Histoire universelle/Tome III/X

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 121-157).

L’EUROPE À LA FIN DU xve SIÈCLE

À l’heure où allaient s’accomplir des événements (diffusion de l’imprimerie et découverte de l’Amérique) propres à modifier de façon profonde les destins de toute l’humanité, l’édifice européen élevé par l’effort celte, germain et slave commençait de revêtir sa figure définitive. La fin du xvme siècle est, à cet égard, un des principaux paliers de l’histoire. Il convient d’y faire halte pour que s’inscrivent dans la mémoire, facilitant la compréhension des transformations ultérieures, les lignes essentielles de l’Europe d’alors.

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Après de fécondes périodes d’activité et d’essaimage, les États scandinaves s’étaient repliés sur eux-mêmes. La Norvège qui avait un moment dominé jusqu’aux îles Hébrides perdait le goût des aventures lointaines. Kristiania n’existait pas encore. Drontheim, prospère et pieuse, lui servait de capitale. Dans la Baltique, le commerce danois n’avait cessé de reculer devant les entreprises allemandes. Longtemps les côtes avaient abrité des repaires de pirates demeurés païens. Vers la fin du xime siècle, l’île de Rügen avait été le centre d’une sanglante réaction païenne débordant sur le Mecklembourg. Le prosélytisme germanique s’en était trouvé renforcé et, derrière lui, l’essor commercial. Les anciens centres de piraterie étaient devenus des villes de plus en plus riches, bientôt unies par le lien hanséatique et faisant sentir leur action sur tout le nord. D’autre part, en Danemark comme en Suède, le gouvernement faiblissait, le pouvoir royal perdant de jour en jour son indépendance vis-à-vis des nobles et du clergé. Les archevêques de Lund (le sud de la Suède appartenait encore au Danemark) et d’Upsal possédaient d’immenses domaines et se refusaient à payer des impôts. La noblesse intervenait à chaque changement de règne pour confirmer ou modifier à sa convenance l’ordre de succession. Lorsque le hasard eut donné au Danemark et à la Norvège le même roi, Olaf, au nom duquel sa mère Marguerite exerça la régence dans l’un et l’autre pays, l’accession de la Suède à l’acte signé à Kalmar (1396) put faire croire qu’un grand progrès politique en allait sortir. Il n’en fut rien. Aussi bien « l’union de Kalmar » n’était-elle qu’un geste vague, incomplet et que les représentants qualifiés de la nation suédoise ne se trouvèrent jamais appelés à ratifier. Après un demi-siècle d’une application douteuse, le pacte perdit toute valeur effective. Aucune aspiration intellectuelle ne venait rehausser la faiblesse des institutions. Il régnait en ces régions une sorte d’isolement cérébral ; l’ignorance prédominait ainsi que l’apathie à l’égard de toute orientation nouvelle. Seuls quelques Suédois continuaient de regarder vers l’embouchure de la Néva comme s’ils évoquaient l’odyssée de Rurik et la fondation de l’État russe. En fait, au xiiime siècle, Russes et Suédois s’étaient battus à plusieurs reprises ; inconsciemment c’est la Finlande que déjà ils se disputaient : la Finlande émergeant à peine de l’entière barbarie mais tentante dès le principe par son sol et sa position. Quant à l’Islande, indépendante jusque vers 1261, elle avait alors été rattachée à la Norvège. Depuis l’accord de Kalmar, elle dépendait du Danemark. Elle aussi semblait en déclin physique et moral.

Les Allemands, après la mort de Frédéric II s’étaient vus aux prises avec une situation singulière. Le Saint-empire ne trouvait plus que des titulaires étrangers. C’était la formule même de cet empire qui en détournait les candidats. « Rome, avait-on dit, est l’antre du lion ; toutes les traces montrent qu’on y va : aucune n’indique qu’on en revient ». Cette opinion qui avait commencé par être celle de l’élite se répandait maintenant dans la foule. C’est pourquoi Rodolphe de Habsbourg fut bien accueilli. Il apportait une formule nouvelle. On ne s’occuperait plus de l’Italie. L’Allemagne se suffisait. Qu’avait-elle besoin de cultiver des traditions antiques dont il fallait aller chercher à Rome la coûteuse et indécise consécration ? Rodolphe était actif, enjoué et bienveillant. Il jouissait non seulement en Argovie, berceau de sa famille, mais dans une bonne partie de l’Allemagne du sud, d’une saine popularité. La satisfaction fut générale lorsqu’en 1273, après un véritable interrègne de près de vingt années, il fut élevé au trône impérial.

L’Allemagne s’était notablement transformée. En apparence elle se diversifiait et se morcelait. Les margraves de Brandebourg étaient devenus puissants au nord comme les margraves de Bade, l’étaient au sud. En Bavière, la fortune des Wittelsbach se consolidait. En Franconie dominait la petite noblesse tandis que la Westphalie comptait surtout des seigneurs ecclésiastiques. Partout les villes s’émancipaient. Jusqu’alors elles n’avaient obtenu que des libertés embryonnaires. Le joug des empereurs à poigne les avait maintenues en sujétion. À la faveur de l’anarchie gouvernementale, une vie locale d’une certaine originalité était née qui continuerait désormais de se développer. L’âme allemande élaborait ainsi ses caractéristiques futures comme se fabriquent séparément en des lieux divers les rouages d’une machine dont on n’apercevra la silhouette que lorsque ces rouages rapprochés s’emboîteront les uns dans les autres. Parce que le montage de la machine a été lent et tardif, on a souvent oublié de constater combien les pièces en étaient anciennes. Au sortir du creuset qu’avait constitué pour elle l’épreuve du Saint-empire, l’Allemagne accusait déjà ce qui ferait, au cours de l’âge prochain, sa force en même temps que sa faiblesse : la crainte effarouchée des recherches individuelles, le goût du travail groupé et des contraintes hiérarchisées et disciplinées qu’il comporte, une façon tout ensemble réaliste et mystique de comprendre l’existence, le délassement de l’esprit cherché dans le rêve imprécis ou fantastique, une conception à la fois profonde et mesquine des choses religieuses À y regarder de près, on eût découvert dès cette époque au fond de la race le mépris pour la « légèreté » des autres races[1] aux faciles analyses mais inaptes à pénétrer un sujet, à le creuser pour en tirer la matière de vastes encyclopédies ou de solides synthèses. Ainsi existaient en germe la doctrine à venir de l’État déifié et la croyance en une mission providentielle réservée à l’Allemagne pour le bien général. Il va de soi qu’au temps dont nous parlons le lien n’apparaissait pas entre ces éléments. L’ensemble qu’ils dessineraient plus tard ne pouvait être perceptible. Au nord la Hanse paraissait devoir constituer un domaine de plus en plus autonome. Elle allait y agir souverainement et ne demanderait jamais à l’empire une reconnaissance officielle. Lubeck, siège habituel de la diète hanséatique, Brême, Hambourg et les villes de l’intérieur reliées à elle ne devaient pas seulement amasser de grandes richesses mais poser les fondements juridiques de la navigation internationale en proclamant le principe de la liberté des mers et le droit pour le pavillon neutre d’échapper en cas de guerre, aux atteintes des belligérants. La Baltique avec ses pêcheries de harengs était une « excellente école de matelots » et comme nous venons de le dire la marine allemande y supplanta complètement la marine scandinave.

Pendant ce temps la tentative de Rodolphe de Habsbourg semblait avoir échoué. On lui avait su gré d’avoir rétabli l’ordre et combattu les petits seigneurs qui, à l’abri de leurs châteaux-forts, multipliaient les brigandages. Mais on ne lui avait pas permis d’assurer, comme il l’eût souhaité, sa succession impériale à son fils Albert. En prévision sans doute de cet échec, il avait constitué à celui-ci un apanage avec l’Autriche, la Styrie, la Carniole enlevées par la force des armes au roi de Bohême Ottokar qui, à son avènement, avait refusé de le reconnaître. Ainsi les Habsbourg d’argoviens étaient devenus autrichiens. Il leur faudrait longtemps se contenter de ce patrimoine restreint mais aggloméré avant de pouvoir fixer définitivement la dignité impériale dans leur famille. Le caractère électif de celle-ci tendait d’ailleurs à se préciser sans que les titulaires se résignassent à renoncer au prestige du couronnement romain. La Bulle d’or de Charles IV (1356) réorganisa le collège électoral et en fixa les prérogatives. Les sept Électeurs, poétiquement comparés aux sept lampes de l’apocalypse, devaient se réunir à Francfort sous la présidence de l’archevêque de Mayence. Mais leur assemblée n’allait pas pour cela jeter plus de clarté sur la politique allemande qui demeura confuse et terne. La multiplicité des monnaies entretint en même temps un chaos financier. Le commerce des changes prit une importance croissante ; les juifs surent s’en emparer et le diriger.

Particulièrement intéressante au point de vue de l’évolution allemande est l’histoire de l’État teutonique si généralement laissée dans l’ombre. Fondés à St-Jean d’Acre en 1190 pour assurer le développement d’un hôpital que les bourgeois de Brême et de Lubeck avaient précédemment créé en vue de secourir les pèlerins de race germanique en Terre-sainte, les chevaliers teutoniques n’avaient pas tardé à révéler des goûts plus batailleurs que charitables. Comme les perspectives conquérantes en orient allaient déclinant, le grand-maître résolut d’abandonner la Palestine. Les chevaliers hésitaient où se fixer lorsqu’ils furent appelés par les Polonais pour aider à évangéliser et à dompter le peuple prussien (1230). Ces anciens Prussiens, sans aucun rapport ethnique avec ceux auxquels on donne maintenant ce nom, étaient d’obstinés païens. Ils tenaient le rivage de la Baltique entre la Vistule et le Niémen ; peu nombreux, ils vivaient sauvagement dans leurs épaisses et marécageuses forêts ; inquiétants voisins. Or, en traitant avec les Teutoniques, les Polonais ne prirent aucune précaution pour assurer leur propre suzeraineté sur les territoires qui pourraient être éventuellement conquis. Pourtant la possession de ces territoires qui les séparaient de la mer aurait dû leur importer grandement. La conquête précisément fut prompte et totale. Il y fut procédé par voie d’extermination. La croisade eut dès le principe un caractère encore plus pro-germain qu’anti-païen. Reconnu par l’empire, l’État teutonique avec ses villes nouvelles, Thorn et Königsberg et sa rébarbative forteresse de Marienbourg, devint une puissance redoutable qui, dès la fin du xiiime siècle dominait sur la rive droite de la Vistule. Les indigènes détruits, il ne resta plus là que des Allemands fanatisés par leur victoire, et prêts à mettre en pratique, avant de l’avoir formulé, le « Deutschland über alles ». La Pologne bloquée par eux dut réagir. Elle fut aidée par les chevaliers eux-mêmes. Leur orgueil, leur cruauté, leurs exactions semèrent et entretinrent la haine autour de leur nom. En même temps ils furent corrompus et affaiblis par les richesses qu’ils avaient amassées. Lorsqu’unie à la Lithuanie, la Pologne eut acquis un surcroît de puissance, la bataille de Grünwald (1410) la délivra du péril. Encerclé par elle, l’État teutonique se trouva réduit à lui payer tribut. L’ordre demeura abaissé mais son esprit agressif survécut à sa fortune. Au xvime siècle, par une manœuvre hardie, le dernier grand-maître, Albert de Brandebourg, devait créer une situation nouvelle en se convertissant au protestantisme naissant et en sécularisant les domaines qui lui restaient. Ainsi se formerait sous la suzeraineté des rois de Pologne, le duché de Prusse, instrument d’une germanisation encore plus dangereuse pour les Slaves parce que moins apparente.

