Histoire universelle/Tome II/XIV

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 176-190).

FRANÇAIS ET ESPAGNOLS
EN MÉDITERRANÉE

L’action française dans les milieux méditerranéens s’est exercée autour de quatre points déterminés : 1o le sud de l’Italie et la Sicile par la fondation du royaume normand — 2o la Grèce et les côtes de Syrie et de Palestine par la création des « États francs » issus des croisades — 3o l’Égypte par les expéditions de Louis IX et de Bonaparte — 4o enfin l’Algérie et la Tunisie. L’action espagnole beaucoup plus rare et de faible importance se réduit en somme à une intervention inopinée du royaume d’Aragon en Sicile à la suite des fameuses « vêpres siciliennes », à l’établissement dans l’île d’une dynastie aragonaise et à une soumission transitoire de la péninsule à l’action gouvernementale espagnole.

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L’an 1016 quarante chevaliers normands revenant d’un pélerinage firent escale à Salerne. Salerne, ville grecque, érigée en principauté byzantine puis soumise aux Lombards s’était depuis 840 rendue à peu près indépendante. Présentement elle se trouvait sous une menace arabe à laquelle elle n’osait résister. Les Arabes — les « Sarrasins » comme on disait alors en ces parages — inspiraient une si grande terreur aux populations que, bien souvent, celles-ci capitulaient sans coup férir. Les Normands s’indignèrent de pareille veulerie et offrirent aux habitants de leur prêter main forte, ce qui fut aussitôt accepté. Déconfits les Arabes se retirèrent et les Normands comblés de présents retournèrent chez eux non sans avoir promis de revenir car de part et d’autre on s’était plu. Les uns appréciaient le concours d’une si secourable vigueur et les autres, la résidence en un si profitable pays. Ils revinrent en effet non pour péleriner mais pour guerroyer et « le firent si bellement » que de petits contingents normands se trouvèrent bientôt au service des cités et des princes dont les querelles prirent de la sorte une intensité toute nouvelle. Les Normands, engagés dans des partis rivaux, se battirent donc les uns contre les autres et cela avec une désinvolte et sportive satisfaction. Ils n’y voyaient point de mal, étant partis d’une région surpeuplée, où leurs énergies restaient sans emploi, pour aller au loin faire fortune. Le premier qui prit racine dans le sol italien fut Rainolf auquel, en récompense de ses services, le duc grec de Naples octroya le comté d’Aversa sis entre Naples et Capoue. (1029). Parmi ces vaillants et généralement peu scrupuleux aventuriers figurèrent bientôt les fils de Tancrède de Hauteville, gentilhomme du Cotentin de race puissante mais de médiocre fortune. Il en avait douze. Six passèrent en Italie dont Guillaume l’aîné, Roger le cadet et, parmi les intermédiaires Onfroi et Robert dit guiscard (de viscard, avisé). Ils commencèrent par s’emparer de la Pouille et de la Calabre et s’y tailler une principauté. Les Grecs maintenant déchantaient. Le pape non moins inquiet sollicita des troupes de l’empereur allemand et cimenta une ligue défensive. Mais en 1053 à Civitate, l’armée de la ligue fut complètement défaite par les Normands et le pape qui l’accompagnait tomba en leur pouvoir. Il fallut composer avec eux. On s’entendit sans trop de peine. Après tout, le Saint-siège avait intérêt à voir le sud de l’Italie jusqu’alors soumis à l’empire grec (aux tendances de plus en plus schismatiques) passer sous sa propre suzeraineté. Onfroi et Robert Guiscard ne trouvèrent pas moins d’avantages à se reconnaître vassaux du pape. Onfroi disparu, Robert chef incontesté des seigneurs normands s’empara des duchés de Salerne et de Bénévent puis de l’île de Corfou. En vain les Vénitiens vinrent-ils au secours d’Alexis Commène. La domination byzantine avait pris fin en Italie et Robert Guiscard était maintenant pour le pape un allié fidèle. Fidèle mais compromettant car en 1084, accourant à l’appel de Grégoire VII (que l’empereur allemand Henri IV assiégeait dans le château Saint-Ange), il laissa ses soldats saccager Rome et en détruire notamment la partie comprise entre le Colisée et le palais de Latran. Peu après Grégoire VII réfugié à Salerne y mourait suivi de près par Robert (1085). Des deux fils de ce dernier l’un Bohémond, prince de Tarente, devait grâce à la croisade trouver en orient, à Antioche, une souveraineté à la taille de son ambition ; l’autre régna de façon effacée sur la Pouille et la Calabre.

