques de l’Empire, qu’il était nécessaire de rétablir le prestige impérial pour assurer la continuité de la dynastie ? L’Empereur était malade : le prince impérial était jeune. Rêva-t-elle d’assurer par l’éclat d’une victoire la transmission de la couronne ? C’est possible ; ce fut l’impression des contemporains ; certaines réticences de M. Émile Ollivier le laissent entendre aussi. Ce qui est vrai, cependant, c’est que, dès avant l’entretien de Saint-Cloud, le destin de la France venait de se décider par la demande du duc de Gramont à M. de Werther. Mais n’y avait-il pas eu déjà des interventions de l’Impératrice ?

Au retour de Saint-Cloud, M. de Gramont, à 7 heures, télégraphie à M. Benedetti : « Nous avons reçu dès maintenant de l’ambassadeur d’Espagne la renonciation du prince Antoine, au nom de son fils Léopold, à sa candidature au trône d’Espagne. Pour que cette renonciation du prince Antoine produise tout son effet, il paraît nécessaire que le roi de Prusse s’y associe et nous donne l’assurance qu’il n’autoriserait pas de nouveau cette candidature.

Groupe de soldats prussiens sur le plateau de Châtillon.
D’après une photographie de l’époque.


«  Veuillez vous rendre immédiatement auprès du Roi pour lui demander cette déclaration, qu’il ne saurait refuser, s’il n’est véritablement animé d’aucune arrière-pensée. Malgré la renonciation, qui est maintenant connue, l’animation des esprits est telle que nous ne savons pas si nous pourrions la dominer.

« Faites de ce télégramme une paraphrase que vous pourrez communiquer au Roi. Répondez-moi le plus promptement possible. »

De Saint-Cloud, l’Empereur faisait tenir, dans la soirée, la lettre suivante à M. de Gramont :

« Mon cher Duc,

« En réfléchissant à nos conversations d’aujourd’hui et en relisant la dépêche du prince Antoine, je vois qu’il faut se borner à accentuer davantage la dépêche que vous avez dû envoyer à Benedetti, en faisant ressortir les points suivants :

« 1o Nous avons eu affaire à la Prusse et non à l’Espagne ;

« 2o La dépêche du prince Antoine adressée à Prim est un document non officiel pour nous, que personne n’a été chargé en droit de nous communiquer ;

« 3o Le prince Léopold a accepté la candidature au trône d’Espagne et c’est le père qui renonce ;

« 4o Il faut donc que Benedetti insiste, comme il en a l’ordre, pour avoir une réponse catégorique par laquelle le Roi s’engagerait, pour l’avenir, à ne pas permettre au prince Léopold (qui n’est pas engagé) de suivre l’exemple de son frère, et de partir un beau jour pour l’Espagne ;

« 5o Tant que nous n’aurons pas une communication officielle d’Ems, nous ne sommes pas censés avoir eu de réponse à nos justes demandes ;

« 6o Il est donc impossible de faire une communication aux Chambres avant d’être mieux renseignés.

« Recevez, mon cher Duc, l’assurance de ma sincère amitié.

« Napoléon. »

Tout cela est misérable, car il était clair que si le roi de Prusse laissait se produire un désistement qui, quelle qu’en fût la forme, était très mortifiant pour son amour-propre, ce ne serait pas dans la pensée de rouvrir l’incident. Ces sortes d’affaires une fois manquées ne se reprennent pas ; et cela encore, au lieu de le demander au roi de Prusse, la diplomatie impériale pouvait le constater comme l’inévitable conséquence du retrait. Mais il y a dans la lettre de Napoléon un petit mot qui inquiète la curiosité : que veut donc dire l’Empereur quand il prie son ministre de se borner à accentuer davantage la dépêche qu’il a dû envoyer à Benedetti ? Cette dépêche, il est clair qu’elle a été rédigée à Saint-Cloud même. Pourquoi y ajouter quelque chose tant qu’un événement nouveau ne s’est pas produit ? et pourquoi l’Empereur semble-t-il se préoccuper d’accentuer cette dépêche, mais dans certaines limites ? Est-ce qu’une hypothèse plus violente, plus agressive a été examinée ? et Napoléon a-t-il lieu de prévoir que le duc de Gramont sera entraîné à accentuer la dépêche convenue au delà de ce que Napoléon lui-même juge prudent ?

Ces journées tragiques sont pleines d’énigmes dont nul encore n’a essayé de donner le mot. En tout cas, le revirement de l’Empereur est complet et sa responsabilité est capitale. En quelques heures, il a changé de politique. Il acceptait, à 3 heures de l’après-midi, la solution du désistement ; un peu après, il le regrette, et il marche avec le duc de Gramont vers la catastrophe. C’est d’ailleurs pour couvrir, ou tout au moins pour diviser sa responsabilité que celui-ci cite, dès 1872, et avec la permission loyale de l’Empereur, la lettre de celui-ci.

Or, en ce soir tombant du 12 juillet, à peu près à l’heure où le duc de Gramont télégraphiait à Benedetti la dépêche des garanties, Benedetti, qui ignorait encore la communication espagnole, télégraphiait ceci au duc de Gramont : « Ems, le 12 juillet, 6 heures du soir : Le Roi vient de me dire qu’il avait reçu une dépêche télégraphique qui lui annonçait que la réponse du prince de Hohenzollern lui parviendrait indubitablement demain matin. Il a ajouté qu’il me ferait demander dès qu’elle serait entre ses mains.

« M. de Bismarck est attendu demain à Ems. Si tel est votre avis, je vous prie de m’autoriser à partir immédiatement dans le cas où la communication que le Roi me fera demain ne serait pas entièrement satisfaisante. Après ce que vous m’avez mandé, je ne voudrais plus accepter aucun délai, à moins que vous m’en donniez l’ordre ».

Évidemment, le roi de Prusse, au risque d’aggraver encore la tension des esprits et des événements, avait manœuvré pour que le retrait de la candidature fût connu du monde entier par l’initiative du prince Antoine et par la communication de l’Espagne avant que lui-même la communiquât à l’ambassadeur français. M. de Gramont l’observe très justement dans son livre. Il est impossible que le prince Antoine ait envoyé au maréchal Prim et livré aux agences la dépêche de renonciation sans en avoir immédiatement averti son souverain. Et quand le roi de Prusse annonçait le 12 au soir que la réponse du prince lui parviendrait le lendemain, il l’avait déjà. Mais, malgré tout, malgré la nouvelle manœuvre, l’heure allait venir où il faudrait bien que le roi de Prusse dise à la France : J’ai appelé l’attention des princes sur l’effet de leur acceptation. Ils renoncent ! et cela suffisait à engager la Prusse devant la France et devant le monde, dans la mesure nécessaire. M. de Gramont n’en jugeait pas ainsi ! et au télégramme de M. Benedetti il ne répondit qu’en insistant dans une nouvelle dépêche sur la nécessité de garanties pour l’avenir. Ce nouveau télégramme fut expédié de Paris à minuit, et M. de Gramont précise que les termes en furent concertés avec M. Émile Ollivier. « Le garde des sceaux prit connaissance de la lettre de l’Empereur, et nous convînmes d’adresser au comte Benedetti un second télégramme plus explicite que le premier : Paris, 12 juillet, 11 heures 45 du soir : L’Empereur me charge de vous faire remarquer que nous ne saurions considérer la renonciation que nous a communiquée l’ambassadeur d’Espagne, et qui ne nous est pas adressée directement, comme une réponse suffisante aux justes demandes adressées par nous au roi de Prusse, encore moins saurions-nous y voir une garantie pour l’avenir.

« Afin que nous soyons sûrs que le fils ne désavouera pas son père ou qu’il n’arrivera pas en Espagne, comme son frère la fait en Roumanie, il est indispensable que le Roi veuille bien nous dire qu’il ne permettra pas au prince de revenir sur la renonciation communiquée par le prince Antoine.

« M. de Bismarck arrivant à Ems, veuillez rester jusqu’à ce que vous soyez appelé à Paris. Dites bien enfin au comte de Bismarck et au Roi que nous n’avons aucune arrière-pensée, que nous ne cherchons pas un prétexte de guerre, et que nous ne demandons qu’à sortir honorablement d’une difficulté que nous n’avons pas créée nous-mêmes. »

On ne voit pas bien en quoi cette seconde dépêche est plus explicite que la première. La première était catégorique. Elle exigeait et d’un ton pressant, une garantie pour l’avenir. M. de Gramont a-t-il tenu à souligner la responsabilité propre du garde des sceaux ? Le rôle de M. Émile Ollivier est lamentable. Il n’a pas été à Saint-Cloud, il n’a pas assisté au Conseil intime où le sort de la France, et la guerre, ont été décidés. La terrible dépêche a été expédiée sans lui : il paraît qu’il la trouva de forme imprudente et excessive. Ses amis assurent que c’est lui qui fit ajouter à la seconde les lignes de la fin sur la paix. Ô dérision ! Comme si ce petit tour de rhétorique in extremis supprimait le fond des choses ! Au reste, cette deuxième dépêche ne parvint même pas à M. Benedetti avant son entrevue avec le Roi.

Les destins s’accomplissaient. L’émotion de l’ambassadeur français fut violente quand il reçut à Ems, dans la nuit, la dépêche qui changeait brusquement les termes de la négociation et qui renversait, avec son œuvre, toute chance de paix. Voici comment, un peu plus tard, il résumait la situation, le soir du 13 : « La détermination (du prince Antoine) avait été notifiée directement à Madrid et nous était revenue par l’Espagne. Qu’avait-on en vue en procédant ainsi ? Évidemment dégager le Roi. Dès ce moment on pouvait prétendre que la renonciation du prince était un acte spontané de sa volonté personnelle. Le Roi devait le lendemain, et c’est ce qui eût lieu, me faire part lui-même de la résolution du prince et me déclarer qu’il y donnait son assentiment ; mais son gouvernement aurait été fondé à soutenir que le souverain était uniquement intervenu comme chef de famille pour approuver le désistement comme il avait approuvé l’acceptation. C’est ce que j’avais pressenti et annoncé, en signalant l’intention bien arrêtée du Roi de sortir de ce conflit sans compromission apparente pour sa personne. Nous avions, à la vérité, demande au Roi d’inviter le prince à renoncer à la couronne d’Espagne ; le Roi se bornait à donner son acquiescement à une décision que le prince avait, pouvait-on dire, prise de son propre mouvement. Devions-nous considérer comme insuffisante la satisfaction qui nous était accordée de la sorte ? Pour ma part, je ne l’ai pas pensé, et rien dans les dépêches qui m’étaient en ce moment adressées de Paris ne me faisait supposer que le gouvernement de l’Empereur en jugeât autrement. À mon sens, ce qu’il nous importait d’obtenir, c’était la renonciation du prince ratifiée par l’approbation du Roi et ce résultat nous étions assurés de l’atteindre. »

C’est donc avec une grande anxiété d’esprit et de cœur que M. Benedetti, dans la matinée du 15, chercha à voir le Roi. La ville d’Ems était tout animée de la vie matinale des villes d’eau. M. Benedetti rencontra, vers l’allée voisine du kiosque, un aide de camp qui l’aborda d’un air amical et joyeux : « Nous n’avons pas encore la dépêche du prince Antoine ; mais nous allons la recevoir d’un moment à l’autre, et déjà la Gazette de Cologne annonce son désistement ; vous devez être bien heureux. » — « Il faut, dit M. Renedetti, que je parle au Roi. »

Justement, celui-ci paraissait ; il aborda l’ambassadeur, et M. Benedetti lui transmit le second message. Le souverain, comme il était aisé de le prévoir, opposa un refus absolu. Il n’avait, disait-il, aucun dessein caché : cette affaire lui avait donné trop de souci pour qu’il fût tenté jamais de la rouvrir ; mais l’engagement absolu et éternel qu’on lui demandait, il ne pouvait pas le donner, il ne le donnerait pas. Il faisait effort pour garder un maintien amical ; mais M. Benedetti démêlait bien (ce que l’ineptie orgueilleuse du duc de Gramont et la vaniteuse faiblesse de M. Émile Ollivier ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir) que, déjà, le seul retrait de la candidature était pour le Roi une meurtrissure : il sentait bien que c’était pour lui un échec ; il ne voulait pas l’aggraver d’une humiliation.

Cependant l’ambassadeur, atténuant autant qu’il le pouvait le terrible mandat qu’il avait reçu, n’avait pas présenté cette demande de garanties sous forme d’ultimatum. La conversation n’était pas rompue. M. Benedetti était resté à l’hôtel ; mais il espérait que le Roi, quand il aurait reçu le document du prince Antoine, le ferait appeler de nouveau, qu’il pourrait insister encore. Mais c’est par un aide de camp que le Roi fit connaître à M. Benedetti l’arrivée du message du prince Antoine : « le Roi autorisait l’ambassadeur à faire savoir au gouvernement de l’Empereur qu’il approuvait cette résolution ». Le Roi marquait bien ainsi qu’il ne voulait pas aller au-delà, et il évitait, en envoyant l’aide de camp, l’occasion d’un nouvel entretien personnel avec M. Benedetti. Que s’était-il passé ? Le Roi venait de recevoir, à midi, le rapport de M. de Werther et le brouillon de la lettre d’excuses. Le parti-pris de l’humilier lui apparut et il ne voulut plus exposer sa dignité à de nouveaux risques.

En vain le ministre niais du quai d’Orsay, qui n’avait même pas informé M. Benedetti de sa conversation avec M. de Werther et de la fameuse note, insiste-t-il encore dans la soirée du 15. L’ambassadeur ayant demandé une nouvelle audience, le Roi la refusa, sans injures, sans brutalité, mais de façon péremptoire.

« Ems, le 15 juillet, 7 heures du soir. — À ma demande d’une nouvelle audience, le Roi me fait répondre qu’il ne saurait consentir à reprendre avec moi la discussion relative aux assurances qui devaient, à notre avis, nous être données pour l’avenir. Sa Majesté me fait déclarer qu’elle s’en réfère, à ce sujet, aux considérations qu’elle m’a exposées ce matin… Le Roi a consenti, m’a dit encore son envoyé au nom de Sa Majesté, à donner son approbation entière et sans réserve au désistement du prince de Hohenzollern : il ne peut faire davantage. J’attendrai vos ordres avant de quitter Ems. M. de Bismarck ne viendra pas ici. »

Il ne restait à M. Renedetti qu’à partir. Il quitta Ems le 16 au soir, le Roi qui le rencontra à la gare le salua courtoisement.