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De perpétuels partages, des guerres civiles, une sorte d’incertitude territoriale et politique entourèrent l’adolescence polonaise de confusion et d’aléas. Que sortirait-il de ce chaos ? Un foyer civilisateur ou une proie tentante pour des voisins rapaces ? On pouvait croire l’un ou l’autre selon qu’on prenait en considération les qualités des individus ou leur impuissance à se former en société. Au début du xiime siècle, il était venu un chef aux Polonais en la personne du duc Boleslas qui non seulement avait su préparer la résistance à la germanisation mais, en s’implantant en Poméranie, ménager à son pays l’accès à la Baltique. Gnesen, Breslau, Cracovie n’étaient encore que de petites villes à l’aspect primitif ; la vie y était rude mais un début de prospérité et de culture s’y dessinait. Quelques étudiants s’aventurèrent au loin ; on en trouva jusqu’à Paris. Cet effort vers l’unité politique n’avait pas duré. Dès 1177 on avait vu une assemblée de nobles et d’évêques revendiquer le droit d’élire le souverain. À la faveur de l’anarchie, les Allemands avaient repris pied sur l’Oder et en Poméranie. Sur ces entrefaites se produisit une invasion mongole, contre-coup de celle qui meurtrissait la Russie. La résistance de la Pologne fut admirable (1241-1288). Elle servit alors de bouclier à l’Europe et par sa vaillance en assura les destins. Un découragement s’empara d’elle dont l’Église profita : étrange crise morale qui précipita les guerriers inquiets vers le cloître et dont sortit toute une floraison de couvents et d’abbayes. Pour réparer les ruines et combler les vides, des paysans saxons et flamands furent conviés à se fixer dans le pays. On les accueillit bien. N’amenaient-ils pas le travail et la richesse ? Mais Poméranie et Silésie se germanisèrent complètement. Dans Cracovie, Posen, Lemberg, une bourgeoisie allemande se forma, tandis que les juifs déjà nombreux (car la Pologne était tolérante et de mœurs singulièrement libérales pour l’époque) consolidaient et accroissaient leurs fortunes.

Le xivme et xvme siècles furent pour la Pologne des temps heureux encore que bien des germes de périls futurs se développassent sous le couvert du progrès matériel. Le clergé entretenait le mysticisme dont s’alimentait son influence. Les nobles avaient peu à peu héréditarisé leurs privilèges. Ladislas qui se fit roi en 1319 s’employa à réaliser l’unité. Cracovie qu’il « polonisa » devint sa capitale. Le règne de Casimir III (1333-1370) fut plein de sagesse prudente et de travail fécond. L’université de Cracovie fondée par lui (le latin dominait encore l’enseignement) fut un centre d’études nationales. À sa mort l’opinion souhaita le mariage de sa fille Hedwige avec le souverain de la Lithuanie, Jagellon. L’unité lithuanienne avait été réalisée au début du xiiime siècle par un chef habile et énergique du nom de Mindvog. Entré en 1252 dans le giron romain et, couronné roi au nom du pape, il n’avait pas tardé à retourner au paganisme. Ses héritiers s’étaient emparés de Kiew qui devait demeurer quatre siècles aux mains des Lithuaniens. Ceux-ci ravageaient d’autre part les terres des Teutoniques et leur faisaient la vie dure. Après les progrès commerciaux et administratifs accomplis sous Casimir III, la couronne de Pologne était bonne à prendre mais l’épée lithuanienne était précieuse à posséder. Jagellon épousa Hedwige et, ayant embrassé le christianisme, fut sacré à Cracovie (1386). On distribua à son peuple un baptême général. Un prêtre, racontèrent les satiriques, aspergea d’eau bénite les bandes lithuaniennes qui passaient devant lui donnant à chacune en bloc, un nom d’apôtre.

L’union des deux États en faisait une des grandes puissances d’alors. Ce ne fut point du reste une union paisible et harmonieuse. Bien des querelles de ménage la troublèrent. Mais la communauté d’intérêts, de périls aussi (d’un côté le germanisme, de l’autre les Mongols) maintint le lien conjugal. L’influence polonaise d’ailleurs l’emporta et la Lithuanie finit par se trouver quasiment annexée ; ses privilèges disparurent et son individualité s’assoupit. Il est instructif d’étudier dans les atlas historiques les contours successifs de cette Pologne agrandie. Si savant qu’en soit le dessin, les cartes sont hésitantes et ne concordent guère. Où sont les frontières ? des lignes disputées et fluctuantes, malhabiles à délimiter le champ de vibration d’une âme collective qu’on n’arrivera jamais ni à définir ni à maîtriser.

De la mort de Jaroslav[2] (1054) à l’invasion mongole (1227), l’histoire russe s’était déroulée parmi les épreuves et l’instabilité. Les principautés semblaient devoir se morceler indéfiniment ; un temps on en compta soixante-quatre. « C’était l’anarchie princière » a dit Rambaud. Mais, ajoute Ernest Denis « l’anarchie russe a beau durer, elle paraît toujours accidentelle » voulant indiquer par là que les horizons d’espérance des Slaves sont indéfinis comme ceux de leurs plaines. Parfois surgissait quelque chef supérieur, tel Wladimir Monomaque (1113-1125) celui qu’on a appelé le Marc Aurèle slave à cause de son noble et mélancolique « adieu à la vie ». Puis l’anarchie redoublait. Dix-huit « grands princes » se succédèrent en quarante-quatre ans. Moscou fondée en 1197 prit peu à peu la place de Kiew. Autour d’elle la race se condensait, méditative, indolente peut-être, résignée plutôt, attendant toujours le malheur et toujours prête à le dominer, se nourrissant d’une sorte d’enthousiasme interne, marquant un attachement singulier à son Église et à ses rites, recherchant à la fois le despotisme et la démocratie. La région du haut Volga se colonisait puissamment. En 1220 Nijni Novgorod s’était fondée et déjà le flot russe commençait d’entamer la Sibérie.

Les premiers Mongols qui parurent passèrent. Derrière ceux-là d’autres vinrent qui s’installèrent. On les appelait les gens de la « Horde d’or » parce que la tente du chef était dorée. Ils eurent leur camp principal là où est Tsarof, sur le bas Volga. La Russie vécut sous le joug, se fiant, dans cette grande infortune, à ses princes comme des enfants à leurs pères. Et ceux-ci, en effet, se montrèrent solidaires de leurs sujets au point que des liens se nouèrent entre eux dont les accidents de l’histoire devaient éprouver la solidité. Les tributs étaient lourds, l’humiliation continue. Cent quarante années se passèrent ainsi (1240-1380) dans un rude esclavage. Puis l’énorme remue-ménage provoqué en Asie par les entreprises de Tamerlan (1370-1405) desserra l’étau et la victoire de Koulikovo marqua l’heure de la revanche. Lorsque la tyrannie mongole se fut éloignée, on put voir que la Moscovie en gardait moins de rancune qu’elle n’en éprouvait envers la « sombre Lithuanie » et l’« infidèle Pologne ». Les Russes de l’ouest, pour avoir réclamé la protection lithuanienne lui étaient devenus étrangers. État rural et tout terrien, la Moscovie continuait de regarder vers l’est. Mais elle n’était pas unifiée et le besoin de l’être la travaillait. Ce fut l’œuvre d’Ivan III (1462-1505). La république de Novgorod subsistait bien que déchue de sa précédente fortune. Il assiégea la ville et eut raison de sa résistance. Il réduisit de même les petites républiques de Pskof et de Viatka. Les anciennes principautés de Tver, Rostov, Jaroslaw et Riazan s’effaçaient devant Moscou la sainte. Ivan ayant épousé Sophie Paléologue en vint, après la chute de Byzance, à se considérer comme l’héritier et le vengeur des empereurs. Il adopta l’aigle à deux têtes, leur emblème ; l’église orthodoxe poussa dans le sol russe des racines de plus en plus ramifiées et tenaces.

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Vide et dépourvue d’intérêt même anecdotique se déroule l’histoire de l’Angleterre depuis la fin de la guerre de cent ans jusqu’à l’avènement d’Henri VIII (1453-1509). Des factions rivales s’entredéchirent au nom de deux maisons qui prétendent au trône : York et Lancastre. Leurs armoiries sont une rose blanche et une rose rouge ; de là ce nom ironique de guerre des Deux roses qui recouvre une série de crimes et de perfidies vulgaires. Un seul résultat de quelque portée : la haute noblesse en sort tout à fait affaiblie tandis qu’une certaine prospérité se développe dans les rangs de la bourgeoisie. L’agriculture pourtant a beaucoup souffert mais l’industrie du tissage de la laine progresse fortement. Vers la fin du règne d’Édouard IV (1461-1483) quelques signes d’élémentaire « confort » commencent d’apparaître dans la vie privée. Le niveau intellectuel et moral de la nation n’en est pas relevé pour cela ; il est alors au plus bas ; les mœurs sont déplorables, la grossièreté générale. Henri VII (1485-1509) est un homme d’affaires, expert, méfiant et résolu qui sait observer et conclure. Ses droits au trône étant contestables, il les fait tout simplement confirmer par le Parlement. La Chambre des lords n’est plus en état de lui résister. Les Communes lui sont favorables. Il négocie des traités de commerce avec les Flandres, avec la Norvège, même avec Florence. Les Anglais approuvent. Une seule chose les intéresse dès lors : gagner de l’argent. Si la haine de la France reste vivace chez eux, c’est la « bonne affaire » manquée dont le souvenir les irrite. Et on ne récidive pas malgré l’envie qu’on en a de crainte précisément que, cette fois-ci, l’affaire n’ait plus aucune chance d’être bonne.

En Écosse la sauvage insubordination des grands entrave tous les efforts des rois Stuart pour affiner le pays. L’Irlande continue à parler celte et son âme qu’on n’a pas su conquérir se rétracte. Elle rêve et chante. Vers le milieu du xvme siècle, une irlandaise qui se piquait de protéger les lettres et était en même temps zélée patriote s’est avisée de convier à un repas les poètes et musiciens celtes d’Irlande et d’Écosse. Il s’est présenté deux mille sept cents convives. L’antipathie s’accroît entre les deux races. Les quelques seigneurs anglo-normands établis en Irlande après son « annexion » théorique par Henri II et qui défendent ses droits à l’autonomie sont considérés par les Anglais d’Angleterre comme des dégénérés. Un noble anglais reconnu coupable d’assassinat n’a-t-il pas été acquitté parce que la victime « n’était qu’un Irlandais »

Aux Pays-Bas vivaient deux races distinctes : des Wallons d’origine celto-romaine occupant la région de Lille à Luxembourg à peu près — et des Flamands cantonnés au nord de Bruxelles entre l’Escaut et le Rhin. La frontière linguistique en somme n’a pas changé et, fait remarquable, jamais elle n’a constitué une frontière politique. Toutes ces terres avaient été rattachées au Saint-empire par l’empereur Henri Ier vers 925. C’est alors que la « Lotharingie » avait été divisée en Haute et Basse Lorraine. Pour gouverner la « Basse Lorraine », l’empire avait longtemps eu recours aux princes-évêques de Liège, d’Utrecht et de Cambrai, gouverneurs tout indiqués. Après le concordat de Worms qui fut comme un embryon de laïcisation, l’autorité de ces prélats s’affaiblit. La féodalité domina. Il y eut alors, à côté du comté de Flandre proprement dit et en plus des trois principautés épiscopales, des duchés de Brabant et de Limbourg, des comtés de Hainaut, Namur, Luxembourg, Hollande et Gueldre. Dès 1185 un comte de Hainaut sollicité par l’empereur de se ranger à ses côtés contre Philippe-Auguste, arguait de sa « neutralité obligatoire » entre France et Allemagne.