Pendant ce temps, Roger, le frère cadet de Robert, avait conquis la Sicile (1074-1101). Il s’était d’abord emparé de Palerme puis de là, avec sa poignée de Normands, il avait su, non sans bien des alternatives de revers et de succès, soumettre toute l’île, posant au fur et à mesure de sa conquête les bases d’un gouvernement sage, à la fois dur et souple, ouvert au progrès matériel et pratiquant au point de vue ethnique et religieux une tolérance très moderne. Sans aucun préjugé, se servant au besoin de troupes musulmanes contre des chrétiens, mais ne s’attardant jamais à des rancunes ou à des vengeances inutiles, le « grand comte » apparaît comme un précurseur de la « realpolitik ». Tout son effort de constructeur national visa à organiser la Sicile en vaste entrepôt du commerce international. L’île « aux trois faces » (Trinacria comme l’avaient appelée les anciens) lui était apparue dès le principe comme l’escale essentielle de tout le mouvement d’échanges entre le monde arabe et l’Europe occidentale. Son fils Roger II (1105-1154) acheva l’œuvre. De comte devenu roi, ayant pour finir annexé Naples et tout le sud de l’Italie dont il dépouilla son neveu (le fils de Robert Guiscard), il créa le vaste État qui devait s’appeler d’un nom bizarre : le royaume des Deux Siciles. Et ce fut probablement cette extension trop rapide et plus encore le luxe éclatant dont s’entoura la nouvelle monarchie qui lui suscitèrent tant d’ennemis. Roger II eut à faire face à des attaques volontiers coalisées du Saint-siège et des empereurs byzantin et germanique. Il les repoussa, porta même la guerre jusqu’à Athènes ce qui ne l’empêcha pas de diriger sur l’Afrique des troupes qui occupèrent Gabès, Sfax, Sousse, Bône. Partout où ses armes triomphaient, des exploitations agricoles naquirent, des comptoirs se créèrent. Il y avait à Thèbes des tissages de soie réputés. À l’aide de salaires surélevés, Roger attira les tisseurs à Palerme. Ainsi par tous les moyens s’efforçait-il de développer à la fois l’industrie et les échanges. Protecteur des savants et des artistes, il fit de sa capitale un centre intellectuel merveilleux tandis que les architectes appelés par lui y élevaient ces monuments dont la postérité n’a cessé d’admirer le caractère étrangement suggestif. Ainsi régna sur son royaume artificiel mais bien ordonné Roger de Hauteville, monarque d’esprit occidental et de silhouette orientale, entouré d’un luxueux harem et dirigeant lui-même la plus avisée, la plus pratique et la plus active des chancelleries.

La lignée normande transplantée s’épuisa vite. En trente-cinq ans (1154-1189) sous les règnes de Guillaume Ier et de Guillaume II, successeurs de Roger, la décadence s’affirma. Leurs impulsivités alternées de défaillances, les abus et les prévarications des gens de cour que ne retenait plus la main vigoureuse des fondateurs de l’État y portèrent le désordre. Frédéric Barberousse s’étant assuré l’héritage en mariant son fils à la princesse Constance, tante de Guillaume II et son héritière désignée, le trône de Sicile passa aux Hohenstaufen mais par une revanche ironique du sort le fameux Frédéric II devait se montrer bien plus Hauteville que Hohenstaufen.

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Les « États francs » d’orient se relient à l’épopée normande de Sicile en ce que le premier de ces États fut créé par un gentilhomme normand, Oursel de Bailleul auquel apparemment les horizons méditerranéens n’avaient point suffi et qui s’en alla guerroyer en Asie-mineure pour le compte de l’empereur grec. Le succès l’encouragea bientôt à travailler pour son propre compte. C’est ainsi que s’étant emparé d’un vaste territoire en Bithynie et en Phrygie, il s’y installa en maître (1071-74). On sait trop peu de choses sur son éphémère royauté. Retrouva-t-il là quelques restes de l’ancien État galate créé par les Celtes une douzaine de siècles avant sa venue ? Quoi qu’il en soit, cette initiative sans lendemain renseigne admirablement sur la psychologie des « conquistadores » français par opposition avec ceux que plus tard l’Espagne lancera à la conquête du nouveau-monde. Les uns et les autres furent déplorablement exempts de scrupules, à quelques exceptions près mais — s’il est permis de parler d’eux sur un ton aussi trivial — les seconds apparaissent plus gloutons et les premiers plus gourmets. Ceux d’Espagne comme nous le verrons en analysant l’histoire sud-américaine, furent surtout mûs par la passion de l’or, par la folie de la richesse. Ceux de France avaient principalement recherché l’inattendu, l’aventure merveilleuse et paradoxale où l’on chevauche les circonstances comme un cheval difficile saisi au passage et maîtrisé. La race en fut longue à s’éteindre. Ne devait-on pas voir vers 1402, Jean de Béthencourt chambellan du roi de France Charles VI s’emparer des îles Canaries et s’en proclamer souverain ? Les îles, du reste, sont particulièrement favorables à ces entreprises individuelles. L’audace et l’énergie ne suffisent en pareil cas que pour s’établir non pour durer. C’est au lendemain de l’établissement que les véritables difficultés commencent. L’insularisme aide à les aplanir. C’est pourquoi les Normands réussirent en Sicile mieux qu’en Italie et pourquoi les croisés se maintinrent à Chypre plus qu’en Syrie ou en Palestine, sans parler de la façon dont à Rhodes et à Malte, les ordres militaires surent résister à l’islam partout ailleurs victorieux.

