Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/06

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Chapitre V.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre VI.

Chapitre VII.


CHAPITRE VI

TRIOMPHE DE L’AGIOTAGE.

(nivôse à fructidor an III-janvier à août 1795.)

À Paris, la réaction politique et les progrès de l’agiotage allaient s’accentuant, et nous allons successivement examiner ces deux ordres de faits.

La situation politique était résumée par Babeuf dans son n° 29, daté « du 1er  au 19 nivôse an III » (21 décembre 1794 au 8 janvier 1795), où apparaît une conscience très nette de la forme moderne de l’antagonisme des classes qui, gêné avant Thermidor, allait maintenant se développer sans entraves. Dans la Convention, écrivait-il, « je distingue deux partis diamétralement opposés… Je crois assez que tous deux veulent la République ; mais chacun la veut à sa manière. L’un la désire bourgeoise et aristocratique ; l’autre entend l’avoir faite et qu’elle demeure toute populaire et démocratique ;… le premier parti veut dans la République le patriciat et la plèbe… le second parti veut pour tous non seulement l’égalité de droit, l’égalité dans les livres, mais encore l’honnête aisance, la suffisance légalement garantie de tous les besoins physiques, de tous les avantages sociaux, en rétribution juste et indispensable de la part de travail que chacun vient fournir à la tâche commune ».

Entre parenthèses, Babeuf publiait à la-même époque que son n° 29 — cela ne pouvait être guère plus tard, puisque c’était une brochure d’actualité ; ni plus tôt, puisque dans sa brochure (p. 183) il mentionne un décret du 28 frimaire an III (18 décembre 1794) — sous le titre Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier, une très violente attaque contre le système de la Terreur, l’effusion de sang, la dictature révolutionnaire. Faisant preuve d’une pitié louable et d’une crédulité fâcheuse, il blâmait, avec quelque excès et beaucoup d’illusions, tout ce qui avait été fait, avant le 9 thermidor, en Vendée.

Mais, ce qui est plus intéressant, on trouve dans cette brochure une longue note où, de même que dans le n° 29 du Tribun du Peuple, le socialisme tel qu’il me semble devoir être défini (chap. Ier), surgit pour la première fois sans qu’il puisse y avoir doute. « Le sol d’un État, disait Babeuf (p. 32 et 33), doit assurer l’existence à tous les membres de cet État ;… Quand, dans un État, la minorité des sociétaires — (j’appelle l’attention sur l’emploi de ce mot que reprendra Fourier) — est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses foncières et industrielles et qu’à ce moyen elle tient sous sa verge, et use du pouvoir qu’elle a de faire languir dans le besoin, la majorité, on doit reconnaître que cet envahissement n’a pu se faire qu’à l’abri des mauvaises institutions du gouvernement » ; et alors, il faut arriver « par des institutions qu’il soit impossible d’enfreindre à poser des bornes sûres à la cupidité et à l’ambition, à affecter tous les bras au travail, mais à garantir, moyennant ce travail, le nécessaire à tous, l’éducation égale et l’indépendance de tout citoyen d’un autre ; à garantir de même le nécessaire, sans travail, à l’enfance, à la faiblesse, à l’infirmité et à la vieillesse ». Dans le n° 29 de son journal, conscient de l’importance fondamentale de la question économique, après avoir demandé les mêmes choses, il conclut : « Au fond voilà où se réduit en principe toute la politique, c’est de garantir à tous les gouvernés la suffisance de leurs besoins ». Tels sont les deux documents qui me font fixer tout au début de 1795 l’explicite apparition du socialisme en France : c’est le même esprit que dans la lettre de 1791 (fin du chap. Ier) mais avec la conception d’ensemble manquant à celle-ci qui ne s’occupait que de la propriété foncière.

Dans ce même n° 29 Babeuf signalait l’influence, au point de vue de la réaction, de quelques femmes de l’ancien régime dont la plupart étaient sorties de prison après le 9 thermidor. Elles attiraient chez elles les Conventionnels, les flattaient quand ils étaient là, se moquaient d’eux en leur absence ; mais ils ne voyaient que les élégances et les séductions auxquelles ils n’étaient pas habitués ; craignant par dessus tout de sembler ridicules à ces dames, ils toléraient leurs railleries sur les institutions républicaines et, pour gagner leurs bonnes grâces, ne tardaient pas à agir comme elles le désiraient. « Lâches plébéiens, s’écriait Babeuf prédisant ce qui allait arriver, vous ne voyez pas que ces patriciennes déhontées, ces aventurières de noble race qui vous font aujourd’hui l’honneur de se prostituer dans vos bras roturiers, vous étoufferont, dès qu’avec vous elles seront parvenues à rétablir les choses sur l’ancien pied… À leur voix vous avez creusé votre fosse. Vous avez entamé le procès à toute la Révolution. » Et il ajoutait, à propos de celle qui était le plus en vue, de Thérésia Cabarrus, ci-devant marquise de Fontenay, plus tard princesse de Chimay, pour l’instant femme de Tallien et de beaucoup d’autres : « Français, vous êtes revenus sous le règne des catins ».

Enfin, dans ce n° 29, il approuvait « la motion courageuse de Noël Pointe » ; cet ouvrier armurier de Saint-Étienne fut un des deux ouvriers élus à la Convention (Histoire Socialiste, t. III, p. 113-115). L’autre était le cardeur de laine Armonville, de Reims, qui ne se fit connaître que par son obstination à se coiffer du bonnet rouge. Ce faisant, il obéissait à un sentiment encore trop fréquent dans la classe ouvrière. Sur les questions de fond, il est possible — et je l’en loue — de l’amener en général aux transactions presque toujours indispensables quand on veut aboutir rapidement ; mais sur les questions de forme, de symbolisme, — car il y a aussi un formalisme révolutionnaire pas moins puéril que n’importe quel autre protocole — elle est, en général, d’une intransigeance passionnée : il est rare de pouvoir obtenir d’elle la moindre concession à ce sujet, même la plus justifiée au point de vue des idées professées, des principes admis par elle, et de la logique. Sur les questions importantes, Armonville ne semble pas s’être ému ; il a laissé faire, il a cédé sans cesse. Mais sa coiffure, voilà une chose sérieuse et où il vaut de montrer qu’on a du caractère. Lâcher son bonnet rouge, ah ! saperlotte, sur ce point il résista aux muscadins de la manière la plus énergique, ce qui, vers le 15 ventôse (début de mars 1795), provoqua des incidents (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 533 à 545). Noël Pointe, lui, s’occupa du fond au grand scandale de tous les réactionnaires. « Il était tout simple, observait Babeuf, que la faction patricienne n’entendît point avec plaisir un premier manifeste contre l’indigne oppression exercée sur les patriotes. »