Pendant qu’à Ems le drame atteignait le point de crise, la journée à Paris était vide, ou plutôt elle n’était remplie que par les excitations détestables de la presse fanfaronne. Le matin avait eu lieu une séance du Conseil des ministres. Ils entendirent, avec quelque surprise et quelque émoi, la lecture des dépêches si graves envoyées la veille par le duc de Gramont. Ils s’étonnèrent qu’il eût pris une aussi redoutable initiative sans même les consulter ? Trois ou quatre d’entre eux, M. Louvet, M. Plichon, M. Segris, M. de Parieu, demandèrent même que l’on revint sur cette démarche imprudente et que l’on se contentât du retrait de la candidature si le roi de Prusse l’approuvait. La majorité approuva M. de Gramont : ou du moins le laissa faire. Quel fut le sens de l’intervention de M. Émile Ollivier ? L’approbation qu’il avait donnée la veille à la conversation de M. de Gramont avec M. de Werther et à la seconde dépêche du duc lui rendit sans doute difficile de soutenir les amis de la paix. L’Empereur garda le silence et demanda seulement qu’il fût procédé à un vote, comme s’il n’avait pas la veille collaboré avec le duc de Gramont et substitué sa volonté personnelle à celle des ministres. Tout cela n’était qu’une comédie triste, une contrefaçon lugubre du régime parlementaire. Cependant les ministres décidèrent qu’à la demande de garanties ne serait pas donné le caractère d’un ultimatum. Par là flottait encore un bout de fil auquel pourraient se renouer des chances de paix, mais si incertaines ! Qu’importait, en effet, de ne pas donner la forme d’un ultimatum à cette revendication si on la maintenait ? Serait-il plus facile, après un refus formel de la garantie demandée, de se contenter du retrait de la candidature ?

Et cependant, comme pour attester l’impuissance de certains esprits à regarder la réalité en face, le journal inspiré par M. Émile Ollivier, le Constitutionnel, disait ce même jour, sous la signature de M. Robert Mitchell : « Le prince de Hohenzollern ne régnera pas en Espagne ; nous ne demandons pas davantage, et c’est avec orgueil que nous saluons cette solution pacifique, qui ne coûte ni une larme, ni une goutte de sang. » Il aurait suffi à M. Émile Ollivier de tenir ce langage à la tribune pour que tout péril fut conjuré. N’aurait-il pu en trouver la force dans les avertissements amicaux, pressants, presque suppliants, que le ministre anglais adressait au gouvernement français, l’adjurant de se contenter du retrait de la candidature ?

Au Corps législatif, dans l’après-midi, insignifiance générale. Le duc de Gramont, qui n’avait pas encore la réponse à sa demande de garanties, se borna à une déclaration sommaire et vague. « L’ambassadeur d’Espagne nous a annoncé officiellement, hier, la renonciation du Prince Léopold de Hohenzollern à sa candidature au trône d’Espagne.

« Les négociations que nous poursuivons avec la Prusse, et qui n’ont jamais eu d’autre objet, ne sont pas terminées. Il nous est donc impossible de soumettre aujourd’hui à la Chambre et au pays un exposé général de l’affaire ». Le duc de Gramont dit dans son livre « qu’il avait été convenu qu’en aucun cas le gouvernement ne se laisserait entraîner à une discussion qui n’eût pas manqué d’augmenter les difficultés de la situation ». Pourquoi ? Si le gouvernement ne tenait pas à la garantie que subitement il avait demandé, il fallait la retirer tout de suite : car elle créait, sans un intérêt essentiel, la plus grave complication. S’il y tenait au contraire et s’il était résolu à l’exiger, pourquoi ne pas associer à cette demande le pays qui, tout à l’heure, porterait le poids des événements ? M. le duc de Gramont se donne, dans son plaidoyer, le mérite d’avoir fait effort dans le sens de la paix en donnant à la communication de la dépêche du prince Antoine un caractère officiel. Mais, en vérité, pouvait-il faire autrement ? et l’ambassadeur espagnol n’était-il pas venu la lui communiquer ? Le crime, c’est de n’avoir pas tiré parti de cette visite pour dire aux violents, aux forcenés, aux fanfarons, qui raillaient la dépêche du prince Antoine : En nous parvenant par l’ambassade espagnole et par l’Espagne même, elle prend une valeur officielle ; et si, comme nous avons tout lieu de l’espérer, le roi de Prusse veut bien à son tour la communiquer à notre ambassadeur et lui dire qu’il l’approuve, l’incident est réglé au mieux des intérêts de la France et de l’Europe. Cependant, les belliqueux à outrance s’emportaient contre ce délai. À l’interpellation Duvernois, formulée la veille, M. Jérôme David, le chef de la droite césarienne, en joignait une autre, dont la formule était une sommation aux ministres, une menace pour les tièdes. « Considérant que les déclarations fermes, nettes, patriotiques du ministère, à la séance du 6 juillet, ont été accueillies avec faveur par la Chambre et par le pays ; considérant que ces déclarations du ministère sont en opposition avec la lenteur dérisoire des négociations avec la Prusse, je demande à interpeller le ministre sur les causes de sa conduite à l’extérieur qui, non seulement jette la perturbation dans les branches diverses de la fortune publique, mais aussi risque de porter atteinte à la dignité nationale ». Quelle occasion admirable pour M. Émile Ollivier de rompre tout le tissu de folie où il s’était laissé envelopper, et de relever devant la France le défi des insensés ! Il ne dit mot.

L’interpellation fut renvoyée au vendredi suivant. La gauche aussi garda le silence. Elle aurait pu cependant préciser au moins sa pensée par la formule collective d’une interpellation. Pourquoi s’est-elle tue à ce moment où les choses paraissaient encore en balance ? Je sais combien en ces minutes critiques la peur de trop dire et d’aggraver le péril qu’on voudrait prévenir, paralyse les hommes. Cependant, la déclaration du ministre était pour étonner et pour inquiéter. Du moment que le prince Antoine avait renoncé pour son fils, du moment que notification officielle de ce désistement avait été faite par l’Espagne, quel objet pouvaient avoir encore les négociations avec la Prusse ? Si on ne voulait obtenir du Roi que l’approbation de ce désistement, la chose semblait facile et on aurait pu en parler sans embarras, car il était clair pour tous que le prince ayant consulté pour accepter, avait consulté pour renoncer. Si donc on s’enveloppait de mystère pour continuer les négociations, c’est qu’on demandait autre chose : quoi ? et n’y avait-il pas folie à produire de nouvelles exigences ? C’est là, semble-t-il, ce que la gauche pouvait et devait demander avant que les destins fussent fixés. Fut-elle retenue par cette appréhension qui saisit les hommes devant l’inconnu des événements et des responsabilités ? ou bien ne voulait-elle pas se commettre dans des solutions qui toutes, sans doute, seraient lourdes ? Trop demander c’était risquer la guerre. Mais si l’opposition proclamait trop haut que le retrait de la candidature suffisait, n’allait-elle pas décharger l’empire du fardeau d’impopularité qu’il allait assumer auprès de la partie exaltée de l’opinion ?

Tant pis pour l’Empire si après ses incohérences, ses platitudes, ses rodomontades, il subissait un nouvel échec ! Tant pis pour la dictature scélérate et incapable qui abaissait la France après l’avoir opprimée, si, après les fanfaronnades du 6 juillet, elle était obligée de se sauver par la porte basse, par la dépêche du prince Antoine ? Mais pourquoi la France de la liberté, la France de l’avenir prendrait-elle à sa charge toutes ces misères de la servitude ? Est-il vrai, comme l’indique dans son livre M. Giraudeau, que « Gambetta, dans la salle des conférences, déclarait hautement que la satisfaction offerte était dérisoire » ? La Liberté essaya de le décider à intervenir : « On nous dit que le cabinet éprouve de « patriotiques angoisses » et qu’il se montrerait disposé, si le roi de Prusse empêche le prince de Hohenzollern d’accepter la couronne d’Espagne, à se contenter de cette mince satisfaction.

« S’il en était ainsi, nous n’hésiterions pas à nous séparer du ministère avec la même énergie que nous avons mise à son service.

«… La Chambre est comme les ministres, elle a besoin de popularité. Si le cabinet manque au pays, pourquoi ne lui forcerait-on pas la main en pesant sur ses déterminations ? Il y aurait là pour la majorité comme pour l’opposition un beau rôle à prendre.

« Qui s’en saisira ? Il y a un homme que son talent et son indépendance désignent pour cette grande initiative. Nous avons nommé M. Gambetta. Aura-t-il la force et la santé nécessaires ? »


MOI, JE SUIS RAVITAILLÉ !… LE RESTE M’EST ÉGAL.
D’après une lithographie de Daumier.


Seuls, je crois, ceux qui furent alors les amis intimes du grand tribun pourraient dire si un mot de lui encouragea vraiment les suggestions de la Liberté. Gambetta avait une haute idée de la France, de son rôle, de sa grandeur nécessaire. D’origine italienne, de culture romaine et classique, il était tout latin ; il ne savait rien des choses de la Germanie. Comme son congénère Blanqui, il ignorait la culture allemande, et il avait, sinon la haine, du moins la méfiance de la Prusse. Il était de ceux qui avaient vu dans Sadowa, non pas par esprit de polémique contre l’Empire, mais par profonde susceptibilité nationale, une diminution pour la France. Quelques mois avant les cruels événements, d’Ems, où il était allé soigner sa gorge très malade, il disait à son père : « Il me tarde de rentrer à Paris pour dire, du haut de la tribune, son fait au roi de Prusse » (à propos de l’affaire du Saint-Gothard).

De plus, il avait une si vaillante confiance en l’avènement prochain de la République, qu’il lui semblait déjà qu’elle avait la responsabilité de la France. Souffrir que le prestige de la France fût diminué, même sous l’Empire, même aux dépens de l’Empire, c’était tolérer un amoindrissement de la France républicaine. Même s’il n’y avait pas eu, à ses yeux, une sorte d’impiété à attendre d’une crise nationale le triomphe du régime préféré, c’était inutile, Gambetta croyait que, normalement, par la seule volonté du suffrage universel, l’Empire s’effondrerait à bref délai. Il se souvenait des défaites répétées de la République, mais seulement pour tirer de ces épreuves du passé des leçons de conduite et de tactique : le poids des déceptions et des désastres ne pesait pas sur lui comme sur la plupart de ses compagnons de lutte qui avaient fait la traversée orageuse de 1848 et qui avaient sombré. Les naufrages anciens étaient pour lui un avertissement ; ils n’étaient pas une meurtrissure, et son esprit était comme soulevé par un invincible ressort de jeunesse républicaine.

Ce n’est pas seulement par une assurance simulée et par un jeu de combat qu’il avait, dans son discours sur le plébiscite, déduit la République du suffrage universel ; c’est en toute certitude qu’il avait dit à M. Émile Ollivier : « Vous êtes le pont entre la République d’hier et la République de demain. Ce pont, nous le passerons. » Et il n’entendait pas subir à l’autre bout la loi d’une sentinelle prussienne. Il avait d’ailleurs des illusions chauvines sur la force de la France. Quelques jours après la déclaration de guerre, voyageant avec son ami Lavertujon (son ami d’alors), il n’admettait pas une minute la possibilité d’une défaite de l’armée française ; et même, ô dérision de la destinée, ô surprises de « la justice immanente », il préparait pour un éditeur une brochure où il exposerait selon quelles règles de droit devaient être administrées les populations de la rive gauche du Rhin qui allaient être infailliblement enlevées à l’Allemagne.

La victoire de la France impériale ne lui faisait pas peur pour la République. Ce serait la victoire de la France, ce ne serait pas la victoire de l’Empire ! un passager réveil de prestige ne sauverait pas celui-ci, condamné par la contradiction interne de son principe. Il aurait simplement reconstitué, avant de périr, la France de Danton, et le Danton nouveau, parlant au monde au nom de la République nouvelle, aurait dans sa parole la force accrue d’une France agrandie, sage mais fière, libre de toute servitude au dedans, de toute crainte au dehors.

De là à prendre, comme le lui suggérait la Liberté, la responsabilité d’une aventure, il y a un abîme ; mais aussi comment le jeune tribun, dans l’état d’esprit où il était, aurait-il pu, dès le 15, sommer le gouvernement de se contenter d’une satisfaction modeste ? Ainsi la gauche n’opposa ce jour-là qu’une résistance molle à toutes les forces combinées qui emportaient la France à la guerre, témérité orgueilleuse des ministres, chauvinisme crédule et tapageur de la foule, frénétiques excitations des bandes césariennes et de la presse de coup d’État, perfides combinaisons du parti catholique qui rêvait d’abaisser la Prusse protestante, alliée de l’Italie révolutionnaire. Ce courant trouble et tous les jours grossi menait la patrie aux catastrophes ; la gauche ne pressentit pas tout le désastre. Elle ne fut pas avertie par les souffles glacés qui montaient déjà du gouffre prochain.

Cependant le destin était encore suspendu. À son refus de garantie pour l’avenir, le roi de Prusse n’avait mêlé aucun propos, aucun procédé discourtois pour l’ambassadeur ou pour la France et M. Benedetti n’avait signifié aucun ultimatum. Les choses étaient grosses de la guerre, mais le fruit détestable hésitait aux entrailles de la nécessité : l’accoucheur vint faire son œuvre. C’est M. de Bismarck.

Beaucoup de Français sont restés éblouis par la destinée prodigieuse de cet homme, et son œuvre, en les blessant, les a aveuglés. Ils sont tentés de voir en lui, superstitieusement, je ne sais quelle volonté à la fois infaillible et implacable, dont les géniales roueries ont la certitude du destin. Cet homme de fer et d’acier a eu ses épreuves, ses erreurs, ses doutes ; sur ceux mêmes qui l’entouraient, et dont il servait la passion ambitieuse, sur le souverain dont il préparait la grandeur, il était loin d’avoir un ascendant irrésistible. Il ne se soutenait et ne conquérait le droit de continuer son œuvre que par d’incessants et misérables combats. Il disait volontiers que les jours qui suivirent Sadowa, et que l’opinion commune supposait rayonnants de la joie du triomphe furent pour lui les plus douloureux, car pour arrêter à temps la victoire, pour ne pas compromettre par des imprudences le beau et difficile succès, il avait dû soutenir contre l’état-major, contre l’entourage du Roi, contre le Roi lui-même les plus durs combats, jusqu’à épuisement de sa force nerveuse. Mais jamais à coup sûr il ne s’était trouvé dans une situation plus difficile et plus fausse qu’à ce moment de juillet 1870. Il était comme l’homme qui ayant enterré une bombe qui doit éclater à jour fixe la voit exploser avant l’heure et bouleverser tout son dessein.