Au début des croisades, la position stratégique la plus importante à occuper pour en consolider les résultats était assurément le territoire d’Édesse, entre le Tigre et l’Euphrate, proche des chaînes parallèles du Taurus et de l’anti-Taurus. En s’y fortifiant, on coupait en deux le monde musulman. En l’an 146 av. J.-C. avait existé là une principauté qui avait subsisté trois siècles. Le comté qu’y formèrent les croisés ne dura pas cinquante ans (1097-1144). Née presqu’en même temps, la principauté d’Antioche, toute voisine, eut la vie plus longue (1098-1268). Le célèbre Bohémond de Hauteville fils de Robert Guiscard l’avait fondée. Il n’est point de physionomie plus séduisante que la sienne par le mélange si humain de ses qualités et de ses défauts, sa hardiesse, sa beauté, son charme, ses élans, ses défaillances morales et ses capitulations de conscience. Anne Commène fille de l’empereur grec Alexis a, dans ses curieux mémoires, fixé la silhouette de Bohémond d’une façon qui ne laisse guère de doute sur le sentiment qu’elle éprouvait pour lui. Il eut pu prétendre à cette alliance (il épousa par la suite la fille du roi de France Philippe Ier) mais il en sacrifia les avantages moins à un calcul ambitieux qu’à sa passion d’aventures. Cette passion devait l’égarer. Il conduisit en somme mal sa barque ; il eut pu dominer son époque et ne fit que la traverser comme un brillant météore.

Au-dessous de la principauté d’Antioche fut érigé pour Raymond de Toulouse le comté de Tripoli ; il correspondait à la région du Liban. Enfin venait le royaume de Jérusalem c’est-à-dire la Judée et la Galilée avec Tyr, Jaffa et Saint-Jean d’Acre. Le premier de ces États se maintint jusqu’en 1285 ; le second disparut par la prise de Jérusalem dès 1189 ; l’initiative de Frédéric II le ressuscita en 1229 mais pour dix ans seulement. Il n’est point d’histoire moins édifiante que celle des chevaliers promus au gouvernement de ces fondations hybrides qu’une honnête et pure vaillance eût seule pu consolider. La vaillance ne manqua guère mais il n’y eût ni honnêteté ni pureté. Pour un Godefroi de Bouillon à l’âme droite et noble, on compte vingt Renaud de Chatillon : brigands courageux certes mais déshonorés par leurs crimes et leurs fourberies continuelles. On a pu dire, non sans vérité, que dans la passion de revanche qui s’alluma au cœur des musulmans entrait une large part de mépris pour les conquérants. Leur faiblesse de caractère se traduisit en effet par un abandon rapide et à peu près complet de tous les principes évangéliques. L’adaptation levantine ne les conduisit pas seulement au cérémonial et au costume arabes mais à la polygamie et à l’esclavage, institutions que la politique à défaut de la religion leur eût commandé de proscrire. Leur incapacité intellectuelle par ailleurs neutralisa jusqu’aux occasions favorables que leur ménageait le hasard des circonstances. L’islam autour d’eux avait perdu son unité et l’instinct le plus élémentaire de conservation leur dictait d’opposer les uns aux autres les émirs d’Alep, de Mossoul et de Damas ; les deux derniers précisément inclinaient vers une entente. Mais par leurs incessantes querelles intestines et leur politique à courtes vues, les princes français réussirent à grouper en faisceau adverse les trois émirats voisins de leurs possessions. Lorsque Saladin qui avait refait à son profit l’unité musulmane (1174) commit en mourant l’erreur de détacher à nouveau les uns des autres les gouvernements de l’Égypte, d’Alep et de Damas, ses ennemis ne surent pas profiter de cette faute. Leur dernière chance se perdit ainsi.