C’est dans la séance du 4 nivôse an III (24 décembre 1794), après le vote supprimant, on le verra plus loin, le maximum, que Noël Pointe monta à la tribune : « La révolution du 9 thermidor, dit-il, a conduit à l’échafaud Robespierre

Maison portant le n° 9 de la rue Saint-Antoine où fut arrêté Gracchus Babeuf.
(D’après nature.)
et ses complices. Elle a rendu la liberté à des patriotes qui gémissaient dans les fers. Mais qu’a-t-on fait depuis ? La terreur n’a fait que passer en d’autres mains. Les riches marchands insultent à la misère du peuple et menacent de vendre bientôt au poids des assignats la nourriture du pauvre… L’aristocratie veille sans cesse pour tourner à son profit ce que nous faisons pour le bonheur du peuple. Jamais elle n’a poussé plus loin qu’aujourd’hui son insolente audace ; jamais le fanatisme n’a déployé plus de fureurs. En sortant d’un extrême, ne tombons pas dans un autre. La léthargie du modérantisme n’est pas moins funeste que la vigilance de la terreur. Je vois avec effroi la contre-révolution empoisonner de son souffle liberticide l’horizon politique. Il n’y a pas de choix à faire : il faut sauver la patrie ou périr… Je demande que la loi du 17 septembre 1793 sur les gens suspects soit exécutée de point en point ». La conclusion ne valait pas les constatations par lesquelles est si perspicacement pris sur le fait ce vice immanent du parti modéré de ménager la réaction qui lui fournit l’appoint nécessaire jusqu’à ce qu’elle soit assez forte, grâce aux avantages obtenus, pour chercher à l’évincer lui-même ; et c’est de là que sont toujours sorties les crises périlleuses pour la République.

C’étaient les Jacobins que le parti modéré déclarait vouloir atteindre ; mais cette qualification englobait tous ceux qui avaient joué un rôle en l’an II et restaient fidèles, à ce passé (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 398 et 590), en attendant qu’elle servît à désigner tous les républicains sans distinction. Les femmes à la mode attisaient cette campagne dont Fréron fut le principal organisateur et les muscadins les exécuteurs. Ceux-ci qui prirent l’habitude d’aller tous les matins chercher le mot d’ordre chez Fréron, rue Chabanais, et dont le centre de réunion était le café de Chartres ou des Canonniers au Palais-Royal, se divisaient en trois groupes principaux (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 488, et n° 30 du Tribun du Peuple) : l’un parcourait les sections, l’autre se tenait dans les lieux publics, et le troisième se rendait dans les tribunes de la Convention, partout bruyants et provocateurs. Ils organisaient la chasse aux Jacobins, frappaient les hommes quand ils étaient « quatre contre un », selon le mot de Mercier (Le Nouveau Paris, chap. cxxvi), outrageaient ignoblement les femmes, saccageaient les boutiques. Le journal de Fréron et les feuilles de même acabit poussaient ouvertement au massacre des Jacobins ; dans son n° 30, daté du 4 pluviôse (23 janvier), Babeuf dénonçait en particulier à cet égard le n° 59 de l’Orateur du Peuple.

Le 2 pluviôse, pour fêter l’anniversaire du 21 janvier, dont la Convention avait, le 21 nivôse (10 janvier), décidé la célébration, ils brûlèrent, avec ce goût des autodafés qu’ont toujours montré les partis réactionnaires, un mannequin qui était censé représenter un Jacobin. « On avait d’abord projeté, a écrit (Revue de la Révolution, t. IV, p. 13) un monarchiste, M. Victor Fournel, de donner à ce mannequin une double face : d’un côté le jacobinisme, de l’autre la royauté. Il s’agissait toujours avant tout de se garer contre les accusations de royalisme », tout en étant royaliste. Ils recueillirent les cendres dans un pot de chambre et le jetèrent dans l’égout Montmartre. Voilà l’esprit des « honnêtes gens » que caractérise, d’ailleurs, encore ce même genre de distinction : en août 1902 (Temps, du 14 septembre 1902, 3me page), aux applaudissements de l’aristocratie, les cléricaux du pays des Chouans n’ont-ils pas associé, en un rapprochement ordurier bien digne d’eux, l’alcool, les cantiques et les matières fécales ? Pour leur grossière ineptie les muscadins de 1795 avaient essayé d’enrôler les ouvriers du faubourg Saint-Marceau ; mais, dit le rapport de police du 2 pluviôse (21 janvier), « ils n’ont point fait de prosélytes ». Tout cela avait lieu en criant au début : Vivent la République et la Convention nationale ! puis Vive la Convention ! seulement. C’était en affectant de protéger le gouvernement républicain qu’ils minaient la République, suivant une tactique dont le jésuitisme et les avantages devaient séduire le pape Léon XIII (16 février 1892) et transformer nos cléricaux en ralliés. Pour écarter les républicains et mettre la main sur la République, on ne recule devant rien ; aussi la presse immonde de l’époque accusait les Jacobins d’être de connivence avec les Chouans, (Paris pendant la réaction thermidorienne, de M. Aulard, t. Ier, p. 453), racontait qu’une tannerie des peaux des guillotinés avait été établie à Meudon, et que Barère avait des bottes venant de là (Idem, p. 519).

Les morts n’étaient pas plus épargnés que les vivants. Des royalistes à faux nez républicain attaquaient Marat en l’appelant le « royaliste Marat » (Courrier républicain du 16 pluviôse-4 février, cité par M. Aulard dans le recueil précédent, t. Ier, p. 448). Les muscadins ayant manifesté l’intention de renverser dans les théâtres le buste de Marat placé alors dans toutes les salles, le comité de sûreté générale donne, le 26 nivôse (15 janvier), des ordres sévères ; le 27 (16 janvier), les muscadins démentent hypocritement l’intention qui leur a été prêtée et déclarent que peu leur importe que Marat soit au Panthéon (recueil de M. Aulard, t. Ier, p. 409) ; le 28 (17 janvier), le buste de Marat est mutilé au théâtre de la rue Favart, et la démolition des bustes continue pendant une quinzaine de jours sans que l’autorité sévisse ; on se borne à remplacer les bustes démolis ; le 19 pluviôse (7 février), d’après le rapport de police du lendemain, les muscadins qui, le 27 nivôse (16 janvier), avaient affirmé leur indifférence au sujet du maintien de Marat au Panthéon, décident l’impression d’un discours demandant de ne décerner les honneurs du Panthéon que vingt ans après la mort et d’en enlever, par conséquent, les restes de Marat. Le lendemain (8 février), la Convention leur donne satisfaction et vote que « les honneurs du Panthéon ne pourront être décernés à un citoyen, ni son buste placé dans le sein de la Convention nationale et dans les lieux publics que dix ans après sa mort ». Les restes de Marat étaient ainsi exclus du Panthéon moins de cinq mois après y avoir été solennellement portés.

