Histoire universelle — Tome III/Texte entier

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Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. -157).

« Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines ; le principe des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit ainsi dans l’esprit, égarant l’homme d’étude aussi bien que l’homme politique… »

PRÉAMBULE

Séparateur

Tandis que, sur la vaste scène oblongue constituée par le bassin de la Méditerranée allaient évoluer les destins de la Rome impériale, trois rangs de peuples étaient venus se masser, de la péninsule ibérique à la mer Noire, comme pour contempler le drame ; tels d’innombrables spectateurs sur les degrés d’un amphithéâtre gigantesque. Mais le sort ne les avait pas poussés là pour regarder. Ils les avaient érigés en héritiers obligatoires du monde romain : héritiers bien différents les uns des autres par le tempérament, les aptitudes, les ambitions et dont les heurts devaient constituer la trame sanglante d’une nouvelle tragédie d’où sortirait cette personnalité jusqu’alors sans visage et sans cerveau : l’Europe. Ainsi, pendant près de dix siècles du vme au xvme environ — l’activité des Celtes, des Germains et des Slaves allait se dépenser principalement à l’édification des substructions européennes, en y employant des matériaux pris dans les ruines de la cité romaine et un ciment fabriqué de façon plus ou moins rudimentaire d’après les données antiques.

Mieux préparés que ne l’étaient alors leurs rivaux à entreprendre une pareille tâche, les Celtes possédèrent encore cet avantage d’être, dès sa formation, associés au fonctionnement de l’empire et appelés en plusieurs circonstances à lui fournir un appui et à lui servir de contre-fort. Mais parce que — après la chute de cet empire — l’idée impériale rebondit d’abord dans leurs rangs et s’empara ainsi de leur mentalité, les Germains en vinrent à se considérer comme des légataires universels ; dès lors ils ne cessèrent plus de vouloir rétablir à leur profit l’ancienne hégémonie. Quant aux Slaves sur qui agissait par ailleurs le voisinage de Byzance, l’hésitation à recueillir leur part de l’héritage latin n’eut d’égale chez eux que la ténacité à continuer d’y prétendre. Ainsi les privilèges celtes, les prétentions germaniques et les indécisions slaves vinrent-elles accroître la violence de conflits dont la géographie — en ne dressant entre tous ces peuples que des frontières fluviales — avait posé le germe fatal.

LA RACE, LES ÉTATS ET LE GÉNIE CELTES

Les Celtes ont subi un fâcheux destin. L’histoire pour avoir égaré leurs titres et confondu leurs traces les a, durant des siècles, non seulement tenus pour défunts mais considérés comme n’ayant joué, de leur vivant, qu’un rôle de minime importance. Et elle a cantonné leur mémoire dans un territoire restreint : Irlande, Pays de Galles, province française de Bretagne. Or la vérité s’est révélée tout autre en ce que les Celtes ont occupé plus de la moitié du continent et que leurs survivances ethniques s’accusent par des traits aussi marqués qu’abondants. Il est instructif de noter qu’une telle erreur scientifique dont les conséquences ont été, en politique, considérables, eut pour cause un fait minuscule et sans doute irréfléchi. C’est en effet l’obstination des Romains à se servir du terme galli (gaulois) pour désigner les Celtes qui est à l’origine de ce long malentendu. Dans ses Commentaires, César le dit expressément : qui ipsorum linguâ celtæ, nostra galli vocantur. Les « gaulois » donc se désignaient eux-mêmes sous le nom de Celtes. Ainsi il n’y a jamais eu de Gaulois pas plus d’ailleurs que de Gaule puisque Rome a commencé par appeler ainsi le nord de l’Italie du temps que les Celtes l’occupaient. Dans un ouvrage de Caton l’ancien écrit environ 170 ans av. J.-C. le terme galli apparaît pour la première fois alors que depuis bien longtemps celui de Celtes était connu et employé ; on le trouve déjà dans Hérodote. Il est vrai qu’antérieurement aux Romains, les Grecs s’étaient servis du mot Galates pour désigner les bandes celtes qui avaient ravagé un moment leur pays et pillé les sanctuaires de Delphes (279 av. J.-C.). D’où venait ce nom ? On l’ignore. Les Romains se bornèrent-ils à lui donner un équivalent latin ? Gallus en latin veut dire coq. Il est certain que, par la suite, ils se servirent avec satisfaction de ce jeu de mots utilisé dans un sens injurieux mais en l’an 170 ils ne connaissaient encore des Celtes que des avant-gardes batailleuses et farouches et ils les eussent plus volontiers comparés à des tigres qu’à des coqs.

Les Celtes, eux, n’avaient aucune hésitation en ce qui concerne l’unité de leur race. Ils l’affirmaient en toute occasion. Que cette race fut dès lors mélangée, cela est possible. Dans la plupart des territoires occidentaux occupés par eux, les Celtes paraissaient s’être superposés aux Ligures dont l’expansion et la puissance auraient précédé directement les leurs et correspondu à ce qu’on appelle l’âge du bronze c’est-à-dire la période pendant laquelle un outillage métallique, remplaçant l’outillage primitif dit de la « pierre polie », permit aux hommes de franchir un premier stade dans la voie du progrès. L’âge qui vint ensuite fut celui du fer donnant lieu à de nouveaux et nombreux perfectionnements. On comprend qu’il soit résulté de pareilles découvertes de véritables bouleversements sociaux. L’importance des régions et l’état d’avancement des populations dépendirent de la présence du minerai ; c’est ainsi que la Styrie, la Carniole, la Carinthie prirent un rapide développement. L’essor celte paraît avoir plus ou moins coïncidé avec cette révolution économique. De bonne heure l’industrie du fer s’inaugura dans les portions de la France qui sont aujourd’hui la Franche-comté, le Morvan, la Haute Marne, le Berri. Les Celtes y étaient arrivés venant de l’est, refoulant ou assimilant les précédents habitants et commençant d’unifier par le langage et les coutumes ce qui allait constituer pour eux un vaste et florissant empire.

Vaste — car au vme siècle avant J.-C., il comprenait presque toute la France, la Belgique et la Suisse et s’étendait au nord jusqu’à l’Elbe, à l’orient jusqu’à la Hongrie ; florissant — car d’un bout à l’autre de ce domaine, un mouvement commercial considérable s’était organisé ; et encore n’était-ce là que le noyau compact du celtisme. Des États celtes existaient en dehors de ces limites, en Ibérie notamment et dans les îles britanniques. Franchissant les Pyrénées au col de Roncevaux des Celtes avaient suivi l’Èbre jusque vers Saragosse, occupé les plateaux de Castille, descendu le Douro et le Tage, atteint l’Andalousie et le sud du Portugal. D’autres avaient passé la mer et s’étaient installés au sud de l’Angleterre et en Irlande. Ce n’était pas encore assez puisque des expéditions furent organisées bientôt pour acquérir d’autres territoires. Un roi du nom d’Ambigat dont le centre de puissance aurait été à Bourges et à l’autorité duquel un grand nombre d’États celtes auraient alors été soumis, se vit conduit par la surabondance de la population à envisager la nécessité de nouveaux établissements. Ses neveux Sigovèse et Bellovèse mis à la tête d’importants contingents se dirigèrent l’un le long du Danube, l’autre vers la vallée du Po. Renforçant les groupements déjà créés en Bohème, poussant jusqu’à la Moravie et à la Silésie d’une part, puis descendant vers le sud et fondant au passage Belgrade, la première expédition mit les Celtes en contact avec l’orient hellénique ; la seconde les établit dans la haute Italie. Ils y fondèrent Milan et après avoir battu les Étrusques, ils entrèrent en conflit avec Rome.

Ils n’y entrèrent point brutalement comme l’histoire anecdotique l’a longtemps donné à croire. Rome livrée par trahison, le Capitole éveillé par les oies sacrées, les sénateurs attendant l’ennemi immobiles dans leurs chaises curules, la rançon enfin dont le poids monnayé est accru par le geste du chef gaulois jetant son épée dans le plateau de la balance en prononçant la parole fameuse : væ victis, malheur aux vaincus !… tout cela n’est point nécessairement faux ni même peut-être exagéré mais il faut y voir les exploits de bandes irrégulières comme il s’en organisait si aisément alors parmi les barbares. Les Celtes qui n’étaient déjà plus des barbares surent fort bien exploiter les richesses de cette fertile vallée du Po dont ils venaient d’évincer les Étrusques et dans laquelle ils devaient séjourner deux siècles. L’histoire de leurs progrès est racontée par l’étude des tombeaux et des objets qui s’y trouvaient enfermés. Quelle lumière l’archéologie n’a-t-elle pas recueillie de cette étude ! Chez tous les peuples antiques, même chez ceux qui ont pratiqué temporairement l’incinération, les tombeaux ont contenu les armes, les parures, la vaisselle, les bibelots favoris du défunt. Combien de guerriers celtes ont été ensevelis, étendus sur leurs « chars de combat » et même de navigateurs scandinaves sur leurs embarcations effilées. Combien de colliers, de bracelets, de vases, de candélabres, d’ustensiles de toutes sortes la science moderne n’a-t-elle pas exhumés et catalogués, dressant ainsi par le secours des rites funéraires le double inventaire des mœurs et de la fortune locales d’une part et de l’autre, des ressources industrielles et commerciales de chaque période successive. Les tombes celtiques de la vallée du Po nous renseignent non seulement sur la prospérité mais sur le prompt raffinement des vainqueurs. Voici dans des tombeaux féminins des diadèmes d’or imitant des feuillages, des dés à jouer, des peignes d’ivoire, des flacons à parfums. Au même temps on constate que chez les Étrusques qui occupaient encore Felsina (Bologne) le luxe n’a pas diminué. Mais bientôt les Celtes reprennent leur marche en avant. Des fouilles opérées dans une localité au sud de Bologne racontent le drame : les temples et les maisons en ruines et dans les cendres des squelettes épars, des armes étrusques et celtes mélangées. Ici eut lieu une suprême bataille. Vers 340 les Celtes atteignaient l’Adriatique. On les signale alors au nord de Ravenne. Pendant un demi-siècle, ils vivent en paix avec les Romains mais s’étant laissé entraîner dans une alliance avec les Samnites, ils subissent une défaite grave (293). En 284 Rome passe de la défensive à l’offensive. Le rivage de l’Adriatique est conquis. Dès lors ce que les Romains ont appelé depuis la « Gaule cisalpine », par opposition à la « Gaule transalpine » (France), se trouve à leur merci. Mais ils prennent leur temps, occupés ailleurs ; et un autre demi-siècle passe. En 225 la lutte décisive survient ; trois ans plus tard, Milan est pris (222). C’est l’heure où sévit le duel épique entre Rome et Carthage. Annibal en Espagne a soumis les tribus celtes indépendantes et lutte encore contre ces tribus mixtes qu’on nomme Celtibères et dont le nom indique le croisement originaire. Maintenant il voudrait entraîner tous les autres Celtes dans sa querelle. Il n’y parviendra pas. Les Celtes se méfient de lui : des contingents isolés et numériquement faibles répondent seuls à son appel et chose curieuse, d’autres contingents de même sang combattent presque aussi nombreux avec Rome contre Carthage. Le fait est incessant dans l’antiquité car chaque race compte de ces hommes aventureux pour qui la bataille corps à corps est un sport passionnant dont il leur est impossible de se passer. Ce qu’Annibal n’a pas obtenu en 218, en 207 son frère Asdrubal est sur le point de le réaliser. Voilà encore un de ces grands tournants où l’histoire semble avoir hésité au croisement des chemins. Que fut-il advenu si le monde celte coalisé eût épousé alors la cause de Carthage, et détruit Rome ?

Mais précisément le monde celte n’était pas coalisé et ne pouvait l’être. Il subissait depuis l’an 300 environ un curieux phénomène ; il se tassait au centre et s’effilochait à la périphérie. Les Belges ou Celtes du nord étaient descendus jusque vers Reims et Soissons ; les Helvètes se pressaient au pied des montagnes de Suisse. Au delà du Rhin, de grands mouvements de peuples s’étaient opérés sur lesquels nous sommes mal avertis. La Germanie en formation s’emparait peu à peu de son domaine futur, refoulant les Celtes, les chassant des rives de la mer du Nord et du bassin de l’Elbe. L’empire — ou pour employer un mot allemand, qui exprime mieux les choses, le Reich — celte se désagrégeait dans l’Europe centrale et orientale laissant subsister en Bohème, sur le Danube, en Illyrie, en Thrace et jusqu’en Russie méridionale des îlots, les uns organisés pour une résistance ethnique assez longue, les autres plus ou moins inorganiques et condamnés à une prochaine disparition. Au contraire sur le sol de France et de Belgique, d’Angleterre et de Suisse il semblait que les Celtes fussent en passe d’absorber tous les éléments étrangers. Ils formaient là l’agglomération la plus étendue et la plus compacte qu’on eût encore vue. Mais comme César devait l’exprimer plus tard en son langage aigu et péremptoire, tout cela, c’était « puissante race, faible société ». On n’a jamais mieux précisé que par ces quatre mots ce qui assurait la pérennité des influences celtes et en même temps vouait les institutions à l’impuissance politique.

Ces institutions oscillaient entre la domination de l’aristocratie et celle du peuple, celui-ci abdiquant parfois entre les mains d’un souverain élu et plus ou moins contrôlé. Des confédérations d’États se formaient, tantôt sous l’influence d’amitiés traditionnelles, tantôt sous l’action d’intérêts immédiats ou d’événements imprévus. Ces gouvernements dépendaient avant tout de la fougue guerrière prompte à se manifester et du culte de l’éloquence toujours prête à se faire sentir, « rem militarem et argute loqui » (se battre et bien parler) a dit des Celtes Caton l’ancien, cherchant à dégager leurs caractéristiques. Et d’autres auteurs, Posidonius ou Diodore de Sicile par exemple, ont complété le portrait par des traits multiples et intéressants. Le Celte est impulsif, généreux « prenant volontiers en main la cause de l’opprimé », hospitalier, souvent naïf, avide de choses nouvelles, de récits merveilleux et malgré cela enclin à des retours de scepticisme qui arrêtent l’élan de son imagination et l’incitent à calculer ; enclin aussi à des mélancolies qui apaisent son exubérance et tempèrent sa joie de vivre ; présomptueux avec cela, usant et abusant de l’hyperbole « soit pour se vanter lui-même soit pour abaisser les autres », goûtant les liens de la famille et le charme de la tendresse conjugale, présentant un singulier mélange d’aspirations progressistes et de passivité coutumière — individualiste enfin, individualiste d’une façon excessive et fondamentale si bien que le long des âges ses descendants continueront d’envisager la collectivité à travers leur propre personnalité et de la vouloir servir chacun à sa façon et selon ses goûts.

Dans le monde ancien rien ne ressemble plus à l’Hellène que le Celte. La linguistique établit entre eux une parenté assez proche ; sitôt remis en contact, leurs affinités créèrent entre eux de l’amitié. Mais le Celte évoque l’image d’un Hellène qui au lieu de descendre vers l’équilibre éducateur de la nature méditerranéenne aurait obliqué vers la région des plaines et des forêts immenses, des vallées assombries et des fleuves interminables jusqu’à ces rivages occidentaux qu’ourle le mystère des grands océans brumeux.

De là le druidisme. Ici plus d’analogie. Ni la Grèce, ni Rome ne présentent rien de semblable. Il faut revenir à l’Égypte pour trouver l’équivalent d’une caste sacerdotale si unie et si puissante. Le cadre solennel des forêts où se déroulent avec une grandiose simplicité les rites druidiques, la beauté de certains préceptes, la noblesse de certains gestes dont le souvenir est venu jusqu’à nous risquent de nous égarer sur le compte de ces prêtres blancs qui cueillaient le gui sacré avec la faucille d’or[1]. Il ne faut pas oublier les sacrifices humains trop longtemps perpétrés et qui font sur la robe blanche une tâche sanglante. Pourtant il paraît bien qu’une noble évolution mentale conduisit les Druides à la conception de l’unité divine et de l’immortalité de l’âme, (du moins les principaux d’entre eux et l’élite de leurs fidèles), tandis que la masse restait adonnée, comme partout, à des pratiques simplement superstitieuses. Cicéron relate son entretien avec un Druide de renom venu à Rome et dont il paraît avoir apprécié l’état d’esprit et l’acquis scientifique. Il ne pouvait s’agir de sciences exactes mais sans doute de vérités intuitives produit de la réflexion, de la sagesse et de l’expérience. Les Druides dont l’enseignement était oral ne formaient qu’un seul corps sous l’autorité d’un pontife suprême élu à vie. Chaque année ils tenaient une assemblée plénière dans une forêt sacrée de la région d’Orléans. Dans chaque cité, ils cumulaient les fonctions de prêtres avec celles d’éducateurs, de magistrats et de médecins. Le respect général auréolait leur mission et l’excommunication constituait dans leurs mains l’arme la plus redoutable. Car les coupables contre lesquels ils la prononçaient se voyaient en quelque sorte retranchés de la communauté non seulement religieuse mais civile. Ils exhortaient la jeunesse à la bravoure, au mépris de la mort, au respect des lois morales… ils luttèrent contre l’esprit idolâtrique et non sans succès. Qu’on se rappelle l’attitude du chef celte pénétrant dans les sanctuaires de Delphes et son rire dédaigneux devant des dieux de métal et de pierre, enfermés dans un édifice. Mais jusqu’à quel point façonnèrent-ils l’âme celte et déposèrent-ils en elle le germe de ses idéalismes futurs ? Nous n’en savons rien. Ils représentaient le celtisme occidental le plus éloigné, le plus extrême. On s’accorde à considérer leur caste et leurs doctrines comme venues de Grande Bretagne sur le continent et lorsque l’action romaine se prononça contre eux, c’est en Grande Bretagne qu’ils retournèrent chercher un asile et peu à peu s’y éteindre dans le mystère des bois.

Tel était le celtisme à l’heure où les destins de Rome allaient rencontrer les siens. Se trouvait-il en décadence ou en progrès normal ? Les partisans de l’une et l’autre thèse n’ont point fini de se quereller à cet égard car ils y apportent cette sorte d’animosité avec laquelle on dispute sur une question historique lorsque les aspects contradictoires en sont symbolisés par les noms de deux hommes qui furent ennemis. Or César et Vercingétorix soulèvent encore, même hors de France, des sympathies et des antipathies passionnées. En réalité les Celtes, au dernier siècle de l’ère ancienne, avaient bien probablement atteint un point de civilisation au delà duquel il leur eut été difficile de s’élever sans le secours d’un principe extérieur. S’ils avaient été en décadence, la magnifique floraison qui suivit n’eut pu se produire aussi complète ; s’ils avaient été en voie d’évolution nationale, cette floraison eut été contrariée par la résistances de forces issues du sol même ; tandis que l’adhésion du celtisme à la civilisation romaine se produisit avec une ampleur et une spontanéité dont il n’existe guère d’autre exemple et qui montre combien l’instinct celte et l’esprit romain étaient faits pour s’associer. De leur union devait jaillir une flamme qui éclairerait et féconderait les âges à venir.

La Grèce, dit-on, eut pu y suffire. Depuis l’an 600 av. J.-C. — date généralement acceptée pour la fondation de Marseille — ses fils étaient établis sur ce littoral privilégié de la nature où les Celtes en arrivant refoulèrent les Ligures puis vinrent se mêler à eux. Marseille ne fut jamais un établissement isolé ; d’autres colonies grecques, Agde, Nice, Antibes… l’environnèrent. Encore moins demeura-t-elle sans rayonnement. Les lettres et le commerce s’y développèrent à la grecque, avec une simultanéité et une vigueur superbes[2]. Colonnades et statues se détachèrent sur son ciel pur tandis que ses marchands s’en allaient par les vallées de la Garonne, de la Loire et de la Seine vendre ou échanger les produits d’orient. Et précisément en raison des affinités de caractère dont nous parlions plus haut, Hellènes et Celtes s’apprécièrent et s’aimèrent. Les seconds n’avaient point d’alphabet ; ils prirent celui des premiers et écrivirent dès lors en caractère grecs. Mais l’admiration que dut leur inspirer la vue des monuments de Marseille ne les incita pas à les copier. Ils continuèrent de construire d’assez pauvres maisons de bois, bornant leurs goûts de luxe aux objets, aux armes, aux harnachements, aux étoffes, aux bijoux mais ne s’élevant pas encore vers les sommets de l’art, de la culture et de la politique. Il leur fallait pour cela une secousse et le contact de formules de vie entièrement différentes des leurs. Il leur fallait l’ordre romain.


LE PRÉCEPTORAT ROMAIN

Ce fut Marseille qui provoqua sa venue — et sans aucune intuition des conséquences qu’aurait son geste. Déjà en l’an 181 puis en l’an 154, elle avait fait intervenir Rome dans des querelles entre elle et des peuplades ligures, ses voisines. Trente ans plus tard (125 av. J.-C.) nouvel appel. La guerre cette fois s’alluma entre les Romains et deux des plus puissants parmi les peuples celtes, les Allobroges (vallée du Rhône) et les Arvernes (Auvergne). Ceux-ci étaient en rivalité avec les Éduens (Autun) lesquels comptaient parmi les « amis » du peuple romain. Car dès alors, les Celtes regardaient du côté de Rome, les uns avec une hostilité méfiante, les autres avec une sympathie admirative. Les Arvernes et les Allobroges vaincus, les légions ne se retirèrent pas. Une nouvelle « province » fut créée, à peu près le triangle Toulouse-Nice-Genève. Narbonne en fut la capitale. Marseille enclavée, conservait son territoire et ses privilèges. La première voie romaine, la via Domitia ainsi nommée du consul qui l’établit, pénétra sur le sol celte, unissant les Alpes aux Pyrénées.