Lui qui passait pour l’homme brutal et heureux, donnant à ses ruses même quelque chose d’ouvert, de déclaré et d’insolent, il était pris en flagrant délit de combinaison obscure et traîtresse, et, qui pis est, maladroite. Il était l’homme qui a voulu, par une intrigue inavouable, provoquer la guerre, et qui n’a réussi qu’à se faire prendre. Quels niais que les ministres de Napoléon de n’avoir pas compris cela, et qu’il dépendait d’eux d’infliger à M. de Bismarck, par un règlement pacifique de l’affaire, le plus terrible discrédit  ! Le lendemain tous ses adversaires d’Allemagne, les libéraux de Prusse médiocrement ralliés, les particularistes du Sud, démocrates ou catholiques, auraient fait chorus contre lui ! Voilà à quelles imprudences et à quels échecs peut mener la politique personnelle ! Voilà à quelles combinaisons de rapacité dynastique et prussienne est livré le destin des peuples allemands ! De toute l’Europe aussi un regard de défiance se serait aiguisé sur lui, et tous les amours-propres obscurs, qu’inquiétait déjà dans les chancelleries son étonnante fortune, auraient pris leur revanche en dénonçant l’immoralité de ses procédés et l’avortement de ses mauvais desseins. Mais le Roi lui-même, quels sentiments pour son ministre cette crise lui suggérait-elle ? Pendant toute la durée des négociations à Ems, le Roi était resté seul. M. de Bismarck n’était pas reçu. Cela était conforme au système que lui-même avait construit et que le roi de Prusse mettait en œuvre. Du moment que la chancellerie allemande avait décidé de répondre à la France que l’affaire n’avait aucun caractère politique, que la candidature Hohenzollern n’avait pas été délibérée par le gouvernement, mais autorisée dans un conseil de famille, c’était au roi seul, comme chef de famille, à régler la question. Si le ministre s’était empressé dès les premiers jours auprès de lui, cela eût renversé le système adopté. Aussi c’est seulement le 12 juillet au soir, au moment où le Roi sait que la période « familiale » de la question va être close par la renonciation du prince de Hohenzollern, qu’il annonce à M. Benedetti l’arrivée de M. de Bismarck à Ems pour le lendemain.

Mais, quelque spécieuses ou même quelque sérieuses que fussent les raisons qui tenaient alors M. de Bismarck éloigné d’Ems, il semble bien que celui-ci ait été irrité de n’avoir pas été appelé par le Roi. Le Roi, dira plus tard en confidence M. de Bismarck, avait la manie de paraître agir seul. Le ministre aurait voulu sans doute, quelque « domestique » que fût l’incident, l’élargir d’emblée et l’aggraver. Le langage arrogant et presque provocant tenu par M. de Gramont, le 6 juillet, à la tribune du Corps législatif, lui aurait permis d’envenimer le conflit et de renverser les rôles, c’est-à-dire de demander des explications. Le Roi, laissé à lui-même, ne céderait-il pas trop ?

Au fond, le souverain, qui aimait bien couvrir d’un manteau de moralité les plus audacieuses entreprises, gardait à son ministre une secrète rancune pour l’avoir engagé dans une affaire d’autant plus suspecte à sa conscience qu’elle tournait mal. M. de Bismarck se demandait donc, dans sa solitude de Varzin, s’il valait mieux pour lui attendre en silence la suite des événements et se tenir à distance, pour ne pas assumer devant l’opinion allemande la responsabilité trop directe des concessions désagréables que ferait le Roi, ou, au contraire, surveiller de près les événements pour exciter l’amour-propre royal et faire jaillir l’étincelle de la guerre. Un signe du Roi l’eût décidé ; mais ce signe ne vint pas tout d’abord. N’y avait-il pas un peu de bouderie dans l’attitude royale, et le souverain, mécontent de s’être laissé entraîner dans l’aventure, ne voulait-il pas prendre sur son chancelier cette revanche de la clore tout seul ?

Quand l’incident « de famille » fut clos par la décision suggérée au prince Antoine, M. de Bismarck prit la route d’Ems. Venant de Varzin, il devait traverser Berlin. Il y arriva le 12 juillet. À ce moment précis, la situation était très difficile pour lui. Il savait que le retrait de la candidature Hohenzollern était décidé, qu’il allait être annoncé au monde ou même qu’il l’était déjà ; et c’était pour lui un échec très grave. Et il ne pouvait connaître encore les imprudences que M. de Gramont accumulait à Paris dans l’après-midi du 12, remise de la note à M. de Werther, exigence de la garantie, et qui allaient lui permettre de rebondir et de prendre l’offensive. Il était donc condamné ou à subir sans résistance le désastre moral de sa politique, ou à rouvrir le conflit par un coup d’audace qui ressemblerait à une provocation et pour lequel il n’était pas sûr de l’assentiment du Roi. Il était résolu ou à l’obtenir ou à se démettre, et il écrivait à sa femme que, sans doute, quand il rentrerait bientôt à Varzin, il ne serait plus ministre. Cependant, avant d’aller jouer à Ems cette partie suprême auprès du Roi, il voulut recueillir des observations et des impressions, se donner quelques heures pour former son plan, et, prétextant la fatigue du voyage par ces chaudes journées de juillet, il s’arrêta à Berlin.

Du fond de sa solitude inquiète, il avait perçu l’agitation des esprits en France. Il savait que le duc de Gramont était un sot, et il comptait sur une maladresse du noble duc ; il voulait d’ailleurs savoir quelle était la situation de l’Allemagne, s’il serait soutenu par le sentiment national dans une démarche hardie ; préparer aussi, par des conversations avec les ambassadeurs, l’opinion de l’Europe. Dès le 13, il découvre audacieusement à l’ambassadeur d’Angleterre, lord Loftus, tout son plan d’attaque. Il allait droit ainsi, selon son habitude, à la difficulté principale. Car c’est l’Angleterre qui avait marqué le plus nettement sa désapprobation de la candidature Hohenzollern ; non point par un parti pris favorable à la France, mais par souci de l’équité internationale et de la paix. Pour la ramener, il avait en main un moyen terrible, mais qu’il tenait en réserve : c’était le projet de traité écrit de la main de Benedetti, et où la France demandait à la Prusse la Belgique. L’heure n’était pas encore venue de produire cette carte. Mais ce qui enhardissait M. de Bismarck, c’est que le bruit lui était parvenu, sous une forme encore vague il est vrai et inexacte, que le duc de Gramont ne se contentait pas de la satisfaction obtenue : c’est la France qui allait devenir pour l’Europe le boutefeu. Aussi comme il s’applique à donner à la Prusse une apparence de volonté pacifique, tout en découvrant son implacable dessein d’offensive et de guerre ! Lord Loftus écrit le 11 juillet au comte de Granville, son ministre des affaires étrangères :

« J’ai eu aujourd’hui une entrevue avec le comte de Bismarck et j’ai félicité Son Excellence sur la solution vraisemblable de la crise actuelle par suite de la renonciation spontanée du prince de Hohenzollern.

« Son Excellence a paru douter que cette solution pût aplanir le différend avec la France. Il m’a dit que l’extrême modération montrée par le Roi après les paroles menaçantes du gouvernement français et l’accueil courtois fait par Sa Majesté au comte Benedetti, à Ems, après le langage injurieux tenu à la Prusse, tant par les organes officiels que par la presse française, produisaient dans toute la Prusse une indisposition générale. Il avait, disait-il, reçu le matin même des télégrammes de Brême, de Kœnigsberg et d’autres villes, exprimant une désapprobation formelle de l’attitude conciliante prise par le roi de Prusse à Ems et demandant que l’honneur du pays ne soit pas ainsi sacrifié.

« Le comte de Bismarck exprima alors le désir que le gouvernement de la Reine saisit une occasion (si c’était possible, par une déclaration au Parlement) d’exprimer sa satisfaction de voir la difficulté espagnole résolue par l’acte spontané du prince Léopold, et de reconnaître par un témoignage public le calme et la sage modération du roi de Prusse, de son gouvernement et de la presse allemande.

«… Le comte de Bismarck fit alors observer qu’il avait été informé de Paris (bien que ce ne fût pas officiellement par le baron de Werther) que la solution de la difficulté espagnole ne suffirait pas pour contenter le gouvernement français, et que d’autres réclamations seraient élevées. Dans ce cas, dit Son Excellence, il est évident que la question de succession au trône d’Espagne n’était qu’un pur prétexte, et que le véritable objet de la France était de chercher une revanche de Kœniggratz.

«… Nous ne désirons pas la guerre, néanmoins nous ne pouvons permettre aux Français de nous devancer dans leurs armements ».

« Et il ajouta ces paroles où se révélait sa volonté délibérée de la guerre :

« Après ce qui vient d’arriver, nous devons exiger quelque assurance, quelque garantie qui nous prémunisse contre une soudaine attaque. Il nous faut savoir que la difficulté espagnole une fois écartée, il n’existe pas encore quelque dessein mystérieux qui puisse éclater sur nous comme un orage imprévu.

« Le comte de Bismarck déclara ensuite qu’à moins qu’une assurance, une déclaration ne fût donnée par la France aux puissances européennes, dans une forme officielle, pour reconnaître que la solution actuelle de la question espagnole répondait d’une manière satisfaisante aux demandes françaises, et qu’aucune autre réclamation ne serait soulevée plus tard, et si ensuite on ne donnait pas une rétractation ou une explication satisfaisante du langage menaçant tenu par le duc de Gramont, le gouvernement prussien serait obligé d’exiger une satisfaction de la part de la France. « Il était impossible, ajouta Son Excellence, que la Prusse pût rester tranquille et pacifique après l’affront fait au Roi et à la nation par le langage menaçant du gouvernement français.

« Je ne pourrai pas, dit Son Excellence, entretenir des rapports avec l’ambassadeur de France après le langage tenu à la Prusse par le ministre des Affaires étrangères de France à la face de l’Europe ».

Et l’ambassadeur résumait ainsi ses impressions : « Il est évident pour moi que le comte de Bismarck et le ministère prussien regrettent l’attitude et les dispositions du Roi à l’égard du comte Benedetti, et que, en vue de l’opinion publique en Allemagne, ils sentent la nécessité de prendre quelque mesure décisive pour sauvegarder l’honneur de la nation ».

Évidemment, à cette minute précise, M. de Bismarck ne savait pas encore que M. de Gramont avait demandé des garanties pour l’avenir, ou peut-être pensait-il que de cette exigence nouvelle, si elle ne prenait pas la forme d’un ultimatum, la guerre ne sortirait pas. Il cherchait un autre terrain d’attaque. S’il regrettait l’attitude du roi, il l’utilisait. Ce serait la part faite à la paix, la preuve donnée des intentions pacifiques de la Prusse. Mais plus elle se montrait accommodante sur la question espagnole, plus elle avait le droit d’être exigeante sur la question allemande, pour l’honneur national blessé. C’était hardi jusqu’à la démence, et si la diplomatie française avait été habile et sage, M. de Bismarck était acculé à une entreprise désespérée et insensée. Pour s’expliquer un pareil dessein, ou il faut admettre qu’en effet les cœurs allemands allaient faire explosion en d’irrésistibles colères et que le ministre devait à tout prix, même au prix de la provocation la plus folle, donner satisfaction à l’instinct national révolté, ou il faut supposer que M. de Bismarck déconcerté par le lamentable échec de sa combinaison perfide et affolé par la peur de perdre son prestige, n’avait plus le sens du réel et du possible. Comment aurait-il pu, en effet, si la France avait déclaré nettement que la renonciation sous la forme même cherchée par le roi, lui suffisait, comment M. de Bismarck aurait-il pu rouvrir le conflit ? Quel titre aurait-il eu à demander à la France des garanties pour l’avenir ? La meilleure garantie de sagesse que pouvait donner celle-ci, c’était précisément de se contenter du retrait de la candidature dans les conditions mêmes que le roi de Prusse avait prévues. Et puisqu’elle ne profitait pas de cet incident et de la détestable manœuvre bismarckienne pour soulever d’autres problèmes, comment aurait-on pu la sommer, en effet, de ne pas en soulever d’autres ? Mais comment M. de Bismarck aurait-il pu, une fois l’incident clos, demander des comptes pour le langage tenu, le 6 juillet, par M. de Gramont ?

Oui, ce langage avait été imprudent et déplorable, mais la machination de la candidature était bien offensante aussi, et lord Granville l’avait caractérisée en termes sévères lorsqu’il écrivait, le 6 juillet, à son ambassadeur à Berlin « que le secret avec lequel les négociations avaient été conduites entre le cabinet de Madrid et le prince qui avait été l’objet de son choix semblait incompatible, de la part de l’Espagne, avec les sentiments d’amitié et la réciprocité des bons rapports de nation à nation et avait donné une juste cause d’offenses. » Et la Prusse était évidemment complice, aussi bien que bénéficiaire, de la faute espagnole. Enfin, dans quelle situation M. de Bismarck, par ses récriminations rétrospectives, allait-il mettre le roi de Prusse lui-même ? Celui-ci, malgré le discours de M. de Gramont du 6 juillet, avait consenti à causer avec M. Benedetti. Dire que l’honneur de la Prusse avait été blessé le 6 juillet et qu’une rétractation était nécessaire, c’était prétendre que le roi de Prusse avait été indifférent à la blessure de l’honneur national. Le monde entier dirait que M. de Bismarck ne déchaînait la guerre que parce qu’il avait manqué le coup de la candidature. Et s’il avait fallu retirer celle-ci par peur de la conscience générale, comment pourrait-on la braver par la plus impudente provocation ? En ce moment, M. de Bismarck n’était plus l’homme d’État de l’unité allemande, il n’en était que l’aventurier.