On peut s’étonner que des États si mal dirigés ne se soient pas effondrés encore plus vite. La cause en est dans l’incroyable prospérité matérielle que développa en ces parages non leur prise de possession par des chevaliers français mais la venue des marchands italiens qui avaient suivi les croisés, Vénitiens, Génois, Pisans en guerre dans leur péninsule se trouvèrent d’accord pour exploiter l’orient qu’on ouvrait à leur activité. Venise, Gênes et Pise avaient des flottes de guerre avec lesquelles elle prêtèrent main-forte aux nouveaux souverains moyennant des concessions et des privilèges commerciaux. C’est ainsi que dans les villes de la côte, Beyrouth, Saint-Jean d’Acre, Jaffa, Tyr, Sidon des colonies italiennes se constituèrent. Autonomes et s’administrant elles-mêmes, elles concentrèrent bientôt autour d’elles d’immenses richesses dont tout l’orient — les musulmans compris — se trouva bénéficier.

Après que Saladin eut pris Jérusalem (1189), les croisés qui ne réussirent point à l’en déloger donnèrent en manière de dédommagement l’île de Chypre au souverain déchu. Richard « cœur de lion », venait justement de s’en emparer au passage. Ce nouvel État dont la géographie assurait l’indépendance et la défense prospéra au-delà de toute attente. Une immigration considérable, un commerce qui ne cessait de croître, d’énormes fortunes privées firent du royaume de Chypre un véritable Eldorado. Aux Grecs orthodoxes qui habitaient l’île antérieurement se superposèrent de nombreuses colonies de marchands et de bourgeois venus des divers points de la Méditerranée. La cour de Nicosie demeurée absolument française fut le centre de réunion de tous les seigneurs chrétiens du levant. À Famagouste, capitale commerciale, de superbes monuments gothiques s’élevèrent dont les ruines surprennent sous ce ciel oriental. Trois siècles durant (1192-1473) les souverains se succédèrent régulièrement. Il y en eut d’assez puissants pour se risquer à la guerre. L’un d’eux s’en alla battre les Turcs près d’Éphèse et leur reprit Smyrne ; un autre s’empara d’Alexandrie. Une civilisation raffinée fleurissait ; il y eut à Chypre une école des langues orientales très fréquentée. Mais toute cette opulence devait exciter des convoitises. À la fin du xivme siècle, les Génois réussirent à imposer au roi Pierre ii une sorte de suprématie à laquelle, longtemps après, ses successeurs n’échappèrent que pour tomber sous le joug des Vénitiens. Nous avons déjà vu comment la vénitienne Catherine Cornaro, épouse du dernier roi Jacques ii (1460-1473) lui survécut et n’ayant point d’enfants, légua Chypre à la « sérénissime république ».

Le démembrement de l’empire byzantin par les croisés en 1204 aboutit en Grèce à la fondation de divers États dont les deux principaux furent le duché d’Athènes et la principauté d’Achaïe. Il n’y a guère à en dire car si les annales de ces États ont un cachet romantique qui les rend attrayantes, elles ne correspondent au point de vue historique à rien de profond. Le seigneur franc-comtois qui s’était vu attribuer Athènes et Thèbes dut chasser des Thermopyles les Grecs qui voulaient lui barrer la route. Vainqueur, il promit le respect des propriétés et la liberté du culte orthodoxe. Mais à peine installé, il désaffecta au profit des Latins l’église très vénérée qui existait dans le Parthénon, bannit l’archevêque grec et confisqua les biens des monastères. Après quoi, pris de nostalgie, il regagna son manoir de Franche-comté pour ne plus le quitter. Il eut néanmoins une série de successeurs mais dont aucun ne s’implanta. Malgré qu’ils se fussent bâti à Thèbes un vaste palais dont les restes sont visibles encore, leur domination resta précaire. Le dernier duc français voulut utiliser contre ses voisins d’Épire les services de la fameuse compagnie catalane dont les aventures surpassent l’imagination. Ces soldats de métier, sans scrupules comme sans peur, avaient été recrutés pour appuyer en Sicile les prétentions aragonaises. Celles-ci ayant triomphé, ils avaient passé à Byzance, engagés par l’empereur dont les troupes mercenaires baissaient à la fois en nombre et en qualité. Mais l’entente n’avait guère duré. De plus en plus exigeants, les Catalans étaient parvenus à terroriser la capitale et ses environs, pillant, brûlant, saccageant avec une audace et une habileté incroyables. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs années qu’ils consentirent à se retirer. Le duc d’Athènes qui les prit alors à solde eut d’abord à se louer de leurs services. Mais ayant trahi ses engagements à leur endroit, il dut livrer contre eux une bataille au cours de laquelle il périt avec la plupart des seigneurs français qu’il avait rassemblés autour de lui (1311). Athènes fut à demi détruite puis le duché se reconstitua sous la suzeraineté du roi d’Aragon. En 1387 un florentin qui s’était taillé un domaine à Corinthe s’empara de l’acropole. Lui et les siens réussirent à se maintenir jusqu’à la conquête turque en 1458. De semblables épisodes sont comme les miettes de l’histoire. Ils abondent. On ne saurait les conter ni même les mentionner tous. Mais en recueillir quelques uns ici ou là aide parfois à la compréhension des grands événements dans l’ombre desquels ces détails se perdent. Ce qui doit être évité c’est de comparer les uns avec les autres et d’en transposer la très inégale portée.