Tout aussitôt — fut-ce coïncidence ou résultat de l’ébranlement produit par répercussion à travers toute la Gaule[3] — la première grande invasion germanique se produisit. Elle venait du nord. À sa tête marchaient les Cimbres bientôt suivis par les Teutons : noms nouveaux sous lesquels comme le dit A. Grenier, il faut voir « des bandes mixtes, d’origine diverse, en quête de terres et d’une nationalité ». Les Cimbres avaient commencé par attaquer les Celtes de Bavière et de Bohème et menacer l’Illyrie. Une armée romaine envoyée à leur rencontre avait été détruite mais renonçant on ne sait pourquoi à profiter de leur victoire, les Cimbres remontèrent vers le Rhin, le passèrent (109 av. J.-C.) et repoussés par les Belges, trouvant une complicité naïve chez les Helvètes, ils commencèrent de piller et de dévaster la vallée du Rhône et les régions environnantes. De 109 à 105, les légions romaines intervinrent à quatre reprises et sans succès contre ces barbares. Jamais l’opinion n’a prêté une attention suffisante à ces années périlleuses pendant lesquelles les destins de l’occident européen furent en jeu ni rendu un hommage approprié à l’énergie romaine qui apporta le salut. Marius, à Aix, l’an 102, anéantit les envahisseurs teutons et, l’année suivante, ce fut à Verceil dans la haute Italie le tour des Cimbres. D’une si terrible épreuve la Gaule sortait à demi ruinée ainsi qu’en témoignent les tombes de cette époque ; leur pauvreté contraste avec la richesse de celles de l’époque précédente. Les ressources de leur sol pouvaient promettre aux Celtes une réfection rapide mais il eût fallu pour cela ou que la menace germanique disparut ou que l’aide romaine s’affirmât. Rome entrait alors dans la formidable crise de corruption, de guerres civiles, de révoltes dont la république devait périr. De tous côtés et dans son sein même se dressaient des alternatives alarmantes. D’autre part le monde germanique encore informe se découvrait à la fois un but et des chefs. Le but : détruire le celtisme. Une véritable haine, née d’une sorte d’antinomie mentale plus encore que de jalousies matérielles, s’esquissait notamment chez les Suèves et chez les Daces. Ces peuplades avaient marché à la rencontre l’une de l’autre ; s’étant jointes elles firent alliance. Burbista, chef des Daces, avait à la fois des allures de roi et de prophète et insufflait à son peuple son ardeur mystique. Arioviste, chef des Suèves, était une manière de brigand capable des pires colères et des pires flatteries, cruel autant que fourbe mais intelligent et avisé.

À la faveur d’une querelle de voisinage entre populations celtes, Arioviste pénétra en Gaule et s’installa dans le sud de l’Alsace. D’autres Germains vinrent le rejoindre. Leur nombre grossissait sans cesse ainsi que leur arrogance. Arioviste parlait déjà en maître de la Gaule qu’il contemplait, de la trouée de Belfort, comme une proie certaine. Pendant ce temps, de l’autre côté du Jura, les Helvètes préparaient une émigration gigantesque. Un chef ambitieux, Orgetorix, leur avait persuadé — en vue peut-être de les décider à l’accepter pour roi — de se transporter sur les rives de la Garonne. Il est à croire que les récentes aventures par lesquelles ils avaient passé et la perpétuelle insécurité de leurs frontières les incitaient à aller vivre sous des cieux plus tranquilles. L’an 58, sur le site où s’éleva depuis la ville de Genève plus de deux cent cinquante mille émigrants volontaires se trouvaient donc assemblés bien en ordre avec chariots et subsistances, attendant la permission de traverser le nord du territoire romain pour gagner la patrie de leur choix.

En travers de tout ce désordre surgit Jules César. Il se trouvait investi pour cinq ans du proconsulat d’Illyrie et de Gaule. Rome à cette heure ne s’intéressait à ces régions que dans la mesure où sa sécurité immédiate l’exigeait. Dans la province dont Narbonne était la capitale, elle avait été précédemment représentée par des fonctionnaires sans foi ni loi comme elle en avait tant. Ils s’étaient conduits en exploiteurs cyniques. Poursuivis par leurs victimes, il avait fallu toute l’éloquence de Cicéron pour les faire acquitter (69 et 67 av. J.-C.). Les ennemis de César pensaient que son seul souci allait être de s’enrichir par des moyens analogues afin de payer les dettes dont ils le savaient obéré. Ils le connaissaient mal. Le grand homme avait de plus hautes ambitions.

César accouru sur les bords du lac Léman (58) commença par refuser aux Helvètes le droit de passage. Ceux-ci tenaient apparemment à leur projet. Ils essayèrent de le réaliser en traversant le Jura. Attaqués sur la Saône, ils se virent contraints de regagner leur pays et les foyers qu’ils avaient eux-mêmes incendiés en partant. César se tourna alors vers Arioviste. À Besançon ce dernier toujours hautain mais déjà un peu inquiet, consentit, après avoir d’abord refusé l’entrevue, à rencontrer le proconsul. César voulait probablement jauger son adversaire qu’il savait en relations avec plusieurs de ses ennemis à Rome. Arioviste aurait été disposé à partager la Gaule mais il n’intimida pas César que de pareils marchés ne pouvaient séduire. Il est probable que dès alors la résolution de César était prise de soumettre la Gaule entière mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, il n’est pas possible de déterminer à quel moment le proconsul conçut le dessein de faire de l’attachement celte la base du régime qu’il voulait instaurer dans sa patrie.

Les pourparlers rompus, on en vint aux mains. Arioviste fut battu et rejeté au delà du Rhin. César rentra aussitôt en Italie afin d’y lever les légions nécessaires. Lorsqu’il eût autour de lui cinquante mille hommes bien préparés, il retourna chez les Éduens où il s’était fait rapidement des amis et prenant pour base d’opérations leur territoire, il marcha sur Reims. La soumission des Rèmes fut complète et immédiate. Mais près de trois cent mille Belges s’armèrent et firent tête contre les Romains. César les défit au passage de l’Aisne, s’empara de Soissons et de Beauvais puis atteignit la Somme. De là tandis qu’une légion se dirigeait vers l’Armorique, César longeant la Sambre rejoignit la Meuse et pacifia la région. À l’automne de 57 les Celtes semblaient prêts à accepter un protectorat romain qui eût assuré leur sécurité en leur laissant la plupart de leurs institutions. César eut eu avantage à s’en contenter. Son intérêt personnel l’y engageait. Mais tandis qu’à Rome on ne saisissait pas encore la question celte, lui l’envisageait principalement dans ses rapports avec la Rome future qu’il voulait édifier. Il paraît avoir surtout cherché à encercler la Gaule, à la couper de tout contact périlleux et à établir solidement son autorité sur les frontières du nord et de l’est puis partant de là, à la pousser peu à peu par persuasion vers l’hégémonie romaine de façon à éviter d’avoir à conduire contre les Celtes cette guerre générale que précisément Vercingétorix allait lui imposer. C’est pour cela que César dirigea outre Rhin en 55 une expédition de menace destinée à effrayer les Germains et en 54 eut l’audace d’aller débarquer en Grande Bretagne sur une flotte construite par ses soins après qu’il eût détruit celle des Armoricains[4] qui eût pu lui couper la retraite. Entre temps il lui fallait s’occuper de l’Illyrie comprise également dans sa circonscription proconsulaire et de Rome où la situation continuait d’être fort troublée.

À son retour de Bretagne, César trouva la Gaule centrale en proie à une effervescence dangereuse. Le pays des Carnutes (Chartres) en était l’un des foyers et sans doute les Druides qui y avaient leur principal établissement en étaient-ils les agents les plus actifs. Dans l’état de choses qui se dessinait, la politique intérieure jouait un grand rôle. Chez la plupart des peuples celtes, un parti romain s’était créé en opposition avec un autre parti anti-romain. Le premier groupait généralement les aristocrates et le second, les démocrates. Vercingétorix que sa situation rangeait parmi les partisans de Rome fit au contraire appel aux forces populaires. Il avait vécu six années avec les troupes de César et, distingué par le chef, en avait reçu des marques d’amitié. Mais une conception très noble de la grandeur celte, de l’unité de la race et des destinées nationales l’inspirait. Avec un zèle, un dévouement, une énergie, une éloquence incomparables, il prépara et dirigea la rébellion (52 av. J.-C.). La tâche n’était pas aisée pour le jeune arverne qu’entouraient chez ses propres concitoyens des méfiances et des embûches continuelles. Son succès surprit César et laissa au cœur de celui-ci une rancune sans pardon car c’était tout le vaste plan du proconsul, tout l’avenir de son œuvre gigantesque qui risquaient de sombrer dans cette aventure. Par une manœuvre admirable de coup d’œil et de célérité, César revenu de Rome en toute hâte marcha sur l’Auvergne obligeant Vercingétorix qui avait établi son armée entre la Loire et la Saône à la déplacer. Aussitôt les légions, apportant dans leur mouvement cette souplesse qui les rendait si redoutables, regagnèrent la vallée du Rhône et la remontant à marches forcées, rejoignirent à Sens les troupes que César y avait laissées quand il était l’année précédente parti pour Rome. Dès lors l’avantage initial que s’était assuré Vercingétorix se trouvait annihilé. Malgré l’ardeur, le sang-froid, l’habileté de leur chef et la quasi-unanimité un moment réalisée par les Celtes dans la coalition contre Rome, César l’emporta. La guerre se termina par le siège d’Alésia (aujourd’hui Alise-Sainte Reine, en Bourgogne : on y voit encore les lignes d’investissement tracées par les Romains). Le vainqueur se montra impitoyable envers celui qu’il rendait responsable de cette longue résistance. Sa cruauté à l’égard de Vercingétorix n’a fait sans doute qu’accroître les sympathies de l’histoire pour le champion malheureux du patriotisme celte. Mais sa vengeance exercée, César mit à panser les blessures de la Gaule la promptitude et l’énergie avec lesquelles il savait agir. Du régime qu’il établit, Fustel de Coulanges a pu dire qu’assurément « il y eût plus d’hommes qui se crurent affranchis qu’il n’y en eût qui se crurent subjugués ». C’est un bel éloge. César vécut dès lors environné de Celtes. La « légion de l’alouette »[5] composée de leurs meilleurs guerriers ne le quitta plus. On s’en indigna à Rome. « Il a déchaîné la fureur celtique, disait-on. Cette race, c’est lui qui l’a soulevée et qui la conduit… à force de vivre au milieu d’eux, il est devenu gaulois lui-même ».

Lorsque, peu d’années plus tard, César périt sous le fer des assassins, le pli était pris ; la tradition vivait. Désormais l’union celto-romaine était accomplie et nul, à Rome — même parmi ceux qui ne professaient aucune sympathie pour elle — ne marchanderait plus à la Gaule l’appui du pouvoir central en attendant que ce pouvoir à son tour en vint à s’appuyer sur elle comme ce devait être le cas à plusieurs reprises pendant les siècles suivants.

Dans les premiers temps de l’empire, Drusus puis son fils Germanicus vécurent en amis parmi les Celtes comme représentants d’Auguste et de Tibère. Ils s’en firent aimer comme plus tard Julien, dont on connaît l’affection pour ses fidèles Parisiens. Entre temps beaucoup d’empereurs séjournèrent en Gaule. Auguste y était venu cinq fois et y avait résidé de l’an 16 à l’an 13. Claude né à Lyon et qui régna de 41 à 54 ap. J.-C. marqua pour son pays natal une préférence infatigable. On a retrouvé gravé sur des plaques de bronze le texte d’un discours prononcé par lui au sénat romain et dans lequel il s’expliquait sur les privilèges déjà accordés aux Celtes et sur les faveurs nouvelles que méritait leur fidélité. Un autre texte non moins suggestif a été conservé. En 69-70 pendant la période d’anarchie qui suivit à Rome la mort de Néron, une insurrection éclata dans l’est fomentée par les Germains. Spontanément des députés de toutes les cités celtes s’assemblèrent à Reims pour examiner la situation créée par la proposition de proclamer l’indépendance de la Gaule. À la presque unanimité l’assemblée qui délibérait en pleine liberté se prononça pour la fidélité à l’empire. Les révoltés furent invités à déposer les armes. C’est alors qu’un général romain, Cérialis, s’adressant à eux, insista sur la permanence de la menace germanique ainsi que sur les bienfaits du régime romain. « Les mêmes motifs de passer en Gaule subsistent toujours pour les Germains. On les verra toujours quittant leurs solitudes et leurs marécages, se jeter sur ces Gaules si fertiles pour asservir vos champs et vos personnes ». Et Cérialis ajoutait : « Nous ne vous avons imposé que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armée en effet, pas de repos pour les nations ; sans solde, pas d’armée ; sans impôts pas de solde. C’est vous qui souvent commandez nos légions ; c’est vous qui gouvernez ces provinces ou les autres. Je dis plus : la vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; les bras des mauvais ne frappent qu’autour d’eux ». Commentant ce discours fameux, C. Jullian observe qu’en effet sous des empereurs cruels ou déséquilibrés, un Caligula, un Néron, un Domitien, la Gaule continua de vivre prospère et heureuse autant que sous les règnes des meilleurs.

Après cette brève secousse, elle retrouva pour un long siècle (70-180) toute sa sérénité. Adrien et son fils adoptif Antonin dont la famille était originaire de Nîmes la visitèrent et l’embellirent. Lorsqu’après la mort de Marc Aurèle, la quiétude générale de l’empire commença d’être sérieusement troublée, les Celtes furent à plusieurs reprises livrés à leurs seules ressources. Un moment ils se trouvèrent presque séparés de Rome et ils élirent des empereurs de leur choix (258-273). Il est remarquable que ces souverains n’aient pas un instant été tentés de réaliser ou de préparer l’indépendance du pays. On a pu dire d’eux qu’ils furent « les vrais défenseurs du nom romain ». À Aurélien et à Probus qui rétablirent l’unité impériale aucune résistance ne fut opposée. Malgré la terrible épreuve des années 275 et 276 où les Germains parvinrent à pénétrer en Gaule et y saccagèrent plus de soixante villes, la fidélité ne fut pas ébranlée. Le ivme siècle apporta un répit. L’horizon demeurait sombre mais le calme régnait. Dans l’empire ébranlé et dont les institutions se désagrégeaient, la Gaule seule restait ferme, compacte et convaincue. Or il y avait plus de quatre cents ans que César l’avait conquise. Une semblable permanence dans les faits et les sentiments ne pouvait provenir ni du raisonnement ni de l’accoutumance mais bien d’une double homogénéité de la race et de la culture et d’une complète harmonie entre elles.

La Gaule celtique avant l’arrivée des Romains devait compter près de vingt millions d’habitants. La Gaule celto-romaine en compta probablement plus de trente. Aucune nation occidentale ne semble avoir été aussi pure de race et l’être restée. Le celtisme antique possédait une grande force d’assimilation et de résistance. Les États celtes, mobiles et querelleurs, tenaient beaucoup à leur autonomie mais au-dessus de cette autonomie politique ou géographique une unité de langage, de pensée et de penchants, une commune conception de la vie établissaient des liens très solides. À cet état de choses, ce qu’on appelle « la conquête romaine » n’apporta pas de modifications. Le terme de conquête doit être pris du reste dans le sens de simple soumission. Les « colonies » romaines établies par les premiers empereurs dans les vallées de l’Aude, du Rhône et de la Moselle ne comprenaient que de minimes contingents. C’est à trente mille au plus que C. Jullian a évalué le nombre de ces colons. « Qu’on double et qu’on triple ce chiffre, a-t-il écrit ; qu’on y ajoute les négociants, les industriels, les fonctionnaires, les esclaves ; cela ne fera jamais une immigration notable, comparable à celle que les Amériques reçoivent de nos jours et qui ait pu modifier le sang et le caractère d’une nation. » Il est certain que les émigrants italiens se dirigeaient plus volontiers vers le Danube ou l’Afrique du nord. Beaucoup de trafiquants étrangers circulaient en Gaule annuellement qui ne songeaient aucunement à s’y établir. Les Celtes étaient bien chez eux ; ils se gouvernaient eux-mêmes et se trouvaient défendus par leurs propres soldats.

L’armée devait se monter à quelques cent mille hommes, en grande majorité celtes, échelonnés depuis Leyde en Hollande jusque vers l’Aar en Suisse. Toutes les vingt lieues à peu près se trouvait une place forte : Nimègue, Cologne, Bonn, Coblentz, Mayence, Worms, Spire, Strasbourg, Augst près Bâle étaient les principales. Trèves formait le centre de l’approvisionnement et du commandement. En outre, au delà du Rhin, une ligne d’avant-postes s’étendait de Coblentz à Ratisbonne. Telle était cette frontière formidable qui, durant trois siècles, contint les barbares et derrière laquelle la Gaule travailla dans une sécurité complète à tous les arts de la paix.

Divisée avant César en peuplades distinctes au nombre d’environ quatre-vingts, la Gaule conserva en somme sa physionomie première sous la division nouvelle que Rome superposa à l’ancienne sans la détruire. Cette dernière n’a point survécu pas plus que celle que plus tard les Francs instaurèrent à leur tour. Les « Narbonnaise » et les « Lyonnaise » se sont dissipées comme l’Austrasie et la Neustrie. Presque partout les anciennes dénominations ont prévalu. Les Bituriges, les Arvernes, les Pictons, les Venètes, les Carnutes, les Rêmes, les Turons, les Lingons, les Tricasses, les Bellovaks, les Ambiani ont donné leur nom au Berri, à l’Auvergne, au Poitou, aux pays de Vannes, de Chartres, de Reims, de Tours, de Langres, de Troyes, de Beauvais, d’Amiens ; et les « Augusta » des Ausks, des Suessiones et des Lemoviks sont redevenues Auch, Soissons, Limoges. Tout cela est de capitale importance. Rien ne montre mieux la survivance celte dans le sol de la Gaule et ne fait mieux comprendre comment les portraits que les auteurs anciens nous ont laissés des Celtes ressemblent si fort au français d’aujourd’hui. Mais rien en même temps n’explique mieux à quel point l’adhésion de ces hommes à la civilisation romaine fut spontanée, enthousiaste et totale.

C’est que cette civilisation leur apportait non pas seulement ce qui leur manquait mais ce dont ils avaient l’instinct et le désir : la beauté ordonnée des édifices et du discours, la logique et le calme d’institutions sûres d’elles-mêmes, la coexistence d’un régionalisme puissant et d’une unité supérieure. Leurs pauvres cités, combien ils les avaient aimées et s’en étaient sentis fiers. Que fut-ce lorsqu’ils les virent se revêtir de marbre et d’or, se peupler de statues, s’embellir de ces portiques et de ces colonnades qui symbolisaient alors, d’un bout à l’autre du monde antique la victoire de l’esprit sur la matière. Leurs paroles, avec quelle application ils s’étaient toujours ingéniés à les bien choisir, à s’en servir pour produire la conviction ou l’émoi, pour entraîner ou subjuguer l’auditoire. Et voilà que leur était offerte, avec l’usage d’une langue incomparable, la connaissance de la rhétorique, c’est-à-dire de la culture la plus délicate dont l’art du langage put alors être l’objet. Ils n’étaient pas moins préparés à apprécier l’organisation municipale romaine ou celle de l’État. La première devait leur apparaître comme le développement logique et perfectionné des rouages dont l’embryon existait dans leurs propres groupements — et la seconde comme la consolidation définitive des liens fédéraux que, depuis plusieurs siècles, ils s’efforçaient de maintenir entre ces groupements. Au début il y eut des différences de traitement et comme une gradation dans les droits accordés à chaque cité mais bien vite l’unification commença de s’opérer en même temps que le nombre augmentait des individus admis au rang partout envié de « citoyen romain ». Lorsque, d’autre part, à Lyon devenue une magnifique capitale, le conseil des Gaules s’assemblait au mois d’août de chaque année dans le site auguste que décoraient entr’autres les statues des soixante cités celtes, les délégués qui composaient ce conseil et qu’avaient désignés les sénats de chacune des cités ne pouvaient éprouver qu’un légitime orgueil pour la situation prestigieuse dont, après tant de tribulations, leurs petites patries jouissaient désormais — et une juste reconnaissance pour la souveraineté qui la leur procurait.

Ces institutions romaines fonctionnèrent en Gaule avec une perfection harmonieuse qui paraît n’avoir été atteinte en aucune autre partie de l’empire, ni en Italie trop proche de Rome et trop exposée aux contre-coups de ses perpétuelles agitations, ni dans les provinces du sud ou de l’est où n’existait aucune homogénéité géographique ou ethnique comparable à celle qui distinguait le pays celte. Ainsi la Gaule fut-elle vraiment la province-modèle et c’est en cette qualité qu’elle servit longtemps de pierre angulaire à tout l’empire.

Il faut ajouter à tant d’avantages que possédaient les Celtes une prospérité matérielle sans pareille. Strabon témoin de la métamorphose s’étonnait de l’ardeur au travail qui avait si vite pris chez eux la place de l’ardeur belliqueuse. Non seulement l’agriculture mais toutes les formes d’activité commerciale et industrielle se développèrent d’une extrémité à l’autre du territoire. Aussi dès le premier siècle de l’ère chrétienne, un historien oriental visitant la Gaule s’émerveillait et notait que « les sources de la richesse semblent y sourdre des profondeurs mêmes du sol. » Et bien plus tard, Ammien Marcellin assurait, parlant de la région de Bordeaux, qu’il serait difficile d’y trouver un seul pauvre. Faisons la part de l’exagération. De telles remarques n’en sont pas moins suggestives.

Comment s’étonner dès lors de l’élan avec lequel le celtisme épousa les idées et les habitudes romaines ou de l’absence d’originalité créatrice qu’entraîna pour lui la persistance de cet élan. Une activité intense dans les écoles et dans les centres intellectuels tels qu’Autun, Poitiers, Toulouse, Bordeaux, Arles… une production incessante des chantiers où des ateliers d’art n’aboutirent à aucune expression nouvelle dans le domaine de la pensée ou dans celui de la beauté. Des rhéteurs et des écrivains de Gaule purent atteindre une renommée mondiale, des édifices nombreux s’élever de toutes parts, la verrerie, l’orfèvrerie ou les objets plaqués parvenir à une perfection que Pline proclamait avec admiration il n’en résulta ni formes littéraires, ni aspects architecturaux, ni motifs décoratifs différents de ce qu’avait inspiré ailleurs le génie romain.

L’âme celte n’en était pas moins vivante. Attendant au fond d’elle-même le jour où elle concevrait la cathédrale gothique et la chanson de geste, elle prenait en silence des leçons d’ordre, de mesure et de maîtrise de soi.