Une partie de la population était exaspérée par l’attitude des « jeunes gens de Fréron », et il arrivait parfois aux ouvriers de se rendre en nombre au jardin des Tuileries ou au Palais-Royal et de tremper dans les bassins les muscadins les plus échaudés (rapport de police du 2 germinal-22 mars). Ceux-ci n’étaient si insolents que parce qu’ils se sentaient soutenus. Comme devait le constater le même rapport, « le public s’étonne que le gouvernement paraisse les approuver, disant que, lorsqu’ils sont arrêtés et conduits au comité de sûreté générale, ils entrent par une porte et sortent par l’autre ; tandis que, lorsqu’un patriote y est conduit par eux, on le retient pour mettre la terreur à l’ordre du jour ».

Si, les 12 et 13 fructidor (29 et 30 août), la Convention avait formellement réprouvé la dénonciation de Laurent Le Cointre contre les membres des anciens comités de gouvernement, si, le 12 vendémiaire (3 octobre), elle passait finalement à l’ordre du jour sur la dénonciation de Legendre contre Billaud-Varenne, Collet d’Herbois et Barère, elle consentait, le 15 frimaire (5 décembre), Le Cointre étant revenu à la charge, au renvoi aux trois comités de salut public, de sûreté générale et de législation des pièces recueillies par lui contre Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Vadier, Amar, Voulland et David. Le 6 nivôse (26 décembre), Clauzel faisait voter que les trois comités apporteraient leur rapport le lendemain. Ce rapport, présenté par Merlin (de Douai), écartait Amar, Voulland et David, et proposait la nomination d’une commission de 21 membres chargée d’examiner la conduite des quatre autres représentants. Cette commission était tirée au sort le 7 nivôse même (27 décembre) et Sieyès se trouva être un des membres désignés ; il essaya, le surlendemain, d’esquiver ce mandat ; mais la Convention décréta qu’il remplirait les fonctions de membre de la commission des 21. Telle fut la rentrée en scène de celui qui, n’ayant pas osé broncher pendant la grande période révolutionnaire, devait répondre un jour qu’on lui demandait ce qu’il avait fait à cette époque : « J’ai vécu » (Mignet, Notices et Mémoires historiques, t. Ier, p. 15), et dont le lâche égoïsme fut pris pour de la profondeur. Le 12 ventôse (2 mars), Saladin, au nom de la commission des 21, déposait un rapport concluant à la mise en accusation de Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère et Vadier, et, sur la motion de Legendre, leur arrestation immédiate était provisoirement décrétée.

En revanche, si nous avons vu la Convention se refuser, le 27 frimaire (17 décembre), à aller, en faveur des vingt-deux députés girondins tels que Lanjuinais, Defermon, Kervélégan, Henry Larivière, Doulcet de Pontécoulant, Isnard, déclarés traîtres à la patrie ou décrétés d’accusation, au delà de l’exemption des poursuites dont ils étaient l’objet, nous la voyons, le 18 ventôse (8 mars), consentir à leur réintégration. Seul Delahaye qui avait combattu avec les Chouans était excepté, mais il reprenait son siège le 23 germinal (12 avril) ; et tous allaient apporter au parti de la réaction le renfort de leurs haines actives et de leurs fureurs rétrogrades.

Entre temps, on chassait les patriotes des administrations (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 422), on supportait que de jeunes bourgeois qui auraient dû être aux armées restassent à Paris où, mêlés avec nombre de prêtres et de nobles sortis des prisons (rapports de police du Ier et du 25 pluviôse-20 janvier et 13 février), ils entretenaient le désordre. Certains émigrés rentraient à la faveur de la loi du 22 nivôse an III (11 janvier 1795), d’après laquelle « ne seront pas réputés émigrés les ouvriers et laboureurs ». Sans doute, la loi ne paraissait concerner que ceux qui n’étaient pas « ex-nobles ou prêtres » ; mais, grâce à la complicité des administrations remaniées, il fut aisé, je l’établirai plus tard (chap. xv), d’obtenir des certificats tournant l’obstacle. Cela devint encore plus facile après les lois du 22 germinal (11 avril) et 22 prairial an III (10 juin 1795), réintégrant dans tous leurs droits ceux qui, après le 31 mai 1793, avaient été frappés ou avaient fui comme partisans des Girondins.

À la suite d’un rapport de Boissy d’Anglas, la Convention avait, le 3 ventôse (21 février), voté une loi sur la liberté des cultes. Cette loi — que, même amendée comme elle le fut bientôt sous le rapport des édifices, n’oseraient pas voter les progressistes d’aujourd’hui, bien qu’un de leurs principaux chefs, M. Ribot, prétende toujours (séance de la Chambre du 4 juillet 1902, p. 2123 du Journal officiel) s’inspirer « véritablement de l’esprit de la Révolution française »… dénaturé et non revivifié — sans être parfaite, était une amélioration. L’État, ainsi que cela avait été déjà décidé le 2me jour sans-culottide an II (18 septembre 1794), ne salariait aucun culte ; tous étaient libres dans l’intérieur de leurs locaux. Mais l’Église ne se juge libre que lorsqu’elle est souveraine maîtresse ; la liberté telle qu’elle l’entend, c’est la liberté pour elle d’exercer des privilèges. Et, à peine le nouveau régime en vigueur, le prêtre qui, depuis le commencement de la réaction politique, avait déjà plus ou moins ouvertement relevé la tête, chercha à dominer : le 15 germinal (4 avril), de nombreux boutiquiers trouvaient dans leur serrure un billet portant que ceux qui ouvriraient le lendemain, jour de Pâques, seraient considérés comme Jacobins (rapport de police du 16 germinal-5 avril) ; on savait ce que cela signifiait. Les manœuvres de ce genre abondaient ; entre temps, on se moquait de ce qu’on appelait la « philosophie tricolore », c’est-à-dire de l’esprit laïque (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 542).

