Histoire universelle/Tome III/VIII

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 79-104).

LA REVANCHE CELTO-ROMAINE :
LES CAPÉTIENS

Depuis l’an 884 le droit héréditaire avait, de fait, cessé d’exister en France. Ayant déposé Charles le gros, prince carolingien qu’ils avaient d’ailleurs élu sans qu’il fût l’héritier légitime, les seigneurs féodaux lui avaient donné pour successeur l’un d’entre eux, Eudes, comte de Paris, qui s’était grandement illustré en défendant contre les Normands la ville dont il portait le nom. Avant lui son père, Robert le fort, n’avait pas moins vaillamment guerroyé. En ces temps où les ravages des Normands causaient de telles ruines et semaient une telle épouvante, c’étaient là des titres de haute valeur. Robert le fort possédait de vastes seigneuries en Anjou, en Touraine, en Champagne. Descendait-il d’une famille de souche gallo-romaine ou bien, comme on l’a dit, d’un chef saxon transplanté là au temps de Charlemagne ? Au vrai, l’on n’en sait rien mais cette dernière hypothèse paraît peu défendable. En tous cas sa maison avait pris racine dans le cœur même du pays — l’île de France — et il semble qu’il y ait eu, dès le principe, chez les siens, une orientation vers les idées romaines, une vision d’un État unifié et ordonné. Eudes, durant les dix années de son règne (888-898), mécontenta par là les féodaux auxquels il devait la couronne, tandis qu’il acquérait parmi les populations du sud du royaume demeurées si romaines, une renommée singulière.

Il ne lui fut pas permis de laisser la couronne à son frère Robert. Le prestige de la descendance de Charlemagne était encore assez puissant pour imposer la royauté médiocre de Charles le simple. Robert attendit se bornant à préparer les voies de l’avenir en mariant ses filles à deux de ses plus puissants voisins, le comte de Vermandois et le duc de Bourgogne. Ainsi s’accusait, dès le principe, la double caractéristique essentielle de la dynastie capétienne, la patience et la souplesse. Au bout de vingt ans, Charles le simple fut déposé et Robert devint roi. Mais à peine élevé au trône, il périt dans un combat. Son fils Hugues était trop jeune. Raoul de Bourgogne, son gendre, fut élu. À la mort de Raoul, quatorze ans plus tard, Hugues, se gardant de revendiquer une couronne qu’il jugeait encore prématurée, la laissa placer sur le front d’un jeune prince carolingien, Louis IV, fils de Charles le simple. Il reçut en récompense le titre de duc de France. Cela lui assurait une sorte d’autorité militaire non seulement sur la région d’entre Seine et Loire où il dominait déjà territorialement mais sur la plupart des territoires situés au nord de la Seine. Or pendant que grandissait ainsi la puissance de cette famille destinée au rang suprême, on eût dit que les carolingiens se repliaient vers leur pays d’origine et tendaient à chercher en Allemagne un appui et une protection. Trente années se passèrent encore pendant lesquelles la désaffection à leur égard ne fit que s’accroître. Enfin en 987 à Noyon et à Senlis, Hugues surnommé Capet, fils du duc de France, recueillit les suffrages de ses pairs. Il avait pour lui l’archevêque de Reims, Adalbéron, l’évêque d’Orléans et le moine Gerbert (le futur pape Sylvestre II). Il avait aussi son frère le duc de Bourgogne, ses beaux-frères les ducs de Normandie et d’Aquitaine, son cousin le comte de Vermandois. Tous sentaient — les ecclésiastiques avec plus de netteté, les laïques d’une façon confuse — que l’heure était venue de rompre avec un passé qui ne représentait plus que l’ingérence étrangère. Hugues fut couronné en qualité de « roi des Gaulois, des Bretons, des Danois (Normands), des Aquitains, des Goths, des Espagnols (Catalans) et des Vascons ». L’énumération est à retenir, le nom des Francs n’y figure plus. Sans doute il recouvrait le tout mais dans un sens différent de celui qu’on lui avait donné jusqu’alors. Sa signification serait désormais géographique. Ethniquement, il ne signifiait plus rien.

Il y avait alors en France vingt-neuf souverainetés distinctes — provinces ou fragments de provinces — dont les possesseurs ne voyaient dans ce roi sorti de leurs rangs qu’une sorte de seigneur suzerain appelé à les présider en certaines circonstances ou cérémonies mais obligé par ailleurs de respecter et même de défendre leurs privilèges. Et presque tous, sans aucun doute, considéraient le principe de cet état de choses comme salutaire, normal et seul capable d’assurer un avenir conforme aux lois sociales. C’est parmi les sujets de ces vingt-neuf ducs, comtes, vicomtes ou barons que sourdement, timidement s’amoncelaient les espoirs en un ordre différent basé sur d’autres données. Les lettrés, fort rares, n’ignoraient pas que cet ordre différent avait existé et par eux la notion s’en répandait, imprécise, dans les couches inférieures de la population. Si faible pourtant était une pareille diffusion que le progrès de l’émiettement féodal ne s’en trouvait point entravé. Un peu plus tard ce ne seraient plus vingt-neuf mais bien cinquante-cinq États qu’il y aurait à dénombrer depuis les vastes duchés jusqu’aux minuscules baronies. Si nous jetons un coup d’œil sur une carte de la France au temps des premiers Capétiens nous y voyons figurer au nord en bordure de la mer du nord, le comté de Flandre dont la frontière limitrophe des domaines du Saint-empire descendait de l’embouchure de l’Escaut jusque vers Cambrai. Immédiatement au dessous se trouvaient le Vermandois et le Valois. Puis à droite le comté de Champagne qui s’approchait de Paris d’un côté, de Verdun et de Toul de l’autre et englobait Chalons, Troyes et Langres. À gauche le duché de Normandie avec Rouen, Évreux, Dreux et Saint-Lô. Sous le comté de Champagne, le duché de Bourgogne avec Dijon et Nevers, séparé du comté de Bourgogne (Franche-comté) par la frontière du Saint-empire passant entre Dijon et Besançon. Cette même frontière enclavant Lyon descendait ensuite vers la mer en suivant à peu près le cours du Rhône sur sa rive droite. Sous le duché de Normandie étaient le comté de Blois (Chartres et Blois), le Maine, l’Anjou, la Touraine. C’est là, enserré entre Bourgogne, Champagne et Blaisois, que les Capétiens avaient leur domaine propre. Allant du nord de Paris au sud d’Orléans jusque vers Bourges, il dessinait une sorte d’ovale assez régulier et bien compact mais combien minuscule comparé aux domaines normand, bourguignon et surtout à ce duché d’Aquitaine qui occupait le centre et tout le sud de la France d’alors. L’Aquitaine, il est vrai, n’allait pas tarder à se fissurer et dès alors elle comprenait des territoires distincts les uns des autres : le Poitou, l’Auvergne la vieille terre des Arvernes, le comté de Toulouse dont la prépondérance de plus en plus s’affirmait, enfin cette région indécise s’étendant de Nîmes aux Pyrénées avec Narbonne comme centre et la marche d’Espagne (plus tard comté de Barcelone) comme annexe. On l’avait appelée longtemps la Gothie parce que les Goths s’y étaient maintenus mieux qu’ailleurs. Après eux les Arabes y avaient pris pied. On l’avait aussi désignée sous le nom de Septimanie des sept villes épiscopales qui s’y trouvaient. Pour finir elle ferait partie du Languedoc ainsi nommé comme le dernier asile de la langue où le mot « oui » se disait oc par opposition à celle où l’on prononçait oil. Le Languedoc, ce serait la région des Cévennes de Valence aux Pyrénées, bordée par le Rhône et la mer. Pour compléter la physionomie territoriale de la France, il faut mentionner la péninsule armoricaine bien qu’elle en fût alors fort séparée politiquement. Avec ses comtés indépendants de Léon, de Vannes ses dialectes celtiques, ses coutumes, ses rites, son église autonome qui reconnaissait à peine la suprématie théorique du pouvoir pontifical, la Bretagne avait longtemps vécu derrière une frontière étanche. Les rois francs avaient dû reconnaître les ducs bretons, Noménoé, Erispoé, etc…, mais aux ixme et xme siècles, des guerres intestines avaient affaibli le pays et dès 843 les pirates normands s’étaient montrés sur ses rivages. Au traité de Saint-Clair-sur-Epte, une clause étrange concerna la Bretagne. Rollon avait fait observer que ses guerriers auraient besoin de terres à exploiter en attendant que celles qui allaient leur être allouées pussent être ensemencées. On lui indiqua la Bretagne… non pas, bien entendu, en termes aussi crus. Le machiavelisme barbare savait aussi se revêtir de formules volontairement nuageuses. Quoiqu’il en soit, les Normands entendirent fort bien et s’attaquèrent à leurs nouveaux voisins. Beaucoup de Bretons s’enfuirent alors, emportant leurs richesses et les reliques de leurs églises ; ils se réfugièrent en Angleterre, en Bourgogne mais au bout d’un quart de siècle, en 938, une révolte éclata parmi ceux qui étaient restés. Les Normands s’étaient pour la plupart retirés dans leur nouveau domaine. Le duché de Bretagne fut rétabli. Les exilés rappelés revinrent en foule, ceux d’Angleterre amenant avec eux des Celtes qu’attiraient un climat meilleur et la perspective d’une vie plus facile. Le celtisme breton reçut ainsi un renfort considérable.