Mais les événements du 15 vont lui restituer l’avantage et lui permettre de jouer sa partie avec une audace lucide. Deux documents lui parvinrent dans la journée sur l’entretien de M. Benedetti et du roi. C’était le rapport de l’aide de camp Radziwill, qui avait porté le dernier mot du roi de Prusse à l’ambassadeur. C’était un télégramme du conseiller secret Abeken, attaché comme secrétaire à la personne du Roi. Aucun de ces documents n’apportait à M. de Bismarck ce qu’il souhaitait passionnément, c’est-à-dire la certitude de la guerre. L’exigence nouvelle de M. Benedetti avait été repoussée. Mais il n’avait pas formulé d’ultimatum ; et si le Roi avait refusé de reprendre l’entretien sur une question tranchée, il n’y avait eu là ni discourtoisie, ni rien qui ressemblât à un congé, « sur ce, Sa Majesté a fait répondre pour la troisième fois, au comte Benedetti, par mon intermédiaire après le dîner, vers six heures, qu’Elle croyait devoir refuser absolument d’entrer dans de nouvelles discussions sur ce dernier point (l’engagement obligatoire pour l’avenir) : que ce qu’Elle avait dit dans la matinée était son dernier mot dans cette affaire, et qu’Elle ne pouvait que s’y reporter. Le comte Benedetti, ayant appris qu’on ne pouvait pas compter avec certitude sur l’arrivée à Ems du comte de Bismarck pour le lendemain, a déclaré alors vouloir se contenter, pour sa part, de cette déclaration de Sa Majesté le Roi. »

Hélas ! c’était encore la paix, même dans la dépêche envoyée de la part du Roi par Abeken. Dans celle-ci, plus courte, plus âpre, la guerre n’était pas non plus explicitement donnée ; mais elle y tressaillait en germe :

Ems, 15 juillet 1870, 3 heures 50 après-midi. « Sa Majesté le Roi m’écrit : « Le comte Benedetti vint me trouver aujourd’hui sur la Promenade, il me demanda d’une façon fort pressante que je m’engage pour l’avenir à ne jamais autoriser une nouvelle candidature des Hohenzollern. Je lui prouvai, de la façon la plus péremptoire, qu’on ne peut prendre ainsi des engagements à tout jamais. Naturellement, j’ajoutai que je n’avais encore rien reçu et que, puisqu’il était ainsi averti plus tôt par Paris et par Madrid, c’était bien la preuve que son gouvernement était hors de question. »

« Sa Majesté, depuis, a reçu une lettre du prince. Comme Sa Majesté avait dit au comte Benedetti qu’elle attendait des nouvelles du prince. Elle a résolu, sur la proposition du comte Eulenbourg et la mienne, de ne plus recevoir le comte Benedetti, à cause de sa prétention, et de lui faire dire simplement, par

Figures allégoriques (Peintures de Puvis de Chavannes.)

LA VILLE DE PARIS CARESSE UN PIGEON PORTEUR DE DÉPÊCHE ÉCHAPPÉ AU FAUCON PRUSSIEN.


LA VILLE DE PARIS SALUE LE BALLON QUI EMPORTE LES DÉPÊCHES.


un aide de camp, que Sa Majesté avait reçu du Prince confirmation de la nouvelle déjà mandée de Paris, et qu’elle n’avait plus rien à dire à l’ambassadeur ; Sa Majesté laisse à votre Excellence le soin de décider si la nouvelle exigence de Benedetti et le refus qui lui a été opposé doivent être communiqués aux ambassadeurs et aux journaux. »

Au fond, cette dépêche était pleine de colère, et, si elle ne déclarait pas la guerre, elle y poussait. Le Roi avait ressenti profondément l’outrage de la note remise à M. de Werther ; son entourage l’avait ressentie peut-être plus vivement encore : « Il me revient, télégraphiait M. Benedetti le 14, quelques heures avant de quitter Ems, que, depuis hier, on tient dans l’entourage du Roi un langage regrettable ». Plus tard, dans ses souvenirs, M. de Bismarck a exagéré le caractère pacifique de cette dépêche : soit qu’il voulût, par une sorte de fanfaronnade hautaine, assumer sur sa seule tête toute la responsabilité du conflit, soit qu’il cédât à la tentation, lui le grand disgracié amer, de diminuer la part des Hohenzollern dans l’initiative formidable qui avait accompli la grandeur allemande. En réalité, M. de Bismarck, qui connaissait son maître, comprit à demi-mot. S’il osait, il ne serait pas désavoué, ou plutôt il répondrait à un désir secret. Le Roi, qui avait adopté depuis quelques jours une politique pacifique, ne pouvait s’infliger à lui-même un démenti éclatant. Mais il était meurtri par l’insistance française. Il souffrait d’avoir joué, aux yeux de son peuple, le rôle diminué d’un souverain qui est obligé de reconnaitre une faute et d’en atténuer les effets. Tout dans la dépêche est calculé pour effacer cette impression de faiblesse, pour donner une fière attitude au souverain. C’est d’une façon péremptoire qu’il a rejeté la demande de M. Benedetti, et s’il refuse de le recevoir, ce n’est plus, comme dans le rapport Radziwill, parce qu’il n’a plus rien à ajouter sur cette affaire, c’est à cause de la prétention de l’ambassadeur. Ne dirait-on pas déjà une rupture ? Enfin, le rapport Radziwill rappelait la déclaration faite par le Roi le matin, à savoir « qu’il approuvait la renonciation » et il se référait à cette déclaration pour la communication de l’après-midi. Dans la dépêche Abeken, cette référence disparaît. Tout à l’heure, M. de Bismarck, pour communiquer l’incident aux ambassadeurs et aux journaux, simplifiera encore le texte Abeken ; mais déjà ce texte même était une simplification de la réalité, il en accentuait le caractère dans le sens de la guerre ; et si ce procédé, qui consiste à simplifier pour brutaliser, est « un faux », le faux d’Ems a commencé dans le cabinet du Roi, sous la main du Roi lui-même. Aussi bien, lorsque Abeken télégraphie à M. de Bismarck que c’est sur sa proposition à lui et celle du ministre Eulenbourg, que le Roi s’était décidé à refuser toute conversation nouvelle, il suggère à M. de Bismarck qu’il peut tenter davantage. S’ils l’ont, eux, entraîné dans le sens national, que ne peut risquer le chancelier. Il est invité précisément (sous forme discrète) à communiquer les choses « aux ambassadeurs et aux journaux ». Même si M. de Bismarck s’était borné à transmettre les termes de la dépêche Abeken, l’effet déjà eût été grand. Mais il n’était pas interdit de donner à la sinistre maquette un coup de pouce. M. de Bismarck collationnait à ce moment-là au ministère avec MM. de Moltke et Hoon, c’était la chope de cinq heures. Êtes-vous prêt ? demande-t-il à de Moltke ? — Le plus tôt sera le mieux, répondit l’autre ; et M. de Bismarck, resserrant encore la dépêche qui elle-même avait resserré les faits pour leur donner plus de saillie, formule de son gros crayon le simple texte suivant : « La nouvelle du renoncement du prince héritier de Hohenzollern a été officiellement communiquée au gouvernement impérial français par le gouvernement royal espagnol. Depuis, l’ambassadeur français a adressé à Ems, à Sa Majesté le Roi, la demande de l’autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté le Roi s’engageait à tout jamais à ne point permettre la reprise de la candidature. Là-dessus, Sa Majesté a refusé de recevoir encore l’ambassadeur et lui a fait dire par l’aide de camp de service qu’Elle n’avait plus rien à lui communiquer. C’est vraiment un chef-d’œuvre de condensation : M. de Bismarck avait bien compris le Roi, plus peut-être qu’il ne plaisait au Roi de se comprendre lui-même. Les choses auraient l’air de faire violence à Sa Majesté ; et il aurait sans doute, devant les formidables conséquences de sa dépêche un peu simplifiée, ces étonnements ingénus où sa conscience se rassurait elle-même. Mais, gloire ou crime, la responsabilité du drame se partage entre le ministre et le souverain.

Quand M. de Bismarck, tout doucement, vers 6 heures du soir, laissa tomber dans la rue, par une fenêtre de la Wilhelmstrasse, cette bonne petite bombe, l’explosion fut effroyable. Une édition spéciale de l’organe officieux, la Gazette de l’Allemagne du Nord, fut criée dans la capitale ; son commentaire mélodramatique, une sorte d’enluminure grossière et violente, ajoutait à l’effet : M. Benedetti avait obsédé le Roi à Ems d’insistances déplacées et de démarches inconvenantes ; le Roi avait dû s’en débarrasser comme d’un importun et d’un malappris. Ah ! ces Français ! quels étourdis ! quels insolents ! et à quel souverain allaient leurs outrages ! Au Roi deux fois héros, héros de douceur et de paix, héros de fierté tranquille. Mais non : c’est l’Allemagne toute entière qui était provoquée ! Qu’elle se lève enfin ! qu’elle écrase ces jaloux qui ne peuvent tolérer dans le monde d’autre force que la leur ! A Paris ! à Paris ! on n’en avait pas oublié le chemin depuis 1815 ! Du fond des cœurs allemands remontaient soudain toutes les lourdes haines sommeillantes ! Dans la nuit, pour exaspérer l’amour-propre français, pour lui couper toute retraite, pour faire comprendre aussi aux chancelleries de l’Europe l’inutilité de toute tentative de médiation, le télégramme meurtrier était expédié aux représentants de la Prusse auprès des grandes cours, à Londres, à Pétersbourg, à Florence.

Le lendemain 15, M. de Werther coupable d’avoir reçu des mains de M. de Gramont la note injurieuse, était invité à prendre un congé, et il allait le signifier tristement à M. de Gramont. Ce n’était pas un rappel, ce n’était pas une déclaration de guerre. Ce que voulait M. de Bismarck c’était créer autour de l’esprit français, déjà surexcité, une telle atmosphère de guerre et de fièvre, que la France prît l’initiative de déclarer la guerre. Lourdement, l’Empire et la France vont tomber dans le piège.

Quand le 14 au matin, les ministres se réunirent en Conseil, ils ignoraient la manœuvre de la dépêche, mais ils savaient par les télégrammes de Benedetti que le Roi refusait catégoriquement les garanties demandées : que faire ? Ces tristes fantômes délibérèrent encore. Ils avaient fait la guerre ou ils l’avaient laissé faire. Maintenant qu’elle se dressait devant eux, ils s’effaraient. Tout un jour ils cherchèrent une issue. Les plus sensés disaient à l’Empereur, silencieux, accablé, qu’il fallait à tout prix éviter la guerre. « Entre le roi de Prusse et vous, lui disait M. Plichon, la partie n’est pas égale, il peut perdre plusieurs batailles ; la défaite, pour vous, c’est la révolution. » Dirai-je qu’il était trop tard ? Non : dans l’infinie complication des choses humaines des revirements sont toujours possibles, comme il y a parfois dans les organismes qui semblent toucher à la mort des réveils surprenants de la vie.

Une combinaison fut préparée qui peut-être sauverait tout, et c’est, ô prodige, M. de Gramont qui semble l’avoir suggérée : l’appel à un Congrès européen, qui interviendrait comme un Congrès arbitral. Il pourrait prendre acte de la renonciation du prince Léopold, s’en féliciter pour le maintien de la paix générale, et en même temps formuler le vœu que tout malentendu disparût entre la France et la Prusse. Qui sait si la Prusse n’eût pas été cruellement embarrassée ? Refuser c’était prendre ouvertement la responsabilité du conflit. Mais si les ministres français entraient dans cette voie, il fallait qu’ils eussent la force d’âme d’aller jusqu’au bout et de dédaigner toutes les tentatives de provocation en disant : C’est désormais une question européenne, et de vaines susceptibilités ne doivent pas rendre impossible le noble arbitrage de l’Europe. M. de Gramont n’était pas capable de cette hauteur et M. Émile Ollivier n’avait aucune consistance.

Quand de Berlin, de Munich, les représentants de la France firent savoir au ministère des Affaires étrangères ce qu’ils avaient appris de la dépêche de M. de Bismarck, M. de Gramont, s’écria : « C’est un soufflet sur la joue de la France, je ne le tolérerai pas un instant. » M. Émile Ollivier ne songea même pas qu’il y avait lieu d’attendre, de s’informer, de voir le sens de la manœuvre. Les ministres décidèrent que la guerre était inévitable ; un frisson d’orage courut sur Paris ; les cris à Berlin ! à Berlin ! se déchaînèrent plus furieux encore, et le 15 les ministres soumirent au Corps législatif, en demandant l’urgence, des projets mobilisant l’armée. C’était la guerre.

Je n’entrerai pas dans le détail des péripéties de cette séance ; car, à dire vrai, il n’y eut pas de péripéties, rien d’imprévu ; pas un instant ceux qui avaient gardé un peu de clairvoyance ne purent former l’espoir de ramener à la raison la masse surexcitée et violente. Les passions chauvines, sincères ou factices, furent si tumultueuses, qu’il fut très difficile à l’opposition de se faire entendre, et que l’assemblée commit, dans l’examen des faits, les erreurs matérielles les plus stupéfiantes : ce fut comme une confusion énorme tombant dans un abîme. M. Émile Ollivier lut la déclaration par laquelle le gouvernement, en demandant les crédits, ouvrait la guerre. Il semblait, dans tout cet exposé, avoir oublié complètement que lui-même, le 12 juillet, à la vue de la dépêche espagnole, il avait annoncé que la paix était faite. Pourquoi des exigences nouvelles avaient-elles surgi ? Il n’y faisait pas la moindre allusion. Il se bornait à dire que la Prusse, non contente de repousser la sage demande de garanties qui lui avait été adressée, avait usé envers la France d’un procédé offensant : « Notre stupeur a été profonde lorsque, hier, nous avons appris que le roi de Prusse avait notifié par un aide de camp à notre ambassadeur qu’il ne le recevrait plus, et que, pour donner à ce refus un caractère non équivoque, son gouvernement l’avait communiqué officiellement aux cabinets de l’Europe. »

Il ajoutait, sans dire un mot de l’incident qui déterminait le rappel de M. de Werther : « Nous apprenions en même temps que M. le baron de Werther avait reçu l’ordre de prendre un congé et que des armements s’opéraient en Prusse. »

Tout espoir de conciliation était donc perdu ; il n’y avait plus qu’à armer.

Courageusement, l’opposition fit effort. Mais elle se débattait à peu près dans les ténèbres. Sur la marche même des négociations, sur les détails critiques, sur le sens vrai de la dépêche prussienne, elle ne savait presque rien, et elle était réduite à des conjectures. Ce sont les interventions de M. Thiers qui furent les plus pressantes, les plus directes ; celles qui, dans les ténèbres épaisses, allèrent le plus sûrement au vrai. Ni par son grand nom, ni par son chauvinisme même, il ne fut protégé contre les tumultes et contre les outrages. « À Berlin ! À Coblentz ! Vous êtes la trompette antipatriotique du désastre ! Nous n’avons pas de leçons à recevoir de vous ! » Il réussit pourtant, non seulement à dégager sa responsabilité et à sauver sa mémoire, mais à serrer de près le problème.