LA POUSSÉE FRANQUE ET SON ÉCHEC

À la fin du iiime siècle, il fut commis en Gaule des fautes irréparables. Cent ans plus tôt on avait réduit de près de moitié les effectifs des troupes de la frontière. C’était une imprudence inspirée à la fois par le sentiment de la sécurité présente et par le désir d’économiser les deniers publics. Lorsque la ligne de défense se trouva rompue — et nous avons vu qu’elle le fût en 275 par les Germains qui dévastèrent tout le nord du pays — les envahisseurs, une fois cette ligne franchie, purent exercer librement leurs ravages, nulle défense d’arrière n’ayant été prévue. Le rétablissement de la frontière et la reconstitution des anciens effectifs celtes s’imposaient alors. Au lieu de cela on se mit à fortifier les villes de l’intérieur ; on y installa de petites garnisons d’auxiliaires barbares. Des cités aussi éloignées que Rennes, Le Mans, Coutances reçurent des Germains. À Paris il y eut des Sarmates. Pouvait-on agir autrement ? Sans nul doute. Maints historiens ont reproché à Rome d’avoir deshabitué les Celtes du service militaire. Le reproche n’est qu’à demi fondé. C’est la plèbe des villes de Gaule qui avait alimenté le recrutement des légions de la frontière et l’offre était si considérable qu’elle avait constamment dépassé la demande. D’ailleurs la valeur des soldats celtes ne baissa point ; bien des témoignages en font foi. Un écrivain de la fin de l’empire le dit en propres termes : « Ils sont bons à tout âge ; jeunes et vieux portent au service la même vigueur ; ils bravent tous les périls. » Les avantages pécuniaires et sociaux faits au légionnaire romain ne cessèrent non plus d’être appréciés par eux mais si les soldats ne manquaient pas, il n’en allait pas de même des officiers. Dans la classe riche les vocations militaires étaient nulles. La montée excessive et rapide du luxe en avait très vite éteint le germe. Or on ne pouvait songer à donner des chefs étrangers aux troupes gauloises et surtout des chefs barbares. Il parut ingénieux de licencier peu à peu ces troupes et d’appeler des contingents barbares homogènes pour les remplacer. La fidélité de ces contingents fut souvent remarquable même contre leurs propres compatriotes car, éblouis par la grandeur romaine, ils étaient fiers de la servir. Leur seule présence sur le sol gaulois n’en préparait pas moins pour le jour où ce prestige faiblirait définitivement, la domination barbare. Quant aux Celtes licenciés, ils refluèrent vers l’intérieur et ne trouvèrent pas à s’y employer. Déçus et mécontents, bientôt chargés de dettes, ils fomentèrent des troubles et grossirent les rangs de ces bandes errantes de déclassés et de révoltés qui à plusieurs reprises commirent en Gaule, principalement dans le nord, toutes sortes d’excès.

C’est donc ainsi — en qualité d’auxiliaires à la solde de l’empire — que les Francs prirent contact avec la terre celte. On les chargeait de la garder. Ils ne demandaient pas mieux étant ses plus proches voisins et n’ayant rien à faire. Ils ne représentaient en effet ni une race distincte ni même un ensemble de tribus unies par des liens politiques stables ou par un passé commun. Ils n’étaient qu’une masse amorphe, une avant-garde du monde germanique poussée là par les hasards de la vie nomade. Dans la suite seulement, ils devaient former entre eux une sorte de vague confédération. Leur nom même était d’usage récent. Tacite ne le mentionne pas dans son énumération des peuples germaniques. On le relève pour la première fois dans un ouvrage consacré à l’empereur Aurélien. Il servit — sans qu’on en puisse connaître l’origine — à désigner finalement les groupes germaniques stationnés sur les bords du Rhin depuis le confluent du Mein jusqu’à l’embouchure. À la fin du iiime siècle il y avait des Francs dans le Hainaut et dans « l’île des Bataves ». On nommait ainsi la Hollande, terre sauvage aux forêts à demi submergées. Comme leur nombre augmentait, il fallut à plusieurs reprises les refouler. Constance Chlore en 292 les avait cantonnés entre le Rhin et la Meuse. En 355 il se produisit comme une poussée sur tout leur front de Strasbourg à la mer. Julien accourut pour les combattre. Il entra à Cologne. La plupart des villes romaines du Rhin avaient leurs fortifications détruites. Satisfait de la leçon infligée, Julien s’empressa de traiter avec les vaincus. Le grand nom de Rome continuait d’ailleurs d’en imposer aux barbares. Julien livra encore une bataille près de Tournai à ceux qu’on commençait à appeler les Francs-saliens (du nom latin de la rivière Yssel) par opposition aux Francs dits ripuaires. Les premiers étaient peu à peu descendus vers le Brabant et les Flandres. Les seconds étaient répandus dans la région de Cologne, les Ardennes, la vallée inférieure de la Meuse. Nous voyons par la relation d’une tournée d’inspection faite par Stilicon le long du Rhin à l’époque de la mort de Théodose (395) que la garde du fleuve était passée presqu’entièrement aux mains de Francs. Garde peu süre. Non qu’ils eussent le dessein de trahir une mission qui leur donnait plutôt de l’orgueil ; mais leur turbulence les jetait fréquemment les uns contre les autres et leur médiocrité ne leur permettait pas de s’élever au contact de la civilisation. Parmi les barbares ils n’étaient pas les plus cruels mais comptaient au nombre des plus grossiers et des moins intelligents. Stilicon apaisa leurs querelles intestines et renouvela les traités. Quelques années plus tard le peu de troupes romaines qui restait en ces régions fut rappelé en Italie pour être opposé à Alaric. Les Francs se trouvèrent seuls à supporter en 406 la cohue des assaillants. Ils furent culbutés. L’agonie de la Gaule romaine commençait. Elle devait durer quatre-vingts ans jusqu’à la défaite de Syagrius par Clovis aux environs de Soissons (486).

Nous avons déjà vu les résultats de la grande secousse de ce début du vme siècle et comment d’étranges monarchies barbares s’élevèrent tant bien que mal sur les ruines du monde occidental romain, celles des Wisigoths en Espagne, des Vandales en Afrique, des Ostrogoths en Italie, des Burgundes dans la vallée du Rhône Que si l’on jette les yeux sur une carte historique de l’Europe vers cette époque, on y voit ces royaumes dessinés en teintes précises avec des limites fixes. Les Wisigoths s’étendent de Gibraltar à la Loire ; ils touchent à Orléans. À droite de la Loire jusqu’aux Alpes dans un sens et d’Avenches à Arles dans l’autre, ce sont les Burgundes. La région entre Metz et le lac de Constance est indiquée comme possédée par les Alamans. Une ellipse dont Tournai et Cologne seraient les deux foyers silhouette les possessions des Francs. L’Armorique reste isolée. Enfin du nord de la Loire à Amiens et de Nantes à Metz à peu près, c’est le domaine romain qui, faute d’un titre régulier, porte le nom du dernier représentant de l’empire, Syagrius. La répartition est exacte en principe mais pour autant qu’on tienne compte des différences de régime. Elles sont extrêmes. Nous l’avons déjà indiqué ; on n’y saurait trop insister. D’abord sous tout cela, il reste la population celto-romaine, abondante et qui n’a ni péri ni été déportée. Dans tout le sud-ouest de la Gaule, les Wisigoths ne représentent guère par rapport à elle qu’un État-major de dirigeants avec une petite armée et quelques forces de police. Encore le souverain s’entoure-t-il de conseillers celto-romains. Il en va de même chez les Burgundes. Peuple de tempérament tranquille mais longtemps errant, adonnés principalement aux métiers de charpentiers et de forgerons, n’ayant point de finesse mais solides et droits, ils ont été décimés dans leur odyssée coupée de batailles. Finalement, cantonnés en Savoie (435), ils y prospèrent. Ils sont là entre le Léman, le Rhône et la Durance, vivant en paix avec les Celto-romains. Un peu plus tard les gens du Lyonnais s’annexeront volontairement à leur territoire (457) et ce territoire vers 475 s’étendra jusqu’à la Méditerranée. Bien entendu ils ne le peuplent pas ; ils l’administrent seulement et leur roi Gondebaud (474-516) est un des meilleurs et plus éclairés parmi les gouvernants d’alors. La civilisation romaine continue : Lyon[6], Toulouse, Bordeaux demeurent des foyers de haute culture. Quand se dessine la menace d’Attila, ils sont tous debout pour la défendre. À Châlons (451) Aetius a sous ses ordres des Wisigoths, des Burgundes et même des Francs et la victoire qu’il remporte est bien une victoire romaine. Aetius mort (454), Avitus le remplace comme gouverneur des Gaules. C’était, a-t-on dit de lui « un gallo-romain d’Arvernie, fidèle serviteur de l’empire et vaillant soldat avec quelque façon de bravoure gauloise. » L’année suivante, le trône impérial étant vacant, le conseil des Gaules assemblé à Beaucaire l’élit empereur. À noter que les rois barbares qui auraient pu aspirer à la dignité suprême ne semblent même pas avoir osé croire qu’elle pût leur être conférée. C’est que Wisigoths ou Burgundes établis en Gaule et tout environnés des reflets de la gloire romaine avaient conscience, malgré tout de leur infériorité. Rien de pareil chez les Francs. Ils n’étaient point isolés ni clairsemés. Adossés à la Germanie supérieure (comprise entre la région du Rhin et l’Elbe et que peuplaient les Frisons et les Saxons, féroces et ignorants), ils en pouvaient recevoir de continuels renforts. Ignorants eux-mêmes, d’ailleurs, ils n’éprouvaient que des convoitises brutales en regardant vers le sud. Par surcroît ils étaient demeurés païens et ce fut là le secret de leur fortune.

Le christianisme introduit de très bonne heure en Gaule y avait fait au cours du iime siècle beaucoup d’adeptes et principalement parmi les petites gens. Rome n’aimait pas les petites gens ni surtout qu’ils s’associassent. Son ploutocratisme s’alarmait de les savoir assemblés. Leurs humbles corporations étaient de sa part l’objet d’une surveillance méfiante et continue. Or c’est naturellement dans ces milieux que la parole du Christ retentit tout d’abord. De là les persécutions. En 171, elles commencèrent à Lyon. L’évêque Irénée ayant été mis à mort avec dix-huit mille adhérents à la foi nouvelle, l’Église lyonnaise y puisa aussitôt la force que donne aux idées le sang injustement répandu à cause d’elles. Les apostolats de Saturnin à Toulouse, de Denis à Paris, de Trophime à Arles, de Martial à Limoges multiplièrent les conversions. Au ivme siècle il y avait en Gaule quatorze circonscriptions métropolitaines divisées en diocèses, chaque diocèse ayant un évêque à sa tête. C’étaient les cadres administratifs romains que l’Église utilisait de la sorte et dans lesquels elle se glissait. On peut avoir une idée de l’intensité de la vie religieuse qui naissait par le nombre des conciles tenus en Gaule : quinze au ivme siècle ; vingt-cinq au vme ; cinquante-quatre au vime Cet avènement d’un pouvoir nouveau coïncidait précisément avec l’effacement et l’impuissance des anciennes autorités municipales.

Nulle part les rouages municipaux romains n’avaient mieux fonctionné qu’en Gaule, avec plus de dignité, de prestige, de régularité et aussi d’indépendance. Mais, comme on le sait, les dirigeants élus de la cité — le duumvir ou maire, l’édile qui veillait à l’entretien des édifices et à la voirie, le curateur à qui incombait la gestion financière, etc… — ne recevaient aucune indemnité. Bien plus, il était d’usage qu’ils reconnussent l’honneur qu’on leur faisait (en les investissant de fonctions auxquelles il ne leur était guère permis de se soustraire) par des largesses de tous genres à l’égard de leurs administrés[7]. Au temps de la grande prospérité, ce système qui laissait à l’État la plus forte part des impôts perçus n’avait pas connu d’entraves. Par la suite, les impôts augmentant tandis que la richesse diminuait, on en aperçut l’injustice et les inconvénients. L’administration entra en décadence. Le fisc se fit tyrannique. La population pressurée se tourna tout naturellement vers celui dont l’autorité toute morale grandissait chaque jour, vers l’évêque. L’évêque devint le « défenseur du peuple » et son intervention se manifesta sous des formes diverses. Plus d’un prélat sut à l’heure du péril imposer aux envahisseurs barbares le respect des personnes et des propriétés. Avec le prestige de la fonction montait la valeur de celui qui était appelé à l’exercer. L’épiscopat commença de se recruter dans l’aristocratie de rang sénatorial et parmi les familles les plus en vue. De la sorte tandis que se consolidaient les trônes des princes wisigoths et burgundes, en face de leur puissance s’affirmait celle du haut clergé. Or Wisigoths et Burgundes, nous l’avons vu, appartenaient à l’église arienne. Aux yeux des évêques de la Gaule, ils étaient hérétiques.

Sur ces entrefaites Clovis paraît. Fils illégitime d’un chef de tribu des Francs-saliens et de la femme d’un chef de Thuringe, il succède en 481 à son père Childéric. Il n’était pas au-dessus des autres chefs de tribus voisines mais le mot latin rex (roi), leur était appliqué à tous dans les actes ecclésiastiques ou autres et il est tout de suite visible que le jeune Clovis a l’ambition de se tailler un véritable royaume et de devenir un véritable roi. Il se prépare donc à attaquer Syagrius simplement parce que les terres où ce dernier commande au nom de l’empereur sont les plus proches des siennes. Il veut s’agrandir, voilà tout ; et naturellement aux dépens du voisin immédiat. En 486 les troupes de Syagrius sont complètement défaites par celles de Clovis. Voici le pouvoir de ce dernier brusquement étendu de la Somme à la Loire. Ce coup de fortune ne pouvait manquer d’éveiller l’attention des évêques. En 493 Clovis épouse la seule princesse catholique[8] de toute la Gaule, la douce et pieuse Clotilde, nièce du roi arien des Burgundes. Est-ce là un hasard ? On ne saurait le penser car, dès alors, les sympathies de l’Église entoureront Clovis d’une sorte de réseau protecteur. En guerre contre les Alamans et sentant à Tolbiac (496) fléchir ses soldats, il propose un marché au Dieu de sa femme Clotilde. Il n’a pas eu à s’en louer car leur premier enfant qu’il a consenti à faire baptiser est mort aussitôt mais il n’a pas confiance non plus dans ses propres dieux ; alors il risque l’aventure. Elle tourne bien. Voici la victoire. Le baptême suit. Il est donné à Reims par l’archevêque Remi. C’est un grand acte, de conséquences immenses. La monarchie des Francs est fondée sous le patronage de l’Église.

Les débuts sont saisissants. Clovis a pris aux Alamans la région de Francfort (Frankfurth, gué des Francs) qui plus tard gardera le nom de Franconie. Aussitôt il se tourne contre les Burgundes. Tous les évêques sont avec lui. Avitus, archevêque de Vienne fait en sa faveur une propagande ardente et s’adresse à lui comme à un nouveau Constantin. Le succès ne tarde pas. Maintenant ce sont les Wisigoths : mêmes appuis, même succès. Clovis entre à Bordeaux, à Toulouse, met la main sur un important butin. Son renom va jusqu’à Byzance. L’empereur Anastase lui octroie les honneurs consulaires. Le reste du règne est peu respectable. Clovis se débarrasse de tous les petits rois francs ; il y en a à Cologne, à Cambrai. Il veut être le seul. L’assassinat est un moyen commode. Et Grégoire de Tours avec une inconscience magnifique exalte ces disparitions successives en ces termes : « Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main. » Le roi des Francs n’a plus rien à désirer. Il fixe sa résidence à Paris, y préside un concile et y meurt l’an 511 âgé seulement de quarante-six ans.

Le grand royaume qu’il a eu la chance de constituer en si peu de temps, Clovis, avant de mourir l’a de sa propre main dépecé en quatre morceaux au profit de ses fils. Childebert a la région centrale, Paris, Chartres, Le Mans ; Clotaire, le nord, de l’Oise au Rhin hollandais ; Clodomir, la Touraine, le Poitou, le Bordelais ; Thierry, les pays de l’est jusqu’au Rhin et puis Clermont-Ferrand, Cahors, Rodez, Albi. Il est clair que ni le roi ni ses héritiers n’ont la moindre vision d’une unité gouvernementale quelconque. Le partage est complet. Aucun lien commun ne subsiste. L’indépendance est assurée à chacun dans son lot et si leurs quatre capitales, Reims, Orléans, Paris et Soissons se trouvent relativement rapprochées, c’est pur hasard. Nul profit n’en résulte. Comment l’Église encore si proche de la tradition romaine a-t-elle pu laisser faire ? Faut-il croire qu’ayant élevé cette monarchie barbare, elle redoute soudain de la voir devenir trop puissante ?

Elle ne tardera pas, en tous cas, à devoir rougir de son œuvre. Une période commence qui va être une des plus vilaines de l’histoire, à la fois criminelle et stérile. Guet-apens, trahisons, meurtres… rien d’autre. Les fils de Clovis et leurs successeurs s’égorgent entre eux et ravagent les territoires les uns des autres. Un moment l’unité se trouve refaite par le hasard aidé du crime entre les mains de Clotaire (558). À sa mort le partage reparaît entre ses quatre fils. Comme on ne peut s’entendre au sujet de Paris, la ville est déclarée indivise. Nul n’aura le droit d’y entrer sans la permission des autres. Une débauche effrénée chez les grands, de la misère chez les petits, la guerre civile en permanence, le despotisme, la cruauté, tous les vices, aucun principe de gouvernement, ni impôts, ni armée, ni justice, ni police. Les figures qui pendant quarante ans dominent cette orgie sont celles de deux femmes qu’une jalousie forcenée oppose l’une à l’autre : Brunehaut et Frédégonde, vrais personnages de cinéma ou de roman-feuilleton. Frédégonde est une ancienne esclave tirée du harem de Chilpéric, roi de Soissons et promue au rang de légitime épouse. Brunehaut est la fille du roi des Wisigoths et la femme de Sigebert, roi de Reims. Toutes deux ont des fils pour lesquels leurs ambitions se heurtent. Chez Brunehaut il y a du moins quelque dignité princière et le sentiment de ce que doit être un État. Les autres n’en ont aucune notion. Au milieu de cet affreux désordre certains faits sont pourtant à noter parce qu’ils préparent l’avenir. La monarchie des Burgundes a été abolie mais elle garde une autonomie. Elle a un vice-roi pour en administrer toute la partie centrale qui deviendra — et restera — la Bourgogne. Elle résiste de son mieux à la barbarie franque et sa résistance est dirigée par des celto-romains qui portent des noms latins. Dans toute la région située au sud de la Loire et principalement autour de Bordeaux et de Toulouse, même résistance. Là aussi les celto-romains sont seuls à posséder une instruction dont les Francs n’ont même pas le désir, qui n’en exerce pas moins une séduction et une influence. Ils ont aussi conservé de très grosses fortunes. On le voit par des donations pieuses dont le détail est parvenu jusqu’à nous. L’un lègue cinquante-cinq maisons ; un autre cent quarante fermes ou domaines ruraux. Les testaments se font généralement d’après le droit romain. Du reste le latin se perpétue un peu partout.

La période qui s’étend de la mort de Dagobert à l’élection de Pépin le bref (638-751) n’est intéressante que par l’effrayante décomposition qui s’y révèle et par la leçon qui s’en dégage concernant les « reculs » possibles de l’humanité. Trop de gens raisonnent inconsciemment comme si les progrès acquis n’étaient jamais perdus et devaient finalement se retrouver sous un mode quelconque. L’exemple de l’œuvre de destruction accomplie en Gaule par la barbarie franque prouve qu’une telle loi n’a rien d’absolu. Dagobert dont nous venons de prononcer le nom n’est pas capable d’arrêter la décadence. Il se donne de grands airs. Il correspond avec l’empereur Heraclius. Dans sa villa rustique de Clichy près de Paris, il se fait rendre hommage par le « duc des Bretons » Judicaël. Il aurait des atouts dans son jeu mais pour en profiter, il faudrait une personnalité d’une autre envergure que la sienne ; et tout ce qui restera de lui sera une chanson qui le rend ridicule. Après lui, il n’y a plus que des « rois fainéants » dont l’autorité n’est que nominale. Le pouvoir est exercé par les « maires du palais » sortes de vice-rois. Les deux principaux sont ceux d’Austrasie et de Neustrie. Divisions artificielles qui ne sont pas destinées à durer, l’Austrasie et la Neustrie répondent pourtant à une certaine réalité. L’Austrasie — c’est-à-dire le pays compris entre le Rhin, l’Escaut et la Meuse avec Metz comme centre — c’est la région où les Francs se sentent chez eux, où leur langue domine, qu’ils ont momentanément imbibée de leur esprit et de leurs coutumes. La Neustrie, c’est à l’ouest, la terre qui leur résiste, le vaste quadrilatère comprenant Paris, Rouen, Rennes, Le Mans où ils se sentiront toujours étrangers. Quant au reste de la Gaule, aux vallées du Rhône, de la Loire et de la Garonne, les Francs n’ont pas même réussi à les entamer. Sans doute leur désordre s’est étendu partout mais sous ce désordre, à fleur de sol, les institutions, les instincts, la pensée, les formes même de la civilisation celto-romaine palpitent encore, prêtes à revivre.

Au moment où la faillite mérovingienne s’accentuait entraînant même celle de l’Église de Gaule que la corruption du pouvoir civil avait fini par gagner et qui rivalisait maintenant avec lui d’immoralité et de vénalité, une chance nouvelle s’offrait aux Francs de réparer le mal qu’ils avaient fait et de réédifier la Gaule sur des bases fermes et stables. Au sein d’une famille austrasienne quatre hommes allaient se succéder qui, ceux-là ne seraient pas des fainéants et dont les rudes ambitions ne s’embarrasseraient guère de vains scrupules : Pépin d’Héristal, Charles Martel, Pépin le bref, Charlemagne. Ils remplissent un siècle de l’histoire d’occident (714-814). En 714 Pépin d’Héristal réunit entre ses mains la « mairie du palais » d’Austrasie et celle de Neustrie. À vrai dire il était déjà en Austrasie plus qu’un maire du palais. Il s’était fait « duc des Francs » et tenait d’une main ferme les rênes d’un gouvernement fort embryonnaire mais où régnait quand même un peu d’ordre. Ni lui ni ses descendants pourtant ne devaient se montrer capables de se hausser jusqu’à l’idée de l’unité mais la providence se chargea miraculeusement — un peu aidée peut-être — de simplifier à chaque génération l’héritage. Les fils légitimes de Pépin moururent. Il restait un bâtard Charles surnommé Martel à cause des coups qu’il asséna à ses ennemis. Il en asséna, en effet, copieusement et de tous les côtés. Frisons, Bavarois, Saxons se virent refoulés et leurs pays dévastés. De chaque expédition on rapportait du butin, « des trésors et des femmes ». Charles Martel dotait largement ses compagnons d’armes faisant au besoin main basse à leur profit sur les biens d’Église. Du reste il ne se gênait pas pour déposer des évêques même les plus puissants (celui d’Auxerre avait fini par dominer toute la Bourgogne) et en nommer d’autres qu’il choisissait parfois parmi les laïques. En 720 les Arabes d’Espagne ayant franchi les Pyrénées s’emparèrent de Narbonne puis de Carcassonne. Peu à peu on les vit monter vers le nord comme s’ils voulaient rétablir pour eux-mêmes l’ancien royaume des Wisigoths. La défaite qu’en 732 Charles leur infligea près de Poitiers les en dissuada. Il se trouvait maintenant le maître de presque toute la Gaule. Il aurait pu se proclamer roi sans beaucoup de peine. Mais en 741, près de mourir, il refit entre ses deux fils Carloman et Pépin l’éternel partage. Carloman mourut peu après lui. Pépin qu’on surnommait le bref parce qu’il était de courte taille, resta seul ; et tout aussitôt il jugea que la poire étant mûre, il convenait de la cueillir. Il s’adressa pour cela au pape, nouant avec lui un pacte de défense mutuelle. Fort de l’opinion pontificale que « celui qui exerce les fonctions de roi doit en avoir le titre », il assembla les grands du royaume à Soissons et se fit élire par eux à la place du prince mérovingien qui régnait encore de nom. Après quoi il se fit couronner et sacrer dans la basilique de Saint-Denis par le pape Étienne ii en personne et s’intitula : roi par la grâce de Dieu. C’était là une innovation d’où devait sortir le dogme du « droit divin » dont l’influence fut si considérable par la suite mais dont il est juste de dire que le principe remontait beaucoup plus haut.