Sous une dynastie énergique et populaire la Flandre avait vécu deux siècles d’une vie vraiment nationale, lorsqu’après Bouvines — l’Artois détaché et les villes de Lille et de Douai prises en gage par le vainqueur — il sembla qu’elle dût graviter désormais dans l’orbite de la France. Mais Ypres, Gand, Bruges qui étaient déjà en grande prospérité résistèrent à l’emprise. Un patriciat de bourgeois capitalistes et commerçants y faisait la loi à l’exclusion des gens de métier. Ceux-ci finirent par se lasser d’obéir et voulurent avoir leur part d’influence. L’Angleterre qui avait d’abord soutenu cette rébellion la laissa écraser mais les ferments démocratiques ne furent pas extirpés pour cela. Ce qui avait échoué au xiime siècle devait réussir au xivme. Les mêmes ferments existaient en Hollande. Là, dans le cadre des marécages primitifs, séparés de la Germanie par cette sombre forêt hercynienne qu’on mettait, dit-on, neuf jours pour traverser, les Bataves et les Frisons s’étaient longtemps combattus. Les premiers avaient été peu à peu éliminés et les seconds avaient repoussé à main armée le christianisme et la féodalité qu’on voulait leur imposer. Ces Frisons étaient de farouches et obstinés égalitaires. Les évêques d’Utrecht et les comtes de Hollande, leurs voisins, avaient eu la vie dure. Ainsi s’enfonçaient dans le sol les pilotis de la démocratie future. Son heure pourtant allait tarder à sonner. Au xivme siècle, l’extinction des dynasties locales de Hainaut, de Brabant et de Flandre amena aux Pays-Bas, par héritage principalement, la domination de la puissante maison de Bourgogne. Dans les villes le parti populaire l’avait emporté sur le patriciat ploutocratique. Bruges et Gand comptaient alors quatre-vingt mille à cent mille habitants. Le duc Philippe protégea le travail et fit régner l’ordre mais il supprima les libertés municipales. Dinant, Liège qui voulurent résister furent incendiées. Philippe entendait réaliser à son profit l’unité. En Hollande, des lieutenants ou « stathouders » administrèrent en son nom. Il légua de la sorte à son fils Charles le téméraire un État d’aspect compact qui, par un destin bien inattendu, allait en moins d’un siècle devenir successivement autrichien et espagnol sans que pussent être étouffées ses aspirations à l’indépendance et à la liberté.

En Suisse une féodalité mi-laïque mi-ecclésiastique avait pris racine. Il y avait environ cinquante fiefs comtaux. Il y avait en outre des villes libres, Genève, Lausanne, Bâle, Zürich et enfin des communautés de paysans montagnards près desquels l’empire était représenté par un bailli ou « avoué ». La frontière linguistique se trouvait à peu près la même qu’aujourd’hui. Dans la portion du pays que les Alamans avaient germanisée, l’empire dominait en droit et en fait. Dans celle que peuplaient les descendants mélangés des Helvètes et des Burgundes, sa domination était plus nominale que réelle. L’ancien royaume de Bourgogne transjurane dont nous avons raconté la disparition s’était survécu en quelque manière par les traditions d’indépendance qu’il avait engendrées et les empereurs n’avaient pas trouvé possible d’y gouverner directement. Ayant fait choix des sires de Zaehringen pour administrer en leur nom, il leur avait fallu deux siècles durant, compter avec cette puissante famille. Les Zaehringen avaient des tendances guelfes c’est-à-dire qu’ils inclinaient volontiers vers le parti pontifical et municipal. L’un d’eux fonda Fribourg puis en 1191 Berne. Lorsque leur fortune s’éclipsa enfin, ce furent dans la partie romande, la maison de Savoie et dans la partie alémanique, les Habsbourg qui en héritèrent.

À la mort de Rodolphe de Habsbourg, les montagnards des districts de Schwytz, Uri et Unterwald dont il s’était montré le protecteur constant s’assemblèrent pour maintenir leurs libertés que la réaction menaçait. « Considérant la malice des temps », ils se lièrent par un pacte où l’on trouve en germe la théorie de la nationalité moderne et le principe de l’arbitrage. Le parti impérial les persécuta. Ils furent en butte aux exactions d’un agent de l’empereur nommé Gessler. Ici se place l’aventure à demi légendaire de Guillaume Tell. Le fameux « serment du Grütli » (7 novembre 1307) les dressa contre la tyrannie. Vainqueurs des impériaux au défilé de Morgarden (1315) et des féodaux à Laupen (1339) les confédérés virent leur nombre s’accroître. Lucerne se joignit à eux, puis Zürich, ville d’artisans et de riches marchands ; puis encore Glaris, Zug et enfin Berne. La victoire d’Arnold de Winkelried à Sempach (1386) sembla devoir consolider l’indépendance helvétique. Cette même année les députés de huit cantons auxquels s’ajoutèrent ceux de Soleure tinrent séance à Zürich. On eût pu y sceller l’avenir mais aucun sentiment collectif n’existait pour neutraliser des intérêts locaux contradictoires ; et la belle et franche simplicité démocratique qu’avait révélée le pacte initial des montagnards et dont devaient, plus tard, s’imprégner les institutions fédérales ne pouvait encore lutter de façon efficace contre les aspérités et les inégalités d’un état social saupoudré de féodalisme. De plus, tandis que la région d’Appenzell s’efforçait d’échapper à la domination des abbés du monastères de St-Gall (1411) les confédérés s’emparèrent de l’Argovie et y créèrent des « baillages », sortes de petits États tenus en vasselage et exploités en commun. Ce régime inauguré depuis quelques années dans la vallée de Domodossola y avait provoqué des querelles ; une révolte assez sérieuse des habitants du haut Valais s’en était suivie. Finalement la guerre civile se généralisa (1440). Zürich, en lutte avec les autres villes, en appela à l’empereur. En France, le roi Charles VII cherchait à se débarrasser des bandes de soldats et d’aventuriers inoccupés qui désolaient le pays depuis que les hostilités avaient cessé avec l’Angleterre. Il mit à leur tête le dauphin (le futur Louis XI) et les lança sur la Suisse sous prétexte d’aider l’empereur. Mais le dauphin, avisé, admira fort les Suisses et, songeant qu’il les aurait plus tard pour voisins, s’empressa de faire la paix avec eux. Zürich en 1450 reprit sa place dans la Confédération. Pendant ce temps, sous la suzeraineté des comtes de Savoie (devenus ducs en 1416) le pays de Vaud se développait assez heureusement. L’évêché de Lausanne était prospère ; de même l’évêché de Genève qui, dès le début du xiime siècle, avait joui d’une réelle indépendance.

L’indépendance locale, en ces temps de transition n’était pas rare. Il advenait qu’une génération s’écoulât sans la voir réellement compromise. Les modalités variées du pouvoir féodal, l’enchevêtrement des héritages souverains, la médiocrité des transports et la difficulté des communications contribuaient à isoler des régions, des vallées, des villes… qui vivaient oubliées et dont les habitants en profitaient pour se gouverner assez librement. Sur cet état de choses n’en planait pas moins une insécurité absolue. On restait à la merci d’un événement imprévu, de quelque ambition nouvelle, de n’importe quel mobile extérieur. Nuls ne se trouvaient plus exposés à cet égard que les Suisses de la plaine dont le pays constituait un véritable carrefour européen tant géographique qu’ethnique. Ils acceptèrent de bonne heure, bien que très attachés à leur horizon natal, les conséquences de cette situation et s’étant révélés — les Bernois surtout — soldats remarquables, prirent l’habitude de s’en aller guerroyer de droite et de gauche aux gages des souverains voisins. Parfois aussi pour leur propre compte. Unis aux villes libres d’Alsace qui s’étaient liguées pour résister au fameux duc de Bourgogne, Charles le téméraire, les Suisses au soir du xvme siècle, s’acquirent une gloire immortelle en abattant une tyrannie inféconde dont la consolidation eût déformé et faussé de la façon la plus grave les destins de l’Europe occidentale. Tel fut le résultat des batailles de Grandson et de Morat (1476). Louis XI de France y avait aidé par d’opportunes subventions mais quand il vit les vainqueurs s’emparer ensuite de Lausanne et marcher sur Genève — ce qui leur eût permis de donner dès alors à la confédération helvétique sa physionomie normale — il intervint en faveur de la Savoie et imposa un armistice. La période qui suivit fut désunie et quelque peu corrompue. Cependant les habitants des Grisons ayant fait alliance avec la confédération dans laquelle entrèrent successivement Fribourg et Soleure puis Bâle et Schaffhouse, la force de la Suisse se trouva accrue de façon appréciable. L’empereur Maximilien tenta un nouvel effort pour l’asservir ; il vit ses troupes défaites à Feldkirch et à Dornach (1499) et dut signer à Bâle un traité qui consacrait son échec.

iv

Sur le Danube où les Magyars avaient établi une enclave asiatique, il s’était passé un phénomène analogue à celui dont, presque en même temps, la Normandie était le théâtre. Ici et là, des représentants de races énergiques, venus chercher audacieusement fortune au loin et d’abord adonnés au pillage et à la piraterie s’étaient immobilisés et, récents convertis, mués en champions de la civilisation à laquelle ils avaient jusqu’alors porté de redoutables coups.

Sitôt établie et christianisée la monarchie magyare avait pris pied en Transylvanie et en Croatie[3]. Le roi Étienne professait une théorie qui, exprimée vers l’an 1000 ne manque pas de piquant. « Faible et débile, disait-il, est le royaume qui n’a qu’une langue et des coutumes uniformes ». Ce n’est pas seulement en Hongrie que cette formule a trouvé faveur. Consciemment ou non en bien des points du monde, des politiques différentes s’en sont inspirées, l’opposant à l’autre formule, celle qui incite un État à chercher les bases de sa force dans l’unification des lois, du langage et des croyances. De nos jours encore, on s’attache à l’une ou à l’autre et parfois avec un âpre exclusivisme comme s’il s’agissait de dogmes intangibles.

Au début, les rouages de l’État magyar fonctionnèrent remarquablement et de façon libérale. Après la mort de Koloman (1095-1114) une sorte de décadence s’esquissa. Béla III (1173-1196) élevé à Byzance semble n’avoir guère agi en souverain national et s’être mis en tête d’helléniser son peuple. Il n’y pouvait réussir. Une oligarchie se constitua qui sous André II (1205-1235) se fit reconnaître la propriété héréditaire des donations et des offices mais la petite noblesse s’insurgea et imposa la « Bulle d’or » (1222), cette curieuse réplique de la grande-charte anglaise. On y trouve spécifiées : la liberté individuelle, l’obligation pour le souverain d’observer les lois et de convoquer régulièrement les assemblées, voire même une sorte de responsabilité ministérielle Malheureusement une servitude fort dure pesait sur les paysans attachés à la glèbe ; ils étaient exclus du bénéfice de la liberté. D’autre part une bourgeoisie étrangère commençait à se développer dans les villes. Sur ces entrefaites se produisit la terrible invasion mongole de 1241 qui couvrit le pays de ruines et de dévastations. Quand le flot se fut retiré, le roi Béla IV attira des Allemands pour aider à la reconstruction. C’est alors que de nombreuses colonies saxonnes s’établirent en Transylvanie d’où vint à ce pays son nom germanique de Siebenbürger.