Tel était, vu en quelque sorte à vol d’oiseau, le royaume sur lequel Hugues Capet avait été appelé à régner. Quant au régime auquel ce royaume était soumis, on le définit d’un mot déjà maintes fois prononcé dans les pages qui précèdent mais dont la signification n’est jamais assez clairement établie : la féodalité. L’esprit en effet s’attache, quand il s’agit de la féodalité, à deux erreurs dont l’une consiste à penser qu’elle fût toujours pareille à elle-même, identique d’un territoire à un autre ou d’une période à une autre — et la seconde que, pour la bien comprendre, il faut par ailleurs en étudier les innombrables modalités de détail. Or la féodalité est simplement l’ensemble des conséquences qu’entraîna et entraînera toujours l’absence d’État. Aussi l’a-t-on vu naître en Asie aussi bien qu’en Europe lorsqu’une éclipse totale et prolongée de l’action gouvernementale y engendra l’insécurité des individus, sans perspectives de prochaine restauration de l’ordre collectif. Les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Égyptiens ont connu des époques féodales et de même les Arabes ou les Ottomans. Le monde romain n’en a pas connu. Le pouvoir central a pu y faiblir au point de cesser d’être obéi ; la notion de l’État n’en constituait pas moins la pierre angulaire et comme le symbole de la civilisation romaine. Cette notion dominait à tel point que les premiers États barbares nés à l’ombre de l’empire agonisant, et si peu cultivés que fussent leurs fondateurs, tentèrent instinctivement d’y demeurer fidèles. Ainsi entre le principe romain et le principe féodal, l’antinomie se révèle tellement absolue et totale qu’il n’a jamais pu y avoir entre eux d’accommodement d’aucune sorte.

La féodalité ne consiste pas en un simple émiettement de la souveraineté ou du moins, ce n’en est là qu’une sorte d’élément préliminaire. Ce qui la distingue essentiellement, c’est le « contrat personnel » liant à tous les degrés de la hiérarchie sociale les individus les uns aux autres, en dehors et sans souci du bien public. Chaque homme, depuis le rang infime jusqu’au rang suprême, se trouve alors en tutelle de quelque autre à qui il a aliéné tout ou partie de sa liberté en échange de certains avantages qui lui sont concédés. Les situations ainsi acquises, on cherche naturellement à les rendre héréditaires. Du jour où le pouvoir central consent qu’elles le deviennent, il s’affaiblit vis-à-vis de ceux qui les détiennent et qui refusent de lui obéir. Dès lors les horizons se rétrécissent ; l’intérêt local ou particulier se substitue à l’intérêt général. On met de côté ses devoirs pour mieux exercer ses droits. L’autorité de chacun se fait tyrannique sur ceux qui s’y trouvent assujettis en même temps qu’elle s’ingénie pour échapper aux engagements qui la restreignent. Déloyauté envers le supérieur, exploitation de l’inférieur sont les deux termes obligatoires vers lesquels tend toute féodalité. Ainsi les seigneurs du moyen âge se sont-ils attribué le droit de « guerre privée » et celui de « battre monnaie » et ont-ils frappé d’impôts grandissants non seulement le travail des cultivateurs fixés sur leurs terres mais le commerce des marchands qui y trafiquaient et jusqu’au simple passage sur leurs ponts ou leurs routes des hommes, des bêtes et des marchandises. Guerres incessantes, monnaies altérées, droits à payer, corvées à fournir, confiscations éventuelles, telles étaient les perspectives ordinaires de la vie populaire française vers la fin du xme siècle. La France était beaucoup plus atteinte que les autres pays de l’Europe. En Allemagne, en Angleterre, en Espagne même, la royauté possédait une autorité suffisante pour tenir en échec, au moins dans une certaine mesure, les seigneurs féodaux laïques ou ecclésiastiques. En France le souverain se trouvait plus faible que plusieurs de ses vassaux pris individuellement et exposé à rencontrer à tout moment la coalition des autres en travers de sa route. Si l’on ajoute à cela la misère affreuse qui désolait le pays que la famine et les épidémies avaient dévasté à maintes reprises[1] on se fera une juste idée de la tâche surhumaine qui s’offrit à Hugues Capet et à sa descendance. En trois siècles elle fut remplie. Il n’y a rien dans l’histoire de plus instructif et de plus passionnant à suivre que cette entreprise là. Toute la politique moderne en est issue. Les problèmes contemporains y trouvent leurs prémisses et les événements, leur origine.

Quatre acteurs : la royauté, la noblesse, le peuple, l’église. Examinons le rôle de chaque groupe ; c’est ainsi que les résultats seront le mieux mis en lumière.

De 987 à 1314 se succédèrent en lignée directe onze princes dont les portraits accusent une grande variété non seulement de type physique mais de tempérament et de caractère, dont pourtant la politique et les procédés de gouvernement dénotent une continuité de but et de pensée qu’aucune autre dynastie n’a su réaliser à pareil degré. Au début, pour s’implanter, il fallait avant tout se perpétuer. Hugues ne régna que dix ans (987-997) mais son fils Robert ii en régna trente-cinq ; son petit-fils Henri ier, vingt-neuf ; son arrière petit-fils Philippe ier, quarante-huit. Ce sont là des durées surprenantes si l’on songe aux agitations ambiantes, aux écueils, aux compétitions que devait susciter le voisinage de vassaux plus riches et plus puissants que leur suzerain. Aucune somnolence pourtant ; rien qui rappelle les rois « fainéants » de l’époque mérovingienne. Ces princes s’ils savent se terrer à point, savent aussi intervenir dès l’instant propice. Robert le fait en Flandre, Henri en Lorraine. Quant à Philippe qu’on a tant calomnié, directement menacé par le fait du duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, il trouve tout de suite la bonne formule ; ne rien brusquer mais travailler à opposer les intérêts du duché à ceux du royaume pour préparer la brisure future. La tête ne leur tourne point dans le succès. Robert n’hésite pas à décliner pour les siens et pour lui-même la couronne d’Italie pour laquelle on le pressent et la dignité impériale qui en découlerait. Ce serait lâcher la proie pour l’ombre. Un clair bon sens et la notion du temps, voilà les assises de l’opportunisme capétien par quoi il se révèle original et s’affirmera si efficace. Armé de ces principes, on fait contre fortune bon cœur. Si l’on ne peut empêcher la Bourgogne de passer féodalement entre des mains allemandes, on en retient du moins la partie la plus proche, la Bourgogne dijonnaise, en attendant de pouvoir prétendre au reste. Les alliances lointaines n’effraient point. Henri ier épouse la fille d’un « Grand prince » de la naissante Russie[2]. Mais surtout il y a, dès le règne de Robert, cet « amour des pauvres et des petits » qui fera tant de bien à la dynastie en lui gagnant le cœur du peuple. Alors qu’importe que cette monarchie du xime siècle soit un « mélange de misère et de grandeur, d’indépendance et de force » que l’administration en reste rudimentaire, qu’elle déambule perpétuellement entre Paris, Orléans, Melun, Étampes, Compiègne, Poissy ou Mantes comme si elle ne pouvait se fixer nulle part ? Qu’importe la passion coupable de Robert pour la célèbre Berthe qu’il garde longtemps auprès de lui malgré les anathèmes du Saint-siège ? Qu’importe que Philippe ier se montre cupide et sensuel et fasse scandale par ses amours avec la comtesse d’Anjou ? Tout cela n’empêche pas que, de toutes parts, on ne regarde vers le roi comme vers celui qui représente la justice et qui, un jour, mettra fin aux misères de l’exploitation féodale.