La principauté d’Achaïe vécut une existence plus banale et moins mouvementée. Les seigneurs de Villehardouin qui la possédèrent lui assurèrent une certaine prospérité. Vers 1390 les Génois s’implantèrent en Élide et le reste du territoire s’émietta en un grand nombre de petits États. De cette domination française la Grèce semble avoir tiré quelque bénéfice moral : le réveil de ses énergies et la confiance en son avenir. Au seuil du joug ottoman, cela ne fut point sans doute dénué d’importance pour elle. Mais, comme nous le verrons, c’est surtout à son église nationale qu’elle dut son admirable constance à travers les trois siècles de servitude qui allaient s’ouvrir pour elle.

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Les croisades de Louis IX ont été l’objet de maintes études. Il n’est pas étonnant que les historiens y aient cherché des arrière-pensées. Le bon roi a donné en son règne de telles preuves non seulement de ses hautes vertus mais de sa valeur politique qu’on attribue tout naturellement à ses gestes de croisé de la profondeur et de la sagacité. Mais il apparaît décidément qu’ici la piété et le zèle apostolique furent seuls en cause. Aussi bien, avec les scrupules que nous lui connaissons, peut-on admettre que Louis IX eût consenti à se servir de la croisade dans un dessein politique tel que l’affaiblissement de la féodalité. Et, même du point de vue laïque, y entraîner les seigneurs afin de les amoindrir eût répugné à sa conscience. D’ailleurs il n’est pas certain que la corrélation entre ces expéditions lointaines et l’effritement de l’organisation féodale fut aussi nettement visible alors qu’elle l’est devenue pour nous. Il y a donc toute raison de croire que Louis IX ne rechercha dans ces aventures que ce qu’il considérait comme la gloire de Dieu et son service.

Lorsqu’en 1248 le roi et ses chevaliers s’embarquèrent à Aigues-Mortes, ils se trouvaient seuls à répondre à l’appel pontifical. Un certain nombre de seigneurs français s’étaient découragés en route et étaient demeurés à Lyon. Les échecs précédents n’en étaient pas la seule cause. En Europe on ne s’intéressait plus à la croisade. L’opinion avait cessé d’y croire et s’en détournait. Les Français allèrent hiverner à Chypre ; ils s’y querellèrent avec les habitants. Une chance de réussite pourtant s’offrait. Les Mongols envoyèrent des émissaires proposer une entente contre les Turcs qu’ils abhorraient. Louis IX ne comprit pas. Il se laissa persuader d’attaquer l’Égypte plutôt que la Syrie et passa trois ans à attendre en vain des renforts qui n’arrivaient pas. En 1254 il rentra en France.

À cinq siècles et demi de là (1798) le général Bonaparte débarquait en Égypte à son tour. Il y venait chercher un prestige exotique susceptible de frapper les imaginations et de lui faciliter les entreprises à l’aide desquelles il méditait dès alors d’établir sa fortune. Mais ce n’est pas à ses soldats qu’il était réservé de rendre féconde et à jamais célèbre une expédition aussi inattendue. Par une intuition dont on ne saurait lui être trop reconnaissant, Bonaparte emmenait avec lui un état-major de savants, d’ingénieurs et d’artistes. De leurs travaux naquit une science nouvelle, l’égyptologie. Parmi les objets exhumés se trouva une pierre dont les inscriptions hiéroglyphiques étaient accompagnées d’une traduction en grec. Malgré cela longtemps encore le secret des hiéroglyphes demeura impénétrable. En 1822 enfin Champollion professeur à la Faculté des lettres de Grenoble saisit à force de persévérance et d’ingéniosité la clef de l’étrange alphabet. Dès lors dans tout l’occident, les études égyptiennes prirent un essor passionné. À un autre français, Mariette, d’abord modeste collaborateur au musée du Louvre, il était réservé au cours de fouilles mémorables de retrouver le Sérapéum, la nécropole souterraine contenant les gigantesques sarcophages des Apis. Après trois mille ans une civilisation oubliée reparut ainsi à la lumière. Ces grands initiateurs ont fait à la science et à l’énergie françaises un honneur extrême et mérité la gratitude de l’humanité mise par eux en contact avec une période prestigieuse de son long passé.