Pépin tint à honneur de rendre bienfait pour bienfait. Accouru au secours du Saint-siège que menaçait l’ambition grandissante des princes lombards, il créa le pouvoir temporel des papes ainsi que nous l’avons déjà vu. Il mourut en 768 ayant de son vivant fait couronner ses deux fils dont il avait fixé les parts. Charles aurait l’Austrasie, la Neustrie et une partie de l’Aquitaine ; Carloman, le reste de l’Aquitaine, la Provence, l’Alsace et la Thuringe. Le partage était peut-être le plus insensé qu’on eût encore dessiné. Il ne tenait compte ni des dialectes ni des coutumes ni de la géographie physique elle-même. Fort heureusement Carloman trépassa et on mit ses enfants à l’ombre. Le règne de Charlemagne commençait. Il devait durer quarante-trois ans dont vingt-neuf comme roi des Francs (771-800) et quatorze comme empereur d’Occident (800-814). On avait le temps de faire bien des choses. Charlemagne fit en effet soixante guerres en Espagne, en Italie et en Germanie. Il y eut trois expéditions en Espagne. C’est au retour de la première en 778 que le fameux Roland trouva la mort dans le défilé de Roncevaux. Ces expéditions aboutirent à la création d’une sorte de province franco-espagnole dont Barcelone fut le centre et qui devint plus tard la Catalogne.

En Italie Charlemagne fit la guerre aux Lombards et s’étant emparé de Pavie leur capitale (774), il mit sur sa tête la « couronne de fer »[9] qui servait à l’intronisation de leurs souverains. Roi des Lombards, cela voulait dire : roi d’Italie. C’est ainsi que les imitateurs de Charlemagne devaient l’entendre, Bonaparte compris. L’Italie serait pour chacun d’eux le marchepied de l’empire.

Parmi les scènes historiques qui ont le plus frappé l’imagination des peuples figure celle du jour de Noël de l’an 800 alors que, dans l’ancienne basilique de St-Pierre à Rome, on vit le pape s’approcher à l’improviste de Charlemagne agenouillé et poser sur son front le diadème impérial en saluant en sa personne le successeur des césars. Le geste ne paraît pas s’être accompli selon le vœu de Charlemagne qui, d’après la chronique d’Éginhard, en aurait témoigné quelque humeur. Mais quant à l’événement lui-même, il est hors de doute qu’il avait été décidé l’année précédente lorsque le pape Léon III s’était rendu à Paderborn en Saxe pour y rencontrer le futur empereur. L’ambition de Charlemagne se comprend parfaitement ; elle est très humaine. Le calcul du chef de l’Église ne l’est pas moins. Ils avaient besoin l’un de l’autre et leur entente n’était que le développement normal de celle qui avait existé précédemment entre Pépin le bref et Étienne II. Mais cela n’atténue en rien le caractère déplorable d’un acte dont les conséquences devaient se répercuter à travers onze siècles d’histoire européenne.

L’empire romain, certes, vivait encore dans les imaginations occidentales. Comment les misères, les ruines du présent n’eussent-elles pas contribué à auréoler son souvenir et à faire converger vers son image les regrets et les espérances ? Mais tout esprit un peu cultivé saisissait bien l’impossibilité de le restaurer. Ce n’est pas parce qu’un chef heureux se trouverait parvenir à une renommée passagère et se montrerait même capable d’assembler et de tenir en paix beaucoup de peuples sous son sceptre que « l’état de choses » dont l’empire romain avait été à la fois le symbole et la base pourrait redevenir une réalité. Ce grand moment de l’histoire était à jamais passé. Mais que la foule crut le contraire pouvait devenir un danger et causer plus tard beaucoup de maux. C’est précisément ce qui advint. Au xixme siècle la leçon de choses de l’an 800 n’avait pas encore cessé de porter ses fruits ni le mirage impérialiste de dérouler la série de ses déceptions fatales.

L’emprise de Charlemagne sur son temps ne vint pas seulement de son titre mais d’un attrait personnel qui doubla son pouvoir. Nous le connaissons assez pour ne pas nous en étonner. Bien des traits de son caractère le rendent sympathique et la postérité ne lui a pas tenu rigueur d’avoir pris avec la morale d’étranges libertés. Elle lui reprocherait plus volontiers ses inutiles cruautés à l’égard des ennemis qui ne voulaient pas se convertir à la foi chrétienne. Par contre elle s’est longtemps méprise sur sa valeur intellectuelle. Si l’énergie et la bonne volonté de Charlemagne sont hors de doute, sa compréhension paraît avoir été assez faible. L’on peut s’étonner d’abord que l’héritier d’un trône déjà considérable fut, à ce point dépourvu de culture. Il sut lire très tard, et ne parvint jamais à bien écrire. Chez Théodoric ou chez Charles Martel pareilles insuffisances se comprennent. Ils avaient peu de goût pour apprendre, peu de désir de savoir. Charlemagne au contraire en avait le désir. On le vit bien aux efforts qu’il fit non seulement pour s’entourer de gens cultivés mais pour s’instruire lui-même à leur contact. Éginhard, son enthousiaste panégyriste, est bien obligé d’avouer parfois que « le résultat fut médiocre » et d’autre part il dit que l’« aisance de parole » de l’empereur « confinait presque à la prolixité » ; ce qui chez un souverain chargé de pareilles responsabilités n’est sûrement pas une marque de grande supériorité.

Mais c’est dans les dispositions prises par Charlemagne pour régler l’avenir qu’apparaissent la pauvreté de ses conceptions et son incapacité à s’élever au niveau romain. De son administration et de ses méthodes intérieures de gouvernement, nous ne pouvons pas équitablement juger parce qu’il nous est difficile de réaliser le chaos dont il fallait alors émerger : circonscriptions emmêlées, traditions opposées, intérêts divergents, violences et perfidies sans cesse en jeu les unes contre les autres. Pour le même motif on ne doit pas sous-estimer les fondations d’écoles et ce qui s’y enseignait, encore qu’à travers les dithyrambiques éloges formulés par l’Église apparaisse aisément la médiocrité foncière de cet enseignement en si douloureux contraste avec l’éclat de la pensée contemporaine à Byzance, à Bagdad ou à Cordoue sans parler de Singanfu. Où la sévérité est permise, c’est lorsqu’on voit Charlemagne, après avoir dès 780 fait couronner ses fils l’un roi des Aquitains et l’autre roi des Lombards, arrêter vingt-six ans plus tard (806) les grandes lignes du partage qui devait intervenir à sa mort. Dans l’intervalle il était devenu empereur d’Occident sans qu’évidemment sa mentalité franque en eût été modifiée.

Ces décisions de 806 furent communiquées aux seigneurs laïques et ecclésiastiques lors d’une assemblée tenue à Thionville et il ne semble pas qu’aucune objection se soit élevée — pas plus du reste qu’on n’aperçoit chez Charlemagne trace d’une hésitation à dépecer son empire. Trois parts étaient faites ; dans l’une entraient la Neustrie, l’Austrasie, le nord de la Bourgogne, la Frise, la Saxe[10] et une partie de la Bavière ; dans l’autre, l’Italie, l’Istrie et le reste de la Bavière ; dans la troisième, l’Aquitaine, la Catalogne, le sud de la Bourgogne et de la Provence. C’était, si l’on peut dire, un partage transversal. Les suivants seraient verticaux. Trois ans après la mort de Charlemagne, en 817, à Worms, Louis dit le débonnaire, seul héritier par la disparition de ses frères, partageait à son tour entre ses trois fils, Lothaire, Louis et Charles. Mais, en face de leur père — vrai fantôme d’empereur — ·les princes qui ne s’entendaient pas se battirent. Louis dont on avait fixé le destin en terres germaniques et Charles à qui la Gaule occidentale avait été attribuée avaient entre eux Lothaire, l’aîné, héritier du titre impérial et qui se plaignait à juste titre du bizarre royaume qu’on lui avait taillé ; à peu près la Hollande et le nord de l’Italie reliées par la vallée du Rhône, l’Alsace et les terres qui devaient devenir la Lorraine (Lotharingie, domaine de Lothaire). Charles et Louis s’unirent contre leur frère pour le forcer à se contenter de ce patrimoine difficile à gouverner et impossible à défendre. Vainqueurs à Fontanet près d’Auxerre en 841, ils se prêtèrent à Strasbourg un serment célèbre que suivit le traité de Verdun (843). Lothaire cédait à la volonté de ses frères. Mais bientôt, devenu empereur à la mort de Louis le débonnaire (849), il prépara aussi la division de ses États entre ses fils, assurant à l’un l’Italie avec la possession d’un titre impérial désormais dépourvu de toute signification, à l’autre la Lorraine, à un troisième Lyon et la Provence. Aucun n’était satisfait ; ils se rencontrèrent à Orbe au pied du Jura et faillirent s’écharper.

Que restait-il dès lors de l’œuvre de Charlemagne ? Elle s’était écroulée plus vite encore que celle de Clovis. En fait il avait été à la fois roi de Gaule, de Germanie et d’Italie. Son conseiller Alcuin lui attribue cette triple qualité dans un de ses écrits. Mais Charlemagne n’en avait jamais eu conscience. Il était demeuré roi des Francs et cela seulement. Il avait laissé la Germanie inorganisée et l’Italie désorientée. Quant à la Gaule, il n’avait rien su faire pour la tirer du chaos où l’avait jetée la poussée franque. Elle devait en sortir pourtant, grâce aux rois Capétiens, grâce surtout à la survie de la civilisation celto-romaine ancrée au sol.


LA FORMATION DE LA GERMANIE

La préhistoire est aux prises en ce qui concerne la Germanie avec un certain nombre de problèmes qu’elle cherche à élucider à l’aide de quelques découvertes et de passablement d’intuition. L’histoire n’a pas jusqu’ici à tenir compte de ces données douteuses. Les Germains, du plus loin qu’elle les peut observer, lui apparaissent divisés en deux groupes distincts qui se font vis-à-vis sur les rives de la Baltique et ont donné naissance à l’Allemagne d’une part, à la Scandinavie de l’autre. Les premiers sont des « terriens » ; les seconds sont en majeure partie des marins. La nature dont l’action cisèle si fortement les races primitives les a dès alors marqués de traits indélébiles. Les uns sont destinés à des aventures lointaines ; ils joueront un rôle essentiel dans la formation de l’Angleterre et de la Russie et feront preuve à l’occasion d’une étonnante faculté d’adaptation aux circonstances et aux milieux. Les autres, au contraire, créeront sur place, au centre de l’Europe, une vaste communauté dont l’imprécision géographique n’empêchera point l’unité de demeurer compacte à travers les vicissitudes d’une existence politique agitée et difficile mais dont ils ne pourront s’éloigner ou s’abstraire sans qu’il en résulte un affaiblissement et comme une désorientation de leurs capacités.

Des trois parts que Louis le débonnaire avait taillées pour ses fils dans l’empire de son père Charlemagne, la plus pauvre et en apparence la moins désirable était la part germanique. Mais c’était la seule homogène et, partant, la plus capable d’aider à la formation d’une nation. C’était aussi la seule où il restât des « hommes libres » en quantité appréciable. Ailleurs la féodalité avait déjà fait son œuvre. « Au ixme siècle, a écrit A. Rambaud, il n’y a plus en Gaule un seul petit propriétaire qui obéisse directement au souverain. » C’est qu’en effet et depuis longtemps « l’homme libre qui ne veut être le vassal de personne, mène une vie insupportable. Celui qui n’a pas un protecteur risque fort de perdre sa terre et celui qui n’a plus de terre tombe nécessairement dans la servitude. » Il en allait autrement en Germanie. La vie sociale y naissait à peine sous sa forme stable. Il n’y avait presque pas de villes en dehors de celles de la région rhénane construites par les Romains ; les autres agglomérations n’étaient que des villages. Dans les campagnes c’est à peine si les anciennes tribus venaient de s’immobiliser. Elles gardaient en tous cas leurs simples et saines institutions. Hormis ce qu’on appelait la Rhétie (Grisons, Tyrol, Vorarlberg actuels) une seule langue était parlée dans tout le territoire. Ce territoire commençait à prendre conscience de son unité car le roi qu’on lui avait donné y était tout de suite devenu populaire. Lorsque, à peine le partage opéré, on avait voulu le remanier, les Germains s’étaient rebellés. À l’appel de Louis, par une manière de plébiscite rudimentaire, ils avaient confirmé son droit. D’autre part, à cette race jeune, vigoureuse que les richesses n’avaient pas encore corrompue, une double tâche s’offrait. Il y avait à défricher le sol, à le mettre en valeur — et aussi à y édifier une civilisation ; cela sans qu’il y en eût une autre à expulser ou avec laquelle on dût composer. Point de passé complexe. La terre et l’esprit étaient également vierges. Or l’entreprise se trouvait déjà amorcée. Dès le vime siècle, des moines irlandais avaient commencé d’évangéliser les Germains. Colomban venu du monastère celte de Bangor était arrivé en Gaule en 585 et y avait fondé l’abbaye de Luxeuil dans les Vosges. Puis il avait passé en Suisse avec un disciple lequel y était resté ; la ville et le canton de Saint-Gall en portent le nom. Plus tard d’autres moines irlandais avaient pénétré jusqu’à Salzburg, parcouru la Bavière ; d’autres encore, la Souabe. Mais leur ignorance de la langue[11] et leur mentalité rendaient infécond l’apostolat des moines celtes. Que savaient-ils des vieilles légendes germaniques, d’Odin et de son paradis le Walhalla où les guerriers courageux chassent et festoient éternellement, de Freia la bonne déesse qui procure l’abondance et la joie ?… Il était réservé à un anglo-saxon, le moine Winfrid plus connu sous le nom de St-Boniface de transformer la Germanie. Celui-là saurait mieux comment s’y prendre. Boniface y dépensa trente-six ans de sa vie, de 719 à 755. Resté en contact avec Rome où il retournait de temps à autre, son action s’exerçait directement au nom du pape et elle s’en trouvait facilitée par l’écho qu’à travers les siècles éveillait encore chez tout Germain l’illustration romaine. Il avait su d’autre part se rendre favorable Charles Martel dont la réputation militaire dépassait les frontières de l’État franc et cette protection l’aidait aussi dans ses pérégrinations. Il allait d’ailleurs sans défense comme sans peur. La formule qui le soutenait n’était point celle du « baptême forcé » dont s’inspirait Charlemagne. Il se guidait sur les sages instructions que Grégoire le grand avait, cent cinquante ans plus tôt, donné aux missionnaires chargés par lui d’entreprendre la conversion de l’Angleterre et que le supérieur de Boniface venait de renouveler : être doux et persévérant ; ne pas froisser inutilement les croyances ni heurter les habitudes ; conserver en le christianisant tout ce qui pouvait être utilement conservé des pratiques païennes ; progresser lentement et sans à-coups. « Une montagne ne se gravit que pas à pas », avait dit le pape. D’autre part, la leçon donnée par le fondateur des Bénédictins qui avait proclamé la sainteté du travail manuel et obligé son ordre à le pratiquer était encore récente. Boniface n’avait garde de l’oublier. C’est ainsi que sous son impulsion et celle de ses disciples, le défrichement du sol avait marché de pair avec celui des âmes.

Au temps de César et d’Auguste les Germains faisaient leurs débuts d’agriculteurs. De chasseurs nomades, ils étaient en train de devenir cultivateurs occasionnels. César dit qu’ils ne cultivaient jamais deux ans de suite la même terre. Ils se déplaçaient donc encore. Lorsqu’un peu plus tard, Tacite les observa, ils étaient en progrès sous le rapport de la sédentarité et le sens de la propriété se répandait parmi eux. Chaque année les chefs procédaient au partage des terres ; les lots variaient d’après le rang et la composition de la famille dont le droit devenait pour un an absolu et exclusif. Or, entre le iime et le vme siècles, il se passa en Germanie des événements sur lesquels on a toujours manqué de données précises mais dont il n’est pas difficile de deviner le caractère général. Un grand « remue-ménage » de peuples s’opéra, occasionné certainement par la pression de tribus asiatiques. Les Slaves furent poussés en avant. Il en résulta un tassement des tribus germaniques sur un sol trop restreint et, par là, une diminution du rendement agricole et un appauvrissement de la population. Quand Boniface y pénétra, la Germanie n’avait pas encore fini de se reconstituer et de réparer les maux causés à plusieurs générations par ce bouleversement intérieur. Mais quand il mourut (mis à mort par les sauvages habitants de la Frise chez lesquels malgré son âge avancé, le zèle apostolique l’avait conduit) tout était changé. Dans la profondeur des forêts de Thuringe, l’abbaye de Fulda avait été fondée : centre agricole autant que religieux. Les pays voisins, Hesse, Franconie, Bavière, se couvraient de métairies prospères ; des forges, des moulins, des fours s’installaient et aussi des ateliers de chaussures et d’habillements. À l’ancienne humeur vagabonde succédaient le goût et l’habitude du travail régulier. Les errants et les indigents affluant autour des monastères y étaient recueillis, nourris, occupés et peu à peu leurs campements précaires s’y muaient en villages heureux.

L’Église germanique, par ailleurs, aidait puissamment à la constitution de la nationalité. L’archevêché de Cologne et de Mayence, les évêchés de Ratisbonne, de Würtzbourg, de Salzbourg, d’Erfurth étaient animés à cet égard d’un esprit unique et les conciles locaux présentaient ce double caractère d’un attachement indéfectible au pontificat romain et d’un sentiment national déjà très marqué.

Ainsi se consolidait le trône du roi Louis que l’histoire devait nommer pour le distinguer de ses contemporains portant le même prénom, Louis le germanique : pour cela et aussi parce qu’il fut vraiment le premier souverain allemand. Il mourut à Francfort en 876. Ratisbonne avait été sa résidence préférée. Son long règne ne parut point d’abord devoir porter les fruits prévus. Son fils Charles le gros s’intéressa trop aux affaires occidentales. Un moment les féodaux français qui ne pouvaient s’entendre sur le choix d’un roi l’appelèrent à régner aussi sur eux. Mais ce cumul ne dura que deux ans (885-87). Il était de l’intérêt de la Germanie de vivre une vie distincte de celle de ses voisins d’outre-Rhin, d’autant que, chez ceux-ci, rien de définitif ne semblait encore près de se dessiner. L’héritage de Lothaire se déformait à travers mille vicissitudes. Il y avait maintenant un roi de Provence, Boson comte de Vienne élu par les seigneurs et les prélats — un roi de Bourgogne transjurane (pays de Vaud) Rodolphe comte d’Auxerre qui tenait sa cour à Lausanne — et enfin un duc de Bourgogne cisjurane qui avait Dijon pour capitale et ne savait pas bien encore dans quelle direction il devait chercher à s’agrandir. Quant à la royauté française, elle oscillait entre le droit héréditaire et l’élection ; l’autorité de celui qui s’en trouvait investi semblait diminuer de plus en plus.

Arnulf, petit-fils bâtard de Louis, devenu roi de Germanie en 888, était un prince actif et énergique. Il regarda d’un autre côté. Les frontières de l’ouest ne l’inquiétaient pas. Celles du nord et de l’est étaient moins rassurantes. Les guerres de Charlemagne avaient fait beaucoup, il est vrai, pour accroître la sécurité germanique. Sans lui, où se serait arrêtée la poussée des Slaves ? Arnulf qui avait besoin d’appui s’adressa aux Magyars dont nous décrirons plus tard l’odyssée. Il les attira dans cette vaste esplanade où ils devaient s’installer et créer l’État hongrois. Les Magyars n’aimaient pas les Slaves ; ils s’unirent volontiers aux Germains contre eux. Rassuré sur ce point, Arnulf alors put satisfaire de hautes ambitions. En 894 il sut se faire accepter comme roi d’Italie et en 896 couronner empereur. C’était la formule du « Saint-empire romain-germanique ». Mais formule de droit ou formule de hasard ? L’avenir en dépendrait. Arnulf ne laissait qu’un héritier encore en bas âge qui ne put se défendre et sous le règne agité duquel les prétentions féodales se fortifièrent. Désormais les « duchés » (Bavière, Souabe, Franconie, Saxe, Lorraine) étaient héréditaires et pour les tenir unis, il faudrait des souverains aux mains à la fois habiles et vigoureuses. Il en vint deux : Henri de Saxe (919-936) et son fils Othon le grand (936-973).

Les Magyars encore peu assagis se rendaient redoutables à tous leurs voisins, pillant maintenant et dévastant aussi bien les terres germaniques que les terres slaves. Henri conclut avec eux une trêve de neuf ans qu’il employa à préparer avec un zèle discret la guerre devenue nécessaire. Le délai expiré, il mena l’attaque avec vigueur. Sage, avisé, patient, calculateur, c’était bien le chef qu’il fallait à ce temps et à ce milieu. Il savait au besoin recourir à un ingénieux despotisme. C’est ainsi que pour renforcer la population urbaine trop faible et mal répartie, il obligea au nom du bien public dont il avait le sens exact, un certain nombre de paysans propriétaires — un sur neuf — à venir habiter en ville et à y construire une maison. Mais ce qui attire principalement l’attention sur ce règne, c’est qu’Henri Ier ne fit entre ses enfants aucun partage, rompant ainsi avec la tradition barbare qui sévissait depuis cinq siècles et avait jeté bas toutes les entreprises des Francs. Il restaurait le sens romain de l’unité de l’État et préparait ainsi les voies à la grandeur germanique.