L’espérance se précise avec Louis VI dit le gros (1108-1137). Un soldat, toujours à cheval pour faire la police, punir les seigneurs qui détroussent le pauvre monde, assurer l’ordre et la sécurité. Et sans doute son action est limitée au domaine royal encore très restreint mais la France entière suit avec attention ce spectacle nouveau. Si Louis VI ne s’entend guère à la politique, il a pour le guider un très grand ministre, Suger, l’abbé de Saint-Denis, homme de manières simples, d’intentions droites et pures, un vrai ministre capétien possédant le sens des labeurs accumulés et l’instinct du progrès possible. Sous Louis VII (1137-1180) il y a recul. Encore une histoire de femme. On lui a fait épouser Aliénor, héritière de toute l’Aquitaine. Malgré Suger qui est encore là et administre superbement le royaume pendant que le roi perd son temps à la croisade, celui-ci prétend divorcer car Aliénor qu’il a emmenée en orient y a passablement entaché l’honneur conjugal. Suger mort, Louis VII répudie sa femme laquelle tout aussitôt épouse Henri Plantagenêt, comte d’Anjou qui dès l’année suivante héritera du duché de Normandie et du trône d’Angleterre. Voilà la moitié de la France, de Rouen à Bordeaux, Bretagne exceptée, aux mains des Anglais. Leur roi Henri II est vassal pour tous ces territoires du premier mari de sa femme mais quel étrange vassal beaucoup plus riche, puissant et prestigieux que son suzerain ! Le droit féodal n’a pas prévu de telles bizarreries et il ne saurait avoir la force nécessaire pour y pallier. Il s’en faut pourtant qu’entre les deux rivaux la réalité réponde complètement aux apparences. Henri d’Angleterre est un roi transplanté ; la royauté française, elle, s’enracine peu à peu dans le sol national par ces mille et une fibres invisibles qui créent la véritable stabilité. Philippe II (1180-1223) qu’on a pris l’habitude de nommer Philippe-Auguste en tire une force invincible qui se révèlera à Bouvines le 27 juillet 1214. Bouvines c’est la grande journée française, celle qui décida de la France, consacra le passé et permit de dessiner l’avenir. Les vaincus ici ne sont pas tant les hommes que les institutions. D’un côté est une nation moderne en formation, encore inconsciente de sa personnalité mais dont les traits essentiels s’accusent déjà. De l’autre, il y a des intérêts personnels et des intérêts de castes emmêlés. Les grands féodaux ne voient rien au-delà des frontières de leurs fiefs si ce n’est les terres qu’ils y pourraient ajouter par chance, ruse ou violence ; et les petits seigneurs se sentent solidaires de cet état de choses car la situation de tous ces privilégiés dépend du maintien intégral du principe inégalitaire. Ni chez les uns ni chez les autres n’existe le moindre souci du bien public ; la notion même — cette notion si romaine — en demeure étrangère à leur esprit. S’ils réalisent autour d’eux quelque amélioration matérielle, c’est en vue d’un profit pécuniaire de même que s’ils recherchent la culture — il en est de cultivés — c’est pour y puiser quelque agrément égotiste, quelque embellissement de leur propre existence.

Ils sont, au sens exact du mot, des « sans-patrie ». Pour les exonérer rétrospectivement d’une accusation dont la gravité n’a fait que croître aux yeux de la postérité, on a argué que le sentiment de la patrie, de leur temps, n’existait pas ; bien plus, que la patrie elle-même était alors sans âme et sans visage. C’est là une vraie jonglerie. Le patriotisme est à peu près aussi ancien que la civilisation et, même si l’on s’en tient à l’aspect qu’il revêt de nos jours, on doit admettre que Cincinnatus ou Vercingétorix reproduisent des types achevés du patriote à la moderne. Mais il est vrai que le patriotisme s’est formé et développé dans les rangs populaires ; c’est là que la patrie a été aimée d’abord avec abnégation et désintéressement et non pour les bénéfices ou les commodités qu’on retire d’elle. Au temps de Philippe Auguste, la France n’était encore qu’un état presque informe, tout coupé d’enclaves féodales et dont l’unité politique était inférieure à celle de l’Angleterre et de l’Allemagne. Mais il existait déjà un peuple français, une âme française. La joie générale qui accueillit la défaite à Bouvines des féodaux coalisés alliés aux Anglais et ayant à leur tête l’empereur d’Allemagne Othon IV, fut la première manifestation de cette âme là.

Dans la cohésion qui s’opérait ainsi, l’Église avait sa part. Le Saint-siège avait été conduit automatiquement à s’appuyer sur la France en raison des déboires que lui avait apportés sa politique allemande. La France y trouvait avantage. Sous le règne de Louis VII, le pape Alexandre III séjourna deux années dans la ville de Sens. Certes ce voisinage des deux pouvoirs n’allait pas sans heurts mais quel prestige le roi n’en retirait-il pas aux yeux de la chrétienté ! C’était d’ailleurs une heure de péril grave. Henri II d’Angleterre maître en Normandie, en Anjou, en Guyenne regardait avec appétit du côté de Paris. Le pape l’obligea à la paix en menaçant de jeter l’interdit[3] sur toutes ses possessions continentales (1177). Les interventions pontificales n’étaient pas toujours aussi heureuses et se traduisaient parfois en prétentions intolérables. Ce fut le grand mérite des rois capétiens, sans excepter Louis IX, de savoir y résister à point avec une fermeté prudente et persévérante. Mais, somme toute, l’appui du Saint-siège leur fut surtout utile au point de vue extérieur tandis qu’à l’intérieur la force, en ce qui concerne la religion, leur vint du concours zélé et indéfectible du petit clergé. À côté des évêchés et des abbayes dotées de larges revenus existait une sorte de prolétariat ecclésiastique en contact perpétuel avec les travailleurs manuels dont il recueillait les plaintes et partageait les aspirations. Les humbles sont les grands négligés de l’histoire. On ne prête attention qu’au tapage souvent dénué de conséquences durables mené par les puissants et on oublie de chercher à surprendre le secret des transformations qui s’élaborent au sein des foules anonymes. Il est commode de faire état de leur prétendue apathie. Cette apathie s’est rencontrée à de certaines époques mais sous l’action de circonstances données, par exemple la fatigue et le découragement consécutifs à de grands efforts physiques non couronnés de succès. Or la France de Philippe-Auguste ne ressentait ni fatigue ni découragement. Elle aspirait à vivre par le corps et par l’esprit : deux aspects de son désir d’activité répondant à deux renaissances simultanées, celle du commerce et celle de la pensée libre.