Dans un domaine différent, la France a recueilli également de l’illustration. Le percement de l’isthme de Suez fut son œuvre. Creusé, dit-on par le pharaon Néchao, six siècles avant J.-C. entretenu par l’empereur Adrien puis par les Arabes, le canal s’était complètement ensablé. Les Vénitiens puis Bonaparte avaient vainement projeté d’en tracer un nouveau. Ferdinand de Lesseps appuyé par une compagnie financière universelle créée par lui entreprit l’œuvre. Les travaux commencèrent en 1859. Le canal long de 162 kilomètres fut inauguré le 17 novembre 1869. Il a été « neutralisé » par une convention signée à Londres en 1888.

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Les rois normands de Sicile — et après eux, Frédéric II d’Allemagne — avaient exercé en Tunisie des droits avantageux. La Tunisie avait dépendu successivement des califes du Caire et de ceux du Maroc mais il avait toujours existé des liens étroits entre elle et les Arabes siciliens ainsi que l’explique la situation géographique des deux pays. Lorsque, de par la volonté du pape, Charles d’Anjou frère de Saint Louis fut devenu le souverain de Naples et de Palerme, il s’avisa aussitôt de l’intérêt qu’il y aurait à récupérer tous les points sur lesquels ses prédécesseurs avaient étendu leur pouvoir. Or, en 1270 le bon roi qui ne s’était sans doute jamais consolé de l’échec subi en Égypte seize ans plus tôt, décida de repartir en guerre contre l’islam. L’enthousiasme avait encore diminué en France pour ces sortes d’entreprises et il fallut promettre une solde à nombre de chevaliers pour les décider au départ. Le roi de France emmena ses trois fils, son gendre et son frère. Après escale en Sardaigne, on fit voile vers Tunis. Il s’était laissé persuader par Charles d’Anjou que la simple vue d’une armée chrétienne suffirait à convertir l’émir. Aussi mal préparée que la précédente, l’expédition échoua non moins misérablement. Le roi y laissa la vie. Il mourut de maladie dans son camp sur l’emplacement de l’ancienne Carthage, entouré des siens qui ramenèrent pieusement ses restes à Saint-Denis.

Par la suite Tunis fut occupée par les Espagnols (1535) puis par les Turcs (1574) mais la France ne s’en désintéressa pas. Dès 1665 le bey (on appelait ainsi le prince qui gouvernait héréditairement la Tunisie redevenue autonome sous la suzeraineté du sultan) concédait au consul français la préséance sur les autres consuls. La piraterie sévissait dans ces parages. Alger en était le centre. En 1770, à la suite d’une intervention armée des marins français à Bizerte et à Sousse, un premier traité fut signé à Tunis confirmant les privilèges français. Malgré cela les commerçants et les pêcheurs continuèrent d’être souvent molestés. C’est au début du xvime siècle qu’Alger était tombée aux mains des frères Barberousse, fils d’un renégat grec et dont les navires sillonnaient la Méditerranée paralysant le commerce, faisant la traite et organisant sans cesse de fructueuses expéditions. Une fois possesseurs du territoire algérien — y compris Cherchell, Médéah et Tlemcen, — leur puissance décupla. Se disant vassaux du sultan, ils jouirent en réalité d’une absolue indépendance, protégés par la terreur qu’ils inspiraient. Une foule de bandits, de corsaires retirés, d’aventuriers sans foi ni loi se groupèrent dans cette néfaste principauté que Charles-Quint, au sommet de sa puissance, ne réussit pas à maîtriser. Bien qu’un peu atténué, cet état de choses dura jusqu’en 1830. La répression s’imposait. La France l’entreprit. Les derniers jours du règne de Charles X ses troupes s’emparèrent d’Alger et s’y établirent. La révolution de Paris compromit le succès de l’entreprise. Il s’en fallut de peu que Louis Philippe isolé en Europe ne cédât aux remontrances jalouses de l’Angleterre et ne consentît à l’évacuation d’Alger. L’annexion maintenue, force fut de l’étendre afin d’assurer la sécurité des premiers colons. Cette extension qu’illustrent les noms du maréchal Bugeaud, du général de Lamoricière et de leur valeureux et longtemps insaisissable adversaire l’émir Abd-el-Kader, dura un quart de siècle environ (1831-1855). Cette période est des plus importantes dans l’histoire des institutions militaires et coloniales de la France moderne. D’une part, l’Algérie fut, en ce temps, le champ d’entraînement de l’armée qui combattit en Crimée (1856), en Italie (1859), au Mexique (1863) pour réaliser les originales conceptions politiques de Napoléon III ; et ce fut la dernière des armées de métier françaises. D’autre part, cette même Algérie servit de jardin d’essai à l’inexpérience coloniale des nouvelles générations. Là cette inexpérience, après une longue série de maladresses et de tâtonnements, devait se muer en une compétence éclairée à l’aide de laquelle la Troisième république put établir et consolider son vaste empire exotique. En 1881 le protectorat de la Tunisie, en 1904 celui du Maroc vinrent dans des circonstances que nous aurons à évoquer plus tard, compléter la façade méditerranéenne de l’Afrique française désormais rattachée à la mère-patrie par de multiples liens administratifs et économiques.