Évidemment la Constitution de 1793 ne pouvait être du goût de cette tourbe dont le but apparut si clair que Laurent Le Cointre, inquiet, demanda, le 29 ventôse (19 mars), à la Convention l’abolition du gouvernement révolutionnaire et l’application immédiate de la Constitution de 1793. La Convention ne songeant qu’à éluder celle-ci, sans oser encore avouer son dessein, — le rapport de police du 30 pluviôse (18 février) disait déjà : « Dans les cafés, l’on s’entretenait du projet de quelques députés qui voulaient que l’on touchât à la Constitution de 1793 » — prit en germinal diverses décisions qui aboutirent, le 29 (18 avril), à la résolution de nommer une commission chargée « de préparer les lois nécessaires pour mettre en activité la Constitution », et les noms des onze membres de cette commission furent proclamés le 4 floréal (23 avril). Le n° 28 du Tribun du Peuple dans lequel — nous l’avons vu à la fin du chap. III — Babeuf pressentait cet état d’esprit des Conventionnels, avait fait lancer, le 12 nivôse (1er janvier), un mandat d’amener contre lui et un autre contre son imprimeur, ce qui prouve que la liberté de la presse n’a existé après Thermidor que pour attaquer les républicains avancés ; le 15 nivôse (4 janvier), quatre agents se rendaient à son domicile, afin de l’arrêter pour la seconde fois depuis le 9 thermidor à propos de ses écrits. À son défaut, ils arrêtèrent sa femme qu’on dut relâcher sans avoir pu obtenir d’elle le moindre renseignement sur l’endroit où il s’était réfugié et d’où il continuait son journal.

Dans son n° 30 (4 pluviôse-23 janvier), critiquant la loi du 22 nivôse relative aux émigrés, il disait : « Coblenz a ici son sénat ». Il était, pour ce mot, dénoncé, le 10 pluviôse (29 janvier), à la tribune de la Convention par Tallien qui reprochait en même temps à Fouché d’entretenir des relations avec lui. Ce fait, exact au fond, et d’autres de ce genre concernant soit Fréron, soit Tallien lui-même, ainsi que je l’ai signalé (fin du chap. II), montrent Babeuf très naïf et s’illusionnant trop facilement sur certains hommes. Tallien arguait des épreuves « d’un ouvrage de Babeuf » corrigées par Fouché. L’auteur d’une étude récente (Fouché, par M. L. Madelin) qui exagère beaucoup les conséquences des relations de Fouché et de Babeuf, prétend à tort que cet ouvrage était la brochure contre Carrier, mentionnée au début même de ce chapitre, et il parle ensuite, sans en signaler la non publication, d’une brochure de Babeuf contre la Gironde, inspirée, dit-il, par Fouché. Il invoque (t. 1er, p. 185) le « propre aveu » de celui-ci ; or, l’aveu de Fouché, dans les paroles prononcées en réponse à Tallien, se rapporte uniquement — d’après la citation faite par M. Madelin lui-même à la page suivante — à une brochure non publiée contre la réintégration des Girondins ; c’est aussi ce qu’a déclaré Babeuf (n° 32 du Tribun du Peuple, p. 385), en donnant le titre de la brochure en question, Réfutation de tous les écrits dirigés contre le 31 mai, et en constatant à son tour qu’elle n’avait pas paru.

Dans son n° 31 (9 pluviôse-28 janvier), Babeuf poussait à ce qu’il appelait une « insurrection pacifique » au moyen d’un « projet d’adresse du peuple français à ses délégués pour leur exposer dans un tableau vif et vrai l’état douloureux de la nation, celui qu’elle devait attendre, ce qui a été fait pour le lui procurer, ce qui a arrêté et ce qui en arrête le succès ; et ce qu’il convient de faire, et ce que le peuple entend qu’il soit fait pour le faire arriver au terme des droits de tous les hommes et du bonheur commun pour lesquels il a fait la révolution ». Le comité de sûreté générale ordonnait, le 17 pluviôse (5 février), son arrestation pour provocation « à la rébellion, au meurtre et à la dissolution de la représentation nationale ». Le surlendemain la police lui mettait la main dessus dans la maison où il habitait, rue Saint-Antoine, au coin de la rue, alors passage, Lesdiguières — ce doit être la maison qui porte actuellement le n° 9 sur la rue Saint-Antoine (ancien 228), et le n° 14 sur la rue Lesdiguières — une petite chambre sur le derrière, au second, qu’éclairait une croisée donnant sur le passage ; elle saisissait par la même occasion le manuscrit de son n° 33. Le 20 pluviôse (8 février], Mathieu annonçait à la Convention, au nom du comité de sûreté générale, qu’« un nommé Babeuf, violateur des lois et faussaire jusque sous le nom de Gracchus qu’il usurpe, est arrêté ; il est maintenant dans l’impuissance d’appeler les citoyens à la révolte, comme il ne cessait de le faire depuis un mois. Vous ne serez pas étonnés lorsque je vous dirai que cet homme a voulu corrompre le gendarme qui l’a arrêté et lui a proposé trente mille livres et une sauvegarde pour prix de sa liberté ».

En réponse à ces accusations, Babeuf adressa, le 21 pluviôse (9 février), au comité de sûreté générale, sous le titre « Le Tribun du Peuple… n° 34 et dernier », un manuscrit de huit pages qui figure aujourd’hui au Musée des Archives nationales sous le n° 1426, extrait du carton F7 4276. Il y attaque Fréron, se défend « d’avoir qualifié la Convention entière de Sénat de Coblenz » ; il répond péremptoirement au sujet du gendarme : « On m’a trouvé six francs en entrant dans la maison d’arrêt » ; après s’être déclaré le défenseur des Droits de l’Homme, il écrit : « On m’a accusé de prêcher l'insurrection. Comment l’ai-je prêchée ? J’ai conclu à une pétition pour demander la garantie de la Déclaration des Droits et de la Constitution que j’ai vu qu’on se disposait à violer. Cette garantie est obtenue par le décret du 20 rendu sur la proposition de Goujon ». Goujon avait demandé à ses collègues de la Convention de charger « ses comités de salut public, de sûreté générale et de législation, de prendre des mesures contre ceux qui attaqueront les Droits de l’Homme et la Constitution » ; Roux (de la Haute-Marne) dit alors qu’il n’était pas besoin d’un décret pour faire croire à leurs serments et il demanda l’exécution de ces serments et le passage à l’ordre du jour ; c’est ce qui fut voté. Ce vote « comble tous mes vœux », ajoutait Babeuf qui terminait en revendiquant la liberté de la presse. À cette même époque Babeuf répondit à une affiche reproduisant sa condamnation à vingt ans de fers, plus tard, dans le n° 38 du Tribun du Peuple (voir chap. xii), il accusera Fréron d’avoir été l’auteur de cette affiche ; en tout cas, les jeunes gens dont ce dernier était l’oracle avaient, le 21 pluviôse (9 février), brûlé le journal de Babeuf (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 468 et 475).