En 1301 avec André III prit fin la descendance d’Arpad. Après des disputes et des troubles domestiques, la candidature de Charles Robert d’Anjou fut imposée par le pape. C’était un prince de la dynastie angevine de Naples qui par alliance descendait également de la maison royale hongroise. Son règne (1308-1342) et celui de son fils Louis Ier dit le grand (1342-1382) furent assurément une période de splendeur. La domination hongroise s’étendit sur la Dalmatie, la Croatie, la Bosnie, la Serbie, la Valachie, la Moldavie, la Transylvanie et même la Bulgarie. Le gouvernement se montra sage et équilibré. Le roi Louis sut demeurer en bons termes à la fois avec l’Église, la bourgeoisie et les municipalités. Il n’en resta pas moins un étranger sur le trône, préoccupé de ses intérêts italiens et de sa gloire personnelle, ne résistant pas à l’ambition de ceindre aussi la couronne de Pologne qu’il brigua et obtint à la mort de Casimir III. Les Magyars l’apprécièrent mais ne se reconnurent point en lui. Il n’était pas de leur race et ne s’y annexa jamais. Combien différent ce Mathias Corvin que, cent ans plus tard, ils portèrent à la royauté. Ces cent ans que recouvre une chronologie trompeuse n’avaient été qu’une suite d’agitations dynastiques, de mouvements sans portée nationale. C’est la vie politique intense issue de la Bulle d’or qui avait alors maintenu le pays compact et résolu sous son gouvernement sans racines. Il se contracta plus encore quand le péril turc surgit aux frontières orientales. Jean Hunyade, régent du royaume (1438-1457) repoussa si vaillamment l’envahisseur que de son fils Mathias, la gratitude populaire fit un roi à quinze ans. Le choix était bon. L’homme se montra fougueux, impérieux, orgueilleux mais aussi éloquent, fin et cultivé ; le type premier de ces magnats hongrois en lesquels s’unirent comme on l’a dit le faste de l’émir oriental, l’acuité du légiste byzantin et l’esprit pratique du lord anglais. Quant au souverain, il réalisa pleinement les espérances de ceux qui l’avaient élevé. Son long règne (1458-1490) fournit comme le moule de la civilisation magyare. Enthousiaste et belliqueuse, rude et lettrée, violente et indomptable, elle eut dès lors sa formule finale. L’éclat donné par Mathias à sa cour et la force de son gouvernement ne lui survécurent point. Il était sans héritier. Après lui le roi de Bohême fut élu. C’était un Jagellon. Entre ces trois royaumes de Hongrie, de Bohême et de Pologne que menaçaient les mêmes dangers à savoir le germanisme au dedans, la poussée orientale au dehors et dont les institutions oscillaient dangereusement entre le principe héréditaire et le principe électif, il se nouait ainsi de passagères unions qui ne pouvaient conduire à aucune collaboration féconde tant les trois peuples étaient mal faits pour se comprendre et s’associer. Aussi bien le rempart opposé par Hunyade et son fils allait-il céder. En 1526 le roi Louis II périrait à la bataille de Mohacz à la tête de ses troupes, Bude serait prise par les Turcs dont, deux siècles durant, le despotisme meurtrirait la Hongrie.

À ce moment il n’y avait plus ni Bulgarie, ni Serbie, ni Roumanie, ni Slovénie. Le flot turc avait tout recouvert. Mais nous retrouverons ces peuples aux temps merveilleux de leurs résurrections.

v

Un pape d’autrefois définissait l’Italie « une lyre à quatre cordes qui ne veulent point s’accorder ». Les quatre cordes c’étaient Rome, Venise, Florence et Milan. Naples ne comptait plus aux yeux des Italiens. Non qu’elle ne fût italienne de langage et de race mais l’Espagne y gouvernait. La Sardaigne avait dès le xivme siècle, été arrachée par les rois d’Aragon à la suzeraineté de Pise ; ils lui avaient donné des institutions autonomes sous la direction d’un vice-roi espagnol. Puis ç’avait été le tour de la Sicile et enfin de Naples. La domination espagnole y devait durer jusqu’en 1713 où le traité d’Utrecht lui substituerait celle de l’Autriche. Sous ce régime tout en façade, la ville de Naples vécut une vie d’exubérance sensuelle entièrement dépourvue d’intérêt politique tandis que le royaume dont elle était la capitale somnolait dans une médiocrité retardataire. Mais la lyre possédait une cinquième corde dont il eût été difficile de deviner le rôle prépondérant dans la réalisation de l’accord futur ; c’était la Savoie. Nous avons déjà parlé de l’Italie de la Renaissance. Il y a lieu de compléter par quelques traits sa physionomie à la veille de l’éclosion de ce grand mouvement.

L’État pontifical figurait une longue bande coupée en deux par l’Appenin. Lorsque les papes étaient rentrés de leur exil d’Avignon, ils avaient trouvé Rome transformée en une sorte d’échiquier. Retranchés dans les forteresses qu’ils s’y étaient construites avec les débris des monuments antiques, des seigneurs guerroyaient sans trêve. Le palais de Latran s’écroulait. Nicolas V commença d’édifier le Vatican. Pie II, après lui s’appliqua à déblayer les rues, à abattre les murailles intruses, à rebâtir et à restaurer dans la mesure du possible. Pendant ce temps la fortune de Florence approchait de son apogée. La ville avait été pendant plusieurs siècles la proie d’interminables guerres civiles. Autant qu’ailleurs on s’y était battu entre partisans du pape et de l’empereur, « guelfes » et « gibelins ». Plus qu’ailleurs on s’y était battu entre nobles et bourgeois. Et à défaut d’une victoire définie, ces derniers, par un phénomène assez singulier, étaient sortis de ces longues luttes, grandement enrichis. Il advint alors — et sans doute pour la première fois dans l’histoire — que la propriété mobilière l’emporta en crédit et en considération sur la foncière. Cette nouveauté ne se trouva point compromise par la catastrophe financière de 1347. Le roi d’Angleterre Édouard III avait emprunté à deux des plus puissantes maisons de banque de Florence environ cent cinquante millions de francs qui ne furent jamais remboursés. Il en résulta une faillite retentissante. Les Florentins pourtant continuèrent de s’adonner au commerce de l’argent et d’y trouver de l’agrément et sans doute quelque consolation d’être mal gouvernés. Car ils l’étaient. De temps à autre on recourait par dépit à un dictateur étranger comme ce Gauthier de Brienne, dont les croisades avaient fait un duc d’Athènes et qui, convié à administrer Florence, le fit avec une brutalité sanguinaire (1342) dont ses sujets se lassèrent vite. En ce même siècle la peste désola la cité et réduisit la population au chiffre de soixante-dix mille habitants. Mais la richesse publique n’en souffrit pas ; les recettes continuèrent d’excéder largement les dépenses. Enfin en 1378 un mouvement populaire porta au pouvoir Silvestre de Médicis dont la famille, déjà en vue au xiime siècle, était devenue au xivme l’une des plus riches de la ville. Ce premier Médicis prépara la fortune politique des siens. Quelques cinquante ans plus tard, Cosme de Médicis (1434-1464) était le maître absolu. Sa famille posséda alors en Europe seize maisons de banque. On sait ce que fut son gouvernement : équilibre à l’extérieur, enrichissement au dedans, protection éclairée donnée aux arts et aux lettres, festivités publiques et privées, vertu relative… Laurent de Médicis le continua et l’accentua (1469-1492) si bien qu’une réaction violente fomentée par Savonarole intervint au moment même où les ambitions malencontreuses de leur roi Charles VIII poussaient les Français à la conquête de l’Italie.

Des événements analogues mais bien moins prestigieux avaient rempli parallèlement les annales milanaises. Dès 1311 la famille Visconti y avait établi sa domination et lorsqu’en 1447 sa descendance directe s’était trouvée éteinte, un condottiere, François Sforza allié aux Visconti leur avait succédé. À la fin du xvme siècle, le duché de Milan s’étendait à peu près des Alpes au Po et de la Sesia à l’Adda ; il englobait Parme et Plaisance. Il y avait encore d’autres États en Italie sans parler de Venise et de Gênes. Il y avait Saluces, Mantoue, Ferrare, Bologne, Rimini et aussi les républiques de Sienne et de Lucques ; petits territoire qui ne pouvaient jouer de rôle que par intermittence, et dans le sillon des grands États. Restait la Savoie. Ses princes avaient toute la suite dans les idées qui manquait aux autres et, sans se désintéresser du progrès artistique ou littéraire, ils cherchaient surtout une politique d’agrandissement territorial. Au xiiime siècle, ils avaient regardé du côté de la Suisse ; au xivme, la France les intéressait ; au xvme, c’était plutôt l’Italie mais ils ne cessaient jamais d’être attentifs simultanément à leur triple frontière afin de profiter des événements et de se tenir prêts à s’insinuer dans toute affaire avantageuse pour leur maison ; ils ne réussissaient pas toujours. Alors patiemment, ils revenaient en arrière pour prendre une meilleure route. Ainsi s’édifiait peu à peu entre leurs mains sagaces les assises d’une fortune dynastique qui devait être si durable et, finalement si brillante.

Nous avons laissé l’Espagne au moment où la Castille et l’Aragon allaient se trouver réunis par le mariage d’Isabelle et de Ferdinand, héritiers de ces deux couronnes. Jamais hymen n’avait soulevé plus d’oppositions. Il s’accomplit (1469) malgré le pape, malgré la famille, malgré les intrigues suscitées par les prétendants qui redoutaient d’être évincés. Le peuple plus favorable, avait sans doute l’instinct d’un avenir national et en salua l’augure. La Castille présentait alors un triste spectacle. Les seigneurs, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, terrorisaient le pays par leurs brigandages. La jeune souveraine ne craignit point d’entrer en lutte avec eux. On n’attendait pas d’elle assurément une aussi énergique répression. Quarante-sept châteaux furent rasés d’un seul coup. Sentant la nécessité de poursuivre ces « opérations de police », elle incita les villes à s’y associer, s’appuyant fort intelligemment sur des légistes roturiers et cherchant ses collaborateurs dans les rangs subalternes. Les « hidalgos » s’indignaient d’avoir à obéir à des gens sans « naissance » mais le peuple avait tant souffert du persistant désordre qu’il soutenait la reine même lorsqu’elle s’enhardissait jusqu’à évincer les Cortès et à restreindre les franchises municipales. Elle se trouvait bien plus puissante en Castille que ne l’était Ferdinand en Aragon car les deux royaumes avaient gardé leurs institutions particulières ; ils étaient unis, non fusionnés. Mais dépassant son mari par l’intelligence et le caractère, Isabelle le fit bénéficier du prestige qu’elle ne tarda pas à acquérir. Anxieuse de culture, apprenant le latin alors qu’elle était déjà reine, elle créa une sorte d’académie ambulante qui se déplaçait avec la cour. Elle y appelait les savants étrangers en même temps qu’elle envoyait au dehors pour s’y instruire de jeunes espagnols. Il y eut alors autour d’elle un mouvement intellectuel un peu artificiel mais singulièrement intense. Le snobisme s’en mêlant, les nobles que seul l’art de la guerre avait captivés jusque là s’éprirent de littérature ou de philosophie. On les vit occuper des chaires et des grandes dames donner des leçons publiques. Érasme, témoin de cette effervescence, ne tarissait pas d’éloges devant les résultats rapidement obtenus. Salamanque compta alors sept mille étudiants. Un jour qu’un professeur de renom devait commenter Juvénal (1488) l’auditoire fut si nombreux que, toutes les issues de la salle se trouvant obstruées, il dut être introduit sur les épaules des assistants[4].