Son fils et successeur, Othon Ier montra la même conception du pouvoir. Il dépasse assurément Charlemagne. Tout en utilisant la mémoire de ce prince dans ce qu’elle pouvait avoir d’avantageux pour sa propre élévation, il n’éparpilla pas ses efforts en conquêtes démesurées. Sacré à Aix-la-Chapelle, il se préoccupa avant tout de bien asseoir son autorité, ne craignant pas d’entrer en lutte au besoin avec sa propre famille au lieu de la servir au détriment de l’État comme avaient fait la plupart des rois barbares. Puis il se tourna vers la Bohème qui des Celtes avait jadis passé aux Germains et était maintenant aux mains des Tchèques. Il l’obligea à reconnaître sa suzeraineté (950). Ensuite il arrêta définitivement les progrès des Magyars, repoussa les Slaves et, libre enfin de regarder du côté de l’Italie, s’occupa de conquérir la double couronne qu’il convoitait. En 961 il était couronné à Pavie roi d’Italie et le 2 Février 962 empereur à Rome. Son prestige y avait suffi. L’armée allemande campait sur le Monte Mario. Le matin de la cérémonie, il dit à un de ses fidèles : « Aujourd’hui quand je m’agenouillerai devant le tombeau de St-Pierre, veille à tenir ton épée levée au-dessus de ma tête. Tu auras le temps de prier quand nous serons de retour au camp. » L’incident dépeint bien le caractère du nouveau césar toujours prudent autant qu’énergique. Othon prit soin de « confirmer les donations précédentes » faites au Saint-siège mais il imposa en retour la nécessité d’une reconnaissance impériale pour valider les élections pontificales. Cette fois Rome s’était donné un maître. Elle voulut à deux reprises secouer son joug. Il lui enleva l’envie de recommencer. Sa poigne était dure. Quand il mourut, le Saint-empire était fait.

L’ANGLETERRE ET LES SCANDINAVES

Lorsque l’an 55 av. J.-C. César y avait débarqué, les Îles Britanniques étaient des terres celtes. Elles ne l’avaient pas toujours été. Les Gaëls arrivés les premiers s’y étaient substitués, croit-on, à une plus ancienne population d’origine ibérique et probablement assez clairsemée. D’autres Celtes les avaient rejoints qu’on appelait les Bretons. Les idiomes permettent encore de distinguer leurs descendants. La langue que l’on parle en Irlande et dans les highlands d’Écosse diffère de celle des Gallois actuels lesquels sont plus proches parents des Bretons de France. Par la suite, de nouveaux contingents venus de Belgique et de Gaule avaient passé dans l’archipel britannique dont le celtisme ainsi renforcé se présentait au temps de la tentative romaine comme très compact et très complet. Cette tentative fut lente à se préciser en raison même de l’opposition qu’elle devait rencontrer. César, nous l’avons vu, n’avait cherché qu’à intimider les habitants pour les décourager d’entreprendre des expéditions en Gaule. Quatre-vingt-dix ans plus tard, sous l’empereur Claude (43 ap. J.-C.), les Romains dessinèrent une nouvelle offensive et sous Domitien, le célèbre Agricola étendit leur pouvoir à toute la région qui devait plus tard porter le nom d’Angleterre. Mais on renonça dès alors à soumettre l’Écosse et il ne semble pas qu’aucun légionnaire ait foulé le sol irlandais. Dans cette île et dans le pays de Galles, le celtisme irréductible se mura autour de Druides impénitents retournés aux pratiques barbares des premiers âges et dont l’île d’Anglesey fut le dernier repaire. De même la région montagneuse de l’Écosse. Les « Pictes » qui s’y étaient retranchés étaient des celtes ayant conservé l’habitude de se peindre le corps en couleurs éclatantes pour effrayer l’adversaire dans la bataille ; d’où leur nom de Picti ou hommes peints. L’empereur Adrien fit construire une ligne de fortification pour leur barrer la route et en 208 Septime Sévère en construisit une autre plus avant. La première était à la hauteur de Newcastle ; la seconde, à celle de Glasgow et d’Édimbourg. Septime Sévère, nous l’avons dit, mourut à York l’an 211. Le calme et l’ordre régnèrent en général en Angleterre sous la domination romaine. Mais il ne s’y développa qu’une prospérité moyenne et aucune fusion ne s’y dessina jamais entre indigènes et dirigeants. Le sol était principalement aux mains de grands propriétaires ; il n’y avait point de villes, seulement de grosses bourgades. En somme, rien n’y rappelait la Gaule romaine.

Les incursions germaniques commencèrent au ivme siècle. En 365 des bandes saxonnes parurent qui furent bientôt chassées. Mais les Celtes indépendants d’Écosse et d’Irlande profitèrent de l’occasion pour descendre en Angleterre et y attaquer les légions. Stilicon[12] venait de les refouler (400 ap. J.-C.) lorsque se produisit sur le continent le grand mouvement de peuples provoqué par la marche en avant des Huns et qui exigea le rappel de l’armée romaine. Dès lors l’Angleterre livrée à elle-même se vit en proie à l’anarchie et aux ravages de ses voisins celtes. Les habitants pour se défendre attirèrent les Saxons qui débarquèrent à l’entrée de la Tamise (449) et trouvant le pays à leur gré ne voulurent plus, leur besogne remplie, retourner chez eux. Une lutte interminable s’en suivit que domine la légendaire figure du roi Arthur. Qui était-il ? Où régna-t-il ? L’histoire n’en sait rien. Elle ne peut qu’enregistrer la prodigieuse popularité de ce héros brumeux. Il est aussi question dans divers récits d’un chef celto-romain qui aurait tenu tête aux Saxons et remporté sur eux près de Bath une victoire retentissante. Les envahisseurs pourtant eurent le dernier mot puisqu’ils réussirent à établir des principautés dont Londres, Winchester, Chichester, Cantorbéry furent les chef-lieux. Par la suite, d’autres principautés s’y ajoutèrent avec York, Leicester et Norwich pour centres. Celles-ci étaient l’œuvre des Angles dont l’établissement (542-584) paraît avoir été beaucoup plus réfléchi et définitif que celui des saxons car ils vinrent moins en pirates chercheurs d’aventures et de butin qu’en émigrants successifs ayant abandonné volontairement leurs foyers pour aller s’en créer d’autres ailleurs.

Vers le même temps des événements singuliers se produisirent dans le pays auquel ces nouveau-venus devaient donner leur nom. Le christianisme y avait été introduit dès le début du iiime siècle par des missionnaires venus de Gaule. Il n’avait pas tardé à se répandre et des sièges épiscopaux s’étaient créés. Un siècle plus tard, en 314, au concile d’Arles avaient participé les évêques de Londres, d’York et de Lincoln. Ces noms ne désignaient encore, cela va de soi, que de très pauvres bourgades, des agglomérations de demeures primitives, pour la plupart basses et enfumées. L’intérêt pour la foi nouvelle y était pourtant suffisant pour que des querelles dogmatiques y prissent naissance. Un moine celte du nom de Pélage s’éleva contre la notion du péché originel et s’attacha à en démontrer l’absurdité. C’était là un point sur lequel l’enseignement des premiers Pères avait pu paraître ambigu ; ils opposaient en effet la doctrine de la liberté humaine au fatalisme très répandu chez les païens ; mais, anxieux de lutter contre l’orgueil et d’encourager l’humilité, ils insistaient en même temps sur la corruption naturelle à l’homme et sur l’impossibilité d’y échapper sans le secours de Dieu. L’initiative de Pélage — bientôt dépassé par ses disciples — ne conduisait à rien moins qu’à nier l’utilité de la grâce divine ; des disputes passionnées ne pouvaient manquer d’en résulter. En 429 le pape envoya en Angleterre l’évêque d’Auxerre afin d’y combattre l’hérésie. Or ce n’était pas seulement d’une hérésie qu’il s’agissait. L’Église celte accusait des tendances indépendantes déjà marquées et qu’allait grandement accentuer la création par les Saxons et les Angles des sept principautés dont l’ensemble est généralement désigné sous le nom d’Heptarchie anglo-saxonne. Ces barbares, en effet, étaient païens ; les Angles, moins violemment mais les Saxons avec frénésie. Leur premier soin fut de pourchasser les croyances chrétiennes. L’église celte se trouva coupée de toute communication avec Rome. Le peuple préférait encore la persécution, dit-on, à la conversion des barbares « par la crainte où ils étaient de les rencontrer dans le paradis ». Mais il n’y avait pas que le peuple ; il y avait les monastères où fleurissait une culture classique tout à fait inattendue. De fondation récente, ils se remplissaient de représentants de la civilisation romaine que sa chute avait consternés et désemparés et qui venaient de loin y chercher la paix et l’oubli. Patrick, l’apôtre de l’Irlande appartenait à cette aristocratie ; son père avait fait partie du sénat de la ville de Boulogne. Débarqué en Hibernie, comme on appelait alors l’Irlande, il déploya un zèle égal à gagner les âmes et à orner les esprits. Le mouvement amorcé avant lui mais auquel son action apportait un tel renfort devait s’étendre aux Hébrides et de là à l’Écosse. Le célèbre monastère d’Iona[13] devint un centre d’études latines. Les institutions ecclésiastiques qui se développaient à l’ombre de cette science laïque rappelaient celles de la toute primitive Église. La vie de couvent n’y comportait ni vœux perpétuels ni célibat forcé ; dans les temples, il n’y avait ni autels ni images d’aucune sorte. La hiérarchie sacerdotale était réduite au strict minimum et l’on était animé à l’égard de la papauté d’un sentiment respectueux mais sans aucune notion d’obéissance obligatoire. Bref il y avait là comme une sorte de protestantisme sans protestation, inconscient, dépourvu de tout esprit de réaction et mélangé de liberté individuelle, de charité et de culture intellectuelle.

La conversion des Angles fut entreprise par le pape Grégoire le grand. Traversant à Rome, avant son avènement, le marché des esclaves, il s’était arrêté frappé d’admiration devant des adolescents blonds aux yeux bleus qui s’y trouvaient exposés pour la vente ; il avait demandé leur origine. Ce sont des Angles, avait répondu le marchand. « Non Angli, sed angeli » (non pas des Angles mais des anges !) s’était exclamé Grégoire. Devenu pape, il confia l’évangélisation de ce peuple lointain à quarante moines ayant à leur tête l’un d’eux nommé Augustin. Ces envoyés réussirent à gagner la confiance d’un des princes de l’Heptarchie, celui de Cantorbéry ; sa femme, petite fille du roi Clovis était déjà chrétienne. En 597 il se fit baptiser avec dix mille de ses sujets. Augustin devint archevêque de Cantorbéry et le christianisme fit dès lors de rapides progrès dans toute l’Heptarchie.

Mais en face de cette Église anglo-latine si fortement attachée à la papauté dont elle était directement issue se tenait toujours l’Église celte, point hostile, demeurant néanmoins fidèle à ses doctrines et à ses coutumes. On essaya de s’entendre. On discuta en de nombreuses rencontres sans parvenir à se convaincre réciproquement. Il advint parfois que les princes barbares récemment convertis assistassent aux controverses. On conte que l’un d’eux entendant citer la parole du Christ à l’apôtre Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », s’enquit « si le Seigneur avait réellement parlé ainsi » et, la réponse ayant été affirmative, se prononça en faveur de l’entière soumission au siège de Rome de crainte de mécontenter « celui qui était le portier du paradis ». Les divergences entre les deux groupes eurent ce résultat bienfaisant d’alimenter entre eux une véritable émulation. À l’exemple de sa savante rivale, l’Église anglo-latine se dépensa en efforts pour créer et entretenir des centres de culture. Un moine grec de Tarse, Théodore, nommé en 669 archevêque d’York donna aux études en même temps qu’à l’architecture et au chant une très forte impulsion. Dès lors Rome l’emportait. Elle pouvait compter sur l’attachement absolu du clergé et des fidèles. L’Angleterre devenait son fief par excellence à l’heure où de ce pays précisément allait sortir le grand mouvement d’évangélisation de la Germanie, mouvement dont nous avons parlé plus haut.

Des changements politiques s’accomplissaient d’autre part en Angleterre. L’Heptarchie disparut. En 827 le roi Egbert réunit sous son sceptre la presque totalité du territoire jadis occupé par les légions. Des destins heureux semblaient s’annoncer pour la nouvelle monarchie encore qu’elle fût toujours exposée à des incursions de ses turbulents voisins, les Celtes d’Écosse et du pays de Galles. Mais c’est sur un autre point de l’horizon que le vrai péril se leva. Les pirates danois recommençaient leurs ravages. Les Celtes de Cornouailles les avaient appelés. Depuis l’an 795 ils avaient déjà pris pied en Irlande. Tandis que le successeur d’Egbert était en pèlerinage à Rome, les Danois débarquaient dans son royaume.

La Scandinavie ne nous est connue avant la chute de l’empire romain que par de rapides éclaircies à travers le brouillard qui la recouvre. Les côtes sud de la Baltique intéressaient les anciens à cause de l’ambre qu’on y recueillait[14]. Ils croyaient volontiers les côtes nord perdues dans les glaces. La relation d’un grec de Marseille donne à penser que l’auteur connut la pointe méridionale de la Suède mais rien de précis n’en découle. Heureusement la découverte de très nombreux débris préhistoriques est venue combler les lacunes. Nous savons maintenant que la Scandinavie a été habitée de vieille date, sans doute plus de deux mille ans av. J.-C. Sans qu’il soit encore possible de déterminer l’origine de ces populations, il y a apparence qu’elles sont montées du sud. Un autre ordre de découvertes nous renseignent sur une époque moins reculée ; ce sont les objets et les monnaies trouvées en nombre inattendu : objets de fabrication étrusque ou phénicienne, monnaies romaines dont on suit la série jusqu’à la première moitié du iiime siècle de l’ère chrétienne. À ce moment on dirait qu’une barrière s’est élevée entre la Scandinavie et l’Europe continentale. Mais vers le vime siècle, le contact est rétabli. Les tombeaux d’alors renferment des monnaies de presque toutes les régions européennes. Ces alternances sont à noter ; elles correspondent aux périodes où l’Allemagne du nord et la Russie ont été troublées par les allées et venues de tribus fugitives ou affamées — période succédant à d’autres pendant lesquelles la prospérité et une paix relative s’étaient établies.

C’est surtout alors — lorsque la terre ferme se fait inquiétante ou désavantageuse à parcourir — que les expéditions maritimes des Scandinaves se multiplient. Les archipels, les estuaires, les fjords y incitent une jeunesse avide d’aventures et à l’entraînement de laquelle on dirait que la nature elle-même s’est voulu consacrer. On a commencé par faire du commerce et bientôt de la piraterie (profession réputée noble) au détriment des plus proches voisins. À ce sport on s’est enrichi. La population s’est accrue rapidement ; les appétits aussi. On décide d’aller plus loin. Des chefs ambitieux recrutent des équipages ; ils n’ont aucune peine ; l’offre abonde. Cadets sans patrimoine, indépendants qui ne veulent se plier à aucune règle sociale, révoltés qui ont quitté leur famille ou leur clan, simples audacieux qu’exalte le mystère des horizons inconnus, tous répondent en foule à l’appel. On les appellera les Normands, les « hommes du nord ». Ce sont indistinctement des Suédois, des Danois et des Norvégiens mais ces derniers dominent. Pillards effrontés capables d’agir férocement dès qu’ils rencontrent la moindre résistance, ils se montreront pourtant aptes aux plus incroyables assimilations, aux plus rapides transformations. Ils ont au plus haut degré le culte de la force individuelle (de la force incontrôlée par quoi ce culte se distingue de celui de la force grecque). « Je ne crois qu’à ma vigueur », dit l’un d’eux. « Mon frère et moi, dit un autre, nous n’avons foi que dans notre force ». Et un viking s’écrie : « Je n’ai aucune confiance aux idoles ; je ne me fie qu’à mon bras ». Il s’en faut pourtant que la race dont ils sont issus émerge seulement de la pleine barbarie. Loin de là. Elle apparaît très en avance sur ses cousins d’Allemagne. Elle a su écrire bien avant eux[15]. Elle a déjà une littérature étrangement imaginative et dont on dirait, selon la pittoresque expression de J. Revel, l’historien des Normands, que « le magnétisme polaire y maintient une exaltation intérieure ». Elle possède des lois mi-coutumières, mi-codifiées qui sont dignes d’États civilisés par la façon dont elles assurent le respect des liens de la famille, des règles de la justice, des privilèges de la propriété. Enfin son organisation politique s’achemine déjà vers cette trinité de royaumes qui traversera les âges intacte, jusqu’à nos jours.

Le viiime siècle est pour la Scandinavie, une époque d’intense activité. Un chef, Éric en établissant son hégémonie sur les petites principautés environnantes crée l’État suédois. Un « iarl » du Danemark, Garon le vieux unifie en même temps les terres danoises et pousse ses conquêtes jusqu’en Schleswig où il se heurte aux soldats d’Henri Ier d’Allemagne. Enfin en 873 Harald Harfagar assemble les Norvégiens sous son sceptre et ayant défait ses rivaux dans une grande bataille, il épouse la fille de son voisin Éric de Suède pour sceller entre eux une heureuse entente. Voilà toute l’histoire scandinave dont en quelques années, la silhouette future s’est dessinée. Mais dans ces pays de farouche indépendance individuelle, de tels événements n’ont pu s’accomplir ou même se préparer sans soulever bien des colères et des révoltes. Elle est typique en ce genre la déclaration d’un viking qui visite l’Islande en 863 (il y trouve d’ailleurs des missionnaires irlandais déjà établis) et fait connaître à ses compatriotes que là « l’homme peut vivre affranchi des tyrans et des rois ». Aussitôt, un iarl mécontent, Ingolf, vient s’y installer. C’est le fondateur de Rejkiavik qui se trouve être ainsi l’une des plus vieilles capitales. Derrière lui arrivent de nombreux Norvégiens fuyant la royauté d’Harald qui contrarie leurs instincts de liberté. Pendant ce temps, comme nous le verrons plus loin, d’autres Scandinaves sont en train d’organiser la Russie à travers laquelle depuis longtemps déjà ils voyagent et commercent. Enfin des bandes formées des éléments les plus remuants et les plus entreprenants et qui puisent dans leurs succès mêmes une audace grandissante exécutent des raids incroyables sur les côtes de France. À l’embouchure des fleuves ces hommes apparaissent à l’improviste ; ils remontent le cours de la Loire, de la Garonne, de la Seine. En un moment ils amassent un butin formidable car les populations affolées s’enfuient ; la Gaule n’a plus depuis longtemps de gouvernement et la France n’en a pas encore. Tout le ixme siècle à partir de l’an 830 se passe ainsi. Une fois les Normands parviennent jusqu’à Toulouse ; une autre fois ils mettent le siège devant Paris. Leur rapidité est inouïe, leur fureur de destruction souvent exacerbée. À la longue pourtant, il leur advient de vouloir « s’établir » quelque part et en finir avec une existence qui les lasse. En 911 ils se font céder la province qui prendra leur nom : la Normandie. Et un des plus grands phénomènes de l’histoire s’accomplit. Sur cette terre celto-romaine, fertile et peuplée, ils ne sont qu’une poignée. Ils en épousent la mentalité avec les intérêts. Dans le temps le plus court, ils en font non seulement le plus riche mais le plus français des duchés féodaux, non seulement le plus stable mais le mieux gouverné. Et c’est ainsi que cent ans après, le goût des aventures subsistant au fond des cœurs, le duc Guillaume se trouve prêt à « s’annexer » l’Angleterre tandis que les petits gentilshommes du Cotentin dont nous avons déjà conté l’histoire s’en vont se construire sous le ciel bleu de la Méditerranée des royautés encore plus imprévues.

Après une série d’attaques sans suite, les Danois avaient armé en 866 une flotte considérable qui s’était dirigée vers l’Angleterre. Une grande bataille gagnée par eux près d’York leur avait livré le pays. Ils l’avaient dévasté avec furie sans chercher à y créer d’autres établissements que ceux nécessaires à abriter leur butin. C’est bien ainsi qu’agissaient alors en France leurs frères, les pirates normands. Mais le souverain qui manquait à la France pour centraliser sa défense, l’Angleterre le posséda en la personne d’Alfred le grand. Les trente années qu’il régna (871-901) sont un honneur pour l’humanité. Il est peu de gouvernants dont l’œuvre échappe plus complètement à toute critique tant l’équilibre en est parfait. Héritant d’une situation désespérée, retiré avec une poignée de fidèles dans les bois marécageux où il éleva une sorte de citadelle, Alfred sut, de ce misérable asile, réveiller les énergies de ses sujets et les préparer à reconquérir la liberté. L’heure venue, il affronta l’ennemi avec la résolution tranquille des vrais héros. La victoire récompensa ses efforts. Dès 878 il imposait aux Danois un traité de partage qui ne leur laissait qu’un territoire désavantagé — l’est de l’île — encerclé par ses propres possessions. Alors de Winchester, sa capitale, il commença d’organiser un État presque moderne de rouages et de doctrines : une armée nationale basée sur le service obligatoire et divisée en troupes de marche, de places fortes et de marine, des tribunaux réguliers, un service de ponts et chaussées… Il assembla et codifia les lois et de sa propre main écrivit des traductions des livres qu’il jugeait aptes au progrès de son peuple. Il choisit notamment les cinq livres de Boetius « De la consolation par la philosophie » et les Histoires générales d’Orose et de Bède[16] Sous sa direction se rédigea la « Chronique », relevé des faits nationaux et compilation de tous les documents locaux relatifs à l’Angleterre. Cette chronique malheureusement trop brève pour notre curiosité fut la première de l’Europe écrite dans une langue moderne qui était déjà de l’anglais. Alfred attachait à la diffusion de l’instruction une si grande importance qu’il la voulait rendre obligatoire pour tous les hommes libres du royaume. On ne sait en vérité ce qu’il faut le plus admirer d’une pareille hauteur de vues ou de la force d’un caractère qui sut se maintenir jusqu’au bout semblable à lui-même. Car il ne paraît pas que l’exercice du pouvoir ait le moins du monde modifié la mentalité du roi, troublé sa pondération ou exalté sa vanité.