Enfermé d’abord à la Force, située au coin de la rue du Roi-de-Sicile et de ce qui est maintenant la rue Malher, dont le tronçon entre la rue du Roi-de-Sicile et la rue des Rosiers occupe une partie de l’emplacement de cette prison, il était ensuite transféré à la prison des Orties ; c’était une maison d’arrêt assez récemment établie rue des Orties, d’où son nom, et dont le sol fait aujourd’hui partie de la place du Carrousel, non loin du pavillon de Lesdiguières. Par décision du 22 ventôse (12 mars), il fut conduit à Arras où on l’incarcérait, le 25 (15 mars), dans la maison d’arrêt dite des Baudets. Un autre journaliste, le maratiste Lebois, avait été également arrêté et les clubs maratistes Lizowski, faubourg Marceau, Quinze-Vingts, faubourg Antoine, étaient « fermés provisoirement ».

C’est que la situation à Paris devenait grave ; la misère de la masse avait empiré, depuis que s’était produit le mouvement de réaction politique, et allait croissant à mesure que s’accentuait cette réaction favorable à une minorité. La population ouvrière parisienne peu sympathique cependant, nous l’avons vu au début du chapitre ii, à Robespierre, eut conscience de cet effet naturel du changement politique sur sa situation matérielle et les rapports de police, avec des atténuations thermidoriennes qui donnent plus de poids à leurs constatations, le constatèrent. On lit, par exemple, dans le rapport du 27 ventôse (17 mars) : « On a parlé du régime avant le 9 thermidor où les marchandises n’étaient pas aussi chères et l’argent était au pair avec les assignats. Ce n’est pas, ajoute-t-on, qu’on désire ce régime où on commettait des horreurs, mais on désirerait que l’on mît un frein à la cupidité des marchands, et que l’on ne les soutînt pas pour écraser les sans-culottes ». C’est que l’agiotage poussait à la baisse des assignats et, par suite, abstraction faite de toute autre manœuvre, à la hausse des prix des marchandises : moins les assignats avaient de valeur réelle, plus il en fallait pour payer un achat ; à mesure que leur valeur réelle diminuait, la valeur nominale exigée devenait, en effet, plus forte et les prix des marchandises exprimés d’après la valeur nominale des assignats augmentaient. D’ailleurs, la spéculation agissait directement aussi sur le prix des marchandises ; le rapport de police du 19 ventôse (9 mars) parle « des ressorts que mettent en activité, de toutes manières, les agioteurs pour ruiner et finir de discréditer les assignats ».

La Révolution avait eu recours à l’assignat, transformé bientôt en papier-monnaie, parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Il est très facile de la critiquer à cet égard au point de vue exclusif de la science financière ; mais, avant tout, il lui fallait vivre et assurer la défense du pays. La concurrence de l’or et de l’argent que leur supériorité incontestable faisait préférer aux assignats, entraînant pour ceux-ci une perte sur leur valeur nominale, l’État essaya d’enrayer cette concurrence en interdisant le commerce des métaux précieux qui continua, du reste, clandestinement. Afin de se rattraper de l’obligation de prendre les assignats, on haussait pour ce fait seul, en dehors même de ce qui constituait en quelque sorte l’équivalence du change, le prix des marchandises, d’où cherté toute spéciale pour ceux qui ne pouvaient payer qu’en papier et surtout pour la classe pauvre. D’autre part, la présence d’armées sur toutes les frontières et l’occupation de la mer par les Anglais restreignant considérablement le commerce extérieur et la quantité des marchandises, facilitaient l’accaparement et livraient le marché à quelques spéculateurs qui devenaient maîtres des denrées et de leurs prix ; d’où l’atteinte

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).
portée par l’État à la liberté du commerce, la fixation par des lois du prix maximum des marchandises indispensables (Histoire Socialiste, t. IV, p. 1676 à 1679), les peines contre l’accaparement, les réquisitions, etc. Dans la pensée même de leurs auteurs, ces sortes de mesures eurent toujours un caractère exceptionnel, essentiellement transitoire, comme les circonstances qui les imposaient et, en les prenant, ils s’inspirèrent des exemples du passé, des sentiments populaires (voir t. Ier de l’Histoire Socialiste, p. 1076), et non d’une conception quelconque de l’avenir.

Les meilleurs moyens pour empêcher l’effondrement du cours des assignats et ses conséquences étaient de restreindre les émissions au strict nécessaire, de détruire les assignats qui rentraient par suite de la vente des biens nationaux, d’éviter de déprécier par des mesures réactionnaires ou maladroites ces biens qui leur servaient de gage, de tenter assez tôt de les démonétiser peu à peu, en avertissant aussitôt les spéculateurs qu’on ne les leur échangerait contre numéraire qu’à un taux réduit d’après les cours faits par eux, mais d’autant moins réduit qu’il s’agirait de coupures plus petites, de mettre surtout de l’ordre dans l’administration et de surveiller de très près les opérations des fournisseurs. C’est tout le contraire qui se produisit. On pouvait améliorer la législation née du besoin d’assurer les approvisionnements et de limiter la spéculation ; on ne devait pas d’abord en tolérer arbitrairement la violation, puis l’abroger avant la disparition des inconvénients que, malgré tout, elle atténuait.