Il y avait dans ses paroles une partie dangereuse et détestable ; c’est celle où il rappelait sa politique générale à l’égard de l’Allemagne. Oui, il ne fallait pas tout céder à la Prusse ; oui, il était possible qu’un conflit avec elle fût un jour inévitable. C’est lorsqu’elle étendrait la main sur les États allemands du Sud. Oui, l’occasion s’offrirait et il faudrait la saisir de réparer les fautes passées, et, par là M. Thiers, au moment même où il s’efforçait de détourner la guerre immédiate, rendait inévitable la guerre prochaine. « Mais vous saisissez mal, s’écriait-il, l’occasion de la réparation que vous désirez et que je désire comme vous. » Ce n’est pas à propos d’un grand intérêt national que vous rompez : c’est pour une question de susceptibilité, et, dès lors, dans l’analyse, dans la divination des circonstances particulières de la crise, il fait preuve d’une merveilleuse rapidité d’esprit et d’une pénétration incomparable. Il ne s’attarde pas à discuter sur les détails inconnus ou ambigus de la dernière manœuvre de M. de Bismarck ; mais il met en pleine lumière le point central du débat. Par le retrait de la candidature Hohenzollern, la France a eu la satisfaction essentielle. Il fallait s’y tenir. Il faut y revenir. Tout le reste n’est qu’intrigues, complications, chicanes, imprudences. Il fait relire par M. Émile Ollivier la phrase de la dépêche de M. Benedetti du 11 juillet, où l’ambassadeur déclare : « Le Roi a consenti, m’a dit son envoyé au nom de Sa Majesté, à donner son approbation entière et sans réserve au désistement du prince de Hohenzollern. »

L’incident était clos ; que si M. de Bismarck a profité de l’imprudence avec laquelle il a été rouvert pour user d’un procédé discutable, l’essentiel demeure. Le gouvernement avait ce qu’il demandait, et c’est lui qui a tout compromis, tout renversé. Il avait débuté par des fanfaronnades ; il termine par une folie. « Vous avez mal commencé et vous avez mal fini ; c’est à une faute du cabinet qu’est due la guerre ». M. de Gramont a bien senti que le coup portait au point le plus vulnérable, et il dit dans ses mémoires que le discours de M. Thiers fut, à proprement parler, la seule attaque sérieuse contre la politique du cabinet.

Cependant plusieurs députés, M. Jules Favre, M. Buffet, demandaient la communication des dépêches ; ils servaient sans le vouloir M. Émile Ollivier et le duc de Gramont. Jules Favre, très âpre, s’écrie qu’avec des dépêches on faisait ce qu’on voulait, paraissant indiquer par là ou que ces dépêches étaient supposées ou que les ministres en faussaient le sens. Mais, en ce point, il était facile à M. Émile Ollivier et au duc de Gramont de reprendre l’avantage, et M. Émile Ollivier précisa avec exactitude cette partie des faits. Il ne disait pas que le gouvernement français avait reçu une dépêche offensante. Il ne disait pas que l’ambassadeur français à Ems ait été l’objet d’un procédé injurieux ou discourtois. Il disait que le gouvernement prussien, en communiquant à toutes les puissances le refus du Roi de recevoir l’ambassadeur, avait voulu donner à ce refus, innocent en soi, une signification outrageante. Et il définissait bien la manœuvre de M. de Bismarck. Dans ces termes, M. de Gramont pourra tout à l’heure, devant la Commission, et par les communications concordantes reçues de plusieurs de nos agents à l’étranger, faire la preuve devant une Commission de la vérité de ces propos ; et cela fortifiera sa thèse, qui était déjà assez forte de l’aveugle passion de tous.

Ce qu’il fallait dire, ce que M. Thiers, seul, vit clairement dans la tempête, c’est que le ministère, après ses imprudences et ses aberrations, n’avait plus qualité pour juger de la gravité d’une offense, qui, de son propre aveu, ne résidait que dans « l’intention » : à l’insistance déplacée des uns répondait un procédé désobligeant de l’autre. Était-ce une raison pour jeter la France dans le gouffre ? Il fallait juger d’ensemble les négociations et c’est ce que M. Thiers avait fait supérieurement. La Chambre, d’ailleurs, se refusa à tout examen. Elle avait d’emblée voté l’urgence des projets ministériels, et les députés de gauche qui s’étaient levés de leur banc contre l’urgence avaient été accablés d’injures. « Ils sont seize », s’écria M. Dugué de la Fauconnerie. La motion Jules Favre, reprise par M. Buffet, et tendant à la communication des documents, recueillit seulement 84 voix.

Pourtant, il fallait bien qu’une Commission fit un rapport et il était impossible que le gouvernement ne fît pas connaître à celle-ci les pièces du dossier diplomatique. Elles lui furent communiquées, en effet, mais avec une hâte, une confusion, une obscurité peut-être voulue, qui aboutirent aux plus stupéfiantes méprises. Sur deux points, M. de Gramont trompa la Commission.

Que valait la renonciation du prince Léopold communiquée le 13, au matin, par le roi de Prusse et formellement approuvée par lui ?

Il était évident que ce retrait, malgré l’initiative apparente des princes, avait été provoqué par le Roi. Or M. de Gramont avait reçu, le 13, des télégrammes de Munich et de Stuttgard, qui l’informaient (d’une source non officielle) d’un bruit qu’on faisait circuler la veille, à Munich et à Stuttgard, au sujet d’une lettre que le roi de Prusse aurait écrite au prince de Hohenzollern pour lui conseiller de renoncer à sa candidature ». Ainsi l’action, d’ailleurs certaine du roi de Prusse, prenait forme précise, et la valeur de la renonciation s’en trouvait accrue. M. de Gramont ne crut pas devoir parler de ce télégramme à la Commission. Il a allégué depuis que c’était une manœuvre de la Prusse. La Bavière et le Wurtemberg voyaient avec déplaisir la candidature Hohenzollern, et les gouvernements de Munich et de Stuttgard, soucieux d’éviter à l’Allemagne l’épreuve de la guerre, s’appliquaient à apaiser le conflit. La Bavière l’essaiera jusqu’au bout, même alors que toute espérance de paix était évanouie, et son ministre des affaires étrangères, le comte de Bray, adressera le 16 juillet, au roi de Prusse, la demande suivante : « Que le Roi veuille bien adhérer à la doctrine déjà admise par les grandes puissances, laquelle exclut pour les trônes vacants en Europe, les princes des familles royales de ces grandes puissances ». Et c’est, dit M. de Gramont, parce que la Prusse connaissait les dispositions des gouvernements de Stuttgard et de Munich, c’est pour faire tomber leurs défiances et leur démontrer les intentions pacifiques du gouvernement prussien que les agents de M. de Bismarck faisaient courir le bruit d’une lettre du Roi demandant le désistement du prince. Soit : mais cela même démontrait l’impossibilité pour le roi de Prusse de dégager pleinement, aux yeux de l’Allemagne, sa responsabilité souveraine du désistement des princes. Moralement, cela ajoutait beaucoup à la victoire de la France, et rendait plus inutile encore et plus absurde la demande de garanties soudainement produite par M. de Gramont. C’est pourquoi le noble et honnête duc garda le silence sur cette dépêche. Mais une autre question hantait l’esprit de la Commission ; les paroles de M. Thiers avaient porté. Les ministres auraient-ils commis la faute, ayant obtenu par le retrait de la candidature la satisfaction essentielle d’abord réclamée par eux, de produire à la fin une exigence nouvelle ?

Il aurait suffi aux commissaires, pour dissiper leur doute et leur malaise, de lire dans leur ordre et à leur date les dépêches successives envoyées par M. de Gramont à M. Benedetti, il lui aurait suffi d’entendre M. Benedetti lui-même qui était à Paris, et qu’il suffisait d’appeler. Le patriotisme offensé ne permettait pas ce simple examen. M. de Gramont vint en coup de vent à la Commission ; il donna lecture rapide des dépêches, sans en laisser le texte aux mains des commissaires, sans le mettre sous leurs yeux, peut-être même sans préciser exactement les dates ; tout se fondit dans un brouillard et quand, après cette lecture, le duc d’Albuféra dit au ministre d’un ton timide, et en termes où se révélait déjà la méprise : « Il me semble qu’il résulte de ces dépêches que vous avez toujours demandé la même chose ? » M. de Gramont n’eut pas la loyauté de le détromper. Les commissaires n’insistèrent pas, et ils retinrent comme acquis que, dès le premier jour, M. de Gramont avait demandé au roi de Prusse l’engagement pour l’avenir de ne plus permettre une candidature Hohenzollern. Voilà le châtiment des pays qui s’abandonnent, et qui croient que l’aveuglement est une part nécessaire de patriotisme. Les erreurs les plus grossières, les plus funestes et où les esprits les moins exercés ne tomberaient pas, peuvent être commises par des hommes habitués à la complication des affaire et à l’étude des documents.

À neuf heures et demie du soir, quand la séance de la Chambre reprit, M. de Talhouet, rapporteur de la Commission, monta à la tribune et lut un rapport où il y avait ceci : « Nous savions répondre au vœu de la Chambre en nous enquérant avec soin de tous les incidents diplomatiques. Nous avons la satisfaction de vous dire. Messieurs, que le gouvernement, dès le début de l’incident et depuis la première phase des négociations, a poursuivi loyalement le même but. Ainsi la première dépêche adressée à notre ambassadeur arrivé à Ems pour entretenir le roi de Prusse, se termine par cette phrase qui indique que le gouvernement a nettement formulé sa légitime prétention : « Pour que cette renonciation, écrivait M. le duc de Gramont à M. Benedetti, produise son effet, il est nécessaire que le roi de Prusse s’y associe et nous donne l’assurance qu’il n’autorisera pas désormais cette candidature. Veuillez vous rendre immédiatement auprès du Roi pour lui demander cette déclaration. »

« Ainsi, ce qui est resté le point litigieux de ce grand débat a été posé dès la première heure, et vous ne méconnaîtrez pas l’importance capitale de ce fait resté ignoré, il faut bien le dire, de l’opinion publique ».

L’erreur est matérielle, flagrante, monstrueuse. Ce n’est pas dans les premières dépêches adressées à l’ambassadeur, ce n’est pas dans les télégrammes du 9, du 10, du 11, qu’est la phrase citée par M. de Talhouet ; c’est seulement dans la dépêche du 12 au soir, quand la renonciation du prince est déjà connue. On ne peut supposer chez M. de Talhouet, chez tous les commissaires
GARIBALDI (1807-1882)
D’après un document de l’époque.


un parti pris de mensonge. En quel état d’affolement étaient-ils donc ? et quelle forme confuse le duc de Gramont avait-il donnée à son exposé ? Il est prodigieux que la Commission n’ait pas songé à vérifier sur les pièces même, un fait dont elle-même proclamait l’importance capitale, un fait qui devait la surprendre, car il était contraire à tout ce qu’on avait su jusqu’alors ; elle le reconnaît encore. et il est prodigieux aussi qu’en séance, devant la Chambre, aucun ministre, aucun, ne se soit levé de son banc pour avertir M. de Talhouet de son erreur.

M. de Gramont avoue (et comment pourrait-il faire autrement ?) la matérialité de l’erreur. Mais il allègue qu’au fond il avait toujours voulu la même chose ; qu’au demeurant il n’était pas présent à la séance quand le rapport fut lu. Que faisait-il donc ? et pouvait-il se désintéresser ainsi du rapport de la Commission ? Mais quand il est arrivé en séance, il ne s’est donc trouvé personne, ni parmi les ministres, ni parmi les députés, pour appeler son attention sur la déclaration sensationnelle de M. de Talhouet ? Et les autres ministres, qui étaient là sans doute, pourquoi n’ont-ils rien dit ? La plupart d’entr’eux, dans le conseil du 15, avaient exprimé leur surprise de la dépêche envoyée par M. de Gramont le 12 au soir. Ils savaient donc bien qu’il s’était produit ce jour-là quelque chose de nouveau. Mais M. Émile Ollivier, il était là lui, il a entendu M. de Talhouet. Et il savait bien que, dans la première phase des négociations, la France n’avait demandé que le retrait de la candidature. Il le savait bien puisque, dans la journée du 12, au reçu de la dépêche espagnole, il s’écriait : « C’est la paix ! », et qu’il n’aurait pu parler ainsi si une revendication essentielle était restée en souffrance. Il savait bien, lui, que c’est à Saint-Cloud que fut décidé, le 12, l’envoi de la dépêche sur les garanties. Il se rappelait bien que cette dépêche l’avait d’abord inquiété, et il avait insisté pour que, dans une dépêche nouvelle qui partit, en effet, dans la nuit, un paragraphe fût introduit sur les intentions pacifiques de la France. Il ne pouvait avoir oublié tout cela. C’était, dans les négociations, le point de crise, le point brûlant. Pourquoi a-t-il permis que l’extraordinaire méprise de la Commission se prolongeât ? C’est que, en avertissant la Chambre de la monstrueuse erreur, ils auraient mis en pleine lumière la faute capitale de leur politique. C’est qu’ils auraient souligné le changement survenu le 12 dans les exigences de leur diplomatie. C’est qu’ils auraient donné raison, devant la Chambre, à M. Thiers. C’est qu’ils auraient ainsi frappé de discrédit toute l’œuvre d’une Commission capable d’aussi énormes méprises, et la Chambre pouvait se demander si des hommes assez aveuglés, assez affolés pour commettre une erreur matérielle aussi formidable, avaient le sang-froid nécessaire pour évaluer la quantité d’outrage que contenait la communication de M. de Bismarck aux puissances. Sur ce point, voici ce que la Commission disait : « Votre Commission a voulu prendre et a reçu communication de dépêches émanant de plusieurs de nos agents diplomatiques dont les termes sont uniformes et confirment, comme il a été déclaré au Corps législatif et au Sénat, que M. de Bismarck a fait connaître officiellement aux cabinets d’Europe que Sa Majesté le roi de Prusse avait refusé de recevoir de nouveau l’ambassadeur de France et lui avait fait dire par un aide de camp qu’il n’avait aucune communication ultérieure à lui adresser…

« De plus, des pièces chiffrées ont été mises sous nos yeux, et, comme tout vos bureaux l’ont bien compris, le secret de ces communications télégraphiques doit être conservé par votre Commission, qui, en vous rendant compte de ses impressions, a conscience de son devoir vis-à-vis de vous-mêmes, comme vis-à-vis du pays.