Par son homogénéité et son adaptation au milieu et aux circonstances l’œuvre d’Alfred le grand était préservée de ces réactions fatales dont l’histoire fournit de constants exemples. Aussi se développa-t-elle heureusement sous ses successeurs immédiats. Son fils Édouard (901-925), son petit-fils Athelstan (925-941) eurent des règnes prospères — dans la mesure toutefois restreinte où pouvait prospérer l’Angleterre d’alors qui était profondément handicapée par son isolement : isolement politique et surtout commercial. On cherchait bien des alliances matrimoniales sur le continent. Les trois sœurs d’Athelstan épousèrent, l’une Charles le simple de France[17], l’autre Hugues père de Hugues Capet et la troisième Othon le futur empereur d’Allemagne mais cela ne suffisait pas à créer des intérêts susceptibles de déterminer un appui armé en cas de péril. Au point de vue des échanges, l’Angleterre était trop pauvre pour servir de tête de ligne et d’autre part, n’étant sur le passage de personne, elle ne trouvait pas à s’enrichir. Pour y parvenir par ses propres ressources, il eut fallu à tout le moins une constante sécurité. Or les Celtes massés sur ses frontières en Écosse, en Irlande, dans le pays de Galles, en Cornouailles demeuraient irréconciliables et toujours prêts à s’entendre avec les pirates danois. De telles coalitions s’étaient renouvelées à plusieurs reprises depuis la mort d’Alfred. On en avait eu raison. L’armée restait solide. À défaut de progrès matériels, de grands progrès intellectuels étaient réalisés. Le prélat Dunstan, ministre éclairé, y veillait restaurant à point la morale ecclésiastique là où elle avait fléchi. Mais après lui une forte recrudescence de l’activité scandinave se manifesta comme précisément passaient sur le trône d’Angleterre des hommes insuffisants ou maladroits. Le barbare Suenon, roi de Danemark qui avait mis à mort son propre père et rétabli le culte des idoles débarqua en Angleterre, s’empara d’Exeter, de Salisbury, de Londres, de Winchester. Cantorbery fut pillée et l’archevêque égorgé (1010). Son fils Canut compléta la conquête. En 1017 l’Angleterre était tout entière entre ses mains. Alors s’opéra en lui une de ces extraordinaires transformations si symptomatiques des aventuriers scandinaves de ce temps. Les mains ensanglantées par une série de meurtres abominables, Canut parvenu à ses fins se mua brusquement en un souverain éclairé et bienfaisant. Aucune tyrannie, le maintien de toutes les lois et coutumes, la justice strictement rendue, des hommages posthumes à ceux que Suenon ou lui-même avaient mis à mort, une politique active et pacifique, enfin un pèlerinage à Rome où il obtint du pape des avantages appréciables pour ses sujets, telles furent les caractéristiques d’un règne qui s’était ouvert sous de si sombres auspices. Canut avait hérité dès 1018 de la royauté danoise par la mort de son frère. En 1028 il devint aussi roi de Norvège. En 1031 il parvint à établir sa suzeraineté sur l’Écosse si bien que lorsqu’il mourut en 1035 il gouvernait en somme tout le nord de l’Europe mais il le gouvernait en souverain anglais depuis Winchester. Or les Anglais ne représentaient dans ce vaste empire qu’une minorité. Rien ne souligne mieux la valeur des institutions d’Alfred le grand qui, cent trente ans après la mort de ce grand homme, étaient encore assez fortes pour s’imposer ainsi à des conquérants étrangers.

Sous les successeurs de Canut, son héritage se désagrégea rapidement. Ni la figure d’Édouard le confesseur ainsi nommé à cause de sa piété mais qui ne sut pas régner ni celle d’un gouverneur de comté, Codwin, dont la légende a voulu faire plus tard un grand patriote anglais et qui ne fut qu’un ambitieux — ne méritent qu’on s’y arrête. C’est ailleurs que se préparait la continuation des destins de l’Angleterre.

À peine plus de cent années s’étaient écoulées depuis le jour où, à Saint-Clair-sur-Epte, Rollon avait reçu de Charles le simple l’investiture du duché de Normandie (911) lorsque naquit, à Falaise, du duc Robert et d’une jeune paysanne fille d’un tanneur de la localité celui qui devait s’appeler Guillaume le conquérant. Ces cent années avaient été remplies pour le nouveau duché par des événements multiples et ce n’est point sans peine que s’y était implantée la dynastie scandinave. Longtemps le caractère de son pouvoir était demeuré un sujet de contestation entre les intéressés. Rollon s’estimait chef suprême et indépendant tandis que le roi de France le tenait pour son vassal et que les seigneurs normands ne voulaient voir en lui qu’un « honoraire » dont, sur leurs propres terres, ils n’entendaient guère subir l’autorité. Mais ces immigrés venus sans famille n’étaient que quelques centaines et Rollon les maîtrisa en s’appuyant sur le peuple dont il épousa très intelligemment les intérêts. Tant par l’abolition du servage dont il donna l’exemple dans ses domaines que par les travaux publics qu’il entreprit — notamment pour faciliter la navigation sur la Seine — il se concilia vite une population travailleuse et avide de sécurité. Lorsque Rollon s’en fut allé en 917 reposer dans son tombeau qu’on voit encore en la cathédrale de Rouen[18], il advint que son fils et successeur Guillaume surnommé « Longue-épée » éprouva la mauvaise humeur des anciens compagnons d’armes de son père. Leur rébellion échoua. Déjà autour d’eux, sauf dans la région de Bayeux, on avait cessé d’entendre leur langue d’origine. Eux-mêmes s’en détachaient. Bon gré mal gré, la terre et la race absorbaient ces vainqueurs dont elles n’allaient garder que le nom. Ils se christianisaient du reste rapidement. Au début le christianisme avait été, à leurs yeux, une étiquette quelconque. L’un d’eux qui se faisait baptiser peut-être pour la douzième ou quinzième fois ne s’était-il pas avisé d’en faire l’aveu en se plaignant que l’habit dont on le revêtait en cette circonstance fut moins beau qu’aux cérémonies précédentes. Mais depuis lors, les choses avaient changé. Une vague de mystique enthousiasme soulevait maintenant ces âmes impulsives et complexes. Il fallut l’intervention ecclésiastique elle-même pour empêcher le duc Guillaume d’abdiquer et de se retirer à l’abbaye de Jumièges. En même temps des souffles révolutionnaires et novateurs passaient sur la Normandie, manifestement en avance de civilisation sur les contrées voisines et même sur la plus grande partie de l’Europe d’alors. Les dernières années du ixme siècle, les esprits y furent en grande effervescence et non comme ailleurs par la crainte de voir le monde finir en l’an mille mais par le désir d’obtenir des réformes tant civiles que religieuses. Le programme des revendications dépassa d’emblée — cinq et sept cents ans d’avance — Luther et les « droits de l’homme ». Ces mouvements furent réprimés cruellement. Un péril extérieur se dessina d’autre part. Des coalitions se nouèrent qui conduisirent sous les murs de Rouen les troupes combinées de Louis IV de France et d’Othon d’Allemagne. Ce dernier se retira vite comprenant qu’il n’avait rien à attendre de telles aventures. Les inspirateurs et les principaux agents en étaient les voisins immédiats du duché à savoir le comte de Flandre et le comte d’Anjou qui convoitaient de se le partager ; proie tentante par sa richesse et son développement organique. La dynastie capétienne, elle, se trouva, grâce à la prévoyance de son fondateur, hors de ce jeu dangereux. Le duc Richard Ier avait épousé la sœur d’Hugues Capet et aida fort à son avènement au trône de France.

Tout le prestige acquis par le gouvernement ducal, toute la force qui s’était accumulée autour de lui en un siècle faillirent sombrer lorsque le duc Robert mourut à Nicée, l’an 1035, au cours d’un pieux pèlerinage, laissant pour héritier un enfant de huit ans issu d’un mariage inégal contracté en dehors des lois. Mais l’enfant promis à de si hautes destinées se fortifia au cours de sa tragique adolescence. Sa précocité était faite comme on l’a dit, de « force, d’équilibre et de rayonnement ». On le vit à quinze ans, parcourir la Normandie à pied s’arrêtant dans les manoirs et dans les chaumières, conversant avec les agriculteurs et avec les marins, plaisant et inspirant confiance à tous. Au même âge, il présida à Caen un concile qui sanctionna cette bienfaisante « trêve de Dieu » dont nous avons déjà parlé et par laquelle il était interdit sous la double menace d’amende et d’excommunication de se faire justice par violence du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine : étrange compromis qui fait sourire aujourd’hui, mais commença de refréner les brutalités d’une société à peine éclose de la barbarie.

La merveille du règne de Guillaume ne fut point la conquête de l’Angleterre mais bien la préparation de cette audacieuse entreprise. Il y dépensa des trésors d’ingéniosité, de prudence et de persévérance. Un autre se fut trouvé satisfait de circonstances aussi propices car, d’une part, la succession anglaise, faute d’héritiers directs, pouvait assez naturellement être réclamée par Guillaume, proche parent d’Édouard le confesseur et, de l’autre, l’Angleterre était déjà en passe de devenir une terre-sœur pour les Normands dont beaucoup y ayant émigré, occupaient dans ce royaume les fonctions les plus importantes. Édouard lui-même avait passé vingt-sept ans de sa vie en Normandie et c’étaient les mœurs, la langue, la mentalité françaises qui dominaient non seulement à sa cour mais chez les principaux seigneurs. Lorsque Guillaume était venu en 1051 visiter son cousin, il aurait pu se croire chez lui tant l’atmosphère qu’il respirait ressemblait à celle de son pays natal. Ayant pourtant arrêté son dessein après beaucoup de réflexions, le duc s’occupa de se procurer les appuis ou, au moins, les neutralités désirables. Avec une habileté consommée, il sut mettre le Saint-siège dans son jeu : une confidence opportune faite à Philippe ier roi de France amortit d’avance sa jalousie de suzerain. Ensuite il s’adressa à ses sujets ; d’abord aux bourgeois et aux commerçants de Rouen et, seulement, en second lieu, aux seigneurs. Aux premiers qui possédaient déjà à Londres un port franc, il fit entrevoir une prompte augmentation de leur chiffre d’affaires. Les seconds, assemblés à Lillebonne commencèrent par se montrer rétifs. Alors il les prit un à un et les persuada. Parmi le peuple dont sa mère était sortie et qui l’aimait, il eut pu recruter toutes ses troupes mais il ne voulait point affaiblir son duché. Il fit donc appel à la gent belliqueuse qui foisonnait en ce temps là en tous pays. Les chercheurs d’aventures affluèrent de toutes les parties de la France et même des Alpes et des bords du Rhin. Ayant ainsi constitué un corps expéditionnaire, il l’émonda, l’expurgea, le tritura, durcissant les muscles et les âmes par un entraînement à la moderne et arrivant à créer entre ces hommes dissemblables une cohésion extrême. En même temps la flotte se construisait. Tout le monde s’y était mis. Ceux qui ne s’enrôlaient pas ou n’équipaient pas directement des soldats donnaient de l’argent. Guillaume leur faisait délivrer par ses comptables des reçus en règle pour proportionner ensuite « les récompenses aux mises de fonds ». L’aventure devenait ainsi une entreprise en commandite. Quand il eut vérifié lui-même chaque détail, il s’embarqua enfin. On n’est pas bien d’accord sur le nombre de ses vaisseaux ; environ soixante mille hommes, dit-on, furent transportés. Comment à la bataille d’Hastings (1066) la victoire, après quelque hésitation, se donna à lui — comment, ayant occupé Douvres et Cantorbery, il vint camper devant Londres et, au lieu d’y entrer en vainqueur, prépara l’opinion à voir en lui le souverain nécessaire, ce sont choses connues et qui d’ailleurs répondent à ce que l’on pouvait attendre d’un homme de guerre éprouvé doublé d’un si fin diplomate. Mais à partir de ce moment-là précisément, ses grandes qualités déclinèrent et s’obscurcirent ; il ne fut plus lui-même. Sans doute la durée de son règne royal (1066-1087) lui permit-elle d’utiliser en maints détails ce merveilleux don d’organisation qui lui avait été départi mais les grandes lignes de sa politique furent constamment défectueuses. Refusant de donner, comme il l’avait promis, le duché de Normandie à son fils aîné, manquant à bien d’autres engagements, brutalisant inutilement, devenu avide de richesses et de pouvoir, l’orgueil le perdit. Il est à croire qu’il rêva de devenir aussi roi de France et de gouverner depuis Rouen, sa capitale préférée, les deux grands pays voisins. Mais on remarque dans sa conduite jusqu’alors

si claire et sensée autre chose qu’un vulgaire orgueil ; une sorte de désorientement s’y manifeste. Il est évident que Guillaume, faisant état de son origine scandinave et du prestige dont la civilisation française jouissait alors en Angleterre s’était attendu à être aisément considéré dans ce pays comme un souverain national. Cette confiance, ses premiers actes la révèlent mais il n’en fut rien. Le contraire advint, ce qui l’inquiéta et l’aigrit. Brusquement l’Angleterre sentit le contact de l’étranger et une âme nationale germa en elle. Elle garda la dynastie et lentement l’assimila. Mais quelque chose était né qui devait à jamais rendre la France et l’Angleterre impénétrables l’une par l’autre et, périodiquement, les jeter l’une contre l’autre.

LA FONDATION DES ÉTATS SLAVES

Le premier contact entre les Slaves et l’empire romain eut lieu au iime siècle de l’ère chrétienne lors de l’expédition dirigée par l’empereur Trajan contre les Daces. Cette tribu, un moment puissante, occupait la Roumanie et la Transylvanie actuelles : position inquiétante à laisser aux mains d’ennemis de l’empire, car elle commandait à la fois Byzance et la Dalmatie. Or les Daces n’étaient point d’humeur facile. Leur chef avait amassé dans son camp central en Transylvanie beaucoup de richesses et semblait désireux d’en conquérir de nouvelles. L’expédition réussit de tous points. Le camp détruit, le chef abattu, son peuple anéanti en tant que force collective, tels furent les résultats rapidement obtenus. Trajan non content de convertir la Dacie en province romaine y installa de nombreux colons latins qui devaient être les ancêtres des Roumains. Au delà se tenaient les Slaves. Longtemps peut-être, on les avait appelés Scythes ; puis on avait parlé de Sarmates : noms de peuplades dont nous ne savons presque rien et entre lesquelles d’ailleurs Rome n’aurait pas pu relever les traces d’unité. Le contact ainsi établi, une infiltration individuelle s’opéra aussitôt. Dès le iiime siècle, l’empire dans sa proportion orientale comptait un grand nombre de travailleurs et d’employés slaves. Il est avéré que même de hauts fonctionnaires étaient parfois d’origine slave. Mais les remuantes tribus des Goths dont l’odyssée n’a pas été clairement relevée se massèrent alors dans la région du Danube. Ceux-là descendaient du nord. Une autre invasion arriva de l’est : les Huns. Les Slaves se trouvèrent coupés. Ceux qui étaient en contact avec les nouveau-venus se soumirent à leur joug. La grande masse repoussée vers le nord commença de presser sur les Germains. Bientôt le bassin de l’Oder se trouva occupé par eux, puis le rivage de la Baltique fut atteint et, à l’ouest, le cours de l’Elbe. En même temps une de leurs tribus s’installait en Bohème. Les Boii qui étaient celtes lui avaient jadis donné leur nom puis, pendant près de quatre siècles, des Germains — les Marcomans — y avaient dominé. Maintenant les Tchèques s’emparaient de ce losange si curieusement dessiné par la nature au centre du continent.

Cependant les Slaves du sud débarrassés des Goths dont les guerriers étaient partis pour l’Italie s’épandirent de tous côtés, des bouches du Danube à l’Istrie. Ils peuplèrent la Styrie, la Carinthie, la Carniole. Leur caractère prolifique paraît avoir été intense pendant toute cette période. Effrayés, les colons de Trajan se retirèrent dans le massif transylvain, abandonnant la plaine ; ils n’en devaient redescendre que sept siècles plus tard, alors qu’on avait depuis longtemps perdu leur souvenir, pour fonder les principautés de Moldavie et de Valachie, embryon de la Roumanie moderne.

Le viime siècle est important dans les annales slaves. C’est l’apogée du slavisme occidental. Il s’étend de la Baltique à la mer Égée et de l’Elbe au Dniéper. Presque toute la Prusse actuelle est aux mains des Slaves. Devant eux sont les Germains tassés entre Elbe et Rhin ; derrière eux des tribus finnoises qui se sont approchées jusqu’au Dniéper et que plus tard, dans leur retraite, ils refouleront à leur tour. Ils ont des colonies au delà de l’Elbe d’ailleurs et jusque dans le bassin du Rhin ; ils en ont sur les contreforts des Alpes ; ils en ont dans tous les Balkans ; ils en ont en Thessalie, en Thrace, en Macédoine, en Épire et même quelques groupes en Béotie et dans le Péloponèse. Ce n’est pas dans ces postes avancés, éparpillés parmi d’autres races, qu’il faut chercher les caractéristiques essentielles du slavisme. C’est au sein de la masse compacte dont le centre à ce moment se trouve à peu près sur la Vistule et dont la vivante marée va bientôt être forcée de refluer vers le nord-est. Voici ce qu’a écrit des premiers Slaves l’un de ceux qui les a le mieux étudiés, Ernest Denis : « Ils n’avaient ni propriété personnelle ni exploitations individuelles mais restaient les simples membres d’une association dans laquelle ils étaient entrés par la naissance et dont ils ne pouvaient sortir qu’en renonçant à tout droit de possession sur le domaine commun Le chef (staroste, ancien), était désigné par l’élection Son pouvoir fort étendu s’exerçait ainsi en vertu d’une délégation. La terre cultivée n’appartenait ni au staroste qui n’en était que l’administrateur ni même à l’ensemble des laboureurs qui l’exploitaient à un moment donné mais à l’association même, à ses rejetons futurs comme à ses membres vivants. Une pareille conception de la propriété a pour conséquence naturelle l’égalité absolue de tous les travailleurs ; le mot pauvre n’existe pas dans les anciens dialectes slaves ; l’association nourrit ses vieillards, ses malades et ne rejette que ceux qui refusent leur collaboration. Les femmes sont les égales des hommes et ont leur part d’influence comme leur part de labeur » Lorsque l’association devenait trop dense, un rameau s’en détachait et allait fonder une autre association basée sur les mêmes principes et qui tout en jouissant d’une complète autonomie entretenait avec celle dont elle était issue d’étroites relations. Une telle constitution sociale « excellente pour la prise de possession de terres inoccupées était absolument insuffisante dès qu’il s’agissait de faire face à des attaques suivies » ; aussi « aucune race n’a eu autant de peine à s’élever à l’idée de nation ; les Slaves n’y sont arrivés le plus souvent que sous des influences étrangères ».

Les dernières années du viime siècle avaient vu se créer dans l’ancienne Mésie des Romains un État bulgare. Trois cents ans plus tôt les Bulgares résidaient au nord de la mer Caspienne ; ils tirent leur nom, dit-on, d’une vieille ville du district de Kazan dont les ruines sont encore visibles. Une partie d’entre eux émigrèrent pour une cause inconnue. Ils stationnèrent un moment entre la Caspienne et la mer Noire. Ils paraissaient être d’origine finnoise et mêlés d’éléments asiatiques plus récents mais dans l’ensemble ils étaient déjà quelque peu slavisés. L’empire grec s’inquiéta de ce voisinage et non sans raison car des bandes de bulgares vinrent camper jusque sous les murs de Byzance. Finalement, on s’entendit avec eux et en 679, ils s’établirent là où ils sont encore, se superposant en nombre relativement restreint aux populations slaves auxquelles ils apportèrent une organisation politique qui manquait à celles-ci. Cet événement était de nature à nuire aux intérêts des Slaves du sud mais ce qui les atteignait plus gravement encore, c’était que la possession de la Hongrie parut devoir leur échapper définitivement.

La Hongrie qui, bien entendu, ne portait pas encore ce nom (les Romains l’appelaient Pannonie) semblait avoir été disposée par la nature pour faciliter aux envahisseurs asiatiques le pillage de l’Europe. Reliée à l’Asie par une véritable route des herbes tangente à la Caspienne, à la mer d’Azov et à la mer Noire, route qui se prolongeait le long du Danube jusqu’aux Portes de fer, la terre hongroise pouvait de la sorte être atteinte par les nomades sans qu’ils eussent à se préoccuper de la nourriture de leurs chevaux ni de la leur puisqu’ils étaient accoutumés à trouver dans le lait de jument une base d’alimentation. Une fois passé le défilé qui y donnait accès, ils avaient devant eux l’alföld, cette immense et fertile plaine centrale vaste de cent mille kilomètres carrés et encore, de l’autre côté du lac Balaton jusque vers Vienne une autre plaine de douze mille kilomètres carrés. Or, sur deux tiers de leur pourtour, ces pâturages privilégiés se trouvaient défendus par d’importantes fortifications naturelles, les Karpathes et les Alpes de Transylvanie. Quelle merveilleuse contrée pour diriger de là sur l’Allemagne, la France, l’Italie de fructueuses expéditions et y abriter au retour le butin réalisé. Les Huns n’avaient pas été les premiers à se prévaloir de tels avantages mais ils les avaient copieusement utilisés. À la hauteur de Budapest à peu près, Attila avait eu son camp principal. Aux Huns, les Avars avaient succédé. Ils entassaient le produit de leurs rapines au centre de retranchements circulaires appelés rings (anneaux). Leur sauvagerie ne s’amenda pas ni leur cruauté et l’Europe occidentale en souffrit terriblement pendant plus d’un siècle. Pépin et Charlemagne en eurent enfin raison. Mais à peine les Avars éliminés, parurent les Magyars ou Hongrois. Hongrois vient de Ongrie terme longtemps employé pour désigner une région assez imprécise à l’est de l’Oural. Quant au mot Magyar la racine en est inconnue[19]. Ils franchirent les Karpathes sous la direction de leur roi Arpad (889-907) au nombre, dit-on, de plus de deux cent mille guerriers ce qui a fait estimer à près d’un million le total de l’émigration car ils avaient leurs familles avec eux. Mais ces chiffres semblent exagérés. Nul ne pouvait prévoir, sinon par la discipline dont ils donnaient l’exemple rare, à quels destins cette race était promise. En attendant elle épouvanta l’Europe par sa férocité. Cinquante années durant, elle exerça ses ravages sur l’Allemagne et le nord de l’Italie. Des bandes magyares arrivèrent jusqu’en Provence et d’autres en Lorraine. Par leurs victoires de 933 et de 955 les empereurs allemands Henri Ier et Othon le grand les immobilisèrent ; leur conversion devait d’autre part les transformer avec une rapidité surprenante.