Si l’on mentionne à côté de cela les efforts d’Isabelle pour propager la récente invention de l’imprimerie et sa méritoire constance à aider envers et contre tous Christophe Colomb dans ses aspirations à tenter la traversée de l’océan à la recherche d’un continent nouveau, il semblera étrange qu’une souveraine d’esprit si ouvert ait attaché son nom au développement d’une institution telle que l’inquisition. Il y a eu deux « inquisitions » ; souvent on les confond. La première, toute ecclésiastique, sortit au XIIIme siècle de la malheureuse « croisade des Albigeois ». Elle débuta par de simples « enquêtes ». Dans chaque paroisse, un prêtre et deux laïques furent désignés pour rechercher et dénoncer les hérétiques (1229). En 1233 ces recherches furent confiées à l’ordre des Dominicains : Carcassonne, Toulouse et Albi en étaient les centres. Le pape Innocent IV commit l’infamie d’autoriser l’emploi de la torture pour arracher des aveux. Dès lors les princes séculiers eurent intérêt à seconder les inquisiteurs et à dresser le plus possible de bûchers ; ils confisquaient ensuite les biens des victimes. Parties du midi de la France, ces tristes mœurs se répandirent en Italie et en Allemagne. Mais en Espagne, l’inquisition fut royale et politique. Elle s’inspira d’une formule redoutable qu’on peut ainsi traduire : « Ceux-là seuls qui professent la religion de l’État sont des citoyens sûrs et dignes de confiance ». L’intolérance ici ne se réclame pas de la foi professée, de la conviction intérieure mais bien de l’intérêt gouvernemental ; elle est administrative pour ainsi dire. Aussi, à partir de ce moment, la verra-t-on dans tout l’occident, marcher fréquemment de pair avec l’indifférence, voire avec l’incrédulité. L’Espagne était un terrain particulièrement propice à l’éclosion d’une pareille doctrine. Nous avons noté, dès le temps des rois wisigoths, l’âpreté des revendications religieuses. Depuis lors une sorte de croisade à l’état endémique s’y était perpétuée. Les Arabes, après leur défaite définitive étaient demeurés nombreux. Les juifs également, malgré bien des persécutions et des massacres. Plus d’une famille noble se trouvait alliée à eux. Il arrivait que des convertis retournassent secrètement à leurs anciennes croyances. D’autres que l’on traitait de « judaïsants » ou d’« islamisants » s’adonnaient à un christianisme de moins en moins orthodoxe. À l’égard de ces renégats ou demi-renégats, les Espagnols de descendance chrétienne pure entretenaient une haine farouche et croissante. La prise de Grenade (1492) détruisant le dernier vestige politique de la domination arabe les remplit d’enthousiasme. L’inquisition établie depuis dix ans contre les juifs étendit dès lors aux musulmans l’atrocité méthodique de ses autodafés[5]. De la Castille où l’opinion y était entièrement favorable elle passa, non sans y éprouver quelque résistance, à l’Aragon puis au reste de la péninsule. Entre temps les ordres de Calatrava, d’Alcantara et de Santiago — institutions à la fois militaires et religieuses qui, par leurs privilèges et leurs richesses auraient pu faire obstacle à la royauté — avaient été annihilés, le souverain s’en étant, grâce à la complicité pontificale, proclamé grand-maître. Ainsi se constituait rapidement le soubassement absolutiste sur lequel allait s’appuyer l’impérialisme de Charles Quint.

Le Portugal s’est développé en marge de l’Europe. Aussi l’occasion d’en parler ne s’offre-t-elle guère qu’indirectement. Son existence d’ailleurs déroute celui qui voudrait chercher sur la carte la raison d’être de son autonomie géographique. Le Douro et le Tage, en effet, sont des fleuves foncièrement espagnols qui descendent des plateaux castillans. Pourquoi leurs vallées se trouvent-elles coupées transversalement par une frontière linguistique dont, d’autre part, on ne relève pas dans l’histoire les motifs ethniques ? Les Portugais sont de même origine que leurs voisins ; leur vie première s’est écoulée au milieu des mêmes luttes acharnées dirigées contre l’Arabe, intrus et mécréant. Seulement ici, ces luttes sont demeurées locales et sans horizons. Sur les trois autres façades du quadrilatère ibérique des perspectives intéressantes s’ouvraient ; la quatrième ne donna longtemps que sur le vide de l’océan. La population qui s’y adossait réduite à elle-même et ignorant les contacts éducateurs dont profitaient les autres habitants de la péninsule, ne tarda pas à se différencier d’eux. Elle garda notamment son langage plus intact.

La croisade ibérique attirait nombre de chevaliers étrangers, français surtout. L’un d’eux, un prince de la première maison de Bourgogne, Henri, devenu l’époux d’une fille du roi Alphonse VI de Castille reçut de son beau-père les terres du bas-Douro avec permission d’y ajouter tout ce qu’en ces parages il réussirait à conquérir sur les Arabes. Ainsi naquit le comté de Portugal proclamé indépendant en 1131 et érigé en royaume huit ans plus tard. Coïmbre en fut la capitale puis Lisbonne. Des chefs sages et équilibrés développèrent les richesses agricoles du pays. On exploita des mines. Un commerce naquit avec l’Angleterre et les Flandres. La dynastie bourguignonne s’étant éteinte, une dynastie de sang national lui succéda. Dès lors les progrès maritimes furent lents mais constants. Des Gênois et des Majorquais vinrent faire l’éducation des navigateurs portugais encore intimidés par le mystère océanique. Au xivme siècle une flotte se rendit aux Canaries. Lisbonne tendait à devenir une escale assez fréquentée. Alors s’exerça une initiative féconde. Le prince Henri (1394-1460) troisième fils du roi Jean Ier, fondateur de la nouvelle dynastie et dont la mère était anglaise s’éprit des découvertes géographiques. La légende a fait de lui un précurseur de Colomb. Ce qui le distingua, ce fut surtout son esprit scientifique. Jusque là les voyageurs étaient mus dans leurs recherches par l’intérêt personnel ; lui n’eut en vue que d’accroître les connaissances humaines. Aussi l’honore-t-on justement comme le créateur de la science géographique moderne. La côte d’Afrique, de son temps, livra ses secrets. En 1436 on explora jusqu’au Rio de oro et en 1446 on atteignit l’embouchure du Sénégal. Puis ce fut le Cap vert dont le nom évoque la surprise engendrée par cette verdure inattendue car la croyance en l’aridité totale de la zone torride était alors universellement répandue. La surprise fut plus grande encore lorsqu’au-delà du golfe de Guinée on dut constater le redressement vers le sud d’un rivage dont l’infléchissement vers l’est après Las Palmas avait semblé définitif. Et puis ç’allait être maintenant l’hémisphère austral à travers lequel on se trouverait sans guide, l’étoile polaire ayant disparu. L’astrolabe avait été jusqu’alors le seul instrument qui combiné avec la boussole, permit de se diriger. On mesurait l’angle formé par la direction de l’étoile polaire avec l’horizon et l’on savait ainsi approximativement la latitude et l’heure pendant la nuit. Que faire désormais ? Le prince Henri était mort, mais sa pensée avait survécu. Le roi Jean II (1481-1495) se préoccupa du nouveau problème ; il assembla une commission composée de ses deux médecins, d’un allemand de Nüremberg et de deux israélites. Après études et recherches, on convint de se baser sur la mesure de la hauteur méridienne du soleil. Pouvant calculer chaque jour la distance du soleil au pôle à midi, il est possible d’en déduire la latitude. Mais les navigateurs ne savaient pas faire les calculs nécessaires ; on les leur prépara au moyen de tables. Aussitôt les expéditions reprirent. En 1482 l’embouchure du Congo fut découverte. En 1486, Diaz passa sans l’apercevoir la pointe terminale de l’Afrique. Il ne l’aperçut qu’au retour et la nomma : cap des tempêtes. Jean II changea ce nom en celui de cap de Bonne espérance. Sur ces entrefaites se répandit le bruit que Christophe Colomb avait atteint l’Inde par l’ouest. Vasco de Gama se proposa de l’atteindre par l’est (1497) en contournant cette Afrique le long de laquelle ses persévérants prédécesseurs avaient jalonné sa route.

vi

Reste à parler des deux pays desquels en cette fin du xvme siècle dépendaient principalement les destins européens, la Bohême et la France.

Sous le roi Ottokar II (1250-1278) la Bohême s’était agrandie de façon surprenante. Son territoire avait atteint l’Adriatique. Sans doute dans sa lutte contre Rodolphe de Habsbourg, Ottokar avait été finalement vaincu. Les provinces autrichiennes lui avaient été reprises. La monarchie n’en demeurait pas moins très puissante mais à chaque fin de règne l’obligation d’élire le nouveau souverain engendrait des querelles et des difficultés. La royauté élective est toujours exposée à ce péril. Ainsi lorsqu’Ottokar eût disparu, cinq années se passèrent avant qu’on pût se mettre d’accord sur l’élection de son fils Wenceslas. Il existait en Bohême une cause de division plus alarmante encore. On l’avait imprudemment germanisée. Cela datait de loin. Pendant longtemps il n’y avait eu que des évêques allemands. La cour était allemande de ton et de goûts. Dans les villes une bourgeoisie allemande s’était implantée qui vivait à part et ne consentait point à frayer avec les Tchèques. Cet élément importé représentait du reste un progrès économique considérable. Dès la fin du xime siècle, Prague attirait « des marchands de toutes nations ». Il s’y trouvait, dit un chroniqueur, de nombreux juifs « tout pleins d’or et d’argent ». À la fin du xiime siècle, la langue tchèque acheva de se fixer et s’épanouit : nouveau sujet de dispute. Jusqu’alors la littérature avait été surtout ecclésiastique et latine. À cet essor du langage national, les hautes classes demeurèrent indifférentes. Le mouvement resta populaire : un mouvement pro-allemand y répondit. À ce moment la vieille dynastie au sein de laquelle on s’était accoutumé à choisir le roi vint à s’éteindre. Ce fut un prince allemand, Jean de Luxembourg[6] qui se trouva porté au trône. Bien francophile d’ailleurs. Nous l’avons vu faire de la France son séjour favori et devenu aveugle combattre pour elle à Crécy et y trouver la mort. Après lui son fils l’empereur Charles IV, élu roi de Bohême, joua dans ce pays un rôle éminent. La prospérité devint énorme. La beauté et la richesse de Prague attiraient les visiteurs mais les Tchèques que comprimait la force organisée et cohérente des Allemands répandus dans les villes, se plaignaient d’être comme « exilés dans leur propre patrie ». À l’inverse d’Ottokar, souverain tchèque qui s’était appuyé sur les Allemands, Charles IV prince allemand, pencha vers les Tchèques. Il propagea leur langue. En créant le siège archiépiscopal de Prague (1344) il les émancipa du joug des archevêques de Mayence. L’université fondée en 1347 atteignit vite un haut degré de renommée. Pendant deux siècles elle exercerait par ses dix mille étudiants et la valeur de leurs maîtres une attraction considérable. La fondation d’universités rivales, Cracovie (1362), Vienne (1364), Heidelberg (1386), Cologne (1388), Erfurth (1392) ne réussirait pas à atteindre son prestige mais dès la mort de Charles IV (1378) l’université de Prague entra avec véhémence dans le courant réformateur qui se dessinait un peu partout, et surtout dans les milieux universitaires. Paris qui avait d’abord marché de l’avant s’était assagi : Prague prit la tête.