L’installation normande en Angleterre et en Sicile, les pèlerinages, les croisades avaient remis la richesse en mouvement et provoqué la création d’une richesse nouvelle. Dès la fin du xime siècle, les produits du midi circulaient dans le nord. Les objets de fabrication arabe provoquaient des sursauts d’admiration étonnée. On les voulut imiter. Par là la verrerie, l’art des tissus de luxe se répandirent. En ces temps comme on l’a justement remarqué, c’est l’échange qui incitait à l’industrie ; le négociant devint une personne importante. Mais il fallait pouvoir commercer librement, vendre et acheter sans être soumis au bon plaisir des seigneurs, sans avoir à acquitter les innombrables droits de péage qu’ils avaient placés en travers de toutes les routes, à l’entrée de tous les ponts, sur les berges de toutes les rivières. Pour lutter contre le seigneur, point d’autre moyen que de s’associer. L’association fut, par excellence, l’arme populaire du moyen âge, l’arme de la libération. Et naturellement — encore que les campagnes même y aient recouru[4] — ce fut surtout dans les villes qu’elle prospéra, y revêtant les formes les plus inattendues. Beaucoup de « confréries » sous l’égide de leur patron ou le couvert de fêtes religieuses à célébrer en commun ne furent en fait que des ligues de défense et non plus timides et cachées comme les sociétés de secours mutuels de la Gaule romaine mais riches, orgueilleuses, capables d’énoncer des thèses audacieuses et parfois de les mettre en pratique. Les insurrections de Cambrai en 957, de Montpellier (1142), de Toulouse (1188), de Marseille (1312) ne furent point les seules où les confréries mirent la main. Tout cela aboutit à l’émancipation des villes.

En France il n’était pas resté plus de cent douze à cent quinze villes importantes de l’époque romaine et toutes très déchues. Les impôts, les invasions avaient eu raison de leur prospérité. Les mérovingiens n’avaient rien tenté pour les relever. De goûts ruraux, les riches d’alors vivaient dans de grandes fermes-châteaux, au centre de leurs domaines. L’évêque, seul personnage survivant des anciennes cités, était peu à peu devenu le maître effectif et les tendances féodales avaient ensuite consolidé son pouvoir. Tel était le cas à Amiens ou à Beauvais. Certaines villes avaient passé avec le temps à des princes laïques comme Angers ou Bordeaux. Parfois l’évêque et le seigneur se partageaient la ville. C’était le cas à Marseille, à Arles, à Toulouse. D’autres encore avaient grandi plus récemment autour d’une forteresse seigneuriale : Montpellier, Montauban, Étampes, Blois, Lille ; d’autres enfin autour d’une abbaye : Saint-Denis, Saint-Omer, Remiremont, Redon, Aurillac. Par là s’explique l’extrême diversité à la fois des régimes en vigueur et des chartes d’émancipation. Ces chartes furent consenties au hasard des insistances et des bonnes volontés réciproques sans aucun plan d’ensemble. Louis VI auquel on fait à tort honneur d’avoir inauguré le mouvement en parut au début désorienté. Sous Louis VII et Philippe-Auguste il s’accentua grandement. Beaucoup de chartes se bornaient à fixer des coutumes. Elles s’efforçaient le plus souvent de protéger les représentants du commerce étranger mais çà et là elles se haussaient à des principes généraux, proclamant par exemple la solidarité des citoyens. La citoyenneté et la bourgeoisie étaient alors synonymes. Les villes laïques s’appelaient bourgs et les villes épiscopales, cités. Mais il y avait divergence sur la qualité des individus. Ici le droit de citoyenneté ou de bourgeoisie était étendu à tous les résidents ; c’était généralement le cas dans le midi. Ailleurs, surtout dans le nord, il y fallait joindre la qualité de propriétaire. Par contre, les chevaliers et gens d’église se voyaient souvent exclus de ce droit dans les communes du nord alors que celles du midi les acceptaient. Ces dernières, par tradition romaine, prétendaient élire leurs magistrats municipaux, leurs « consuls » comme on disait. Dans les premières, le droit de les désigner était reconnu au suzerain. Cependant entre 1212 et 1228 des villes comme Lille ou Douai rendirent la charge d’« échevin » élective et annuelle. Des assemblées recommençaient à se tenir. Au midi, elles avaient parfois persisté à travers les âges. « Nous, les citoyens et le peuple de Lyon, réunis selon l’usage » : ainsi s’exprimaient les rédacteurs des actes publics de l’ancienne métropole celto-romaine.

Une fois constituées, les communes firent alliance entre elles et tendirent à former des ligues, surtout là où le commerce se développait de façon plus intense. Les ligues rhénane et lombarde atteignirent une haute prospérité. En France, Périgueux, Toulouse, Marseille, Avignon, Narbonne s’unirent. La Hanse dite des dix-sept villes (en réalité elle en comptait soixante) englobait toute la Champagne avec la Picardie et la Flandre. L’an 1247, Arles, Avignon et Marseille signèrent une sorte d’alliance offensive et défensive. Car ces villes émancipées s’arrogeaient jusqu’au droit de guerre. Et nous voyons dès 1082 Carcassonne s’armer contre les seigneurs voisins. Ces seigneurs, il est vrai, n’étaient trop souvent que des brigands, des soudards capables de mille forfaits. Ils détroussaient les marchands et pillaient les convois. Certains étaient associés à des bandes organisées pour le vol. Il y en eut de sadiques comme ce seigneur du Périgord qui avait emprisonné et mutilé plus de cent cinquante malheureux. Il fallait bien se défendre contre de pareils malfaiteurs qui rendaient tout déplacement périlleux[5]. La commune y avait intérêt comme le roi. Sur ce terrain leur solidarité ne cessait de s’affirmer.

En regard de ces libertés matérielles conquises sous forme de franchises municipales, la liberté de la pensée fit à cette époque parmi le peuple de grands progrès. On n’y a pas pris garde ; c’est que, dans la classe réputée instruite, régnait la stagnation de l’esprit. Non qu’on y manquât de zèle pour apprendre mais les connaissances étaient stationnaires et comme emprisonnées dans le réseau des raisonnements conventionnels. Reims, Chartres, Angers, Orléans, Périgueux possédaient des écoles renommées. De même l’abbaye de Cluny et celle du Bec en Normandie. À Paris dès le xime siècle, il y avait eu affluence d’étudiants. Au xiime leurs groupements qu’illustrait la parole d’Abélard (1101-1136) s’étaient mués peu à peu en une université qui vers 1231 comprenait quatre facultés : théologie, jurisprudence, arts, médecine. En réalité la théologie dominait et desséchait tout. Les programmes d’enseignement étaient ceux en vigueur depuis cinq siècles. On n’y avait rien changé. C’étaient le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique). Mais il n’y avait là que des titres sonores, recouvrant quelques notions exactes, beaucoup de fausses, le tout ressassé indéfiniment comme l’est aujourd’hui dans les écoles islamiques le texte du Coran. La réapparition des écrits d’Aristote apportés de Tolède où ils avaient été traduits de l’arabe en latin, aurait pu causer une révolution féconde. Il n’en fut rien. Théologie et dialectique s’en emparèrent. On disserta, on discuta sur des formes et des mots. Le goût de la chicane s’en accrut sans que naquit un véritable esprit critique. Aucune conception profonde ne germa. Une sorte de snobisme intellectuel régnait. À Paris près du « petit pont » qui conduisait dans l’île, il y avait des professeurs libres très en vogue. L’un d’eux qu’on appelait Adam du Petit-pont eut grand succès en apprenant, dit un chroniqueur malicieux, « à parler d’une manière obscure qui donnait au public naïf l’impression de la profondeur ». Fort heureusement tandis que l’université s’adonnait à ces pauvretés en mauvais latin, toute une littérature populaire faisait éclosion en dehors de son action. Les « chansons de geste » s’étaient multipliées dès la fin du xime siècle. C’étaient la Chanson de Roland, Ogier le Danois, Raoul de Cambrai, Garin le Loherain, Girard de Roussillon, Amis et Amiles, Aubry le Bourguignon, la Chanson des saisons À ce cycle écrit pour la majeure partie en langue d’oil qui allait devenir le français en répondirent deux autres : l’un celtique venu de Bretagne, l’autre provençal, ce dernier écrit en langue d’oc[6]. Parfois étaient évoqués Troie, Énée, Alexandre, César… métamorphosés d’une façon qui en disait long sur les ignorances historiques. Les Français y étaient donnés comme descendants de Francion fils du roi Priam et les Bretons, de Brutus petit-fils d’Énée ! Bien plus délicates, raffinées et pondérées étaient les productions d’origine celte ; l’histoire de Tristan et Yseult en demeure l’impérissable chef-d’œuvre. Ainsi allaient se trouver en contact les fantaisies du génie celte et ces lointaines réminiscences des épopées méditerranéennes. Que ne pouvait-on espérer de cette jonction se reproduisant de la sorte à l’orée des temps modernes ! Les chansons de geste éveillèrent en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne de multiples échos. On les imita partout. Avec les « farces » et les « fabliaux » s’affirmait d’autre part en France, dans les rangs populaires, un don inné pour la malice et la satire. Grossière encore en était l’expression mais déjà mordante. Au théâtre, les règles essentielles de l’art dramatique tendaient à s’imposer comme d’instinct. La première pièce en langue d’oïl dont on fasse mention fut représentée sous le règne de Louis le gros.