Celle des Slaves s’accomplissait dans le même temps. Tandis qu’isolés, les Slaves du sud ou Jougo-slaves perdaient chaque jour un peu de leur indépendance, voyant des colons allemands s’établir parmi eux et les commander en sorte que beaucoup d’entre eux passèrent au rang de serfs des nouveaux propriétaires — les Tchèques fortifiaient leur situation. D’autres peuplades du même sang les avaient rejoints et s’étaient fixés sur les bords de la Morava. Bohème, Moravie, Galicie occidentale se trouvèrent quelque temps réunies sous le même sceptre. C’est alors que leurs gouvernants s’adressant à l’empereur Michel III le prièrent de leur envoyer des missionnaires. Le « basileus » fit choix des apôtres célèbres, Cyrille et Méthode dont l’action s’exerça sur la Bohème, la Pologne, la Moravie, la Bulgarie. De là le christianisme pénétra en Russie par l’impulsion qu’ils lui avaient donnée. Peu d’évangélistes accomplirent en si peu de temps une plus solide besogne. Ils dotèrent les Slaves d’un alphabet et d’une littérature[20] en même temps que d’une Église particulière. À noter qu’il n’y avait point encore de schisme défini entre Rome et Byzance. Quelques rites dissemblables les séparaient seuls. Mais dans le fond, l’esprit de l’Église grecque et celui de l’Église latine différaient considérablement. Or Cyrille et Méthode incarnaient la mentalité de la première et leur action préparait les voies aux influences byzantines. À cause de cela leur prédication devait soulever l’hostilité germanique. En voie d’organisation politique et obligés de réagir vigoureusement contre la pression Slave qui les avait tant éprouvés, les Allemands sentaient confusément combien il leur était utile de pouvoir le faire au nom du Christ. Byzance, en convertissant les Slaves, enlevait à leur propre intervention son caractère éventuel de croisade. Par ailleurs depuis que Boniface les avait évangélisés, ils étaient rattachés à Rome par des liens solides et leur prosélytisme ne voulait s’exercer qu’au profit du rite latin. Le prestige personnel de Cyrille et de Méthode rendit de leur vivant la lutte malaisée mais, eux disparus (885) elle s’engagea. Des intrigues détachèrent les Moraves du rite grec. Quant au roi des Bulgares, Boris (852-888) il fit ostensiblement de son choix l’objet d’un marché. Il tendit la main à droite et à gauche prêt à se décider pour qui l’avantagerait le mieux. Byzance l’emporta mais Rome devait prendre sa revanche en attirant la Pologne et en créant le « royaume apostolique » de Hongrie.

Ces événements suffiraient à faire du ixe siècle l’un des plus importants de l’histoire slave, même s’il n’y fallait pas ajouter un fait de grande portée : la fondation de l’État russe. Il existe une lacune dans nos connaissances relativement à la Russie primitive. Deux cents ans plus tôt, comme il a été dit tout à l’heure, les Slaves s’étaient avancés jusqu’à l’Elbe couvrant une grande partie de l’Allemagne actuelle. Derrière eux venaient les tribus finnoises qui avaient imité et suivi leur mouvement vers l’ouest. Lorsque la réaction germanique commença de se faire sentir, un recul général intervint. Dans ces grandes plaines sans fin, des nomades ont vite fait de parcourir un espace considérable. Il est naturel que le détail des pérégrinations finnoises nous échappe et nous n’y trouverions du reste qu’un faible intérêt. Mais nous ignorons également quand et comment, dans leur retraite, les Slaves furent amenés à s’immobiliser çà et là autour de villes en formation comme Smolensk, Novgorod et Kiew où des fouilles ont révélé une industrie et un commerce assez anciennement développés. Quoiqu’il en soit, les Scandinaves furent de très bonne heure en relations avec Byzance par la Baltique et le Dniéper. Ces Scandinaves appelés Rouss par les Finnois commerçaient en courant les aventures. Il paraît exact que des Slaves soient venus dire à quelques-uns d’entre eux — Rurik et ses frères — la parole fameuse : « Notre pays est grand et riche mais l’ordre y fait défaut : venez nous gouverner ». Ils vinrent peu nombreux et très rapidement fusionnèrent avec leurs nouveaux sujets. La date généralement acceptée pour l’accession de Rurik est l’an 862. Il prit le titre de Grand prince ou Grand duc. Son domaine dont Novgorod fut le centre s’étendit vers le haut Volga, région encore habitée par les Finnois. Mais son successeur Igor régna à Kiew qui demeura longtemps capitale des États russes. Novgorod délaissée par lui devint une sorte de république indépendante vouée au commerce — en fait la première des cités hanséatiques. Sa prospérité devait durer plusieurs siècles. D’énormes richesses, une population nombreuse lui permirent d’étendre sa domination de la Livonie à la Sibérie. Pendant ce temps les principautés créées en apanage pour les descendants de Rurik auraient à traverser mille vicissitudes avant de se fondre en un État unique ayant Moscou pour centre.

La déroute définitive des Slaves de l’Elbe survint au xe siècle. Elle était devenue inévitable, tant par leur isolement que par leur extraordinaire attachement au paganisme. Aussi les Allemands se sentaient-ils doublement incités à les combattre. Tout le bassin du fleuve se trouva réoccupé par ces derniers. Il ne resta plus dans la région que quelques tribus slaves isolées. Pendant ce temps les Slaves du sud sentaient s’appesantir le triple joug bulgare, magyar et germanique. Les Bulgares sous le sceptre du « tsar » Siméon (892-927) s’entraînaient à l’impérialisme. Leur chef avait des visées sur Constantinople et venait, en attendant, de se constituer — aux dépens des Serbes principalement, — un royaume considérable mais tout artificiel. C’était un lettré. Du moins s’en donnait-il les apparences. On l’appelait le « demi-grec ». Sa cour était brillante. Un mouvement littéraire assez complet mais, dit Hilferding, « factice et peu sérieux » s’y développait. Tout cela fut éphémère. Sous son fils Pierre (927-968) qui ne sut pas se tenir en équilibre entre les Bulgares, les Russes et les Hongrois, l’hérésie des Bogomiles[21] détermina une guerre religieuse dans laquelle s’effritèrent les forces de la monarchie naissante si bien que dès 971 la Bulgarie danubienne était retombée au pouvoir des empereurs grecs.

Plus solide apparaissait l’édifice hongrois. Geza, petit-fils d’Arpad qui, converti au christianisme sacrifiait néanmoins aux idoles parce que, disait-il, il se trouvait « assez riche pour honorer plusieurs divinités » fut le père d’Étienne, véritable fondateur de la nation hongroise, homme d’une haute valeur (995-1038) que plus tard l’Église canonisa et auquel, en attendant, le pape Silvestre II donna le titre héréditaire de roi apostolique. Étienne, marié à la sœur du duc de Bavière entendait vivre en bonne intelligence avec ses voisins allemands mais s’était gardé de les prendre pour intermédiaires dans ses rapports avec la papauté. Les Allemands, eux, gagnaient du terrain sur les Slaves du sud par la pénétration agricole. En Slovénie, leurs colonies se multipliaient ; il y en avait jusqu’au delà de Vienne.

Ainsi, sous tous ces maîtres, se trouvaient des Slaves en grand nombre, désormais asservis et aussi inassimilables quant à la race qu’incapables de revendiquer et de faire triompher leur indépendance politique. Sur certains points seulement, en Bohême, en Pologne, en Serbie…, une sorte de cristallisation s’opérait et des autonomies s’affirmaient qui sauraient tenir bon à travers les siècles et, plus tard, serviraient d’avant-garde protectrice à la masse profonde du slavisme.


LE SAINT EMPIRE ROMAIN GERMANIQUE

Le pouvoir dont Othon le grand avait consolidé et consacré la formule comprenait trois degrés que ses successeurs devaient s’efforcer de gravir. Élus ou reconnus rois d’Allemagne, il leur fallait recevoir à Pavie la couronne royale d’Italie puis ceindre à Rome le diadème impérial. La première investiture ne leur donnait guère que le droit aux deux autres. Or les circonstances ne seraient pas toujours favorables à cette triple et successive prise de possession. Mais une fois opérée, la question principale demeurait à régler. Il ne suffisait pas d’être investi en droit d’autorités distinctes les unes des autres ; il fallait encore savoir comment et d’où les exercer. L’Allemagne et l’Italie n’étaient point gouvernables par les mêmes procédés, se trouvant en ce temps dans des conditions fort différentes l’une de l’autre. L’empire superposé à ces deux royautés devait-il chercher à les contraindre par la force à une coopération obéissante ou s’efforcer de servir entre elles de trait d’union bénévole ? À cela s’ajoutait le dilemme posé par la multiplication des biens ecclésiastiques : ou les richesses matérielles de l’Église se trouveraient soumises à l’empereur qui par là aurait barre sur elle ou, soustraites à son contrôle, elles permettraient au Saint-siège une intrusion incessante dans la politique de l’État. Près de trois siècles durant, les souverains germaniques se débattirent entre les termes de ces insolubles problèmes (972-1250).

L’Allemagne du début du xime siècle comprenait en premier lieu les quatre duchés de Saxe, Franconie, Souabe et Bavière. Le duché de Saxe s’étendait du Rhin jusque près de l’Oder : il avait des prétentions sur le Holstein, le Mecklembourg et le Brandebourg. Il était séparé de la mer par la Frise érigé en duché en 911 mais qui resta en dehors de l’empire et s’émietta très vite en une multitude de petites seigneuries et de républiques municipales. La Saxe, aux mains d’une dynastie nationale et solide, ne cessa pendant deux siècles d’aller s’agrandissant. En 1180 Frédéric Barberousse devait la dépecer en plusieurs États dont l’Électorat de Saxe. Le duché de Westphalie, le duché de Poméranie (qui après avoir été vassal de la Pologne en 1107 le redevint de l’Allemagne en 1181) furent des débris de cette première Saxe aux dimensions énormes. Dans les bassins du Neckar et du Main s’étendait la Franconie, avec ses deux capitales successives, Nuremberg et Francfort. Venait ensuite sur le Rhin supérieur la Souabe ou Alamanie comprenant les régions d’Ulm, d’Augsbourg, de Constance, de Zurich et le pays de Bade. Enfin le duché de Bavière, le plus ancien des quatre, un moment érigé en royaume par Louis le débonnaire et comprenant en plus de la Bavière actuelle, la Carinthie, la Carniole, le Frioul, une partie de l’Autriche et du Tirol. Dans chacun de ces duchés, il y avait autour du souverain, une cour, une armée, des assemblées ; ils étaient généralement subdivisés en comtés. Aux confins s’étendaient les « marches » ou territoires militaires organisés pour la défense contre les incursions et attaques : telles les marches d’Autriche, de Carinthie, de Brandebourg, de Danie, de Rhétie Il advint par la suite que beaucoup de ces territoires se muèrent en margraviats ou marquisats (du titre donné à ceux qui y commandaient) et qu’ils servirent d’embryon à des principautés ou à des royaumes. Ainsi l’Autriche, marche créée contre les Hongrois deviendra margraviat sous Othon II puis duché en 1150 et archiduché en 1453. Aux flancs de l’empire, à droite et à gauche, se trouvaient les duchés de Bohême et de Lorraine. Le premier en faisait partie bien que pratiquement indépendant. La Bohême, de duché héréditaire, fut érigée en royaume en 1092 et demeura à ce titre dans l’empire. La situation de la Lorraine, dès alors disputée par les civilisations allemande et française, n’était pas claire. On y parlait les deux langues ; ses limites se trouvaient mal définies ; elle était « à cheval sur les vallées divergentes de la Moselle et de la Meuse ». Ses évêques et ses seigneurs dont l’un en 911 s’était fait duc lui-même commencèrent par s’orienter vers la France puis ensuite du côté de l’Allemagne qu’illustraient à ce moment les succès d’Othon le grand. Ce dernier donna le titre de duc de Lorraine à son frère Bruno archevêque de Cologne qui divisa le pays en deux portions : la Basse-Lorraine ou Brabant où se formèrent les comtés de Luxembourg, de Namur, de Hainaut, de Hollande et les principautés épiscopales de Liège et d’Utrecht — et la Haute-Lorraine qui demeura duché, mais dont furent pratiquement distraites et traitées en cités indépendantes les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun.

Tels étaient les domaines du roi d’Allemagne sur lesquels il exerçait un pouvoir dont le caractère dépendait en somme de son caractère personnel. Un Othon, un Frédéric Barberousse étaient aptes à dominer les duchés de haut ; mais des souverains trop jeunes ou de valeur insuffisante ne pouvaient qu’être le jouet de vassaux trop puissants. Ce roi était élu en théorie par les « six nations » à savoir Saxe, Franconie, Souabe, Bavière, Lorraine et Frise. Ces deux dernières ne comptèrent que très passagèrement et en fait l’élection fut le plus souvent illusoire. Elle ne devait devenir régulière que vers 1254 après la dissolution du Saint-empire lorsque l’usage s’établit de n’y faire concourir que sept personnages : les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne, le roi de Bohême, le prince Palatin du Rhin, les princes électeurs de Saxe et de Brandebourg.

Que si nous passons maintenant au royaume d’Italie nous le trouvons dans une situation bien moins définie encore que ne l’était l’Allemagne. L’Italie du début du xime siècle comprenait principalement : les États de l’Église, les domaines de l’évêque de Trente, des archevêques de Milan et de Ravenne, le comté de Toscane, les duchés de Spolète et de Bénévent et quelques autres principautés de moindre importance. En Allemagne si le roi n’était pas toujours obéi de ses ducs, du moins ceux-ci l’étaient plus ou moins dans leurs duchés. Mais la caractéristique de l’Italie d’alors, c’est que le titulaire du pouvoir dominait parfois chez son voisin mais n’était presque jamais le maître chez lui. Un temps, après l’effondrement de la puissance lombarde, les archevêques et évêques avaient eu en mains la direction effective des villes du nord ; ils représentaient la seule autorité alors viable : peu à peu l’administration, la justice, la police étaient tombées sous leur dépendance. Mais cela ne pouvait durer. Des cités comme Milan qui approchait du chiffre de trois cent mille habitants devaient en arriver à réclamer le contrôle de leurs affaires d’autant que, là comme dans d’autres localités moins peuplées, le progrès du commerce avait fait naître des corporations qui, d’abord protégées et encouragées par l’évêque, ne tardèrent pas à entrer en conflit avec lui. Le prestige de celui-ci du reste était en fonction du prestige de la papauté. Or la papauté comme nous l’avons dit ailleurs, traversait une crise lamentable. Toutes sortes de scandales l’avaient affaiblie. Rome était déchirée par les factions. Des seigneurs avaient bâti leurs tours crénelées au milieu des temples antiques qu’ils achevaient de détruire. C’étaient dans les rues d’incessantes batailles. Les autres villes du patrimoine pontifical n’étaient guère mieux partagées. Le Saint-siège ne s’en faisait obéir que de façon très intermittente par l’envoi de « légats » plénipotentiaires brandissant la seule arme qui fut à sa disposition, l’excommunication : arme toujours redoutée mais dont pourtant il ne fallait pas abuser sous peine de l’émousser rapidement. La situation juridique des États de l’Église n’était pas claire. Relevaient-ils, en dernière instance, de l’empire ? À quel titre le pape y dominait-il ? En était-il propriétaire ou usufruitier ? À Bénévent, ancien duché lombard émancipé, les Byzantins avaient repris pied et ils prétendaient à la possession recouvrée de l’ancienne grande-Grèce moins la Sicile que détenaient les Arabes. En Toscane les souverains de lignée mi-germanique se trouvaient aux prises avec la même effervescence municipale. Quant aux républiques maritimes, Venise, Gênes, Pise, principalement préoccupées de leurs intérêts commerciaux, elles se tenaient volontiers en dehors des querelles italiennes.

Certes il n’était pas commode de gouverner de pareils États. Othon II (972-983) en fit la prompte expérience et, comme s’il n’avait point assez des difficultés à surmonter en Allemagne et en Italie, il en vit surgir avec la France. Le roi Lothaire ayant voulu reprendre la Lorraine, Othon ravagea les provinces françaises de l’est et s’en vint camper à Montmartre (978) mais il ne chercha pas à pousser plus loin une aventure dangereuse. Sa femme Théophano était une princesse byzantine dont son père avait eu grand’ peine à obtenir pour lui l’alliance. Une première ambassade conduite par l’évêque de Crémone, Luitprand, en 968 y avait échoué. C’est elle qui nous a valu de si curieux détails sur la cour de Byzance : Luitprand était un observateur sarcastique mais très perspicace. Nicéphore Phocas avait répondu à ses ouvertures en réclamant comme prix de son consentement « Rome et Ravenne ». C’était une fin de non-recevoir. Quelques années plus tard, Jean Tsimiscès s’était montré plus accommodant et le mariage tant désiré par le nouveau césar s’était accompli. Théophano se trouva régente lorsque son mari mourut laissant pour héritier un enfant de trois ans. Chose singulière, un trône si frêle se maintint. Couronné empereur à sa majorité (996) Othon III voué à une disparition prématurée eut le temps d’esquisser une politique qui fait de ce règne un épisode attachant de l’histoire. Maître de l’élection pontificale de par le rude geste d’emprise de son grand-père, il fit élire le moine français Gerbert qui, peu d’années auparavant, s’était employé avec succès à rénover la royauté française en instaurant la dynastie capétienne. Gerbert, maintenant âgé, jouissait d’une immense renommée en Europe à cause de l’étendue de ses connaissances. Il prit le nom de Sylvestre II. Othon III délaissant les brumes du nord se fit construire un palais à Rome, sur l’Aventin. Alors entre le vieux pape et le jeune césar une entente se noua pour la rénovation et la paix du monde. Othon avait vingt ans. Il faut en tenir compte si l’on veut apprécier sa bonne volonté. L’enfantillage de certaines de ses reconstitutions s’explique alors et si la formule de la collaboration esquissée apparaît bien utopique, on ne l’en juge pas moins respectable. Othon mourut en 1002 et Sylvestre le suivit au tombeau. Pour qu’une action simultanée du pape et de l’empereur pût influencer la chrétienté de façon durable, il eût fallu qu’ils commençassent par pacifier d’un commun accord l’Italie et pour cela, que l’Allemagne fût elle-même calme et ordonnée. Elle n’était ni calme ni ordonnée. Non que de grands périls se fussent affirmés aux frontières. Il y avait bien à batailler parfois contre les Hongrois ou les Polonais, mais ni ces conflits ni même l’humeur difficile des Saxons volontiers révoltés ne mettaient en danger sérieux l’homogénéité du pays. Il en était autrement de la multiplication des châteaux et des abbayes fortifiés. Là comme ailleurs le principe féodal faisait son œuvre de déchéance et d’affaiblissement moral. Tant qu’il n’y avait eu en présence que quelques seigneurs et quelques prélats titulaires de fiefs considérables, il avait été possible de les neutraliser plus ou moins par opposition les uns aux autres. Les premiers empereurs n’avaient pas manqué de recourir à une semblable politique. Avec les progrès de la petite féodalité, elle devenait d’application malaisée.

Sur ces entrefaites, l’empire bénéficia d’un agrandissement considérable. Le traité de partage signé à Verdun en 843 entre les fils de Louis le débonnaire avait ressuscité l’ancien royaume des Burgundes à peu près tel qu’au temps du roi Gondebaud. Lorsque les Francs jadis s’en étaient emparés, l’un d’eux Clotaire y avait taillé la part de son fils Gontran. Et Gontran avait régné pendant trente trois ans sur des États disparates, les gouvernant de sa capitale, Chalons. Il y avait eu là un cas rare de stabilité au milieu de l’agitation ambiante. Du temps de Gontran déjà s’affirmaient quelques fissures dans l’unité bourguignonne. La partie « transjurane » (pays de Vaud, Savoie) tendait à diverger d’avec la partie « cisjurane » laquelle elle-même se désagrégeait en Haute Bourgogne (future Franche-comté) et Basse Bourgogne (futur duché). La passagère unité carolingienne effaça théoriquement ces distinctions. Il n’y eut plus là qu’un des vastes « cercles » de l’empire de Charlemagne. Mais le traité de Verdun consacra l’existence de la Lotharingie, cette suite bizarre d’États tampons allant de la mer du Nord à l’Adriatique et que Lothaire lui-même, la sentant impropre à vivre ainsi constituée, disloqua en faveur de ses propres fils. L’un d’eux, Charles, se trouva de la sorte investi sous le nom de roi de Provence d’un royaume qui ne comprenait pas seulement la Provence mais le Dauphiné, Lyon, la Savoie et le pays de Vaud. Un quart de siècle plus tard (879) la descendance de ce prince s’étant éteinte, les prélats et les seigneurs bourguignons se donnèrent eux-mêmes un souverain en la personne de Boson, comte de Vienne. Cela n’empêcha pas la désagrégation dont nous relevions à l’instant les prémisses de s’opérer. Ces événements l’avaient simplement retardée. Les héritiers de Boson furent réduits à la Provence et à la vallée du Rhône ; la Basse Bourgogne devint un duché à la tête duquel allaient se succéder quatre siècles durant des souverains étroitement associés à la vie de la France capétienne. Quant à la Bourgogne transjurane, elle s’émancipa et se donna pour roi Rodolphe fils du comte d’Auxerre (888). Sa dynastie devait se maintenir cent vingt-cinq ans. Rodolphe II dépouilla le petit fils de Boson de la Provence. Ainsi se trouva constitué entre ses mains un État riche et puissant mais si artificiel que, ne sachant sous quel nom le désigner, on l’appela le royaume d’Arles. Il allait de la Méditerranée à l’Aar et couvrait en somme tout l’est de la France. Ses capitales étaient Arles et Lausanne. Or le roi Rodolphe III qui n’avait pas d’enfants et était un prince versatile et sans énergie se laissa persuader de léguer ses États par un testament qu’il voulut ensuite mais vainement annuler, au fils de sa sœur, l’empereur allemand Henri II (1016). Nous dirons tout de suite pour n’avoir plus à y revenir comment devait tourner cette affaire du point de vue allemand.