« Le sentiment profond produit par l’examen de ces documents est que la France ne pouvait tolérer l’offense faite à la nation, que notre diplomatie a rempli son devoir en circonscrivant ses légitimes prétentions sur un terrain où la Prusse ne pouvait se dérober comme elle en avait l’intention et l’espérance. »

Mais ici, quelle obscurité, quel désordre d’idées ! On dirait qu’il y a deux sortes de documents : les uns, qui établissent la communication faite par M. de Bismarck aux puissances ; et les autres, chiffrés, démontrant que la France aurait reçu une intolérable offense. Or, ce sont les mêmes ! Et puis, s’il n’y avait pas eu offense dans le refus du Roi, en quoi la communication de ce refus, quelque perfide qu’en fût la forme, pouvait-elle constituer une offense ? Et suffisait-il que M. de Bismarck tendit un piège, pour que la France y tombât ? Était-il de l’honneur du pays de démontrer que ses diplomates étaient en effet aussi sots que M. de Bismarck le pensait ? et la nation française ne pouvait-elle s’abstenir sans honte de montrer qu’elle était aussi excitable et étourdie que le chancelier prussien le supposait dans ses calculs ?

C’est Gambetta qui prit la parole en cette séance de nuit. Il ne renouvela pas l’effort direct et lumineux de Thiers. Il donna à la question un tour nouveau, et peut-être était-ce la seule chance de forcer un moment l’attention et d’obtenir, qui sait ? quelques heures de répit et de réflexion. Au reste, la majorité, dont il savait flatter le chauvinisme et les sentiments belliqueux, le supporta mieux qu’elle n’avait supporté Jules Favre, et même M. Thiers, très chauvin aussi, très antiallemand, mais qui heurtait de front l’entraînement de l’heure présente.

La thèse de Gambetta, très audacieuse, mais, pour un avenir prochain, très dangereuse, était celle-ci : La politique de complaisance pratiquée depuis plusieurs années à l’égard de la Prusse a été funeste : c’est parce que la France en a le sentiment que tous les incidents entre la France et la Prusse prennent une acuité extrême. Si la guerre se produit, l’incident Hohenzollern n’en sera que l’occasion : elle sera en fait l’explosion d’une grande passion nationale dès longtemps refoulée et meurtrie, mais qui s’échappe enfin ; elle sera la grande lutte pour la primauté entre deux peuples, entre deux races. Mais cette grande lutte on ne peut l’entreprendre sans avoir mis de son côté toutes les chances ; et pour avoir toutes les chances, il faut avoir avec soi la force morale : cette force morale on ne l’aura pleinement que si le motif allégué pour la guerre obtient l’assentiment et de la France et de l’Europe. Il faut donc qu’il soit grave. Pouvez-vous faire la preuve que la France a été gravement, profondément offensée ?

C’est bien là, d’un bout à l’autre de la séance, la pensée, c’est bien la tactique de Gambetta.

Dans l’après-midi, quand M. Thiers est à la tribune, et quand il parle de ces « réparations » qu’il désire lui aussi, M. Gambetta lui crie : « Très bien ! » Dans l’après-midi encore, il interrompt M. Émile Ollivier pour bien préciser en quel sens, en quel esprit il demande la communication des dépêches à la Chambre. « C’est une question d’honneur : Il fallait que nous sachions en quels termes on a osé parler à la France. » Ainsi cette demande semble plus dirigée contre le gouvernement prussien que contre le gouvernement de l’Empire. À la séance du soir, il semble qu’il s’isole au-dessus de tous les partis, mais pour frapper la Prusse de plus haut. « Il me semble que dans la séance qui a eu lieu aujourd’hui, les uns et les autres nous nous sommes départis du sang-froid et de la mesure. »

« Et cela signifie sans doute que, dans sa passion pour la paix, la gauche risque d’humilier la France, et cela signifie aussi que dans la légitime mais aveugle révolte de son instinct national, la majorité risque de mal choisir l’occasion du combat, Je crois que la force morale est tout dans le monde. Je le dis à regret, aujourd’hui, dans cette enceinte, il y a eu des mouvements de patriotisme, il y a eu l’effervescence d’un sentiment longtemps contenu, longtemps maté par une politique extérieure que je déplore, que je déteste, que je réparerais si cela était en mon pouvoir ; mais un sentiment tardif qui vous oblige, Messieurs, à donner devant l’Europe les raisons du changement de votre conduite. »

Il ne faut pas qu’il y ait disproportion entre la grandeur nationale qu’aura la guerre et la futilité ou la médiocrité des raisons particulières qui lui serviront de prétexte. Mais quelle ambiguïté savante et redoutable dans les paroles de l’orateur, si étonnamment maître de lui-même dans ce désordre et si calculateur dans cette tempête ! À la façon dont il insiste sur la grandeur nationale de la guerre imminente, on ne sait, on ne peut savoir s’il en amplifie le sens pour en détourner les esprits par le contraste de l’immensité de l’événement et de la petitesse des motifs allégués, ou pour assurer d’avance, lui républicain, à son idée, à son parti et à lui-même le bénéfice d’un grand mouvement national auquel, mieux que tout autre et de plus haut, il aura donné toute sa signification et toute sa valeur ?

S’adressant à la majorité, il lui dit qu’il connaît bien sa vraie pensée ; qu’au fond, elle a toujours condamné la politique de faiblesse, qu’elle en a souffert, et que c’est le soulèvement de ses colères patriotiques qui, sans doute, va

Lettre de Garibaldi à Gambetta, datée de Dijon, 30 janvier 1871.


déchaîner la guerre et lui donner toute son ampleur. Il la prend elle-même à témoin du malaise qu’elle ressentait quand M. Émile Ollivier rappelait son long passé pacifique et comment il s’était obstiné, dans l’affaire des duchés, dans la crise de Sadowa, dans l’affaire du Luxembourg, dans celle du Saint-Gothard. à la politique de défaillance. Non, cette politique, la majorité du Corps législatif ne l’avait jamais approuvée du fond de l’âme : un sentiment plus fier protestait sourdement en elle et l’avertissait du péril. Par là, Gambetta se conciliait la sympathie de l’Assemblée en se faisant, pour ainsi dire, l’interprète rétrospectif des audaces françaises qu’elle n’avait pu avouer tout haut, mais dont elle reconnaissait le souffle dans une parole plus hardie et plus libre. Il lui persuadait, en l’élevant au-dessus d’elle-même, qu’il l’aidait seulement à retrouver son vrai niveau, et il pouvait espérer qu’ayant une conscience plus hautaine de la France, elle aurait honte du misérable prétexte qui rapetisserait le vaste conflit : mieux vaudrait sans doute l’ajourner que l’abaisser. Et, en même temps, il rappelait d’un mot au Corps législatif que, s’il avait eu le sentiment profond du véritable intérêt français, il n’avait su ni le dégager, ni l’affirmer ; la politique qu’il réprouvait, il la subissait cependant par excès de confiance en la sagesse d’un pouvoir qui, par toutes ses combinaisons, égarait l’esprit public, que ce fût Rouher, que ce fût Émile Ollivier, que ce fût l’Empire autoritaire, que ce fût l’Empire libéral, un voile de complaisance équivoque avait été jeté sur les humiliations de la France.

Si la majorité changeait maintenant, non pas de pensée intime, mais d’attitude, n’était-elle pas doublement tenue de justifier, par de fortes raisons, le revirement de son apparente politique ? L’outrage incertain d’une communication diplomatique déplaisante y pouvait-il suffire ? et si la France, trop longtemps pliée en une humble attitude, voulait se relever enfin, ne fallait-il pas qu’elle put se redresser de toute sa hauteur et mettre, dans la déclaration de ses griefs, toute la générosité de sa colère et toute l’étendue de son espérance ?

Ainsi, par l’âpre chemin de la fierté patriotique, Gambetta ramenait l’Assemblée vers la paix, et si elle cédait malgré tout au mouvement de la guerre, à l’emportement de la passion nationale, c’est à celui qui, tout en contenant et avertissant cette passion, lui aurait révélé toute sa noblesse, qu’irait sans doute la sympathie des événements. Ce qu’ils lui apporteraient de force, il le communiquerait à la République, qui se confondait pour lui avec le sentiment immédiat qu’il avait de sa propre puissance vitale. Au demeurant, il s’ingéniait à ne pas se lier, même aux hypothèses pour lesquelles il marquait le plus de complaisance ; sans se mettre hors des événements, obscurs et redoutables, il planait au-dessus, et, tout en gardant communication avec les pensées et les passions des hommes, il réservait pour l’avenir la liberté de sa critique et de son action.

« Quelqu’un peut-il contester que, le jour où vos régiments auront passé le Rhin (car il ne doute pas qu’ils le passent), ce sera le démenti sanglant de la politique qui avait été menée en 1854, lors des négociations primitives au sujet des duchés, au sujet du Sleswig-Holstein, et qui avaient amené la conclusion du traité d’alliance de la Prusse et de l’Italie sous l’égide de l’Empereur ?

Quelqu’un peut-il nier que vous ayez ratifié de semblables combinaisons ? Non ; vous avez été surpris, égarés ; vous avez eu une confiance, qui n’a pas été justifiée, dans les prévisions et les combinaisons de votre gouvernement ; là, il faut le dire avec sincérité, là a été l’outil de votre lamentable erreur. Je sais pertinemment que ceux d’entre vous qui émettront un vote de guerre le jour où le vote de guerre vous sera demandé, ne sont pas des hommes politiques prêts à se contenter de la question Hohenzollern, ou du plus ou moins de susceptibilités qu’on aura apporté dans les étiquettes royales… C’est donc, Messieurs, un changement de politique qu’on vous propose. Je ne l’apprécie pas… » mais « vous avez une justification à faire de cette nécessité au point de vue de votre politique et de votre diplomatie… Vous appelez la France à vous donner des hommes et de l’argent ; vous la lancez dans une guerre qui, peut-être, verra la fin du dix-neuvième siècle consacrée à vider la question de la prépondérance entre la race française et la race germanique, et vous ne voulez pas que le point de départ de cette immense entreprise soit authentique, formel, et que la France puisse savoir, en même temps que l’Europe, de quel côté était l’acte injuste et de quel côté la résistance loyale ? »

Il ajoutait enfin, comme pour dégoûter la France de cette guerre sans franchise, issue d’un motif mesquin, que si la République avait à mener le combat national, ce serait d’une autre allure. « Si j’avais eu le choix, pour le gouvernement de mes préférences, je vous prie de croire que ce n’est pas dans ces misérables ressources que j’aurais puisé les raisons décisives d’une telle conduite. » Inquiétantes affirmations ! Dangereuses hypothèses ! Quand on médite toute l’attitude de Gambetta en ces questions et ses paroles mêmes au jour de la crise suprême, on se demande avec épouvante s’il n’aurait pas conçu avant tout le gouvernement républicain comme un gouvernement d’offensive nationale contre l’Allemagne et si l’Empire, en déclarant la guerre, n’a pas épargné à la République le crime et la folie de la déclarer. Il eût été déplorable à jamais que la France républicaine fît sommation à l’Allemagne de ne pas se constituer pour mieux assurer « la prépondérance de la race française ». Vaincue en ce conflit, la France républicaine sombrait ; et la République était frappée du même coup qui a frappé l’Empire.

Victorieuse, la France républicaine se grisait de nouveau de l’orgueil de domination qui avait déjà corrompu, aux temps héroïques, l’âme révolutionnaire. Il est vrai que Gambetta, après la guerre, tout en maintenant l’affirmation du droit contre les brutalités de la conquête et de l’annexion, a su pratiquer une politique de paix, qu’un moment même il a songé à aller à Varzin négocier avec M. de Bismarck un modus vivendi entre la France et l’Allemagne. Mais il était alors, comme le pays, sous la dure leçon de la défaite, aurait-il eu la même sagesse si l’avènement de la République avait précédé le conflit avec la Prusse ?

Sans doute, il n’aurait pu amener le suffrage universel à la République par une évolution régulière qu’on lui garantissant un lendemain de paix ; et la lutte légale contre les partis du passé, l’organisation difficile de la démocratie républicaine auraient absorbé tout son effort. Il aurait dû compter aussi avec la force de l’idéal pacifique qui s’affirmait de plus en plus dans le parti républicain. Mais il tenait évidemment en juillet 1870, à garder ouverts, devant la France et la République, la porte de la guerre comme la porte de la paix. Dans cet esprit, et pour garder le bénéfice de la fierté et de la susceptibilité nationales, il n’a pas serré de près, en ce tragique débat, la diplomatie de l’Empire. Comme il lui reprochait surtout ses défaillances, il ne voulait pas lui reprocher ses imprudences ; d’accord avec M. Thiers pour dénoncer la faiblesse de l’Empire dans le passé, il n’était plus d’accord avec M. Thiers pour lui reprocher sa témérité dans le présent. Non seulement il ne souligne pas le crime capital de M. de Gramont, la nouvelle exigence soudainement produite le 12, quand le fond même de l’incident était réglé, mais il l’approuve formellement d’avoir produit cette exigence. Il accorde que la réponse faite par la Prusse ne suffisait pas et que sur cette réponse « il convenait d’insister pour obtenir satisfaction ». C’est la justification complète de M. de Gramont en ce qu’il a fait de plus téméraire et de plus funeste. Et par la position même qu’il prend sur la dépêche de M. de Bismarck, il fait le jeu du parti de la guerre. Il ne pouvait pas dire : C’est une réplique déplaisante à un procédé déplaisant, puisqu’il approuvait la demande de garanties formulée par M. de Gramont au nom de la France. Il ne pouvait pas dire : C’est un piège tendu par M. de Bismarck ; gardez-vous d’y tomber ; car lui-même irritait de telle sorte la susceptibilité française qu’il n’admettait pas qu’un piège fût tendu à la France sans que l’honneur de celle-ci fût engagé. Il se bornait donc à demander que l’affront fait à la France fût démontré avec évidence. Et il posait au ministre cette question : « Est-il vrai que la communication ait été faite par M. de Bismarck à tous les cabinets étrangers, ou seulement à ceux de l’Allemagne du Sud ? »

La réponse était trop facile à M. de Gramont. Il savait déjà que la communication avait été faite à Londres. En fait elle l’avait été à toutes les capitales. La Commission put affirmer avec sûreté qu’elle avait vu des dépêches en ce sens. Dès lors, que subsistait-il des réserves de Gambetta ? Au demeurant, aucune digue ne pouvait arrêter le sombre flot de folie qui montait : aucune manœuvre ne pouvait le dévier. La guerre commençait : des deux côtés du Rhin les passions soulevées prenaient les armes. Le vaste conflit préparé dès longtemps et rendu presque inévitable par les fautes de la France, machiné depuis quelques mois et voulu par M. de Bismarck, se déchaînait enfin, attestant par la plus déplorable conséquence la double et longue défaite que, depuis 1848, en France et en Allemagne, subissait la démocratie.

C’EST POURTANT PAS POUR ÇA QUE J’AVIONS VOTÉ « OUI ».
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D’après une lithographie de Daumier.