En Bohême la nécessité d’une réforme ecclésiastique s’affirmait. L’Église était en proie à l’ignorance et aux mauvaises mœurs. Le clergé se montrait insolent, refusait l’impôt. Des quantités de couvents captaient la richesse. Le mouvement de réformes s’étendit rapidement ; toute la population s’y intéressa. Parmi ses directeurs, il y eut des nobles, de riches marchands ; la passion populaire se manifesta ; le slavisme apparut sous la forme d’un mysticisme caractérisé. L’action de Jean Huss (1369-1415) vint intensifier tout cela. Sa doctrine s’inspirait des enseignements de Wyclef mais l’esprit en différait. Et chez Jean Huss, l’esprit l’emportait de beaucoup sur la lettre. De plus la haute valeur littéraire de ses discours et de ses écrits apporta au nationalisme tchèque un renfort certain. La prépondérance germanique fut peu à peu éliminée de l’université. Un jour vint où le conflit devait éclater. Deux mille professeurs et étudiants « germanisants » quittèrent Prague (1409). Huss fut interdit, excommunié. Le pape promit des indulgences à qui le combattrait. « Dieu seul, répondit-il, remet les péchés et non le pape ». Les étudiants tchèques brûlèrent les bulles pontificales. Jean Huss convoqué au concile de Constance crut devoir s’y rendre sur la foi d’un sauf-conduit trompeur. On le jeta en prison. Son procès fut inique. Il fut brûlé le 6 juillet 1415. Il s’était réclamé des droits de la conscience individuelle. C’était bien un protestantisme complet qui avait ainsi surgi au centre de l’Europe.

Toute la Bohême se leva. Un peuple entier se sépara de Rome. À Prague la révolution s’affirma par la prise de l’Hôtel de ville (1419) et la « défenestration » des conseillers qui résistaient. Dès 1420 la révolte, organisée, restait maîtresse du terrain. Elle était à la fois démocratique et slave. Toutes les idées d’émancipation sociale et d’égalitarisme qui depuis un demi-siècle agitaient l’Europe semblaient s’être concentrées en Bohême. Contre elles la bourgeoisie allemande fit bloc accentuant le caractère ethnique du conflit. La masse des paysans et la petite noblesse (ceux qu’on appelait les chevaliers) se trouvèrent comme soudés ensemble par des passions d’ordre différent sinon contradictoire, la passion révolutionnaire et la passion nationaliste. Les ententes de cette sorte ont une puissance offensive extrême mais peu durable. Celle-ci mit quatorze ans à s’épuiser (1420-1434) et ses violences la perdirent. Le camp de Tabor fut le centre du mouvement ; Ziska, le chef, était un fanatique mais habile et courageux. Déjà borgne, il perdit complètement la vue et continua néanmoins de conduire la guerre ; une guerre moderne, novatrice en tactique et en stratégie et où des charrettes armées servaient alternativement de remparts et de chars d’assaut. À Ziska succéda Prokop (1424) qui organisa une véritable terreur à l’aide de laquelle il réussit en 1431 à grouper quarante mille cavaliers et quatre-vingt-dix mille fantassins. Palacky conte que les paysans et les ouvriers se cachaient pour éviter d’être enrôlés ; envoyés de force au régiment, ils s’évadaient à la première occasion. L’armée se renforçait, il est vrai, de volontaires étrangers mais généralement peu recommandables. « Les succès des troupes taboristes, écrit Kautsky, attiraient dans leurs rangs quantité de gens de toutes sortes à qui l’idéal taboriste demeurait tout à fait indifférent et qui recherchaient peut-être quelque gloire mais avant tout, du butin ».

Cet idéal d’ailleurs, tendait à s’effacer. Les chefs pillaient et s’enrichissaient. On avait proclamé le communisme mais peu à peu l’égalité des moyens de subsistance ne fut plus qu’un dogme négligé : « de nouveau on trouva des riches et des pauvres et les premiers ne se montraient aucunement disposés à partager leur superflu avec les seconds ». C’est ce que constate un témoin, Æneas Sylvius Piccolomini qui fut ensuite le pape Pie II. « Naguère, dit-il, ils considéraient tous les biens comme communs mais maintenant chacun vit pour soi et les uns ont faim tandis que les autres regorgent de richesses ». Ainsi l’initiative égalitariste échouait d’elle-même, usée par son propre pouvoir et par les circonstances qui l’obligeaient à de perpétuels excès ; car il lui avait fallu s’imposer tyranniquement au moyen de brutales victoires sans cesse renouvelées. C’est là ce qui donne à cet épisode de l’histoire européenne un si haut relief. On y saisit sur le vif l’impossibilité pour tout communisme isolé de s’implanter de façon durable et l’on comprend comment un tel régime ne saurait avoir d’application pratique intégrale sinon dans un monde lentement préparé à en accepter les principes. La Bohême pourtant avait offert à l’expérience des conditions particulièrement favorables, puisque le communisme s’y était trouvé épaulé par les passions nationalistes et religieuses. De même que le pays ouvrait géographiquement sur trois horizons, oriental, germanique et latin, l’édifice qu’on tentait d’y élever possédait trois façades. Nous venons de voir s’écrouler l’une, la façade socialiste grâce aux fissures rapidement engendrées par l’absence de fondations solides. Il en fut de même de la façade nationaliste. Une généreuse ardeur avait enflammé l’esprit tchèque. Il avait pris conscience de son rôle futur d’avant-garde du monde slave. En même temps il avait entrevu l’occasion d’une revanche longtemps souhaitée sur le germanisme envahissant mais tel un guerrier qui se serait aventuré sur le champ de bataille, se retournant il se vit seul. Le monde slave ne suivait pas car il n’était pas encore capable de suivre. Et, en avant, le germanisme se dressait, muraille impressionnante par sa hauteur et son étendue. Où allait-on ? Que cherchait-on ? Pouvait-on se flatter d’émanciper la Bohême des voisinages et des collaborations que lui imposaient la géographie et l’histoire ? Ainsi le doute pénétra dans les âmes et les désarma. Restait la troisième façade, la façade religieuse, des trois la plus résistante. Là il y avait une longue préparation préalable et aussi un besoin urgent à satisfaire. Depuis longtemps le vent de la réforme soufflait parmi ces hommes, les inquiétant et les exaltant tour à tour. Jean Huss avait donné une formule à leur espoir, une formule pure et sainte qui les avait rassemblés autour de lui. Martyrisé, il était plus que jamais le chef de ce peuple soulevé par sa parole. Le communisme abandonné, le nationalisme ébranlé, le « hussisme » survivait, c’est-à-dire la foi en une Église rajeunie, ramenée au Christ et libérée de la corruption et de la superstition. Rome aperçut le péril et plutôt que de l’affronter, s’employa à le tourner. Instruite par ses propres maladresses au temps des Albigeois et comprenant combien la mort de Jean Huss l’avait desservie, elle consentit à ses disciples au concile de Bâle des concessions dont l’habileté détacha et ramena à elle les plus modérés, les séparant des intransigeants. Elle ne cédait du reste — et avec l’arrière-pensée de reprendre bientôt ce qu’elle donnait — que sur des points rituels, autorisant, par exemple, la communion sous les deux espèces. En même temps elle s’efforçait d’accroître par des intrigues les rivalités et les divisions. L’heure de la bataille finale sonna. Treize mille « Taboristes » sur dix-huit mille qui restaient furent égorgés. La Bohème était épuisée : de grandes richesses artistiques avaient péri. Comme tant de révolutions violentes, celle-ci ne laissait derrière elle que des vaincus ; le niveau social s’était abaissé ; la grossièreté se répandait ; des ruines couvraient le pays. Il se releva pourtant plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. Il trouva en Georges de Podiébrad (1451-1471) un chef excellent, sage et ferme dont la figure évoque par certains traits le roi de France Henri IV. Régent d’abord, souverain élu ensuite, il se donna pour tâche de maintenir l’équilibre entre les tendances, les passions, les intérêts qui s’étaient si violemment heurtés. Pie II ayant révoqué les concessions consenties au concile de Bâle, éprouva à Prague une résistance qui l’inquiéta. Tout n’était pas dit évidemment et les germes réformateurs déposés par Jean Huss et ses disciples n’étaient pas extirpés. Mathias Corvin, roi de Hongrie, se fit le champion de l’unité catholique romaine, heureux d’un prétexte pour attaquer la Bohême. Mais il trouva à qui parler. Entre temps, les études universitaires reprenaient et l’ordre se consolidait. Podiébrad n’en sentait pas moins la fragilité de cette restauration. Il rêva d’un tribunal suprême constitué par les souverains d’Europe ; il s’efforça de gagner à ses vues Louis XI de France. Projet prématuré qui révèle toutefois une rare hauteur de vues. Malheureusement ce roi improvisé était sans héritiers. Il conseilla d’élire après lui Ladislas Jagellon de la dynastie polonaise. Et la Bohême rentra dans l’ombre.

Au début de la seconde moitié du xvme siècle deux questions capitales se posaient pour la France — et subsidiairement pour l’Europe occidentale. Qu’allait-il advenir de la Bourgogne ? Et puis la politique capétienne allait-elle revivre ou bien le système Valois s’implanter définitivement ? Il va de soi que cette dernière alternative ne se formulait point de pareille façon. Bien peu sans doute, parmi les contemporains, eurent pleine conscience du dilemme. Les termes ne s’en opposaient pas moins et ils devaient se heurter aux États-généraux de 1484.

À dix-sept ans, le futur Louis XI se sentait impatient du pouvoir. Relégué par son père Charles VII dans le Dauphiné, il y avait témoigné de son indépendance de caractère en instituant un parlement à Grenoble et une université à Valence. Le sens patriotique lui faisait défaut. Il le marqua notamment dans un moment de rancune contre son père, en incitant les Anglais à opérer en France un débarquement armé. Les circonstances sans doute étaient troubles mais elles l’avaient été davantage encore au temps de Jeanne d’Arc. Et le grand élan de véritable patriotisme qui avait alors soulevé le royaume eût dû éveiller dans l’âme du roi prochain un écho prolongé. Il n’en fut rien. Dauphin ou roi, Louis XI se préoccupa bien d’abaisser les grands vassaux à son profit mais sans convier le pays à l’aider dans cette entreprise d’assainissement.

Entichés de féodalisme, les Valois avaient créé de nouveaux apanages et reconstitué de véritables dynasties provinciales. Les princes du sang capables de lutter efficacement contre le trône étaient principalement : le duc d’Orléans (celui qui écrivit si joliment en vers), le duc d’Anjou, le duc d’Alençon et le duc de Bourbon. Le premier possédait Orléans, Blois, Soissons…, le second, l’Anjou et le Maine sans compter la Provence ; il revendiquait aussi la Lorraine et Naples, voire même le trône de Hongrie et celui de Jérusalem ! Le troisième détenait Alençon et le Perche ; le quatrième, Vendôme avec le Bourbonnais et le Beaujolais, plus une partie de l’Auvergne. La Bretagne n’était toujours pas ralliée. Au sud, les comtés de Foix, d’Armagnac et d’Albret étaient de petits territoires mais gouvernés par des seigneurs remuants dont il était bien malaisé de faire façon. Tout cela pourtant eût été presque négligeable en tant que sources de difficultés en comparaison de ce que représentait la puissance bourguignonne.