Vers le même temps, des maçons de l’Île de France après quelques tâtonnements, découvraient l’art ogival qui allait régner sous le nom d’art français (opus francigenum) dans tout l’occident pendant quatre siècles. Le mot ogive a été par confusion ultérieure détourné de son sens. Il ne désignait pas l’arc brisé, connu bien antérieurement, mais la croisée des arcs, la voûte en nervure, indépendante et élastique refoulant toutes les poussées sur les piliers appuyés eux-mêmes par des arcs-boutants extérieurs. C’est là ce qui constitue l’essence de l’art dit ogival. Quant au terme gothique, il n’a ici aucun sens ; il s’est imposé par un usage abusif à peu près comme le nom d’Amérique a servi à désigner le continent découvert par Colomb mais avec moins de raison encore.

La cathédrale ogivale, sitôt trouvé le procédé lui permettant de gagner à la fois en hauteur et en légèreté, jaillit du sol d’un élan génial. De plus en plus aérienne et ajourée, elle s’illumina de la polychromie fantastique de ses vitraux. Ce fut un spectacle inouï. Michelet, en une page célèbre, en a décrit l’effet sur les foules. À nous autres il est devenu si familier par une longue hérédité que nous oublions d’en remarquer l’étrange beauté mais un peu de réflexion nous la fait de nouveau sentir. Si l’on transportait un Hellène des temps classiques en face de nos édifices métalliques, de nos gares de chemin de fer ou même de la tour Eiffel, il s’étonnerait à coup sûr mais il se sentirait moins désorienté qu’en pénétrant sous les voûtes d’une de nos cathédrales moyen-âgeuses. Les temples hindous creusés en cavernes à même le roc lui paraitraient sans doute moins déroutants, moins extra-humains. C’est que, dans aucun des édifices du passé ou du présent, l’unité et la complexité du plan, l’indépendance et la coordination des lignes, l’opposition et la fusion des jeux de lumière et d’ombre n’ont été associés de façon à produire à la fois tant d’apaisement et tant d’exaltation La France se couvrit d’églises ogivales. Tout cet essor fut anonyme. On connaît les noms de ceux qui ont édifié le Parthénon, Sainte-Sophie ou Saint-Pierre de Rome ; on ne connaît pas ceux qui provoquèrent la révolution ogivale. Pas davantage les sculpteurs qui pour ornementer les portails, les chapiteaux et les frises commencèrent alors de substituer l’interprétation de la nature à la stylisation traditionnelle de la fleur, de l’animal ou de la figure humaine : artistes improvisés issus du simple milieu professionnel des tailleurs de pierre et dont la puissance d’observation et la vigueur d’exécution n’ont cessé depuis lors de surprendre et d’émouvoir les spécialistes. L’art ogival déborda vite sur tout l’occident. D’Upsal à Burgos ses principes s’imposèrent. Ce fut en quelque manière le don d’avènement fait à l’Europe par le génie français dont la formation devançait ainsi celle de la France politique.

Les influences méridionales avaient joué en cette renaissance multiforme un rôle considérable. On peut même dire qu’elles en étaient les inspiratrices essentielles. Le Languedoc, la Provence avaient vu passer bien des pouvoirs, subi bien des contraintes, vécu bien des mauvais jours. En ces régions survivaient malgré tout ce sens de la dignité et ce goût de la mesure élégante qui s’y étaient enracinés aux temps celto-romains. De là était remontée vers le nord — à mesure que s’en retirait le raz de marée barbare — la double aspiration vers l’autonomie municipale et l’unité gouvernementale si caractéristiques de l’ordre romain. Répugnant également à la formule féodale et à la guidance théocratique, les populations, selon le joli mot d’un historien provençal « recherchaient un corps d’État mieux proportionné ». Cette recherche était facilitée par l’étude du droit romain qui se répandait de plus en plus au détriment peut-être du culte de la littérature et de l’art. Il est vrai d’autre part que les nouvelles formes architecturales n’étaient pas faites pour satisfaire la tradition classique entretenue malgré tout par la vue de prestigieux monuments, temples, arènes, arcs triomphaux, mausolées dont les silhouettes encore presque intactes subsistaient en grand nombre.

Le mouvement littéraire qui se développa dans le midi fut surtout d’allures « courtoises », un peu mièvres mais charmantes. Et comme ce genre conquit plus tard toute la France et déborda même de ses frontières, on ne doit pas négliger d’y prêter attention. Tandis que les « trouvères » en langue d’oïl s’essayaient à des genres plus graves — quitte à souvent s’y enliser — les « troubadours » en langue d’oc préparaient les « cours d’amour » et les « jeux floraux ».

Une tourmente imprévue se déchaîna sur le midi et y paralysa soudain tout essor. Elle fut provoquée par une crise religieuse car sur ce terrain également, une effervescence rénovatrice s’était manifestée au sein du peuple français. Depuis longtemps déjà existait un courant hérétique ; il s’était affirmé dès 1025 à Arras, puis à Chalons, à Limoges, à Tours enfin où le fameux Bérenger, rationaliste d’avant-garde, avait osé nier la réalité de l’eucharistie, la ramenant au rang de symbole. Peu après, un professeur de l’université de Paris, Amaury de Bène, avait soutenu que le Saint-Esprit étant présent en chaque chrétien, les sacrements sont inutiles. Quant aux « vaudois » dont le nom venait de leur fondateur, un riche marchand lyonnais, Pierre Valdez, ils repoussaient l’ingérence du prêtre entre Dieu et l’homme. La plupart des sectes ou groupements ainsi créés eurent un caractère social marqué. Un certain nombre condamnaient même le métier militaire et la propriété, atteignant ainsi au niveau des revendications modernes les plus avancées. En même temps, ils réclamaient une réforme totale de l’Église et un retour aux pures doctrines évangéliques. Nous avons vu l’insurrection du xme siècle en Normandie présenter déjà ce double caractère. Par là, le mouvement français se distinguait des hérésies doctrinaires qui avaient agité l’empire byzantin. Il gardait des allures de réaction précise et pratique, un goût marqué pour l’action, pour les doctrines logiques poussées à l’extrême, pour les solutions rendues simples et claires par leur radicalisme même. Très différentes à cet égard avaient été les sectes orientales. Pourtant celle des Manichéens ou des Bogomiles dont les doctrines aboutissaient au rejet de toute autorité avaient pu satisfaire les esprits niveleurs d’occident. Elles avaient ainsi conquis des sympathies en Lombardie, en Allemagne et en France. À Agen dès 1010, à Orléans dès 1022 leurs adeptes s’étaient montrés remuants. Quand le mouvement s’accentua, ce fut surtout en Languedoc qu’il prit racine. Un grand nombre de sociétés secrètes s’organisèrent. Albi en fut le centre principal ; d’où le nom d’albigeois donné à ceux qui en faisaient partie.