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L’action extérieure de l’Espagne moderne s’est manifestée séparément sur les quatre faces du quadrilatère qui représente sa figure géographique. Mais contrairement aux apparences, l’action européenne a été plus profonde que l’africaine et l’action transatlantique plus marquée que la méditerranéenne. C’est cette dernière seulement que nous envisageons en ce moment. Pour la comprendre, il convient de jeter un coup d’œil sur les vicissitudes traversées par l’Espagne depuis le moment où la conquête arabe s’étendant sur la plus grande partie du sol (711) refoula dans l’angle nord-ouest (Galicie et Asturies) les défenseurs irréductibles de la foi chrétienne. Dans cette région âpre et montagneuse, leurs caractères déjà rudes se durcirent encore. À leur tête leur roi Pélage (719-737) les marqua de sa croyance obstinée en la délivrance finale ; et le duel commença qui devait durer sept siècles. Au début tout l’avantage était pour les Arabes. Une civilisation brillante et douce, de grands princes tels qu’Abdérame I, Abdérame III, Al-Hakkam, le régent Almanzor l’éclat des sciences et des lettres, des constructions magnifiques, une cour étincelante apportait au gouvernement établi à Cordoue dès 759 et érigé en califat en 914 la force que donne le succès. Mais le farouche adversaire toujours armé pour sa croisade guerroyait sans défaillance sur la frontière, descendant peu à peu dans la plaine, y plantant sa capitale, Léon et parsemant la région du haut Douro de châteaux-forts d’où lui viendrait le nom de Castille. Et tandis que ses énergies se trempaient dans la pauvreté ainsi qu’il est arrivé si souvent, le luxe détendait celles des Arabes et ruinait leur cohésion. En 1031 à la place du califat démembré, il y eut une poussière d’États tous riches, tous prospères mais désunis. Dans l’autre camp aussi on se disputait souvent. Il y avait là quatre États de tempérament mal commode : le royaume des Asturies ou de Léon, le premier formé, le royaume de Navarre avec Pampelune pour centre, indépendant dès le début du xme siècle) puis le comté de Barcelone et enfin le comté de Castille de formation récente. Un cinquième État ne tarda pas à naître autour de Saragosse, le royaume d’Aragon. Mais sujets et souverains étaient tenus en haleine par l’idée de la croisade voisine. L’expulsion des musulmans demeurait la grande affaire, celle à laquelle d’elle-même se subordonnaient toutes les querelles intestines. La prise de Tolède en 1085 indiqua de quel côté la balance finalement pencherait. Dès lors la Castille fut à l’avant-garde. Le règne d’Alphonse VII (1126-1107) esquissa l’unité future. Tolède reprit figure de métropole catholique comme jadis sous les rois wisigoths[1]. Ce fut une époque de grande transformation. L’espèce de zone mobile, en diagonale, qui séparait les chrétiens en progrès des musulmans en retraite n’avait cessé d’avancer coupant l’Espagne en deux portions qui, un moment égales, s’inégalisaient de nouveau et cette fois au détriment de l’islam. Comme c’était une zone dévastée par la bataille et qu’il fallait faire revivre, le trop plein de la population montagnarde du nord-ouest s’y déversait au fur et à mesure que les guerriers la quittaient. On y appelait aussi pour cultiver, bâtir et repeupler des colons du dehors et notamment du sud de la France. Par ailleurs d’anciens habitants chrétiens qu’un contact si prolongé avec les Arabes avait influencés profondément préféraient se retirer comme eux vers le sud. De la sorte s’établissaient de grands courants d’arrivées et de départs. Aux nouveau-venus on concédait des privilèges, des garanties, embryons des « fueros » auxquels leurs descendants demeurent si attachés. Il existait déjà des assemblées dites « cortès » dont la tradition devait remonter à ces conciles mi-laïques, mi-religieux fréquents aux temps wisigoths. Dès 1169 on vit paraître aux cortes, à côté des prélats et des nobles, des représentants des communes et ceux-ci manifestèrent aussitôt leur humeur interventionniste. L’Espagne d’alors ressemblait ainsi à un prodigieux creuset où on aurait entassé les minerais les plus divers. Le raffinement et la barbarie, la culture et l’ignorance, la liberté et le fanatisme s’y pénétraient constamment, dominés par une étrange chevalerie tout en heurts et en excès et que l’alternance de ses passions et de son sang-froid comme de son éloquence et de son mutisme drapait dans le manteau d’une poésie ardente[2].