Nous avons vu cette puissance se constituer sous sa forme nouvelle et grandir aux temps malheureux de la guerre dite de cent ans. Celui qui en était investi régnait en fait et en droit non seulement sur la Bourgogne et la Franche-comté mais sur les Pays-Bas (Belgique et Hollande) et possédait en outre les villes d’Amiens, St-Quentin, Péronne, Montdidier et Abbeville. C’étaient là assurément des domaines disparates et discontinus auxquels Dijon servait pourtant de centre réel parce qu’ils tenaient ensemble par le double lien de la richesse et de l’art. Seuls épargnés au cours des événements qui avaient appauvri la France, il n’est pas surprenant que ces pays fussent en grande prospérité. D’autre part la cour ducale qui cherchait à attirer par son faste les regards de toute l’Europe ne pouvait manquer de devenir le point de mire des artistes dont elle était seule à même d’encourager le talent en le rémunérant de façon suffisante. Par elle l’art flamand affirma sa prépondérance. Dans son pays natal des monuments comme les halles d’Ypres ou le beffroi de Bruges — et bientôt les merveilleux Hôtels de ville de Bruxelles et de Louvain attestaient l’originalité de ses aspirations. Van Eyck ouvrait à la peinture des perspectives nouvelles et le hollandais Sluter installé à Dijon dès la fin du xivme siècle avait laissé derrière lui une école de sculpture d’un puissant réalisme. L’art français n’était peut-être pas moins doué mais faute de protection, il n’affirmait que timidement son autonomie. On la lui a longtemps déniée. C’est la critique moderne qui a mis en lumière ce qu’il y eut de spécialement national dans le talent d’un Jehan Fouquet ou d’un Nicolas Froment. Par le malheur des temps les magnifiques ateliers de tapisserie de Paris avaient dû émigrer à Arras et à Bruxelles. Ainsi les ducs de Bourgogne, les « grands ducs d’Occident » comme déjà ils aimaient à être qualifiés, concentraient dans leurs États l’effort vers la beauté et faisant figure de mécènes inspirateurs alors qu’ils étaient surtout en ceci bénéficiaires des infortunes d’autrui.

Lorsque le duc Philippe le bon mourut en 1467 il laissait pour héritier son fils Charles, comte de Charolais que l’histoire connaît sous le nom de Charles le téméraire. Il y avait alors six années que Louis XI régnait en France et déjà il y avait passé par de dures expériences. Les grands vassaux qui s’étaient unis volontiers à lui jadis contre son père et dont il avait la candeur de vouloir se faire maintenant obéir avaient formé contre lui une dangereuse coalition dénommée : ligue du Bien public, malgré que le bien public fut assurément le dernier souci des coalisés. Obligé de leur céder, le roi de France s’était trouvé, dit un auteur, « ramené au temps de Louis le gros ». Jugement d’ailleurs très exagéré. Une différence primordiale subsistait entre les deux époques. La royauté capétienne avait poussé dans le sol français d’assez fortes racines pour y avoir engendré une opinion publique qui bien que silencieuse et dissimulée faute d’organes par lesquels se manifester, constituait aux côtés du roi une force considérable. Celui-ci, à défaut d’un grand sens politique, savait se faire des amis parmi les petites gens qu’il s’entendait à interroger et à flatter. Mais il avait de ses talents une trop haute opinion et se jugeant capable de duper tout le monde commença par se faire abondamment duper lui-même. Le duc Charles n’avait pas moins de suffisance ni davantage de scrupules. Les deux rivaux s’affrontèrent à Péronne qui appartenait au duc et le roi s’y étant bonnement présenté s’y vit retenir prisonnier. Il ne se libéra que fortement rançonné et en même temps humilié et bafoué. Ce dernier point toutefois ne lui était guère à cœur, son orgueil étant d’une autre nature que celui du duc. Il ne se tenait jamais pour engagé par aucune espèce de parole. Rentré chez lui, il se reprit à échafauder mille intrigues et à mettre sur pied un vaste système de corruption.

Cependant Charles le téméraire assiégeait Beauvais : siège mémorable à raison du rôle qu’y joua une femme, Jeanne Hachette. Il s’entendit avec Édouard IV lequel continuait à s’intituler : roi de France et d’Angleterre. Édouard débarqua en France. Louis XI se fit battre mais par bonheur pour lui Édouard et Charles qui se jalousaient ne purent s’entendre pour une action commune. Charles se retourna du côté de la Lorraine, s’en empara et s’établit à Nancy. Désormais il pouvait aller de Dijon à Gand sans sortir de ses terres ; cela lui constituait un patrimoine considérable et d’un seul tenant. Mais assoiffé de grandeur et d’omnipotence, atteint peut-être d’une sorte de neurasthénie, il chercha querelle aux Suisses. Nous avons déjà vu l’étonnante issue de cette aventure, les mémorables victoires de Grandson et de Morat qui tirèrent la France d’un péril singulier. Comme conséquence, la Lorraine se souleva et l’an 1477 Charles le téméraire périt misérablement dans un combat sous Nancy.

Il laissait une fille unique, Marie, âgée d’environ vingt ans. Louis XI fit preuve envers elle d’une grande maladresse. Au lieu de l’attirer et d’offrir à son isolement une protection séante, il la jeta par ses mauvais procédés dans les bras d’un époux par qui elle était pressée de se sentir défendue, Maximilien d’Autriche. Ce mariage dont il devait résulter tant de malheurs et une longue suite de sanglantes péripéties fut célébré à Gand où Marie s’était réfugiée après la mort de son père. Louis XI, dit-on, s’en montra « surpris et ennuyé ». Cinq ans plus tard Marie étant morte prématurément, Louis s’occupa de reprendre l’avantage. Le traité d’Arras (1482) lui donna satisfaction. Il parvint à détacher la Bourgogne et à la garder. Quant à l’Artois et à la Franche-comté, ils serviraient de dot à la petite princesse Marguerite, fille de Marie et fiancée dès alors au dauphin. Au même moment Louis XI eut la chance d’hériter de la Provence. En 1113 la Provence avait passé par mariage au comte de Barcelone et en 1246 de même à Charles d’Anjou frère de Saint-Louis. La dynastie régnante maintenant s’éteignait en la personne du « bon roi René » qui léguait le pays au roi de France. Il le lui léguait autonome et sain, y ayant à merveille développé le goût littéraire et artistique et acquis une popularité qui dure encore. Ainsi la France rentrait en possession de l’illustre berceau de ses destinées, du sol où « l’ordre romain rencontrant le génie celte », s’étaient posés « les prémisses de la civilisation occidentale » :

Le règne finissait mieux qu’on ne l’eût pu croire. En quoi des contingences heureuses avaient joué le principal rôle. Rendu plus circonspect et plus avisé, Louis XI par son activité et l’adresse de ses incessantes intrigues y avait eu aussi quelque part. Enfin doit-on noter les services de Philippe de Commines (1447-1511), historien célèbre doublé d’un homme d’État trop négligé. À l’intérieur, il est vrai, les résultats étaient loin d’équivaloir aux avantages extérieurs obtenus pendant les six dernières années. Louis XI avait gouverné par saccades capricieuses non sans aspirations clairvoyantes. Il voulait réaliser l’unité des poids et mesures et la suppression des péages, conclure des traités de commerce, faire admettre par la noblesse qu’elle ne dérogeait pas en commerçant (innovation alors prématurée). Beaucoup des réformes dont on fait honneur à son initiative ou à ses intentions avaient été préparées et préconisées par les États généraux et provinciaux. Souvent d’ailleurs il s’arrêtait en chemin ou revenait en arrière. En 1464 il avait institué un service postal comme aux temps romains mais à son usage exclusif ; le public ne devait qu’en 1506 être admis à s’en servir. En 1467 il établit l’inamovibilité des offices royaux mais il s’empressa de manquer lui-même à la règle qu’il édictait. Sa politique religieuse fut singulière au point que nul n’en a jamais su démêler les mobiles secrets. Sous le règne précédent une assemblée mi-laïque mi-ecclésiastique s’était tenue à Bourges (1438) pour examiner les décisions du dernier concile de Bâle. De cette assemblée était issu l’acte connu sous le nom de Pragmatique-sanction. L’article ier reconnaissait la subordonation du pape aux conciles généraux : question d’une haute portée et qui exerça une grande influence dans l’éclosion du protestantisme. La Pragmatique-sanction donnait quelques satisfactions aux désirs d’une partie du clergé français de fixer ses droits et ses libertés. Ce fut en somme le point de départ du mouvement appelé plus tard : gallicanisme. Rome n’avait point accepté la Pragmatique-sanction mais les négociations se poursuivaient en vue de l’y amener. Or Louis XI en 1463 interrompit brusquement ces négociations et supprima l’objet du litige.

Des historiens, ainsi qu’il leur est si souvent advenu, ont donné trop d’attention à ce souverain et trop peu à ses sujets. La France capétienne vivait toujours. Elle s’était remise au travail avec un courage et une patience admirables. Sa force vitale diminuée pourtant de moitié dans les régions que la guerre avait dévastées semblait entière. Elle n’avait même rien perdu de sa gaieté. Une foule de confréries joyeuses l’entretenaient : les Cornards à Rouen, la Mère folle à Dijon, les Sans soucis à Paris. On raffolait du théâtre avant presque qu’il n’y eût de répertoire. Le répertoire il est vrai débutait alors par un petit chef d’œuvre, Maître Pathelin. La Basoche (clercs) et les Escholiers (étudiants) étaient toujours prêts à fournir des acteurs. L’aristocratie se plaisait aux ballades et aux rondels ; le peuple, aux satires et aux chansons ; satires mordantes contre la noblesse, le clergé, les femmes ; chansons légères et fraîches dont le rythme jusqu’alors incertain tendait à se fixer. L’épopée ennuyait. Personne ne songeait à célébrer Du Guesclin ou Jeanne d’Arc. On semblait surtout avide de travail productif et de joyeuse insouciance, l’une étayant l’autre. D’étonnantes audaces progressistes pointaient çà et là. Quoi de plus nouveau que cette Christine de Pisan cherchant à vivre de sa plume et à faire vivre sa mère et ses trois enfants : journaliste et féministe d’avant-garde, faisant du reportage, prêchant des réformes et s’adressant au public par dessus la tête des dirigeants du moment. Quoi de plus étrange que la brève carrière de ce François Villon, poète de génie et coureur de bouges, tirant en quelque sorte du ruisseau la langue claire, précise, étincelante qui serait celle des grands écrivains futurs.

Mais la vigoureuse convalescence qui réveillait les forces réfectives de la France s’accompagnait, comme volontiers en pareil cas, d’une sorte d’éloignement pour la politique, d’une répugnance à s’intéresser aux affaires publiques sinon dans leurs rapports directs avec l’intérêt privé. Et c’est ainsi que les libertés pour lesquelles on avait jadis tant lutté et qui avaient été si près de se cristalliser, aussi bien qu’en Angleterre, en une tradition intangible, ne rencontraient plus dans l’opinion générale l’appui qu’il eût fallu. En 1439 Charles VII s’était fait reconnaître le privilège de lever les « aides et tailles » (c’est-à-dire l’impôt) de sa propre autorité : privilège que sans doute les députés n’avaient consenti qu’à titre provisoire car il était en complète contradiction avec les principes posés en 1355 et 1356, à savoir que « nulle taxe ne pouvait être levée qu’avec le consentement des États ». Philippe de Commines appréciant cette imprudence osa dire que par là le roi faisait « à son royaume une plaie qui longtemps saignera » et plus tard Tocqueville jugera que la Révolution de 1789 a tiré de l’acte de 1439 sa plus lointaine origine. Louis XI n’aimait rien de ce qui eût constitué un contrôle de ses actes. Mais il tenait à dissimuler son despotisme sous des apparences de bonhomie libérale. Il s’était avisé de réunir séparément les États de la « langue d’oïl » à Chinon ou à Orléans, ceux de la « langue d’oc » à Carcassonne ou à Montpellier, évitant par là des assemblées générales dont il redoutait les initiatives possibles. Encore à partir de 1439 s’abstint-il de renouveler ces convocations.