L’Église bien entendu se défendit. Elle eut le renfort d’ordres religieux nouvellement fondés : les Chartreux à Grenoble en 1086, l’ordre de Fontevrault en Poitou en 1099, celui de Citeaux près Dijon en 1098 ; elle eut aussi l’appui de nombreux conciles tenus à Bourges, à Limoges, à Reims, à Rouen, à Toulouse, à Tours Malgré cela l’opinion demeura divisée. Car il existait une opinion et dont les interventions n’étaient nullement négligeables. Il en est de l’opinion comme du patriotisme. Ce n’est point chose nouvelle. Elle fut de tous les temps mais son influence varia selon que les institutions la favorisaient ou la comprimaient. Dans la France capétienne, l’opinion ne fut jamais inerte ; elle sut souvent se faire écouter. Louis VII si affaibli par les circonstances et par ses fautes politiques, trouva en elle un constant appui. De même les légats de Grégoire VII quand ce pape entreprit de réformer les mœurs ecclésiastiques. « Le peuple ne voulait ni prêtres mariés ni évêques simoniaques. »[7] a-t-on écrit. Et il eut raison contre les seigneurs volontiers indulgents à un état de choses qui facilitait leur emprise sur le clergé.

En ce qui concerne les hérésies du xime siècle, ceux qui les professaient auraient eu pour eux le vent d’anticléricalisme qui soufflait çà et là et dont témoigne une littérature populaire foncièrement irrespectueuse et indocile. Cet esprit frondeur trouvait de l’écho jusqu’autour du trône si l’on en juge par une anecdote considérée comme authentique et qui nous montre Philippe-Auguste ayant à choisir un évêque parmi un groupe de chanoines replets et tendant la crosse au seul qui fut d’aspect minable en lui disant : « Tiens, prends ce bâton afin de devenir aussi gras que tes confrères ». La foi d’ailleurs n’en était pas moins vivante ni moins absolue la confiance dans le caractère définitif du christianisme en tant que religion émanant de Dieu lui-même et devant peu à peu s’étendre à tout l’univers. Aussi s’alarmait-on à l’idée qu’il pût se diviser en plusieurs Églises. À ce pays qui avait tant souffert — et si longtemps — de l’absence d’unité politique, la rupture possible de l’unité religieuse apparaissait comme une redoutable calamité. C’est là ce qui incitait une partie de l’opinion, d’ailleurs assez indifférente en matière de dogmes, à une sévérité excessive envers les hérétiques qu’elle considérait comme des « fauteurs de troubles » et poussait au bûcher, parfois malgré le clergé lui-même.

Quand le pape Innocent iii inquiet des progrès des Albigeois appela contre eux à une sorte de croisade, il éveilla sans peine l’intérêt des féodaux de France qui flairèrent aussitôt une bonne aubaine. Le comte de Foix, le vicomte de Béziers et surtout le puissant comte de Toulouse, Raymond vi s’étaient laissé plus ou moins gagner par l’hérésie. Les abattre au nom de la foi et s’emparer de leurs fiefs devait tenter de plus petits seigneurs en quête d’aventures et auxquels la royauté faisait de mieux en mieux sentir sa puissance. Le meurtre d’un légat pontifical servit de prétexte. Cinquante mille hommes réunis à Lyon marchèrent sur Béziers qui fut prise (1211) et saccagée de la plus répugnante façon. On massacra sans arrêt plusieurs jours durant. Sept mille vieillards, femmes et enfants périrent dans une seule église où ils s’étaient entassés. Les féodaux affolés de carnage et d’ambition écrivirent là les plus vilaines pages de leurs annales. Leur chef Simon de Montfort fut investi par le pape du comté de Toulouse. Philippe Auguste avait, en fin politique, réussi à s’abstenir de toute participation à pareille « croisade ». Il la laissa s’user par ses propres excès, devinant bien que le résultat final serait d’amener le comté de Toulouse à l’unité nationale. Et ce fut, en effet, ce qui advint. Malheureusement cette guerre des Albigeois très longue, très sanglante et qui désola tout le midi laissa derrière elle des ruines laborieuses à relever. Et par là ces régions que la nature et l’histoire avaient destinées à une si efficace participation à l’œuvre française se trouvèrent empêchées d’y apporter leur appoint au moment où il aurait été le plus utile.

Lorsque Philippe-Auguste mourut en 1223, il régnait depuis quarante-trois ans. Ce quart de siècle avait été décisif pour la dynastie capétienne alors aux deux tiers de son cycle. Et certes quand on additionne tous les progrès accomplis, les villes assainies, le commerce facilité, l’université de Paris établie et prospère, l’art renaissant, les libertés municipales étendues et consolidées, l’administration générale commençant à s’organiser, les finances en voie de réglementation, on n’est point tenté de tenir rigueur à ce souverain d’esprit si moderne pour les traits de brutalité et de fourberie qui entachent sa mémoire[8]. Mais ce par quoi son règne apparaît le plus fécond en conséquences profondes, c’est par l’encouragement donné à la formation du « tiers-état », c’est-à-dire d’une classe laïque non rattachée à l’aristocratie de naissance ou à l’aristocratie territoriale mais directement sortie du peuple et apte par ses ressources et par ses connaissances à participer utilement au gouvernement. Une telle classe ne se crée pas de façon artificielle par la seule volonté des dirigeants. Le premier instrument de son élévation, c’est son propre mérite. À l’époque capétienne, comme nous venons de l’indiquer, la race française surtout dans les rangs inférieurs renfermait des éléments créateurs et rénovateurs de premier ordre. Parmi les influences qui s’étaient exercées sur elle, il convient de citer la chevalerie. Au début la chevalerie n’avait été qu’une noblesse d’ordre militaire conférée au jeune homme qui en était jugé digne au moyen d’une remise solennelle de ses armes. On l’« armait chevalier ». Sous cette forme l’institution était d’origine germanique. Par la suite l’Église avait eu l’heureuse idée d’en modifier le caractère en la moralisant. Pratiquement tout possesseur de fief féodal était chevalier mais tout chevalier n’était pas possesseur de fief ; ainsi était née une catégorie de chevaliers errants, d’allures et de mœurs suspectes, toujours en quête de batailles et d’aventures. À ces inquiétants personnages, la religion avait trouvé une mission. Elle avait fait d’eux des défenseurs « du faible et de l’opprimé » les liant par des serments, leur imposant le culte de l’honneur et de la loyauté, transformant la remise des armes en un véritable sacrement. Or il advint que la chevalerie élevée à ce niveau n’eut point sur la féodalité l’action qu’on en avait espéré. Les seigneurs restèrent pour la plupart des exploiteurs d’autrui gardant pour seules normes de leurs actions l’ambition et l’intérêt personnels. Par contre la chevalerie influa de façon inattendue sur le Tiers qui prit d’elle le goût de la courtoisie et du sport. La vogue de ce qu’on a appelé les « manières chevaleresques » se répandit dans les rangs de la France plébéienne en même temps que la passion des exercices violents. L’étude longtemps délaissée des tournois et des jeux populaires a fixé cette particularité dont les historiens avaient négligé d’apercevoir la portée[9]. Ainsi affinés et fortifiés à la fois, les gens du Tiers se trouvèrent prêts à répondre à l’appel du pouvoir royal.

