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Histoire universelle/Tome III/IV

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 40-45).

LA FORMATION DE LA GERMANIE

La préhistoire est aux prises en ce qui concerne la Germanie avec un certain nombre de problèmes qu’elle cherche à élucider à l’aide de quelques découvertes et de passablement d’intuition. L’histoire n’a pas jusqu’ici à tenir compte de ces données douteuses. Les Germains, du plus loin qu’elle les peut observer, lui apparaissent divisés en deux groupes distincts qui se font vis-à-vis sur les rives de la Baltique et ont donné naissance à l’Allemagne d’une part, à la Scandinavie de l’autre. Les premiers sont des « terriens » ; les seconds sont en majeure partie des marins. La nature dont l’action cisèle si fortement les races primitives les a dès alors marqués de traits indélébiles. Les uns sont destinés à des aventures lointaines ; ils joueront un rôle essentiel dans la formation de l’Angleterre et de la Russie et feront preuve à l’occasion d’une étonnante faculté d’adaptation aux circonstances et aux milieux. Les autres, au contraire, créeront sur place, au centre de l’Europe, une vaste communauté dont l’imprécision géographique n’empêchera point l’unité de demeurer compacte à travers les vicissitudes d’une existence politique agitée et difficile mais dont ils ne pourront s’éloigner ou s’abstraire sans qu’il en résulte un affaiblissement et comme une désorientation de leurs capacités.

Des trois parts que Louis le débonnaire avait taillées pour ses fils dans l’empire de son père Charlemagne, la plus pauvre et en apparence la moins désirable était la part germanique. Mais c’était la seule homogène et, partant, la plus capable d’aider à la formation d’une nation. C’était aussi la seule où il restât des « hommes libres » en quantité appréciable. Ailleurs la féodalité avait déjà fait son œuvre. « Au ixme siècle, a écrit A. Rambaud, il n’y a plus en Gaule un seul petit propriétaire qui obéisse directement au souverain. » C’est qu’en effet et depuis longtemps « l’homme libre qui ne veut être le vassal de personne, mène une vie insupportable. Celui qui n’a pas un protecteur risque fort de perdre sa terre et celui qui n’a plus de terre tombe nécessairement dans la servitude. » Il en allait autrement en Germanie. La vie sociale y naissait à peine sous sa forme stable. Il n’y avait presque pas de villes en dehors de celles de la région rhénane construites par les Romains ; les autres agglomérations n’étaient que des villages. Dans les campagnes c’est à peine si les anciennes tribus venaient de s’immobiliser. Elles gardaient en tous cas leurs simples et saines institutions. Hormis ce qu’on appelait la Rhétie (Grisons, Tyrol, Vorarlberg actuels) une seule langue était parlée dans tout le territoire. Ce territoire commençait à prendre conscience de son unité car le roi qu’on lui avait donné y était tout de suite devenu populaire. Lorsque, à peine le partage opéré, on avait voulu le remanier, les Germains s’étaient rebellés. À l’appel de Louis, par une manière de plébiscite rudimentaire, ils avaient confirmé son droit. D’autre part, à cette race jeune, vigoureuse que les richesses n’avaient pas encore corrompue, une double tâche s’offrait. Il y avait à défricher le sol, à le mettre en valeur — et aussi à y édifier une civilisation ; cela sans qu’il y en eût une autre à expulser ou avec laquelle on dût composer. Point de passé complexe. La terre et l’esprit étaient également vierges. Or l’entreprise se trouvait déjà amorcée. Dès le vime siècle, des moines irlandais avaient commencé d’évangéliser les Germains. Colomban venu du monastère celte de Bangor était arrivé en Gaule en 585 et y avait fondé l’abbaye de Luxeuil dans les Vosges. Puis il avait passé en Suisse avec un disciple lequel y était resté ; la ville et le canton de Saint-Gall en portent le nom. Plus tard d’autres moines irlandais avaient pénétré jusqu’à Salzburg, parcouru la Bavière ; d’autres encore, la Souabe. Mais leur ignorance de la langue[1] et leur mentalité rendaient infécond l’apostolat des moines celtes. Que savaient-ils des vieilles légendes germaniques, d’Odin et de son paradis le Walhalla où les guerriers courageux chassent et festoient éternellement, de Freia la bonne déesse qui procure l’abondance et la joie ?… Il était réservé à un anglo-saxon, le moine Winfrid plus connu sous le nom de St-Boniface de transformer la Germanie. Celui-là saurait mieux comment s’y prendre. Boniface y dépensa trente-six ans de sa vie, de 719 à 755. Resté en contact avec Rome où il retournait de temps à autre, son action s’exerçait directement au nom du pape et elle s’en trouvait facilitée par l’écho qu’à travers les siècles éveillait encore chez tout Germain l’illustration romaine. Il avait su d’autre part se rendre favorable Charles Martel dont la réputation militaire dépassait les frontières de l’État franc et cette protection l’aidait aussi dans ses pérégrinations. Il allait d’ailleurs sans défense comme sans peur. La formule qui le soutenait n’était point celle du « baptême forcé » dont s’inspirait Charlemagne. Il se guidait sur les sages instructions que Grégoire le grand avait, cent cinquante ans plus tôt, donné aux missionnaires chargés par lui d’entreprendre la conversion de l’Angleterre et que le supérieur de Boniface venait de renouveler : être doux et persévérant ; ne pas froisser inutilement les croyances ni heurter les habitudes ; conserver en le christianisant tout ce qui pouvait être utilement conservé des pratiques païennes ; progresser lentement et sans à-coups. « Une montagne ne se gravit que pas à pas », avait dit le pape. D’autre part, la leçon donnée par le fondateur des Bénédictins qui avait proclamé la sainteté du travail manuel et obligé son ordre à le pratiquer était encore récente. Boniface n’avait garde de l’oublier. C’est ainsi que sous son impulsion et celle de ses disciples, le défrichement du sol avait marché de pair avec celui des âmes.