À l’avènement de son héritier le faible Charles VIII qui n’avait que treize ans et était encore sous la tutelle de sa sœur Anne de Beaujeu, on jugea nécessaire d’appeler les États-généraux. Ils s’ouvrirent à Tours (1484). Deux cent quarante-six députés des trois ordres y participaient. L’assemblée se montra digne de celles du xivme siècle « par la précision avec laquelle elle formula les principes du droit national ». Entr’autres harangues explicites, on entendit celle de Philippe Pot, seigneur de la Roche, disant : « Le peuple souverain créa les rois par son suffrage. Ils sont tels non afin de tirer un profit du peuple et de s’enrichir à ses dépens mais pour, oublieux de leurs intérêts, l’enrichir et le rendre heureux ». Il fut rappelé que « la royauté est un office, non un héritage » que « l’État est la chose du peuple et le peuple l’universalité des habitants du royaume » qu’un édit « ne prend force de loi que par la sanction des États-généraux » toutes doctrines vers lesquelles l’esprit public s’était orienté depuis plus d’un siècle mais dont il semblait à présent ne plus apprécier autant la valeur et l’urgence. Et quand au nom du gouvernement, le chancelier répondit que le bien du royaume étant celui du roi, en travaillant pour lui on travaillait pour le peuple, les murmures par lesquels fut accueillie dans l’assemblée cette déclaration ne soulevèrent point d’écho dans le pays. Le pays n’écoutait pas. Or le sophisme qui venait d’être énoncé allait, pendant quatre siècles et demi, dominer l’Europe, égarer les peuples, légitimer les entreprises de despotismes successifs dont la forme pourrait grandement varier mais dont le dogme fondamental demeurait le même ; à savoir qu’entre dynasties et nations s’établit obligatoirement une identité ou tout au moins un parallélisme d’intérêts.

vii

Car il y avait désormais en Europe des nations conscientes de leur propre existence et prêtes à s’opposer, à s’unir, à s’équilibrer : état de choses que l’histoire n’avait pas eu à enregistrer jusqu’alors. Plus tard, au xixme siècle, il s’étendrait à une large portion et — plus tard encore — à la presque totalité de la planète. Présentement il n’affectait que l’Europe occidentale et centrale. Or cette situation dérivait moins dans chaque État de la concentration du pouvoir dans les mains du souverain et de l’amélioration des procédés administratifs que de la généralisation de certaines notions — trois surtout qui aujourd’hui ont pénétré la vie collective au point de nous faire oublier qu’il n’en fût pas toujours ainsi : la notion d’évolution perpétuelle, la notion de libre profit et la notion de contrat.

L’absence de la première avait constitué une sorte de barrage sur la route de l’esprit humain. On avait vu Thomas d’Aquin s’employer à discuter et à résoudre toutes les questions de théologie, de morale, de philosophie et de physique. Alors on avait jugé que « le dernier mot de la sagesse était écrit ». Le moine Albert le grand[7] n’avait-il pas déclaré que « la science est fixée jusqu’à la consommation des temps » ? Pénétré de pareilles doctrines, l’enseignement universitaire avait naturellement déchu. L’université de Paris compromise par ses complaisances anglaises et sa complicité dans le procès de Jeanne d’Arc n’exerçait plus son ancienne primauté mais beaucoup d’autres s’étaient fondées en Europe, de façon souvent prématurée il est vrai et pour la satisfaction d’ambitions locales. Telles foisonneraient quatre siècles plus tard les universités du Far-west américain. La plupart de ces établissements ne pouvaient distribuer qu’une culture embryonnaire et desséchée. Appréciant ce qui se passait à Vienne de son temps, Æneas Sylvius (Pie II) écrivait : « on s’y occupe d’un fatras de mots inutiles ; la rhétorique, la poésie, l’arithmétique y sont presque entièrement ignorées » ; et il ajoutait malicieusement que tel « savant théologien » avait lu « pendant vingt et un ans le premier chapitre d’Isaïe sans en venir à bout ». Il est peu probable que les choses allassent moins bien à Vienne qu’ailleurs. Aussi les lettres païennes qu’en imitation de l’Italie on cherchait à restaurer sur les bords du Rhin et du Danube n’eussent-elles point suffi à triompher de cette stérilité. Il fallait qu’un esprit différent soufflât. L’esprit se leva en effet comme un vent bienfaisant. Notons ce qu’écrit vers 1460 le cardinal de Cusa. Pour lui non seulement « l’espace est infini n’ayant ni centre ni circonférence » mais encore « l’intellect fini qui n’est pas la vérité ne comprend jamais la vérité d’une façon si précise qu’il ne puisse la saisir avec une précision plus grande » en sorte « qu’il est à la vérité ce qu’est au cercle le polygone inscrit lequel se rapproche d’autant du cercle qu’il a plus d’angles sans jamais pourtant lui devenir égal ». Voilà une idée-force et une parole libératrice. L’évangile du progrès a des apôtres. L’évolutionnisme pourra s’emparer de l’horizon et en chasser la doctrine de stagnation.

La question du profit illimité n’avait pas été l’objet de discussions dogmatiques ni provoqué de condamnation solennelle. On n’en tenait pas moins la chose pour jugée. Malgré les entorses données au principe et de plus en plus aisément tolérées, il demeurait entendu que la vente directe avec léger bénéfice était la seule forme de commerce acceptable par la morale et conforme à la loi divine. Donc l’intermédiaire et le négociant en gros se livraient à des métiers théoriquement condamnables et une même réprobation s’étendait sur eux. On confondait également le simple prêteur avec l’usurier. Tout cela n’avait pas empêché des institutions de crédit de se fonder et de prospérer selon les exigences du mouvement croissant d’affaires qui s’affirmait en occident. Mais à bien des égards ce mouvement rencontrait des entraves suscitées par un préjugé si tenace. Jacques Cœur en fut l’une des dernières victimes en même temps que son aventure marqua le triomphe de la liberté du gain. « Maître des monnaies » et grand « argentier » du roi Charles VII, mais surtout commerçant et homme d’affaires, il dessina le type des ploutocrates modernes. Sa maison de Montpellier avait de nombreuses succursales en France et des comptoirs en Méditerranée. Il fit une rapide fortune en même temps qu’il restaurait partout le crédit national. Ce maniement simultané de l’argent et des marchandises, cette conjugaison de l’intérêt privé avec l’intérêt public suscitèrent des soupçons et de l’envie. Jacques Cœur subit un procès inique et tous ses biens furent confisqués. Charles VII avait un penchant notoire pour l’ingratitude. Il se crut sans doute fort généreux de laisser la vie à son ministre. Celui-ci s’enfuit en Italie. Louis XI plus tard accorda à son fils une sorte de réhabilitation silencieuse. À partir de ce moment et sans qu’il soit possible d’en marquer les étapes, le sentiment s’accrédita peu à peu qu’après tout le particulier avait tous droits de s’enrichir par le commerce au mieux de sa chance et de ses capacités sans que la morale eût à intervenir pour réglementer et limiter son profit. Était-ce un bien ? On en peut discuter et rien n’est moins définitif peut-être que le régime individualiste issu de cette doctrine. Que la mise en valeur de l’Europe eût pu se mieux opérer sous un régime inverse n’est pas prouvé mais il ne l’est pas davantage que bien des maux n’en eussent été évités.

Plus incontestablement féconde et génératrice de progrès fut la notion de contrat. Il y avait longtemps qu’elle était apparue aux non-privilégiés comme l’unique recette pour améliorer leur condition. Elle était d’ailleurs très romaine d’origine et les juristes y inclinaient inconsciemment. Ouvriers réclamant la liberté du travail au sein de leurs corporations, marchands désireux non seulement de commercer librement mais de pouvoir réglementer et administrer leur négoce, communes anxieuses de s’assurer des garanties contre les usurpations du pouvoir central, tous ceux qui avaient si longtemps vécu sous la menace d’agressions imprévues aspiraient à ce que leurs devoirs et leurs droits fussent fixés par des ententes régulièrement conclues et enregistrées. Le souverain de son côté y trouvait souvent son compte, exposé qu’il était aux entreprises des grands lesquels en tous pays conspiraient volontiers contre le trône. La pression du reste se faisait trop forte pour qu’on pût longuement résister. Le monde ouvrier avait acquis une réelle unité. Tout maître avait commencé par être apprenti et tout ouvrier laborieux et économe pouvait se flatter de devenir maître à son tour. On ne faisait pas de gros profits mais il y avait de l’aisance. Entre travailleurs la solidarité et l’esprit d’assistance s’étaient développés ; une véritable paix régnait ; les grèves étaient fort rares, le travail de nuit, généralement prohibé.

Ainsi la société péniblement édifiée sur les ruines du monde antique tendait-elle vers sa maturité politique et sociale. Mais des hommes allaient naître et des circonstances se produire qui provoqueraient une série d’aventures au travers desquelles l’Europe dévoyée devait longtemps errer avant de retrouver une discipline et une direction.

  1. D’après le témoignage de Jean de Salisbury, les étudiants allemands nombreux à Paris en l’an 1168 avaient le « verbe haut et la menace à la bouche » en parlant de la France. Ils se moquaient de Louis VII qui pouvait aller et venir vêtu comme un bourgeois au lieu d’être toujours entouré de ses hommes d’armes.
  2. Jaroslav prince de Novgorod fils de « saint » Wladimir avait marqué de grandes ambitions extensionistes. Il avait repris la « Russie rouge » aux Polonais et tenté une expédition contre Byzance en vue de s’en emparer.
  3. La Transylvanie était partiellement habitée par des descendants des colons de Trajan, ancêtres des Roumains actuels. Ils s’y étaient réfugiés, abandonnant temporairement la plaine au temps des grandes invasions. Quant à la Croatie, indépendante puis soumise à Charlemagne et ensuite aux Byzantins, elle avait connu sous Pierre Ier (1050-1073) son apogée. Par la suite Venise lui enleva la Dalmatie et le roi de Hongrie ceignit la couronne croate (1102).
  4. L’intellectualisme espagnol n’avait pas, on doit le dire, jailli spontanément. L’université de Valencia datait de 1208 et celle de Salamanque de 1249. Et sous le règne d’Alphonse X de Castille (1252-1284) prince adonné à la science, à la poésie, à toutes les manifestations de l’esprit au point d’en être parfois comme grisé, un premier mouvement s’était dessiné mais moins complet, moins organisé et d’apparence prématurée.
  5. Les autodafés (littéralement acte de foi) s’entourèrent constamment d’un appareil religieux solennel et dramatique. Et les gens d’église y eurent, bien entendu, leur part de responsabilité. Mais l’inquisition espagnole demeura avant tout affaire gouvernementale ; la nomination des juges appartint au roi et les confiscations prononcées le furent à son profit. Ce fut avant tout un instrument de tyrannie civile.
  6. Jean de Luxembourg avait en Italie rempli un moment les fonctions de « vicaire impérial » poste mal défini et intermittent.
  7. Dominicain (1193-1280) né en Souabe. Il étudia à Padoue, enseigna à Paris mais résida surtout à Cologne. Il avait compulsé les travaux des Arabes, ceux des rabbins, analysé Aristote et constitué une encyclopédie écrasante mais sans vie.