C’est ainsi pourtant que le gouvernement procéda. Il eut la prétention de rétablir un régime normal. Pour ce faire, il ne s’efforça nullement d’arriver à l’inutilité de mesures exceptionnelles, il se borna à supprimer la réglementation qui les rendait quelque peu efficaces : par la loi du 4 nivôse an III (24 septembre 1794), dont l’art. Ier avait été voté la veille, toutes les lois fixant un prix maximum furent abrogées. On peut évidemment critiquer ces lois ; mais ce qui prouve que, telles quelles, elles servirent à quelque chose, c’est ce qui se passa après leur abrogation : il n’est pas niable qu’après celle-ci la situation devint meilleure pour les agioteurs et pire pour la masse : les denrées ont doublé de prix depuis l’abrogation de la loi du maximum, dit le rapport de police du 17 nivôse (6 janvier). On ne cessa à la Convention de crier contre les agioteurs, et je ne contesterai pas la sincérité de ces paroles vaines. Les représentants ne furent pas leurs complices, soit ; ils furent leurs dupes et le résultat fut le même. Si les représentants ne savaient pas ce qu’ils faisaient en supprimant les lois du maximum, les spéculateurs savaient, eux, ce qu’ils faisaient en poussant de toutes les manières à leur suppression.

Par l’abrogation des lois du maximum, les thermidoriens établirent, au point de vue du commerce des marchandises, la liberté de la spéculation. Libres d’agir à cet égard, les spéculateurs ne se contentèrent pas de la hausse en quelque sorte automatique résultant pour les denrées de la baisse des assignats ; ils spéculèrent de toutes les manières sur les denrées elles-mêmes, ils allèrent jusqu’à entraver l’arrivée des vivres à Paris, tandis qu’ils en sortaient les comestibles à pleines voitures (rapport du 14 germinal - 3 avril) ; déjà le rapport du 1er ventôse (19 février) avait dit : « l’on sort le pain de Paris de toutes parts… il y a des personnes chargées de ces expéditions pour la sortie du pain ». C’était, depuis le 18 nivôse an III -7 janvier 1795 (voir chap. xi, §2), une des trois agences de la « commission des approvisionnements » qui avait à s’occuper du service des subsistances pour Paris ; mais, incapacité ou complicité de sa part avec les spéculateurs, elle ne parvint pas à l’assurer à peu près convenablement. L’espoir, en attendant, de vendre plus cher poussait les fermiers à cacher leurs grains ou à les garder ; la crainte, si on laissait partir les grains pour Paris, de n’en plus avoir suffisamment pour elles-mêmes, crainte soigneusement attisée par les agents des tripoteurs politiques et financiers — les gendarmes envoyés dans les environs de Paris « font beaucoup de dépenses et s’entendent avec les fermiers » (rapport du 5 pluviôse-24 janvier) ; « les fermiers et les cultivateurs secondent bien les projets destructeurs et… ne veulent rien fournir » (rapport du 22 germinal-11 avril) —, poussait les populations à empêcher la formation et la circulation des convois : l’excès d’un côté, la pénurie préparée de l’autre, ne se heurtèrent à aucun obstacle de la part de l’agence, le laissez-faire triompha. Aussi pour la masse ne disposant que d’une quantité très restreinte de papier avili en face de marchandises d’une cherté exorbitante, la misère fut atroce, au milieu cette fois de l’abondance — abondance de la récolte (rapport du 3 brumaire-24 octobre) et abondance dans les magasins « remplis en tous genres » (rapport du 9 ventôse-27 février) — et du luxe scandaleux des agioteurs triomphants (recueil d’Aulard, t. Ier, p. 371). Le retour aux bons principes économistes leur ayant donné, au point de vue du prix des marchandises, leurs coudées franches, tout allait maintenant concourir à l’avilissement des assignats.

Alors qu’il aurait fallu en limiter les émissions au strict nécessaire, nous voyons les ordres de fabrication qui étaient de 5 milliards 925 millions du début de la Convention au 9 thermidor an II (fin juillet 1794), atteindre depuis cette date jusqu’à la fin de la Convention 15 milliards 752 millions 425 mille francs. Avant le 9 thermidor, la préoccupation de l’utilité générale présida à la fabrication des diverses catégories de coupures ; les plus fortes mises en circulation par la Convention ne dépassaient pas 400 livres. Après thermidor, les grosses dominèrent ; un arrêté du 26 ventôse (16 mars) prescrivit d’un coup la fabrication d’un milliard en coupures de dix mille livres et, depuis cette date jusqu’au 28 thermidor an III (15 août 1795), chaque mois nouvel arrêté de fabrication de ces coupures de sorte que, en cinq mois, leur total à elles seules atteignait 5 milliards (Révolution française, revue, t. XVI, p. 227-229) : on n’était plus guidé par la seule nécessité de satisfaire aux besoins publics, mais par les exigences des financiers poussant à, la multiplication d’un papier qu’ils se faisaient livrer au cours du jour dont ils étaient à peu près les maîtres. Et rien ne les empêchait d’employer à leur valeur nominale, en payement des impôts, des biens nationaux qu’ils achetaient, — la vente de ces biens suspendue par arrêté du comité le salut public du 10 messidor an II (28 juin 1794), avait été reprise en vertu de la loi du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794) — des emprunts qu’ils avaient pu contracter, la masse d’assignats recueillis par eux à vil prix. De là une effrénée campagne de baisse, avec des hauts et des bas savamment ménagés par la haute bourgeoisie au gré de ses intérêts.