Au temps de César et d’Auguste les Germains faisaient leurs débuts d’agriculteurs. De chasseurs nomades, ils étaient en train de devenir cultivateurs occasionnels. César dit qu’ils ne cultivaient jamais deux ans de suite la même terre. Ils se déplaçaient donc encore. Lorsqu’un peu plus tard, Tacite les observa, ils étaient en progrès sous le rapport de la sédentarité et le sens de la propriété se répandait parmi eux. Chaque année les chefs procédaient au partage des terres ; les lots variaient d’après le rang et la composition de la famille dont le droit devenait pour un an absolu et exclusif. Or, entre le iime et le vme siècles, il se passa en Germanie des événements sur lesquels on a toujours manqué de données précises mais dont il n’est pas difficile de deviner le caractère général. Un grand « remue-ménage » de peuples s’opéra, occasionné certainement par la pression de tribus asiatiques. Les Slaves furent poussés en avant. Il en résulta un tassement des tribus germaniques sur un sol trop restreint et, par là, une diminution du rendement agricole et un appauvrissement de la population. Quand Boniface y pénétra, la Germanie n’avait pas encore fini de se reconstituer et de réparer les maux causés à plusieurs générations par ce bouleversement intérieur. Mais quand il mourut (mis à mort par les sauvages habitants de la Frise chez lesquels malgré son âge avancé, le zèle apostolique l’avait conduit) tout était changé. Dans la profondeur des forêts de Thuringe, l’abbaye de Fulda avait été fondée : centre agricole autant que religieux. Les pays voisins, Hesse, Franconie, Bavière, se couvraient de métairies prospères ; des forges, des moulins, des fours s’installaient et aussi des ateliers de chaussures et d’habillements. À l’ancienne humeur vagabonde succédaient le goût et l’habitude du travail régulier. Les errants et les indigents affluant autour des monastères y étaient recueillis, nourris, occupés et peu à peu leurs campements précaires s’y muaient en villages heureux.

L’Église germanique, par ailleurs, aidait puissamment à la constitution de la nationalité. L’archevêché de Cologne et de Mayence, les évêchés de Ratisbonne, de Würtzbourg, de Salzbourg, d’Erfurth étaient animés à cet égard d’un esprit unique et les conciles locaux présentaient ce double caractère d’un attachement indéfectible au pontificat romain et d’un sentiment national déjà très marqué.

Ainsi se consolidait le trône du roi Louis que l’histoire devait nommer pour le distinguer de ses contemporains portant le même prénom, Louis le germanique : pour cela et aussi parce qu’il fut vraiment le premier souverain allemand. Il mourut à Francfort en 876. Ratisbonne avait été sa résidence préférée. Son long règne ne parut point d’abord devoir porter les fruits prévus. Son fils Charles le gros s’intéressa trop aux affaires occidentales. Un moment les féodaux français qui ne pouvaient s’entendre sur le choix d’un roi l’appelèrent à régner aussi sur eux. Mais ce cumul ne dura que deux ans (885-87). Il était de l’intérêt de la Germanie de vivre une vie distincte de celle de ses voisins d’outre-Rhin, d’autant que, chez ceux-ci, rien de définitif ne semblait encore près de se dessiner. L’héritage de Lothaire se déformait à travers mille vicissitudes. Il y avait maintenant un roi de Provence, Boson comte de Vienne élu par les seigneurs et les prélats — un roi de Bourgogne transjurane (pays de Vaud) Rodolphe comte d’Auxerre qui tenait sa cour à Lausanne — et enfin un duc de Bourgogne cisjurane qui avait Dijon pour capitale et ne savait pas bien encore dans quelle direction il devait chercher à s’agrandir. Quant à la royauté française, elle oscillait entre le droit héréditaire et l’élection ; l’autorité de celui qui s’en trouvait investi semblait diminuer de plus en plus.