C’est sans alliances que la France y était jetée ; et les sympathies mêmes qui l’avaient assistée au début de la crise se détournaient d’elle depuis l’orgueilleuse aberration de M. de Gramont : Admirable avait été l’attitude de l’Angleterre ! Tout ce qu’un gouvernement peut faire pour prévenir un conflit dont il n’aura point directement à souffrir, le gouvernement anglais l’avait fait. Il avait fortement conseillé à l’Espagne d’abandonner la candidature Hohenzollern. Il l’avait fortement conseillé à la Prusse. Quand la dépêche du prince Antoine apporta la paix à l’Europe, la diplomatie anglaise marqua sa vive joie, et la douleur des hommes d’État de l’Angleterre fut sincère et profonde quand l’étourderie funeste du duc de Gramont et ses prétentions intolérables remirent tout en question.

La faute du duc fut d’autant plus ressentie à Londres que le ministère anglais ayant prêté ses bons offices à la France, quand elle avait pour elle la raison et le droit, était en quelque sorte compromis par le duc de Gramont qui, avec la plus maladroite inconscience, se couvrait de la sympathie anglaise. Ayant dit au Corps législatif, le 11 juillet : « Tous les cabinets auxquels nous nous sommes adressé paraissent admettre la légitimité de nos griefs », il s’étonne que, trois jours plus tard, le ministre anglais Granville lui ait fait parvenir une rectification. Trois jours plus tard : dans l’intervalle tout avait changé, et il était impossible à l’Angleterre de maintenir une approbation qui prenait un sens tout nouveau. Il fallait au duc de Gramont une étrange sottise pour oser télégraphier à M. Benedetti, le 15 juillet au soir : « J’ai lieu de croire que les autres cabinets nous trouvent justes et modérés. » Chaleureusement, malgré les mécomptes, malgré le péril qu’il y avait à marquer la moindre bienveillance à une diplomatie infatuée et inégale, l’Angleterre, jusqu’au bout, essaya de sauver la paix ; l’ambassadeur anglais, lord Lyons, après avoir essayé en vain de mettre les ministres de France en garde contre leurs entraînements, transmettait encore avec un bon vouloir qui se décourageait sans se lasser une suprême suggestion de paix : le recours aux bons offices d’une puissance amie ; pauvre brindille d’olivier emportée aussitôt par le torrent. L’Angleterre ne pouvait plus offrir à la France qu’une neutralité attristée, et qui deviendra bientôt défiante et hostile quand M. de Bismarck aura publié l’abominable projet de main mise sur la Belgique, dont M. Benedetti, en 1867, lui avait laissé le brouillon écrit de sa propre main.

Encore moins que sur le concours de l’Angleterre, le gouvernement impérial pouvait compter sur celui de la Russie. Dans son télégramme du 15, M. de Gramont disait à M. Benedetti : « L’empereur Alexandre nous approuve chaleureusement ». C’est sans doute l’assurance que lui avait donnée quelques jours avant l’ambassadeur de France à Pétersbourg, le général Fleury. Et il est vrai que le Tsar avait conseillé la modération et l’esprit de transaction au roi de Prusse. Il fallait que la machination de la candidature Hohenzollern apparût à tous les tiers bien révoltante pour que le souverain de Russie, lié par tant de liens au roi de Prusse, intervint de la sorte auprès de celui-ci. Mais lui aussi, lui surtout, il se considéra comme dégagé par la sotte demande de garanties. Qu’allaient faire l’Autriche et l’Italie ? et le traité d’alliance resté en suspens allait-il être repris ?

L’Autriche et l’Italie ne demandaient qu’à ne pas se prononcer. Il leur paraissait aussi dangereux, aussi compromettant de se ranger du côté de la France que du côté de la Prusse. Et elles s’efforcèrent, avec un empressement d’autant plus sincère qu’il était intéressé, d’apaiser les passions, de prévenir le conflit. M. de Beust, le diplomate du flirt et de l’impuissance, qui voulait bien coqueter avec la guerre mais non point s’engager à fond, s’inquiéta des espérances qu’il avait laissé entrevoir : il craignait que le gouvernement français n’y vit un encouragement à une démarche imprudente. De Vienne, il télégraphiait, le 11 juillet, à son ambassadeur à Paris, M. de Metternich, pour ramener les choses au point, peut-être même au-dessous du point. Il voulait qu’entre Paris et Vienne il n’y eut pas de malentendu. Il n’avait jamais contracté qu’un engagement : celui de ne pas conclure d’alliance sans en avoir informé le gouvernement français. « J’admettais hier, et j’admets encore, que telles circonstances peuvent se présenter où notre intérêt même nous commanderait de sortir d’une attitude de stricte neutralité, mais je me suis, là, positivement refusé à contracter sous ce rapport un engagement. J’ai revendiqué alors, comme je revendique maintenant, une entière liberté d’action pour l’empire austro-hongrois, et si j’ai maintenu avec fermeté ce point quand il s’agissait de signer un traité d’alliance, je dois moins que jamais me considérer comme ayant les mains liées aujourd’hui où un traité n’a pas été conclu.

« Cette argumentation me paraît claire et irréfutable. Je ne concevrai pas que l’Empereur Napoléon ou le duc de Gramont pût interpréter autrement ce qui s’est dit alors, et nous regarde comme engagé à une démonstration armée.

« Je vais d’ailleurs plus loin, et je dirai que, même si nous avions promis un concours national en cas de guerre entre la France et la Prusse, ce n’aurait jamais été que comme le corollaire d’une politique suivie d’un commun accord. Jamais nous n’aurions songé, et aucun État ne songerait jamais à se mettre vis-à-vis d’un autre dans une situation de dépendance telle qu’il dût prendre les armes uniquement selon le bon plaisir de l’autre. L’empereur Napoléon nous a promis de venir à notre secours si nous étions attaqués par la Prusse, mais, sans doute, il ne se croirait pas obligé d’emboîter le pas derrière nous s’il nous prend fantaisie de déclarer la guerre à la Prusse sans son assentiment ».

Au soin qu’il prend de dissiper tout malentendu possible, est-il sûr que M. de Beust n’ait rien fait pour le créer ? Pour mieux se dégager, il prend l’offensive contre la diplomatie impériale. Il déclare qu’elle est, dans tout cet incident, imprudente et provocatrice, qu’ayant raison au fond, elle se donne l’air de chercher une occasion de déclarer la guerre. Et cependant, tout en avertissant le gouvernement français qu’il n’a pas à compter sur le concours effectif de l’Autriche, il manifeste la crainte de l’indisposer par sa neutralité. Qui sait si ce n’est pas l’Autriche qui paiera finalement les frais de toute l’aventure par la soudaine réconciliation de la Prusse et de la France s’entendant à ses dépens ? Admirable confiance en la loyauté de la diplomatie impériale ! « Il ne faut pas que l’on s’abuse sur ce que nous voulons, et surtout sur ce que nous pouvons faire. Or, on est en train de s’engager à Paris dans une bien grosse partie. On s’est peut-être déjà trop avancé pour reculer et, dans ce cas, votre tâche principale doit être de veiller à ce qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions qui sont sincèrement amicales pour la France, mais qui restent sans doute au-dessous de ce qu’on espère sans trop de motifs.

« Nos services sont acquis dans une certaine mesure, mais cette mesure ne sera pas dépassée, à moins que les événements ne nous y portent, et nous ne songeons pas à nous précipiter dans la guerre uniquement parce que cela conviendrait à la France. Faire accepter cette situation à l’empereur Napoléon et à ses ministres sans provoquer leur mécontentement, voilà la difficulté qui vous attend et dont je compte sur votre zèle et votre influence personnelle pour triompher. Il ne faut pas qu’un accès de mauvaise humeur contre l’Autriche prépare une de ces évolutions subites auxquelles la France nous a malheureusement un peu trop habitué.

« C’est là un écueil dangereux qu’il s’agit d’éviter. Faites donc sonner, aussi haut que possible, la valeur de nos engagements tels qu’ils existent réellement et notre fidélité à les respecter afin que l’empereur Napoléon ne s’entende pas tout à coup à nos dépens avec une autre puissance, ce que nous croyons impossible, puisque ce serait contraire aux engagements réciproques. Insistez sur la réciprocité en ce qui concerne ce point, et ayez en outre les yeux bien ouverts ».

Ainsi, empêcher la France de se réconcilier par un traité d’alliance avec la Prusse, ou de conclure un traité avec la Russie par l’octroi d’avantages en Orient, voilà le principal objet de M. de Beust. M. de Gramont eut certainement connaissance du contenu de cette dépêche. Il dit bien que le prince de Metternich ne la lui a pas montré, mais il est impossible qu’il ne lui en ait pas donné la substance. Au demeurant, elle était, malgré ses réserves au sujet de tout engagement de guerre, assez ambiguë, et peut-être le diplomate français eût-il l’impression qu’il lui suffirait d’entraîner l’Autriche par la force des événements. Peut-être aussi ne prenait-il pas très au sérieux le ministre autrichien qui lui avait suggéré la petite combinaison suivante : « Gramont veut-il ma recette ? La voici : ne pas s’attaquer au roi de Prusse, traiter la question en question espagnole, et si, à Madrid, on ne tient pas compte des réclamations et envoie la flottille qui doit prendre le prince de Hohenzollern dans un port de la mer du Nord, faire sortir une escadre de Brest ou de Cherbourg pour l’empoigner. Si la Prusse se fâche pour cela, elle aura de la peine à faire marcher le midi ; si au contraire vous vous attaquez à elle, le midi lui appartient. »

Les avertissements qui venaient à M. de Gramont d’un esprit de cet ordre ne pouvaient guère avoir grand poids. Mais de quelle étoffe sont donc faits ceux qui conduisent les destinées des nations ? M. de Gramont et M. de Beust, quel couple ! En tout cas, lorsque le 12 juillet M. de Gramont aiguille vers la guerre, il ne pouvait compter avec quelque assurance sur l’assistance de l’Autriche, et dans la séance du 15 juillet, quand un commissaire demanda à M. de Gramont : « Avez-vous des alliances », et quand il répondit : « Si je vous ai fait tout à l’heure attendre, c’est que j’étais en conversation avec l’ambassadeur d’Autriche et le ministre d’Italie » il donnait à entendre, sous ce mystère, beaucoup plus qu’il n’y avait en réalité. C’était encore un de ces mensonges à forme tendancieuse qui égarèrent les esprits. Comment cependant, devant la certitude de la guerre, l’Autriche et l’Italie s’émurent, comment elles craignirent, si elles se détournaient de la France dont le prestige militaire était encore intact, de s’exposer à des chances fâcheuses ou de perdre le bénéfice qu’elles pourraient retirer de leur association à la victoire française, comment il parut possible un moment de les décider à une alliance, mais à la condition que la France laisserait l’Italie occuper Rome, comment l’Empire se refusa à cette concession qui aurait irrité le parti clérical, c’est ce qu’on peut voir dans la très sérieuse documentation du livre de M. Émile Bourgeois sur Rome et Napoléon III.

Ainsi, c’est sans alliés que la France soutint la guerre redoutable, si témérairement engagée, et la même défaite de la démocratie qui avait jeté la France à la guerre lui enlevait toute possibilité d’alliance.

Le césarisme la précipitait aux aventures, et comme il était sous la domination du parti catholique, il rejetait l’alliance de l’Italie moderne. L’heure de l’épreuve était venue.

CHAPITRE III

CAUSES DE LA DÉFAITE DE LA FRANCE : L’AVENIR

Si la France a succombé, si elle n’a pu maintenir, dans cette grande épreuve, l’intégrité de son sol et de sa personnalité historique, c’est qu’elle n’a eu à son service ni une suffisante force d’organisation gouvernementale ni une suffisante force d’élan révolutionnaire. L’Empire qui se disait et qui se croyait sans doute un pouvoir fort était le plus débile des régimes, car il n’avait ni la puissance d’une grande tradition historique, comme était celle de l’ancienne monarchie française, ni la puissance nouvelle de la démocratie qu’il invoquait, mais en l’énervant. Cette débilité incohérente, nous l’avons marquée dans la diplomatie impériale. Elle se retrouve au même degré dans l’organisation militaire de l’Empire. M. Thiers, obstiné à défendre les armées réduites avec service à long terme a prétendu que les terribles défaites françaises de 1870 étaient imputables, non à l’insuffisance de l’organisme militaire, mais à une série de fautes de tactique qui auraient pu être évitées.

C’est d’abord la dissémination des troupes françaises sur une ligne beaucoup trop étendue. C’est ensuite, après les premiers revers, l’erreur de Bazaine, s’attardant aux alentours de Metz, au lieu de hâter sa marche de retraite vers Châlons, où il aurait rejoint les restes de l’armée de Mac-Mahon. C’est enfin la funeste aberration de l’Empereur et de Mac-Mahon, allant vers Sedan, au lieu de se replier sur Paris et de couvrir la capitale par les libres et rapides mouvements d’une grande armée. Et il est certain que même l’armée de l’Empire, si insuffisante qu’elle fût en nombre et en organisation, aurait pu bien mieux soutenir la lutte si elle avait été dirigée par une pensée persévérante et ferme, et par une volonté désintéressée. Elle fut livrée à la conduite de chefs incapables ou médiocres et aux combinaisons égoïstes d’une dynastie aux abois.

Mais si le vice politique et moral du régime fut la cause dominante du désastre, ces chances funestes furent aggravées d’emblée par l’insuffisance technique du système militaire. Le mode de recrutement était déplorable. Par peur de la nation, l’Empire éloignait le plus possible les soldats de leur région d’origine. De là, au jour de la mobilisation, des lenteurs, des complications qui démoralisèrent l’armée, et qui lui rendirent impossible toute tentative, toute pensée d’offensive. Le désordre des premières semaines fut inexprimable. L’insuffisance des effectifs disponibles, qui ne dépassaient guère la moitié des effectifs allemands, a rendu à peu près irréparables les défaites premières. Mac-Mahon aurait pu être vaincu, il n’aurait pas sans doute été écrasé à Reichshoffen, s’il avait disposé de forces plus considérables. Les Allemands, malgré leur audace, n’auraient pas osé pousser aussi hardiment qu’ils l’ont fait leur pointe offensive, et les forces de Mac-Mahon et de Bazaine auraient pu sans doute, en se repliant, se concentrer. Il n’y eut pas seulement défaite, il y eut écroulement et débâcle : la première armée, vaincue, tombait dans le vide !