Après qu’en 1212 les Arabes, passagèrement renforcés par l’épée africaine des princes almohades eurent été définitivement vaincus et réduits au territoire de Grenade où ils devaient se maintenir jusqu’en 1492, la rivalité fatale de la Castille et de l’Aragon se précisa. Le petit royaume de Navarre qui, sa dynastie éteinte, s’était donné pour souverain le comte de Champagne, Tribaut, allait dès lors graviter dans l’orbite de la France. À l’ouest, l’État portugais créé en 1139 dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons plus tard occupait à peu près son territoire actuel. À l’est l’Aragon se trouvait en quelque sorte jeté à la côte par la Castille dont les souverains régnaient maintenant sur toute la masse centrale de la péninsule du nord au sud, Grenade excepté. Mais ce qui plus encore que la pression castillane devait orienter les rois aragonnais vers la mer, c’était la possession de Barcelone et des Baléares. Et c’est là aussi ce qui faisait leur puissance et les égalait à leurs voisins castillans. La Catalogne, pays de marchands et de marins d’esprit ambitieux et entreprenant, s’adonnait au commerce armé, le seul qui fut possible en ces temps où la piraterie rendait toute navigation peu sûre. Les Baléares précisément servaient de repaire aux pirates arabes. Les rois d’Aragon n’eurent de cesse qu’ils ne les en eussent expulsé. Leurs sujets barcelonais les y incitaient. Barcelone exerçait alors une hégémonie véritable ; c’était un entrepôt de grand commerce et, à l’intérieur, une manière de république. Son conseil semblait un vrai sénat ; son université était renommée ; elle avait droit de battre monnaie et neuf autres villes relevaient de sa juridiction. Les rois d’Aragon comme leurs prédécesseurs les comtes de Barcelone étaient obligés de compter avec les directives de la politique catalane. De là leurs entreprises méditerranéennes. La suite en fut soumise pourtant à l’imprévu des circonstances bien plus qu’à la logique des intérêts.

La Sicile rebellée contre Charles d’Anjou, le roi français que le Saint-siège lui avait imposé en 1265 ainsi que nous l’avons vu plus haut, supportait avec une impatience croissante la brutale et maladroite tyrannie de ce prince et de ses serviteurs. Une haine sourde les enveloppa qui aboutit au fameux massacre des « vêpres siciliennes » le 30 mars 1282. Toute l’île soulevée contre les Français appela à elle le roi Pierre III d’Aragon qui, par son mariage, se trouvait appartenir à la descendance directe de Frédéric II. Vainement le pape lança-t-il des excommunications et déclara-t-il le monarque déchu de toutes ses dignités, les Siciliens maintinrent obstinément sa dynastie sur le trône. Bien plus, en 1409, la Sicile devait se laisser annexer par l’Aragon et peu après le roi Alphonse V devait s’emparer de Naples. Si l’on ajoute à ces possessions celle de la Sardaigne et un droit de suzeraineté sur la Corse, on voit que l’Aragon était devenu une grande puissance méditerranéenne. Et cela semblait conforme à son destin et par conséquent durable. Le commerce catalan obtenait par là un champ d’action proportionné à ses hardiesses. Or à ce moment, la conquête turque bloque l’orient. L’Égypte qui servait au transit de l’Inde se ferma aux occidentaux dans le même temps que le voyage de Vasco de Gama ouvrait une route maritime directe contournant le continent africain. Bientôt d’ailleurs, l’Espagne unifiée allait être mêlée par Charles-Quint et Philippe II, aux guerres continentales, puis amenée à détourner ses regards des horizons méditerranéens au profit de ceux que lui ouvrait la possession d’un nouveau monde.

  1. C’est Alphonse VI qui en 1090 y rétablit le rite romain à la place du rite dit « mozarabe » qui s’y était créé peu à peu sous la domination arabe. Le même roi (les comtes de Castille avaient pris ce titre en 1033) obligea ses sujets à se servir des caractères latins au lieu des caractères gothiques dont ils avaient jusqu’alors gardé la tradition et que quelques réactionnaires obstinés continuèrent à employer.
  2. Le célèbre Cid (Rodrigue Diaz de Bivar) en demeure la personnification la plus célèbre. Il va sans dire que la légende a fort embelli ses traits.