Le fils de Philippe-Auguste, Louis VIII ne régna que trois ans (1223-1226). Il mourut prématurément laissant pour successeur un enfant de douze ans et ayant eu le tort de constituer des apanages détachés du domaine royal au profit de ses autres fils. Ce retour aux coutumes barbares montre quelle force possédaient encore les idées féodales. Leurs représentants allaient d’ailleurs en donner une nouvelle preuve en s’unissant contre cette royauté juvénile qu’ils jugeaient inapte à se défendre. Blanche de Castille, veuve de Louis VIII se trouva régente et, comme telle, affronta la coalition avec un courage, une habileté et surtout une promptitude d’action qui en eurent vite raison. Le clergé resté fidèle lui facilita la tâche et bientôt Louis IX commença de gouverner par lui-même. Son long règne (1226-1270) a généralement été apprécié de façon simpliste. Il semble que la sainteté du roi suffise à glorifier tous ses actes. Pour certains de ses panégyristes, elle se colora de génie et ils veulent découvrir en lui un profond politique. La vérité est que Louis IX fit très complètement son métier de roi. Il le fit avec intelligence et fermeté mais non sans commettre des erreurs graves, principalement en matière de politique extérieure. Toutefois ce qu’on peut lui reprocher à cet égard est plus que dix fois compensé par le prestige incomparable résultant du principe nouveau apporté par lui au gouvernement et définissable d’un mot : l’honnêteté. Ceux-là même qui voient dans cette qualité un condiment nécessaire de la vie sociale pour ce qui concerne les rapports individuels s’accordent trop souvent à la croire pratiquement inutilisable par les dirigeants d’une grande nation. Que ces dirigeants soient eux-mêmes honnêtes, c’est le plus qu’on doive espérer mais exiger qu’ils n’emploient que leurs pareils et imposent autour d’eux leur propre honnêteté, c’est verser dans l’utopie. Aussi bien de telles conditions ne seront-elles jamais réalisables que par un despotisme centralisé et de façon accidentelle et passagère ; tout régime tant soit peu teinté de liberté n’y saurait aspirer. Telle est la thèse accoutumée. Le règne de Louis IX y a donné pourtant un démenti d’une puissance singulière. Ce prince, en effet, ne s’est aucunement écarté de la tradition capétienne. Il a été opportuniste comme ses ancêtres, sachant comme eux patienter et louvoyer quand il le fallait, doser son action d’après les circonstances et marquer le juste milieu entre des tendances trop accentuées. Mais en ce faisant, il n’a à aucun moment oublié de consulter d’abord sa conscience aux fins de s’assurer de la valeur morale du geste qu’il allait accomplir. Et par la contagion de son exemple ou par une intervention de son autorité s’il la jugeait indispensable, il a obtenu de tous ses collaborateurs un égal souci de droiture et de loyauté. Anxieux avant tout de paix et d’ordre, toujours prêt à intervenir pour concilier les hommes sans desservir la justice, Louis IX ne tarda pas à attirer les regards de l’Europe entière. Il en devint l’arbitre. Le pape, l’empereur, les rois lui déférèrent le jugement de leurs querelles. Alors, « de l’Angleterre à la Palestine, le souverain aux fleurs de lys apparut comme le chef de la chrétienté ». Spectacle unique. La France n’était encore ni la plus grande ni la plus riche mais son roi était le premier par la confiance qu’il inspirait à tous. Quant aux sentiments des Français eux-mêmes, ils s’exprimèrent de façon touchante par l’unanimité du deuil national que provoqua la mort de Louis IX. Et l’un d’eux résuma par ces mots la pensée commune :

« À qui se pourront désormais les pauvres gens clamer
Quand le bon roi est mort qui tant les sut aimer. »

Appuyée sur une telle renommée, l’action extérieure du règne eut pu être beaucoup plus forte. Nous avons déjà noté l’insignifiance des deux « croisades » dirigées contre l’Égypte et la Tunisie. Aux frontières, il n’y a guère à relever que le traité signé à Corbeil en 1258 et par lequel les prétentions réciproques sur le comté de Barcelone et le comté de Foix furent abandonnées de façon à faire des Pyrénées, de ce côté, une frontière raisonnable et fixe entre France et Espagne. La même année fut conclu à Paris avec les Anglais (lesquels venaient pourtant de subir une importante défaite en Gascogne) un accord qui, en échange d’engagements théoriques, annulait maladroitement des avantages précédemment acquis. Enfin, par une fâcheuse abstention on négligea de profiter de l’état chaotique dans lequel se trouvait le royaume d’Arles pour provoquer son retour à la France dont il dépendait géographiquement et historiquement.

À l’intérieur au contraire, les initiatives furent nombreuses et bien inspirées. Les « ordonnances » de St-Louis sont instructives à consulter. La série en est remarquable. Il y en a deux qui retiennent surtout l’attention : celle de 1256 sur la gestion des communes et celle de 1262 sur la frappe des monnaies. La première édictait des préceptes pour assurer la bonne marche des affaires communales et imposait une reddition de comptes annuels à la comptabilité royale. C’était un début d’unification, sous le contrôle naissant de l’État, des communes émancipées. En effet, il fallait bien en venir là et — sous peine de laisser naître un désordre qui atteindrait vite au niveau du désordre féodal — établir une distinction nette entre l’autonomie et l’indépendance urbaines afin de favoriser l’une et de barrer la route à l’autre. Quant à l’ordonnance monétaire, elle avait pour but d’assurer par sa composition et sa fixité la supériorité de la monnaie royale sur les monnaies féodales et d’en imposer la circulation obligatoire dans tout le royaume : sans concurrence dans le domaine royal proprement dit et en concurrence avec les monnaies ducales ou comtales[10] dans les fiefs où subsistait le droit d’en frapper. Or cette mesure n’avait pas été prise sans consultation des intéressés ; des assemblées de notables avaient été appelées çà et là à en délibérer et l’ordonnance parut contresignée par des bourgeois de Paris, d’Orléans, de Provins, de Sens et de Laon. Si l’on ajoute que la plupart des réformes ou améliorations de ce temps furent précédées par une vaste enquête populaire conduite en 1247 et portant sur toutes les parties de l’administration, on aura une juste idée du sage contact en lequel le roi se maintenait avec ses sujets.

Après les quinze années du règne insignifiant de Philippe III fils de Louis IX (1270-1285) son petit-fils Philippe IV dit le bel monta sur le trône. Celui-là eut le temps d’accomplir de grandes choses (1285-1314) ; il en eut aussi l’occasion et la volonté. Ses actes — pour inutilement violents qu’ils aient été trop souvent — ne sont déconcertants que si l’on isole ce monarque et ses ministres de leurs prédécesseurs ; sans quoi il devient aisé d’y apercevoir l’aboutissement normal de toute la politique capétienne. En s’entourant obstinément de collaborateurs d’origine très modeste et en les choisissant principalement parmi les méridionaux, Philippe IV témoigna qu’il comprenait fort bien le sens des directives posées par la dynastie dont il descendait et qu’il entendait y demeurer fidèle.

Gouvernées avec sagesse et intelligence par Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX, les provinces du sud-est avaient prospéré sous le règne de ce prince mais elles étaient loin d’avoir pu reconstituer toutes les richesses détruites par la guerre des Albigeois. La rancune laissée par ce tragique intermède ne s’était pas apaisée et maintenant que ces régions se trouvaient réunies à la couronne, elle s’exprimait plus librement. Le pape et les seigneurs ayant été les auteurs responsables de la catastrophe, c’étaient bien entendu contre les ingérences pontificales et contre les privilèges féodaux que se tournait l’animosité locale. Les légistes formés à Montpellier n’étaient pas seulement pénétrés de dévotion pour l’ancien droit romain qu’on enseignait maintenant dans tous les centres de culture mais ils puisaient dans cette étude un zèle singulier pour l’unification administrative du royaume, la laïcité absolue du pouvoir et même l’égalisation sociale. Au service de ces sentiments, leur esprit intransigeant et combatif eut vite fait d’amorcer de tous côtés des procès pour revendiquer tel droit de propriété ou faire casser telle décision antérieure. Par leurs soins la justice royale pénétra comme un levier dans tous les interstices que présentait l’état de choses féodal en voie de désagrégation.