Il ne lui suffit pas d’agir directement sur le cours des assignats, elle travailla à déprécier les biens qui leur servaient de gage et à cela elle eut double profit : elle écrasait plus facilement les assignats et pouvait acquérir à meilleur compte les biens nationaux mis en vente. La valeur de ceux-ci devait diminuer rapidement et était en général, au commencement de 1795, bien au-dessous de ce qu’elle était en 1790 (voir notamment ce qui fut dit au Conseil des Anciens les 11, 12 et 13 thermidor an IV-29, 30 et 31 juillet 1796). Pour obtenir ce résultat, les spéculateurs, aidés en cela par les prêtres et les royalistes que poussait la haine de la Révolution, propageaient habilement le bruit d’un prochain changement de régime qui annulerait les ventes effectuées et obligerait les acquéreurs à restitution (rapport de police du 11 nivôse-31 décembre). La réaction qui s’opérait, donnait crédit à ce bruit. Bientôt même, à la réaction d’ordre général venaient s’ajouter des lois spéciales, telles que celle du 30 ventôse (20 mars) ordonnant de surseoir à la vente des biens confisqués par suite de jugements ; celle du 14 floréal (3 mai) décidant que les biens des personnes condamnées par les tribunaux révolutionnaires depuis le 10 mars 1793 seraient, sauf quelques exceptions à déterminer et d’autres visant notamment la famille des Bourbons, les émigrés et les faux-monnayeurs, rendus à leurs familles ; celle du 21 prairial (9 juin) portant que, dans les cas où les biens confisqués auraient été vendus, il ne serait restitué aux héritiers que le prix de la vente, ajoutant aux exceptions déjà faites les héritiers de la Du Barry et des Robespierristes exécutés, excluant également du bénéfice de la restitution des biens les condamnations prononcées depuis la loi du 8 nivôse an III (28 décembre 1794) qui avait réorganisé le tribunal révolutionnaire, mais ouvrant la porte, étant données les nouvelles administrations, à la possibilité d’accorder à de nombreux émigrés, présentés comme Girondins frappés « pour prétendu fédéralisme », la radiation sur les listes des exclus ; celle du 13 messidor (1er juillet) suspendant la vente des « biens des ecclésiastiques reclus, déportés ou sujets à déportation » ; celle du 22 fructidor (8 septembre) annulant la confiscation de ces biens. Enfin, une loi du 11 prairial (30 mai) amendant la loi du 3 ventôse (21 février) sur la liberté des cultes, dont il a été question dans la première partie de ce chapitre, avait, avec certaines réserves d’emploi civil,autorisé les communes à rendre aux cultes la jouissance des édifices religieux qui n’avaient pas été aliénés, mais seulement désaffectés, et « dont elles étaient en possession ». Où s’arrêterait-on dans cette voie ? L’inquiétude que cette question faisait naître, nuisait aux biens nationaux et aux assignats dont ils étaient la garantie. Cette garantie ébranlée, comme l’indiquait déjà Babeuf dans son n° 30, la « confiance tout à fait perdue dans les achats des biens », c’était la chute des assignats ; l’inquiétude était en outre accrue par la connaissance de la falsification du papier-monnaie à laquelle se livrait, entre autres, le noble Puisaye sous la haute protection de Pitt (chap. v).

Comme si elle avait trouvé que cette situation présentait encore ainsi trop de sécurité, la Convention semblait avoir pris pour tâche de l’ébranler davantage par des mesures contradictoires qui, en se succédant à bref délai, donnaient l’impression qu’on ne pouvait compter sur la moindre fixité de la loi. Le 13 nivôse an III (2 janvier 1795), l’exportation de l’or et de l’argent était autorisée à charge d’en faire rentrer la contre-valeur en objets de première nécessité, et, par décret du 6 floréal (25 avril), « l’art. Ier du décret du 11 avril 1793 portant que le numéraire de la République en or et en argent n’est pas marchandise, est rapporté ». À son tour, le 2 prairial (21 mai), est rapporté le décret du 6 floréal, et l’or et l’argent monnayés ne sont plus marchandises. Cependant, par décret du 13 fructidor (30 août), l’or et l’argent monnayés peuvent être vendus, mais seulement à la Bourse. Fermées le 27 juin 1793, toutes les bourses « pour la banque, le commerce et le change », avaient été rouvertes par le décret du 6 floréal.

Les premiers assignats portaient l’effigie de Louis XVI ; au moment où la France fut envahie, ces assignats dits « à face royale » firent aux assignats de la République une concurrence désastreuse, parce que, prétendaient les partisans de l’ancien régime, seuls ils seraient remboursés dès que la royauté serait rétablie. Aussi fut-il résolu, le 31 juillet 1793, qu’« à compter de ce jour » les assignats à face royale au-dessus de cent livres n’auraient plus cours de monnaie ; ils purent être versés pendant un certain temps dans les caisses publiques pour tout ce qui était dû à la nation. Des spéculateurs en avaient gardé une grande quantité à leurs risques et périls ; la majorité modérée de la Convention jugea à propos de leur venir en aide et vota, le 22 floréal (11 mai), que ces assignats — enregistrés au nom du porteur, ajouta-t-on le lendemain — seraient reçus en payement des biens nationaux ; le 27 (16 mai), elle démonétisait tous les assignats à face royale de cinq livres et au-dessus en décidant que, seulement pendant trois mois, ils seraient acceptés comme prix des domaines nationaux à vendre, ou déjà vendus, ajouta le décret du 8 prairial (27 mai). Au bout des trois mois elle permit encore, sous divers prétextes, de les utiliser.

Pour se procurer les ressources que les assignats ne pouvaient plus lui fournir, la Convention ne sut que parler et tâtonner. Depuis la loi du 10 vendémiaire an III (10 octobre 1794), en vertu de laquelle, nous l’avons vu tout à l’heure, avait été reprise la vente des biens nationaux, — je n’ai pas trouvé l’« arrêté du comité de salut public du 10 messidor » qui, d’après l’art. Ier de cette loi dont j’ai contrôlé le texte sur l’original (Archives nationales, ADX 18), avait suspendu la vente — on avait procédé à cette vente aux conditions indiquées par la loi du 14 mai 1790, c’est-à-dire par voie d’adjudication devant les administrations de districts ; le prix était payable en assignats, 12 à30 0/0 suivant la nature des biens aussitôt après la vente et le surplus en douze annuités égales. Ce mode de payement fut modifié par la loi du 6 ventôse an III (24 février 1795) qui exigea le quart du prix dans le mois, avant l’entrée en possession, et le reste en six annuités égales avec intérêts à 5 0/0 par an. Le surlendemain (8 ventôse an III -26 février 1795), une nouvelle loi admettait en payement jusqu’au 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), « les inscriptions sur le Grand-Livre de la dette consolidée » prises pour 16 ou 20 fois leur montant annuel. Bientôt on recourait à un autre moyen : on décida, le 29 germinal an III (18 avril 1795), que « les maisons et bâtiments appartenant à la nation seront aliénés successivement par voie de loterie à raison de 50 livres le billet », et qu’on commencera par les maisons des émigrés ; le 8 prairial (27 mai) on ajouta : « Les loteries de meubles et immeubles provenant des émigrés seront coinpùsijes par nicilié desdits meubles et immeubles, et par moitié de bons au porteur admissibles en payement de domaines nationaux à vendre ». Ce fut le 2 et le 12 fructidor an III (19 et 29 août 1795) qu’eut lieu le tirage de la première loterie de ce genre. Le 12 prairial (31 mai), la Convention adoptait le projet Balland ; l’échange des biens nationaux contre des assignats à leur valeur nominale était maintenue ; mais le prix de ces biens, au lieu d’être fixé à 22 fois leur revenu en 1790, devait l’être à 75 fois ce revenu. Le prix qui avait ainsi l’air plus que triplé, ne représentait plus en réalité — les assignats valant alors 8 0/0 de leur valeur nominale — que moins de la moitié de ce qu’il était, d’après l’ancienne façon de le calculer, avec l’assignat vers le taux de 60 0/0, que moins des trois quarts de l’ancienne évaluation avec l’assignat vers le taux de 40 0/0. On s’aperçut qu’un pareil système allait dépouiller l’État, au bénéfice de ces spéculateurs contre lesquels on criait toujours et qui n’en continuaient pas moins à s’enrichir ; la loi du 12 prairial complétée le 15 (3 juin), fut suspendue le 19 (7 juin) et, le 27 (15 juin), on décrétait que les biens nationaux seraient de nouveau vendus aux enchères. On prenait « pour première enchère » la soumission au prix fixé par la loi du 12 prairial, c’est-à-dire à 75 fois le revenu annuel de 1790. Pour déterminer ce revenu, on se conformait à des dispositions maintenues des lois du 12 et du 15 prairial et on ajoutait au montant du fermage ou loyer le montant de charges telles que la contribution foncière ou les réparations non locatives lorsqu’elles incombaient au fermier ou locataire. Les payements stipulés en nature étaient évalués d’après les mercuriales de 1790 du marché du chef-lieu de district. Pour les biens non loués en 1790, le revenu à cette époque était présumé être de 5 fois le montant du principal de la contribution foncière de 1792. Cette loi contenait une disposition — la seule, je crois, dans notre période — en faveur de la division des biens ; l’art. 6 disait, en effet : « Lorsqu’une soumission comprendra plusieurs corps de fermes ou de biens, les objets seront divisés de manière que chaque corps de biens ou de fermes sera affiché et vendu séparément, ce qui pourra cependant se faire le même jour ».