Le capitaine Picard, dans les ingénieuses leçons qu’il a professées en Sorbonne sur la guerre de 1870, accuse surtout l’incapacité du haut commandement français. Les généraux avaient du courage, quelques-uns mêmes de la culture et de l’esprit, mais ils n’avaient aucune doctrine commune sur la guerre : ils semblaient ignorer les méthodes les plus essentielles. Ni ils ne se servaient de leur cavalerie pour s’éclairer au loin et prévenir les surprises : ni ils ne savaient marcher au canon pour soutenir les autres chefs engagés. Soldats d’un régime d’aventure, qui n’avait laissé subsister d’autre loi que l’égoïsme, ils étaient bien capables d’un geste éclatant, d’un effort héroïque et illustre : mais ils ne connaissaient pas le sentiment profond de la solidarité militaire et nationale.

Un système d’idées communes sur la conduite des grandes opérations aurait pu corriger un peu cette dispersion des consciences. Mais ce système leur faisait défaut. Tous n’étaient pas ignorants, mais les meilleurs croyaient que l’inspiration individuelle suffit à tout à l’heure du danger. En fait, paralysés par le désordre de leur armée, par leur ignorance de la grande guerre, ils n’eurent même pas ces qualités d’initiative, d’audace et d’élan qui semblaient jusque-là les caractéristiques de la race française. Dans les premiers chocs, la vigueur d’offensive est beaucoup plus grande dans l’armée allemande que dans l’armée française. Frossard, à Forbach, même dans la partie de la journée où il avait la supériorité numérique et l’avantage, ne sut pas attaquer. Au contraire, les Allemands n’attendirent pas d’être en nombre pour livrer aux hauteurs de Spickeren le plus téméraire assaut : ils lancèrent même leur cavalerie à l’escalade.

M. Picard croit que c’est une idée fausse sur la valeur absolue du terrain qui perdit les généraux français. On s’imaginait qu’il y avait des positions qui, en soi, étaient bonnes : et que si on pouvait encore les couvrir de retranchements, le mieux était de se barricader dans une défensive inexpugnable. Ce fut l’erreur commise à Forbach : peut-être la cause première de la fausse manœuvre qui immobilisa l’armée de Bazaine autour de Metz. Ainsi, les forces françaises perdaient leur ressort d’offensive et leur qualité de mouvement. Mais, sans aucun doute, ce préjugé technique n’aurait pas prévalu si l’esprit des chefs n’avait pas été paralysé par les causes multiples qui leur insinuaient le doute : la faiblesse numérique de l’armée, le défaut d’organisation et leur propre ignorance. Tout cela, c’était la conséquence et l’expression de la débilité même du régime, qui n’avait su ni prévoir, ni vouloir, ni organiser.

Il est puéril de prétendre, comme le font volontiers les apologistes de l’Empire, que ce sont les républicains qui ont rendu impossible, par leurs déclarations contre la guerre et les armées permanentes, une forte organisation de défense nationale. Quand un pouvoir s’est constitué par le coup d’État, quand il se maintient par un déploiement continu d’autorité, quand il prétend sauver la nation de l’anarchie des volontés et de la décomposition parlementaire, il n’est pas fondé à rejeter la responsabilité des événements sur la faible opposition qui, à travers les violences et les fraudes de la candidature officielle, a pu parvenir jusqu’à un Corps législatif domestiqué et impuissant.

D’ailleurs, le parti républicain ne désarmait pas la nation. Il demandait la liberté politique, le contrôle efficace du pays sur les affaires extérieures comme sur les affaires intérieures. Il disait que, jusque-là, donner des soldats à l’Empire, c’était les donner à la tyrannie et l’esprit d’aventure. Assurer la paix par la liberté, et constituer la défense de la nation par une armée vraiment populaire, par une vaste organisation de milices nationales qui aurait mis tous les citoyens en état de manier le fusil, c’était le programme des républicains. Ils ne pouvaient pas en avoir d’autre. Et c’est d’ensemble qu’il faut le juger.

Mais puisque l’Empire n’adoptait pas cette politique générale de l’opposition républicaine, c’était à lui d’imposer à sa majorité ses plans, ses systèmes d’organisation. Celui de Niel était bien hésitant encore et bien composite, il n’aurait pu, même adopté intégralement, accroître que de peu et à long terme la force de l’armée. L’Empire n’osa pas le soutenir à fond. Les députés officiels, tout en renonçant aux libertés réelles et au contrôle effectif qui auraient pu sauver la paix, ne parlaient que de paix. L’Empire, qui les investissait, qui lui donnait leur mandat tout préparé dans les cabinets préfectoraux, ne sut pas leur demander un acte de courage. Lui-même ne disposait plus de toute la force de terreur et de tout le prestige violent qui avait suivi le coup d’État, et ne pouvait pas chercher franchement une force nouvelle dans la démocratie et la liberté ; il n’avait pas assez d’autorité morale pour demander à la nation un sacrifice. Ayant brutalisé ce qu’il y a de plus haut dans les consciences, il était obligé de ménager ce qu’il y a de plus médiocre dans les instincts. Il n’eut que des velléités, point de volonté ; et il se jeta en pleine tempête, lui et la France, sur une barque que lui-même savait disloquée et tarée. Depuis des années, l’Empire n’était plus un gouvernement : c’était une aventure en liquidation.

Mais pas plus qu’elle n’eut vraiment à son service, en cette crise terrible, une force gouvernementale, la France n’eut une suffisante force révolutionnaire. Au moment où éclata la guerre, l’idée républicaine n’était encore ni assez étendue, ni assez passionnée dans le pays pour pouvoir se saisir à temps des événements et imprimer à la nation un irrésistible mouvement de masse. De toutes les tentatives de démocratie et de liberté avortées depuis près d’un siècle, il était resté dans la conscience nationale un fond de doute, de lassitude, de défiance pesante, que Prévost-Paradol traduisait dans la France Nouvelle, en des pages d’une mélancolie incomparable, où l’espérance même ne transparait qu’à travers des voiles de deuil.

HISTOIRE D’UN RÈGNE
D’après une lithographie de Daumier.



Les élections de 1869, mettant debout trois millions d’opposants, avaient réveillé les cœurs, Gambetta annonçait la victoire prochaine par la seule action du suffrage universel. Dans cette opposition mêlée, le parti républicain dominait, au moins dans les grandes villes. Mais le plébiscite rabattit cette confiance. Ayant à se prononcer directement sur l’Empire, le pays lui donna une majorité immense. Ah ! quelle lourde pierre de servitude pesait encore sur la patrie ! Certes, le courage des républicains ne fut pas brisé. Leur propagande continua, audacieuse et active, et une avant-garde ouvrière et socialiste se forma, qui renouvellerait bientôt l’esprit républicain, un peu amorti par les longues habiletés de l’opposition parlementaire. Mais qu’était encore tout cela à côté de l’énorme masse qui venait de rallier une fois de plus sa propre déchéance et l’universelle servitude ? et comment, sous l’étourdissement de ce coup, la force populaire et républicaine aurait-elle pu d’emblée, dès la déclaration de guerre, ou même dès les premières défaites et avant l’irréparable, saisir les événements ? Le nombre des hommes résolus à accomplir une révolution républicaine pour mieux défendre la patrie était infime. La petite poignée de héros qui, le 16 août, avec Blanqui, Eudes, Granger, essaya un coup de main sur le poste de La Villette, dans l’espoir d’ébranler Paris, fut comme englouti dans la réprobation ou l’étonnement de tous. C’est Blanqui lui-même qui le constate avec une poignante tristesse :

«… Les insurgés… se mirent en marche vers Belleville par le boulevard extérieur. Il fut alors évident pour eux que leur projet n’avait aucune chance de réussite. La population paraissait frappée de stupeur. Attirée tout à la fois par la curiosité et retenue par la crainte, elle se tenait, immobile et muette, adossée des deux côtés aux maisons. Le boulevard parcouru par les insurgés restait complètement désert. En vain ils faisaient appel aux spectateurs par les cris : « Vive la République ! Mort aux Prussiens ! Aux armes ! ». Pas un mot, pas un geste ne répondaient à ces excitations. Les chefs de l’entreprise avaient supposé que la gravité de la situation et les tumultes des jours précédents seraient des motifs suffisants pour rallier les masses. Mais un certain découragement avait succédé aux émotions impuissantes des premiers jours. Les idées prenaient un autre courant. Elles tournaient au soupçon, à la crainte exagérée de l’espionnage prussien. »

Mais, s’il y avait eu une forte préparation républicaine et révolutionnaire, le peuple aurait-il commis cette méprise ? N’aurait-il pas, dès le lendemain de Reichshoffen et de Forbach, profité de l’ébranlement des premiers désastres pour renverser l’Empire et sauver la patrie ? Un mois après, Blanqui écrivait :

« Paris comprend que ces hommes ont voulu faire, le 16 août, ce qui s’est accompli le 4 septembre. Ils se sont trompés, sans doute, l’heure n’était pas venue ; il faut savoir la deviner, et, dans des questions si redoutables, la méprise, l’erreur de calcul devient une lourde responsabilité. « J’ai cru » n’a jamais été une justification. »

« Jouer à faux, de son chef, la partie de la liberté, peut-être d’une nation tout entière est une faute, souvent irréparable, dont rien ne saurait absoudre ». Blanqui déclare que c’était trop tôt ou trop tard. Trop tôt : puisque le peuple n’était pas encore assez averti et excité par l’étendue du désastre. Trop tard, puisque déjà, le 14 aout, Bazaine avait commencé à se laisser bloquer dans Metz. Cependant si la République avait été proclamée ce jour là, Mac-Mahon n’aurait pas marché vers Sedan : et « ses cent cinquante mille hommes, appuyés sur Paris, se changeaient en armée invincible ». Que le peuple de Paris ait ainsi attendu, c’est bien le signe que le souffle de la Révolution était trop languissant et débile. Non seulement le peuple ne proclama pas à temps la République, mais il ne seconda pas par des mouvements de la rue les timides efforts des députés de la gauche pour dessaisir la régence et décider le Corps législatif à prendre en main le gouvernement au nom de la France menacée. Quand vint le 4 Septembre, toutes les forces organisées de la France étaient dans le gouffre ; et la République, pour appeler, encadrer, éduquer des forces nouvelles, ne pouvait se couvrir du moindre débris des armées anciennes. L’armée de Mac-Mahon était prisonnière : celle de Bazaine était bloquée, deux fois bloquée, par l’ennemi et par la trahison. Cependant, si le gouvernement de la Défense nationale avait été animé d’un vigoureux esprit et s’il avait pu compter sur l’esprit républicain de la France, le désastre pouvait encore être réparé. M. de Bismarck redoutait deux choses. Il craignait qu’une Assemblée nationale convoquée aussitôt surexcitât l’énergie du pays. Le gouvernement de la Défense nationale hésita. Il songea d’abord à convoquer une Assemblée : puis il ajourna, puis il y renonça, par la raison et sous le prétexte qu’une partie du sol était occupée par les Prussiens :

C’est sans doute un grand malheur que les hommes de la Révolution du 4 Septembre n’aient pu faire appel à la France, avec la certitude qu’elle ferait une réponse à la fois républicaine et nationale. Si une grande assemblée élue dans la tempête avait proclamé que la République était désormais le gouvernement légal et définitif, si elle avait signifié au monde qu’elle était prête à faire la paix, qu’elle prendrait l’engagement de ne pas inquiéter l’Allemagne et de reconnaître son unité, si elle avait affirmé, comme Jules Favre le fit en son nom propre et sans autorité à l’entrevue de Ferrière, qu’elle accepterait pour l’avenir une convention d’arbitrage avec l’Allemagne, mais si elle avait ajouté en même temps qu’elle ne consentirait à aucune mutilation de la patrie, l’effet aurait été très grand sans doute et en France et en Europe : et grand l’embarras de la Prusse militariste. Mais le fond de la nation était encore si imprégné de servitude que sans doute la France n’eût constitué qu’une assemblée incertaine, républicaine de nom, mais sans vigueur et sans foi.

Paris, du moins, va-t-il déployer un grand effort. C’était la deuxième crainte de M. de Bismarck. Un moment, après Sedan, il songea qu’il vaudrait mieux ne pas affamer Paris pour laisser les factions s’y dévorer, et par peur que cette grande force assiégée ne s’exaspérât à la plus révolutionnaire et la plus audacieuse résistance.

Mais le gouvernement de la Défense nationale manque de confiance, dès le premier jour, et en lui-même et en Paris. Avoir accepté comme chef le général foncièrement réacteur qui n’avait même pas foi en la possibilité de la résistance, c’est une sorte de capitulation politique qui faisait pressentir l’autre. Il considérait le peuple ouvrier comme une foule anarchique et incapable. Ce n’est pas seulement Blanqui qui a dénoncé cette mollesse, cette complaisance rétrograde du gouvernement de la Défense ; Gambetta, lui aussi, a déclaré que la grande faute de ce gouvernement est de n’avoir pas gouverné avec un parti, avec son parti. Que, dans cette décomposition générale, Gambetta ait prolongé la lutte en province, que le peuple de Paris ait continué pendant des mois une résistance héroïque quoique passive et sans élan, c’est chose admirable et qui ne fut pas vaine.

L’envahisseur apprit qu’il n’était pas facile d’avoir raison de la France, même désorganisée, même destituée de la grande force d’impulsion qui résulte ou d’un gouvernement puissant ou d’une révolution unanime et enthousiaste. M. de Bismarck eut des jours d’angoisse, et le souvenir d’un long et difficile combat préserve la France ; ceux qui seraient tentés de menacer son indépendance ou son intégrité savent qu’ils auraient à compter avec une force redoutable si les énergies françaises étaient exaltées par un grand idéal. C’est une garantie pour la paix du monde et pour le développement tranquille du socialisme international. La lutte déchaînée par l’ineptie napoléonienne et par l’intrigue bismarckienne a laissé à l’Europe une blessure profonde : mutilation d’un peuple, défiance générale, militarisme universel. Comment débrouiller ce triste chaos de ressentiments et de violences ? Comment fonder la paix sur le droit, et rendre à tous les peuples la libre disposition d’eux-mêmes sans provoquer de nouveaux conflits ? c’est le secret de l’avenir : c’est la redoutable énigme dont seul le socialisme international a le mot. Ce qui console la conscience dans le triste drame que je raconte, c’est qu’on y sent déjà le frémissement de la force ouvrière qui sera la grande libératrice et la grande pacificatrice. C’est ce qui donne à l’explosion de la Commune son sens durable et sa valeur. En même temps que la révolte du droit national meurtri, elle fut l’affirmation d’un idéal prolétarien en qui toutes les nations se réconcilieront par la justice.

Jean Jaurès