Arnulf, petit-fils bâtard de Louis, devenu roi de Germanie en 888, était un prince actif et énergique. Il regarda d’un autre côté. Les frontières de l’ouest ne l’inquiétaient pas. Celles du nord et de l’est étaient moins rassurantes. Les guerres de Charlemagne avaient fait beaucoup, il est vrai, pour accroître la sécurité germanique. Sans lui, où se serait arrêtée la poussée des Slaves ? Arnulf qui avait besoin d’appui s’adressa aux Magyars dont nous décrirons plus tard l’odyssée. Il les attira dans cette vaste esplanade où ils devaient s’installer et créer l’État hongrois. Les Magyars n’aimaient pas les Slaves ; ils s’unirent volontiers aux Germains contre eux. Rassuré sur ce point, Arnulf alors put satisfaire de hautes ambitions. En 894 il sut se faire accepter comme roi d’Italie et en 896 couronner empereur. C’était la formule du « Saint-empire romain-germanique ». Mais formule de droit ou formule de hasard ? L’avenir en dépendrait. Arnulf ne laissait qu’un héritier encore en bas âge qui ne put se défendre et sous le règne agité duquel les prétentions féodales se fortifièrent. Désormais les « duchés » (Bavière, Souabe, Franconie, Saxe, Lorraine) étaient héréditaires et pour les tenir unis, il faudrait des souverains aux mains à la fois habiles et vigoureuses. Il en vint deux : Henri de Saxe (919-936) et son fils Othon le grand (936-973).

Les Magyars encore peu assagis se rendaient redoutables à tous leurs voisins, pillant maintenant et dévastant aussi bien les terres germaniques que les terres slaves. Henri conclut avec eux une trêve de neuf ans qu’il employa à préparer avec un zèle discret la guerre devenue nécessaire. Le délai expiré, il mena l’attaque avec vigueur. Sage, avisé, patient, calculateur, c’était bien le chef qu’il fallait à ce temps et à ce milieu. Il savait au besoin recourir à un ingénieux despotisme. C’est ainsi que pour renforcer la population urbaine trop faible et mal répartie, il obligea au nom du bien public dont il avait le sens exact, un certain nombre de paysans propriétaires — un sur neuf — à venir habiter en ville et à y construire une maison. Mais ce qui attire principalement l’attention sur ce règne, c’est qu’Henri Ier ne fit entre ses enfants aucun partage, rompant ainsi avec la tradition barbare qui sévissait depuis cinq siècles et avait jeté bas toutes les entreprises des Francs. Il restaurait le sens romain de l’unité de l’État et préparait ainsi les voies à la grandeur germanique.

Son fils et successeur, Othon Ier montra la même conception du pouvoir. Il dépasse assurément Charlemagne. Tout en utilisant la mémoire de ce prince dans ce qu’elle pouvait avoir d’avantageux pour sa propre élévation, il n’éparpilla pas ses efforts en conquêtes démesurées. Sacré à Aix-la-Chapelle, il se préoccupa avant tout de bien asseoir son autorité, ne craignant pas d’entrer en lutte au besoin avec sa propre famille au lieu de la servir au détriment de l’État comme avaient fait la plupart des rois barbares. Puis il se tourna vers la Bohème qui des Celtes avait jadis passé aux Germains et était maintenant aux mains des Tchèques. Il l’obligea à reconnaître sa suzeraineté (950). Ensuite il arrêta définitivement les progrès des Magyars, repoussa les Slaves et, libre enfin de regarder du côté de l’Italie, s’occupa de conquérir la double couronne qu’il convoitait. En 961 il était couronné à Pavie roi d’Italie et le 2 Février 962 empereur à Rome. Son prestige y avait suffi. L’armée allemande campait sur le Monte Mario. Le matin de la cérémonie, il dit à un de ses fidèles : « Aujourd’hui quand je m’agenouillerai devant le tombeau de St-Pierre, veille à tenir ton épée levée au-dessus de ma tête. Tu auras le temps de prier quand nous serons de retour au camp. » L’incident dépeint bien le caractère du nouveau césar toujours prudent autant qu’énergique. Othon prit soin de « confirmer les donations précédentes » faites au Saint-siège mais il imposa en retour la nécessité d’une reconnaissance impériale pour valider les élections pontificales. Cette fois Rome s’était donné un maître. Elle voulut à deux reprises secouer son joug. Il lui enleva l’envie de recommencer. Sa poigne était dure. Quand il mourut, le Saint-empire était fait.

  1. Il paraît y avoir eu au début des temps historiques, trois types de langues germaniques. Le gothique, parlé par les Goths, disparut avec eux. Nous le connaissons par une traduction de la Bible datant du ivme siècle et ayant pour auteur l’évêque Ulfilas. Celui-ci avait composé un alphabet à l’aide de caractère romains, runiques et surtout grecs. Le nordique qui rappelle un peu le gothique s’est conservé en Islande et dans les vallées centrales de la Norvège, C’est la langue des Sagas. Il s’écrivait en caractères runiques. Nous en possédons des spécimens remontant au iiime siècle. Enfin l’allemand proprement dit est de formation plus récente. On y distingue d’ordinaire : les dialectes « anglo-frisons », le « haut-allemand » mêlé de plusieurs dialectes et où le saxon finit par dominer et le « bas-allemand ». Il n’y eût jamais de langue franque. Sous Charlemagne les Francs parlaient le « tudesque » qui était un idiome tout à fait germanique et qu’ils abandonnèrent par la suite.