Tout cela n’empêcha pas la dégringolade des assignats. Le 3 messidor (21 juin), était voté le projet Reubeli, d’après lequel la valeur des assignats devait varier avec le chiffre de leur circulation : au pair, si celle-ci ne dépassait pas deux milliards, leur valeur nominale baissait d’un quart par chaque demi-milliard de plus en circulation. On ne réussit pas ainsi, au contraire,à enrayer la chute des assignats.

Le spectacle de cette impuissance à remédier tant soit peu à une situation désastreuse, n’était pas de nature à atténuer le discrédit du papier-monnaie que voici résumé en quelques chiffres d’après la Collection générale des Tableaux de dépréciation du papier-monnaie publiés en exécution de l’art. 5 de la loi du 5 messidor an V-23 juin 1797 (chap. xv). Le 9 thermidor an II (fin juillet 1794), dans la moitié des départements, 47 sur 94 à cette époque 100 livres en assignats valaient 40 livres et au-dessus, notamment 50 livres ou plus dans 17, 75 livres dans le Gers. Sur les 47 départements où les 100 livres en assignats valaient alors moins de 40 livres, il y en avait 12, y compris la Seine, où le cours était égal ou inférieur à celui de Paris, 34 livres, ne variant pour 11 qu’entre 32 et 34 et descendant à 28 livres 10 sous dans les Alpes-Maritimes. À partir du 9 thermidor, la baisse est continue. 100 livres de papier-monnaie valent à Paris, en prenant le cours de la dernière décade du mois révolutionnaire d’après les tableaux cités plus haut (p. 348 350) : en thermidor an II (août 1794), 32 livres ; en fructidor (septembre), 31 ; en vendémaire an III (octobre), 28 livres 10 sous ; en brumaire (novembre), 26 livres 10 sous ; en frimaire (décembre). 23 livres ; en nivôse (janvier 1795), 20 ; en pluviôse (février), 18 livres 10 sous ; en ventôse (mars), 16 livres ; en germinal (avril), 12 ; en floréal (mai), 8 livres 10 sous ; en prairial (juin), 4 1ivres ; en messidor (juillet), 3 livres 15 sous, pour tomber bientôt plus bas. Cependant, comme l’assignat perdait plus par rapport à l’argent que par rapport aux marchandises, il m’a paru intéressant de rechercher les variations de prix d’une même marchandise à cette époque ; j’ai choisi pour cela une marchandise n’ayant pas été matière à spéculation, le prix de l’abonnement de trois mois au Moniteur. Ce prix qui était encore, le 1er vendémiaire an III (22 septembre 1794), celui de 1789, 18 livres pour Paris, 21 livres pour les d’épartements, montait : le 1er brumaire (22 octobre 1794), à 19 livres 10 sous pour Paris, à 22 livres 10 sous pour les départements ; le 1er nivôse (21 décembre 1794), à 25 livres pour Paris, à 28 pour les départements — c’est le seul cas où le prix de l’abonnement de trois mois n’a pas été exactement le quart du prix de l’abonnement d’un an ; si cette proportion habituelle avait été observée, notre prix n’aurait dû être ici que de 22 livres 10 sous pour Paris, de 25 livres 10 sous pour les départements ; — le 1er pluviôse (20 janvier 1795), 25 livres pour Paris, à 30 pour les départements ; le 1er  germinal (21 mars 1795), à 32 livres 10 sous pour Paris, à 37 livres 10 sous pour les départements ; le 1er  prairial (20 mai 1795), à 45 livres pour Paris, à 50 pour les départements — les prix du début sont plus que doublés ; — le 1er  messidor (19 juin 1795), à 70 livres pour Paris, à 75 pour les départements ; le 1er  fructidor (18 août 1795), à 120 pour Paris, à 125 pour les départements, environ six fois les prix de l’an II ; je donnerai plus tard (chap. xv) les prix de l’an IV. Robert Lindet qui sortit du comité de salut public le 15 vendémiaire an III (6 octobre 1794), a écrit dans le compte rendu de son mandat à la Convention daté du 2 brumaire an IV-24 octobre 1795 (Robert Lindet, par A. Montier, p. 318-319) : « Lorsque je sortis du comité de salut public, 100 livres en assignats étaient reçues à Bâle pour 38 francs en numéraire. Le lingot d’argent valant réellement 55 francs, ne se vendait que 90 francs ; la pièce d’or de 24 francs ne valait pas 47 francs » ; et, à son avis, — comme il le dira, le 7 frimaire an IV (28 novembre 1795), en réponse au rapport sur la situation des finances fait par Eschassériaux aîné le 22 brumaire (13 novembre) précédent (Idem, p. 329), ce n’est pas l’an II, mais l’an III qu’il faut rendre responsable du mauvais état des finances publiques et, nous le verrons (chap. ix), de l’armée et de la marine.