De tous ces procès, le plus célèbre à coup sûr fut celui dit des Templiers. Les Templiers étaient un des ordres militaires fondés en Palestine au cours des croisades. Il datait de 1123 et avait eu pour mission d’escorter et de protéger les pèlerins. Il se composait de « chevaliers » qui devaient être nobles et de « sergents », titre conféré aux riches bourgeois qui, en entrant dans l’ordre, lui faisaient abandon total ou partiel de leurs biens. Après l’évacuation de la Terre-sainte et la prise de St-Jean d’Acre, les Templiers s’étaient retirés d’abord à Chypre puis à Paris. Leur fortune était déjà immense. Ils se vouèrent à l’industrie bancaire qui naissait à peine. Jusque là, le crédit n’avait existé que consenti à des taux formidables par les usuriers juifs. L’usure fut une des plaies du moyen-âge. Nous avons peine à en réaliser le caractère universel. Peu de pays y échappaient. De temps à autre, une initiative gouvernementale répondant aux rancunes accumulées de l’opinion, s’exerçait contre les Juifs. Ils étaient expulsés et leur avoir confisqué mais le mal se déplaçait avec eux et n’était pas déraciné pour cela. L’entreprise des Templiers n’avait donc rien de mauvais en soi mais l’institution des comptes-courants et des dépôts portant intérêt, les facilités fournies à la circulation et à la productivité de l’argent n’apparurent que comme des moyens frauduleux de drainer la richesse dans leurs caisses. « Avides et insolents », ils s’entouraient de mystère et se couvraient du manteau de la religion. Par leur attitude ils exaspéraient la foule. Leurs dirigeants en France furent arrêtés au nombre de cent quarante. Le procès fut inique, conduit avec sauvagerie et sans aucun respect des droits de la défense. Le « grand maître » et un certain nombre de chevaliers furent condamnés au feu et brûlés mais le gouvernement royal voulait davantage. Il obligea le pape à prononcer la suppression de l’ordre dont les trésors furent aussitôt confisqués.

Les historiens se sont souvent arrêtés surpris devant cette sombre aventure comme devant la querelle qui, quelques années plus tôt avait abouti à ce dramatique attentat d’Anagni dont nous avons parlé ailleurs et à la suite duquel la papauté déchue avait émigré à Avignon. Quelque clarté qu’ait su projeter sur tant de sujets la critique moderne, elle est ici restée indécise. Que le gouvernement de Philippe IV ait été souvent à court de ressources à la différence de celui de Louis IX dont tous les budgets s’étaient soldés en excédents, il n’y a rien là d’étonnant. La diplomatie coûte cher et celle de Philippe se dépensa en efforts incessants. Négociations avec la Serbie, la Norvège et même les Mongols, ingérence dans les affaires de l’empire, lutte contre la papauté, intervention énergique en Flandre, réunion de congrès internationaux comme celui de Tarascon en 1291 pour régler la question de Sicile ou celui de Poitiers en 1307 pour essayer de grouper les États dits latins sous l’égide française ce fut vraiment là un record d’activité générale. Mais le besoin d’argent incite d’ordinaire à des tractations plus discrètes. Dans la violence des bourrasques qui se déchaînèrent sans l’émouvoir autour de l’impassible et parfois énigmatique figure du roi, on démêle l’influence de passions d’un autre ordre et dont, en tous les cas, il convient de ne point perdre de vue le caractère collectif et populaire. Il est évident que les conseillers de Philippe iv s’étaient sentis en harmonie avec la grande masse de la nation. Ils en abusèrent sans doute et, sur la fin, la nation leur en marqua du mécontentement mais on se rend aisément compte que les États-généraux avaient soutenu vigoureusement en 1302 comme en 1308 les mesures aggressives dirigées tant contre le Saint-siège que contre les Templiers.

Cette convocation des États-généraux demeure l’acte le plus mémorable d’un règne rempli d’événements importants. C’était la première fois que les trois ordres recevaient mandat de délibérer en commun. Dès le principe — en face d’une noblesse domptée et d’un clergé dont toutes les sympathies n’étaient pas aristocratiques, loin de là — le Tiers domina. Une grande liberté avait présidé à la désignation de ses députés ; le suffrage fut généralement à très large base sinon « universel » et, en certains cas, des femmes même exercèrent un droit de vote. L’expérience et le savoir-faire manquèrent dans les délibérations. On marquait de la maladresse à manier l’outil mais l’outil était forgé et de robuste facture. En même temps les autres rouages gouvernementaux avaient achevé de se constituer. Le Grand conseil avait la direction des affaires politiques et administratives. La Chambre des comptes surveillait les finances et contrôlait les « baillis », sortes d’envoyés royaux qui séjournaient dans les provinces pour y représenter le pouvoir central et y empêcher que « messeigneurs de l’Église et messeigneurs les nobles » ne se laissent entraîner à « faire aucune force ». Enfin le Parlement était chargé de la justice. Tous ces corps étaient plus ou moins strictement laïcisés et, pratiquement, aux mains des gens du Tiers. Par ailleurs, seigneurs et prélats conservaient nombre de prérogatives de forme qui maintenaient leur prestige moral ou militaire et les attachaient au service du roi.

Ainsi la monarchie capétienne, dans sa marche régulière et presque ininterrompue, avait préparé à la France issue de la Gaule celto-romaine des institutions conformes à son génie, à ses traditions et à ses destins. Par malheur une nouvelle dynastie et des circonstances adverses allaient ébranler promptement l’édifice. Avec Philippe IV, la fortune des Capétiens s’évanouit. La chance qui si longtemps leur avait été favorable tourna. En quatorze ans (1314-1328) Louis X, Philippe V et Charles IV, les trois fils du défunt roi se succédèrent sur le trône, disparaissant prématurément sans laisser d’héritiers mâles. L’un d’eux, Philippe V (1316-1321) actif et sage réussit néanmoins à perfectionner dans le pur esprit capétien le détail de l’organisation gouvernementale. Nombre d’ordonnances de mise au point, de fréquents appels aux représentants de la nation témoignèrent de ses bonnes intentions. En 1317 les bourgeois de Paris convoqués par ses soins confirmèrent que « les femmes ne succèdent pas au royaume de France ». En vertu de quoi, à la mort de Charles IV, son cousin germain, Philippe de Valois se trouva roi de France sous le nom de Philippe VI.

  1. Les récits concordent. Ils sont épouvantables. Multiples sont les cas d’anthropophagie cités. Sur soixante-dix années, d’après Gebhardt, il y en eut quarante-huit pendant lesquelles les épidémies et la famine ne cessèrent pour ainsi dire pas.
  2. Anne, fille de Jaroslav. Elle pensait descendre d’Alexandre le grand. Et c’est pourquoi elle donna à son fils ce prénom de Philippe peu connu jusqu’alors en occident et qui par elle s’introduisit dans l’histoire de France.
  3. L’interdit prononcé contre un individu le retranchait momentanément de l’Église. Mais prononcé contre une ville ou une région (le pape seul avait en ce cas le droit d’y recourir), il équivalait à la suppression de toute vie religieuse et à la cessation de l’administration des sacrements même aux mourants. La rigueur sur ce point en fut toutefois atténuée à partir de 1417. La sentence ne fut pas toujours complètement obéie.
  4. Dès le xiime siècle il se forma des syndicats de cultivateurs et des fédérations de villages agricoles, par exemple pour le défrichement de terres indivises.
  5. Sur les côtes opéraient les « naufrageurs ». Les nuits de tempête, une lanterne accrochée par eux au cou d’une vache imitait par son balancement les oscillations du fanal d’un navire. Les navigateurs se croyant alors en mer libre venaient s’échouer sur les récifs ou les sables du rivage et les habitants se partageaient les épaves.
  6. Le domaine de la langue d’oc s’étendait à peu près de Bordeaux à Lyon en suivant le cours du Rhône. Il comprenait en plus la Catalogne.
  7. La « simonie », c’était tout trafic d’un bien d’ordre spirituel contre un avantage ou profit matériel. L’origine de ce terme est la légende de Simon le magicien qui aurait proposé aux apôtres Pierre et Jean de leur acheter le pouvoir d’« imposer l’Esprit Saint ».
  8. Par exemple sa conduite vis-à-vis de sa seconde femme, la princesse Ingeburg de Danemark qu’il traita, vingt ans durant, avec une incohérente impudence.
  9. Je renvoie le lecteur à mon manuel de Pédagogie sportive et pour plus de détails, au livre de J.-J. Jusserand, Sports et jeux d’exercices au moyen-âge.
  10. Les principaux États féodaux qui subsistaient étaient, outre l’Aquitaine et la Guyenne fiefs anglais, la Flandre, la Bretagne, la Bourgogne et la Champagne.