Henri II avait été élu comme successeur d’Othon III mort sans postérité. De 1039 à 1125 trois autres Henri se succédèrent par hérédité directe mais tous furent engagés dans d’âpres luttes, tant contre le Saint-siège que contre les féodaux allemands — si bien que le mirifique héritage finit un jour par s’évanouir sans avoir jamais été assimilé. En effet ni Frédéric Barberousse en 1157 ni Frédéric II en 1215 ne devaient être plus heureux dans leur tentative pour affaiblir la résistance des seigneurs bourguignons en les opposant les uns aux autres. Déjà du vivant de Rodolphe III, ceux-ci se montraient peu maniables. À sa mort, leur esprit d’indépendance s’affirma. C’étaient les comtes de Maurienne, de Provence, d’Albon les uns ancêtres de la maison de Savoie, les autres tiges des « Dauphins » du Viennois ; c’était cet Othon Guillaume « comte de la Haute Bourgogne » et si complètement maître chez lui que ses domaines en prirent le nom de « Franche-comté ». Frédéric Barberousse ayant pénétré par mariage dans sa maison crut pouvoir en tirer profit pour établir sa domination dans la vallée du Rhône. C’est alors qu’il tint à Besançon une assemblée où parurent des princes et des ambassadeurs de tous les pays. Mais il ne gagna rien. En vain ses successeurs confièrent-ils le pays de Vaud aux sires de Zäringen et la région d’Arles aux seigneurs des Baux ; ces investitures intéressées demeurèrent sans effet. Ni les marchands marseillais ni les hérétiques provençaux tour à tour menacés ou flattés ne fournirent de point d’appui stable. Le pape Innocent IV traqué par l’empereur ne trouva pas de plus son abri que dans la ville de Lyon dont son adversaire se prétendait le souverain et qu’aussi bien le roi de France devait peu après réannexer. Quant à la Savoie érigée dès 1027 en comté séparé, le germanisme n’y progressa pas mieux Telle fut cette « première bataille de Bourgogne » dont le récit est ici à sa place et qu’on a le tort de considérer comme un à-côté de l’histoire. Elle en constitue bien au contraire un des plus importants carrefours, l’un de ceux où s’est le mieux affirmé et fortifié le destin de la civilisation celto-romaine.

On a souvent répété que c’était la querelle dite des « investitures » qui avait mis aux prises le Saint-empire et la papauté. L’affirmation est trop simpliste. En réalité le conflit fut complexe et les intérêts matériels n’entrèrent pas seuls en jeu. Après les scandales qui avaient un temps déshonoré les élections pontificales, l’intervention d’Othon ier s’était révélée bienfaisante. Mais la répétition du même geste par ses successeurs en fit sentir le danger. Une série de papes allemands furent ainsi imposés après le pontificat de Gerbert et un jour vint où Henri iii (1039-1056) se crut autorisé à désigner tout simplement pour occuper la chaire de St-Pierre son confident et ami l’évêque de Toul. Ce prélat du reste devenu Léon ix, se montra zélé partisan de la réforme du régime électoral du Saint-siège. Cette réforme était réclamée par une grande partie de l’opinion. Hildebrand (le futur Grégoire vii) dont l’action commença de s’exercer au même moment, prétendait y trouver l’occasion et le point de départ d’une régénération totale de l’Église. Or pour le tenter, il fallait reprendre en mains la direction des rouages ecclésiastiques et, pour la reprendre, il était nécessaire d’en finir avec les ingérences du pouvoir temporel. Ces ingérences se produisaient en Allemagne de façon permanente. Non seulement les princes laïques avaient accaparé la nomination des évêques — laquelle théoriquement au moins appartenait encore aux fidèles — mais ils en faisaient l’objet d’un trafic ; et ce trafic se reproduisait à tous les degrés de la hiérarchie. Tout était devenu fief et se vendait : l’abbaye, l’évêché, le poste de curé, la dignité de chanoine. Moins le seigneur était fortuné, plus il tenait à cette source de revenus et se préoccupait de ne pas la laisser tarir. Par ailleurs beaucoup de religieux et même de laïques s’indignaient de cet état de choses et voulaient qu’on en revint à l’esprit de l’Évangile. De là l’animosité, la violence avec lesquelles les partis se formèrent et s’affrontèrent. D’autres causes de division surgirent. Il y avait des partisans ardents de l’élection du souverain ; leurs adversaires tenaient pour l’hérédité. L’élément saxon prétendait imposer sa loi comme le plus fort dans l’empire ; l’élément bavarois, comme le plus ancien. Dans les villes, les corporations s’unissaient pour défendre leurs franchises ou bien se déchiraient entre elles. Des institutions, des coutumes, une législation s’élaboraient qui différaient d’un lieu à l’autre. Cette agitation révélatrice d’une extrême vitalité, eut pu être féconde si les empereurs n’avaient pas été constamment distraits de leur tâche germanique par le souci des affaires d’Italie. Par malheur, les passions qui se donnaient libre cours dans un des deux pays provoquaient aussitôt une répercussion dans l’autre et comme, entre l’Allemagne et l’Italie, nulle similitude mentale ou organique n’existait, ces répercussions empêchaient toute politique réfléchie et suivie. Il y faut ajouter l’orgueil grandissant dont s’imprégnaient de part et d’autre les théories gouvernementales. Nous l’avons déjà vu pour ce qui concerne les papes. Quand, de son côté, Frédéric Barberousse appelait les rois de France et d’Angleterre « reges provinciarum », traitant leurs pays comme des portions de son empire ou bien quand il écrivait à l’empereur grec que « ses prédécesseurs, les glorieux césars romains, lui ont donné le droit de gouverner non seulement l’empire mais le royaume de Grèce » il passait à la fois les bornes de l’outrecuidance et du bon sens. À ce moment là, il n’y avait déjà plus de coopération possible entre le pape et l’empereur autrement que pour des cas isolés et de façon momentanée. Le temps était loin où Sylvestre II et Othon III rêvaient d’un partage amical de l’autorité suprême. Mais du moins aurait-on pu comprendre l’inanité du jeu qui consistait à susciter des anti-papes ou à proclamer la déchéance du souverain régnant. Aucun des antipapes ne l’emporta. En vain, Henri IV, par revanche de l’humiliation que Grégoire VII lui avait infligée à Canossa, conduisit-il le sien à Rome pour l’intrôniser. En vain plus tard Frédéric essaya-t-il d’en faire autant. Il leur fallut céder. Il y avait pour les papes plus de facilité à se conformer aux enseignements donnés par Grégoire VII que pour les empereurs à se tenir dans la ligne tracée par Othon le grand. Autour de ceux-ci, la politique était mouvante tandis que la foi fournissait aux premiers un appui stable : foi des humbles qui restait vivace et naïve et aussi foi des grands que la peur du châtiment mérité par leurs crimes tourmentait généralement au soir de la vie. De là plus de continuité dans l’action pontificale, que celui qui la dirigeait fût un Italien, un Allemand, un Français ou même un Anglais comme Adrien IV, le seul Anglais jamais élevé au rang de « vicaire du Christ ». Le Saint-siège n’eut pas absolument gain de cause dans l’affaire des investitures ; des « compromis » comme celui de Worms (1122) ne signifiaient pas grand’chose. Dans l’ensemble pourtant l’empire fut manifestement le vaincu.

Parmi les empereurs allemands Frédéric Ier dit Barberousse occupe une place à part. Son règne de trente huit années (1152-1190) s’il ne s’est pas soldé en résultats définitifs quant aux faits, marque dans l’évolution des idées servant de base au germanisme, l’étape la plus essentielle. D’abord par la proclamation du droit à l’héritage romain. « C’est en Germanie, répond l’empereur aux envoyés d’Arnaud de Brescia, que réside toute entière aujourd’hui l’antique majesté du peuple romain. » Avant lui on l’a pensé sans doute mais nul n’a osé le déclarer avec cette netteté. Quoiqu’il en soit, les Allemands sont les légataires universels de l’ancien empire ; voilà qui est établi. Cette hantise du passé impérial est telle que lorsqu’un peu plus tard, Philippe de Souabe sera élu, il se tiendra pour le deuxième du nom à cause de ce Philippe l’arabe qui par hasard, mille ans plus tôt, revêtit la pourpre romaine. Dans la façon dont Frédéric manie alternativement ou simultanément le glaive et le parchemin il n’est pas moins intéressant à considérer. Le premier, il aperçoit la valeur éventuelle des titres juridiques et des arguments profitables qu’on en peut extraire. Il entretient des légistes qui commentent et au besoin maquillent les documents quand ils n’en forgent pas de toutes pièces[22]. Tout de même pour achever une entreprise que d’habiles interprétations ont amorcée, il n’a confiance qu’en la force, argument suprême. Cette force doit être hautaine, calculée et froidement impitoyable. Frédéric n’est pas cruel pour le plaisir de l’être ; il ne se complait pas, comme le fera son fils Henri VI, à ordonner d’abominables supplices mais il sait « durcir son visage comme une pierre » selon l’expression d’un témoin oculaire de la capitulation de Milan. Cette capitulation obtenue en 1162 après trois ans d’efforts lui permet de quitter l’Italie où il séjourne malgré lui depuis 1158. Il a dépensé pour la dompter une énergie et une persévérance remarquables mais que ne vient féconder aucune souplesse de compréhension. Il repart, ayant installé dans les villes des « podestats », magistrats importés du dehors qu’il se propose de déplacer assez fréquemment et qui tiendront leurs administrés sous le joug. Il serait fort étonné si on lui apprenait, en le faisant lire dans l’avenir, que par tout ce qu’il vient d’accomplir en Italie, il a préparé des résistances ultérieures qui auront raison de sa ténacité, que ses exactions ont abouti à créer un sentiment national, qu’il a accru la popularité de son adversaire pontifical en lui fournissant l’occasion de s’inféoder à la cause italienne, bref que sa politique a été exactement le contraire de ce qu’elle aurait dû être et produira des effets diamétralement opposés à ce qu’il espérait. Ces erreurs de calcul sont fréquentes chez lui. Frédéric n’attend-il pas trop aussi de la hiérarchie et de l’ostentation ? Il les aime l’une et l’autre. À Aix-la-Chapelle en 1165 quand il prétend canoniser Charlemagne, à Arles, à Mayence lors de la Diète de 1184 à laquelle prennent part plus de soixante-dix princes et soixante-dix mille chevaliers, il s’environne d’une pompe excessive. D’autre part autour de lui, tout est réglementé et réglé. Il décide qu’à sa cour les ducs de Saxe seront maréchaux, les rois de Bohême, échansons. Il répartit des « chancelleries » d’Allemagne, d’Italie et « des Gaules » entre les archevêques de Mayence, de Cologne et de Trèves. Toute la société féodale est divisée en six classes ou « boucliers » ; dans la première, le souverain seul ; dans la seconde, les princes ecclésiastiques ; dans la troisième, les princes laïques et ainsi de suite. Rien de pareil en France ou en Angleterre.

La plus grande erreur de Frédéric Barberousse fut sans doute de préparer l’accession de son fils au trône de Sicile en le mariant en 1186 avec l’héritière du royaume normand, Constance, de dix ans plus âgée que lui. À l’occasion de ce mariage, il le proclama « césar » dans une fête donnée à Milan. Trois ans plus tard, le roi de Sicile Guillaume II mourait, la prise de Jérusalem par Saladin provoquait l’organisation d’une croisade et Frédéric Barberousse partait pour la Terre-sainte où il devait périr aussitôt d’un accident. Henri VI se trouva soudainement en face d’une double tâche qui excédait absolument ses moyens. Affolé d’orgueil, il noya dans le sang une insurrection de ses sujets siciliens. Il préparait une expédition contre l’empire grec qu’il prétendait annexer à son propre empire, expédition déguisée sous une apparence de croisade. Un de ses derniers actes en Allemagne fut pour exiger des princes allemands l’acceptation d’un décret supprimant l’élection et établissant le droit de succession héréditaire au trône impérial. Les princes cédèrent d’abord puis, l’empereur parti, s’assemblèrent à Erfurth pour annuler la décision prise. Par bonheur pour tout le monde, Henri VI mourut. Il laissait un fils en bas âge qui devait être Frédéric II. Celui-ci régna en Sicile sous la tutelle de sa mère puis après la mort de Constance, sous celle du pape Innocent III. Pendant ce temps l’empire passait à d’autres. Philippe de Souabe occupa le trône. Puis ce fut Othon IV (1208-1218) le vaincu de Bouvines. Alors Frédéric II récupéra la couronne de son père. S’il fallait le juger par ses actes impériaux, il ne prendrait pas rang au dessus de la moyenne de ses prédécesseurs. Mais il semble bien qu’il n’ait témoigné qu’un intérêt de commande à tout ce qui n’était pas la Sicile. Là seulement il se plut et sut donner la mesure de sa valeur. Certes on le trouve partout en ce siècle agité. Il intervient à Jérusalem dont il s’était fait roi et, en même temps, il protège les musulmans et traite avec eux. Il est mêlé à toutes les querelles allemandes ; tantôt il favorise ses grands vassaux, tantôt il leur tient tête ; tantôt il s’appuie sur les municipalités, tantôt il les combat. Mais précisément cette absence de suite caractérisant sa politique hors de la Sicile contraste sans cesse avec l’étincellement continu de son rôle comme précurseur de la Renaissance. Quand il meurt en 1250, irrité, injuste, soupçonneux, désorienté, on dirait qu’il n’a su qu’amonceler des ruines mais sur ces ruines, il a jeté la graine de la passion artistique et intellectuelle ; et la moisson germera. Voilà son vrai rôle et sa vraie gloire. Après lui sa succession se liquide tragiquement. En Allemagne son fils Conrad IV règne à peine. En Italie son petit-fils, Conradin, le dernier des Hohenstauffen, est pris et mis à mort par Charles d’Anjou, le prince français auquel de sa propre autorité et contre tout droit, le pape a transféré la royauté sicilienne. Le Saint-empire n’est plus qu’un nom. On a peine à lui trouver des titulaires et encore sont-ce des étrangers : Guillaume de Hollande, Richard d’Angleterre, Alphonse de Castille… Richard ne se montre guère et Alphonse point du tout. L’anarchie s’étend de tous côtés


LA REVANCHE CELTO-ROMAINE :
LES CAPÉTIENS

Depuis l’an 884 le droit héréditaire avait, de fait, cessé d’exister en France. Ayant déposé Charles le gros, prince carolingien qu’ils avaient d’ailleurs élu sans qu’il fût l’héritier légitime, les seigneurs féodaux lui avaient donné pour successeur l’un d’entre eux, Eudes, comte de Paris, qui s’était grandement illustré en défendant contre les Normands la ville dont il portait le nom. Avant lui son père, Robert le fort, n’avait pas moins vaillamment guerroyé. En ces temps où les ravages des Normands causaient de telles ruines et semaient une telle épouvante, c’étaient là des titres de haute valeur. Robert le fort possédait de vastes seigneuries en Anjou, en Touraine, en Champagne. Descendait-il d’une famille de souche gallo-romaine ou bien, comme on l’a dit, d’un chef saxon transplanté là au temps de Charlemagne ? Au vrai, l’on n’en sait rien mais cette dernière hypothèse paraît peu défendable. En tous cas sa maison avait pris racine dans le cœur même du pays — l’île de France — et il semble qu’il y ait eu, dès le principe, chez les siens, une orientation vers les idées romaines, une vision d’un État unifié et ordonné. Eudes, durant les dix années de son règne (888-898), mécontenta par là les féodaux auxquels il devait la couronne, tandis qu’il acquérait parmi les populations du sud du royaume demeurées si romaines, une renommée singulière.

Il ne lui fut pas permis de laisser la couronne à son frère Robert. Le prestige de la descendance de Charlemagne était encore assez puissant pour imposer la royauté médiocre de Charles le simple. Robert attendit se bornant à préparer les voies de l’avenir en mariant ses filles à deux de ses plus puissants voisins, le comte de Vermandois et le duc de Bourgogne. Ainsi s’accusait, dès le principe, la double caractéristique essentielle de la dynastie capétienne, la patience et la souplesse. Au bout de vingt ans, Charles le simple fut déposé et Robert devint roi. Mais à peine élevé au trône, il périt dans un combat. Son fils Hugues était trop jeune. Raoul de Bourgogne, son gendre, fut élu. À la mort de Raoul, quatorze ans plus tard, Hugues, se gardant de revendiquer une couronne qu’il jugeait encore prématurée, la laissa placer sur le front d’un jeune prince carolingien, Louis IV, fils de Charles le simple. Il reçut en récompense le titre de duc de France. Cela lui assurait une sorte d’autorité militaire non seulement sur la région d’entre Seine et Loire où il dominait déjà territorialement mais sur la plupart des territoires situés au nord de la Seine. Or pendant que grandissait ainsi la puissance de cette famille destinée au rang suprême, on eût dit que les carolingiens se repliaient vers leur pays d’origine et tendaient à chercher en Allemagne un appui et une protection. Trente années se passèrent encore pendant lesquelles la désaffection à leur égard ne fit que s’accroître. Enfin en 987 à Noyon et à Senlis, Hugues surnommé Capet, fils du duc de France, recueillit les suffrages de ses pairs. Il avait pour lui l’archevêque de Reims, Adalbéron, l’évêque d’Orléans et le moine Gerbert (le futur pape Sylvestre II). Il avait aussi son frère le duc de Bourgogne, ses beaux-frères les ducs de Normandie et d’Aquitaine, son cousin le comte de Vermandois. Tous sentaient — les ecclésiastiques avec plus de netteté, les laïques d’une façon confuse — que l’heure était venue de rompre avec un passé qui ne représentait plus que l’ingérence étrangère. Hugues fut couronné en qualité de « roi des Gaulois, des Bretons, des Danois (Normands), des Aquitains, des Goths, des Espagnols (Catalans) et des Vascons ». L’énumération est à retenir, le nom des Francs n’y figure plus. Sans doute il recouvrait le tout mais dans un sens différent de celui qu’on lui avait donné jusqu’alors. Sa signification serait désormais géographique. Ethniquement, il ne signifiait plus rien.

Il y avait alors en France vingt-neuf souverainetés distinctes — provinces ou fragments de provinces — dont les possesseurs ne voyaient dans ce roi sorti de leurs rangs qu’une sorte de seigneur suzerain appelé à les présider en certaines circonstances ou cérémonies mais obligé par ailleurs de respecter et même de défendre leurs privilèges. Et presque tous, sans aucun doute, considéraient le principe de cet état de choses comme salutaire, normal et seul capable d’assurer un avenir conforme aux lois sociales. C’est parmi les sujets de ces vingt-neuf ducs, comtes, vicomtes ou barons que sourdement, timidement s’amoncelaient les espoirs en un ordre différent basé sur d’autres données. Les lettrés, fort rares, n’ignoraient pas que cet ordre différent avait existé et par eux la notion s’en répandait, imprécise, dans les couches inférieures de la population. Si faible pourtant était une pareille diffusion que le progrès de l’émiettement féodal ne s’en trouvait point entravé. Un peu plus tard ce ne seraient plus vingt-neuf mais bien cinquante-cinq États qu’il y aurait à dénombrer depuis les vastes duchés jusqu’aux minuscules baronies. Si nous jetons un coup d’œil sur une carte de la France au temps des premiers Capétiens nous y voyons figurer au nord en bordure de la mer du nord, le comté de Flandre dont la frontière limitrophe des domaines du Saint-empire descendait de l’embouchure de l’Escaut jusque vers Cambrai. Immédiatement au dessous se trouvaient le Vermandois et le Valois. Puis à droite le comté de Champagne qui s’approchait de Paris d’un côté, de Verdun et de Toul de l’autre et englobait Chalons, Troyes et Langres. À gauche le duché de Normandie avec Rouen, Évreux, Dreux et Saint-Lô. Sous le comté de Champagne, le duché de Bourgogne avec Dijon et Nevers, séparé du comté de Bourgogne (Franche-comté) par la frontière du Saint-empire passant entre Dijon et Besançon. Cette même frontière enclavant Lyon descendait ensuite vers la mer en suivant à peu près le cours du Rhône sur sa rive droite. Sous le duché de Normandie étaient le comté de Blois (Chartres et Blois), le Maine, l’Anjou, la Touraine. C’est là, enserré entre Bourgogne, Champagne et Blaisois, que les Capétiens avaient leur domaine propre. Allant du nord de Paris au sud d’Orléans jusque vers Bourges, il dessinait une sorte d’ovale assez régulier et bien compact mais combien minuscule comparé aux domaines normand, bourguignon et surtout à ce duché d’Aquitaine qui occupait le centre et tout le sud de la France d’alors. L’Aquitaine, il est vrai, n’allait pas tarder à se fissurer et dès alors elle comprenait des territoires distincts les uns des autres : le Poitou, l’Auvergne la vieille terre des Arvernes, le comté de Toulouse dont la prépondérance de plus en plus s’affirmait, enfin cette région indécise s’étendant de Nîmes aux Pyrénées avec Narbonne comme centre et la marche d’Espagne (plus tard comté de Barcelone) comme annexe. On l’avait appelée longtemps la Gothie parce que les Goths s’y étaient maintenus mieux qu’ailleurs. Après eux les Arabes y avaient pris pied. On l’avait aussi désignée sous le nom de Septimanie des sept villes épiscopales qui s’y trouvaient. Pour finir elle ferait partie du Languedoc ainsi nommé comme le dernier asile de la langue où le mot « oui » se disait oc par opposition à celle où l’on prononçait oil. Le Languedoc, ce serait la région des Cévennes de Valence aux Pyrénées, bordée par le Rhône et la mer. Pour compléter la physionomie territoriale de la France, il faut mentionner la péninsule armoricaine bien qu’elle en fût alors fort séparée politiquement. Avec ses comtés indépendants de Léon, de Vannes ses dialectes celtiques, ses coutumes, ses rites, son église autonome qui reconnaissait à peine la suprématie théorique du pouvoir pontifical, la Bretagne avait longtemps vécu derrière une frontière étanche. Les rois francs avaient dû reconnaître les ducs bretons, Noménoé, Erispoé, etc…, mais aux ixme et xme siècles, des guerres intestines avaient affaibli le pays et dès 843 les pirates normands s’étaient montrés sur ses rivages. Au traité de Saint-Clair-sur-Epte, une clause étrange concerna la Bretagne. Rollon avait fait observer que ses guerriers auraient besoin de terres à exploiter en attendant que celles qui allaient leur être allouées pussent être ensemencées. On lui indiqua la Bretagne… non pas, bien entendu, en termes aussi crus. Le machiavelisme barbare savait aussi se revêtir de formules volontairement nuageuses. Quoiqu’il en soit, les Normands entendirent fort bien et s’attaquèrent à leurs nouveaux voisins. Beaucoup de Bretons s’enfuirent alors, emportant leurs richesses et les reliques de leurs églises ; ils se réfugièrent en Angleterre, en Bourgogne mais au bout d’un quart de siècle, en 938, une révolte éclata parmi ceux qui étaient restés. Les Normands s’étaient pour la plupart retirés dans leur nouveau domaine. Le duché de Bretagne fut rétabli. Les exilés rappelés revinrent en foule, ceux d’Angleterre amenant avec eux des Celtes qu’attiraient un climat meilleur et la perspective d’une vie plus facile. Le celtisme breton reçut ainsi un renfort considérable.

Tel était, vu en quelque sorte à vol d’oiseau, le royaume sur lequel Hugues Capet avait été appelé à régner. Quant au régime auquel ce royaume était soumis, on le définit d’un mot déjà maintes fois prononcé dans les pages qui précèdent mais dont la signification n’est jamais assez clairement établie : la féodalité. L’esprit en effet s’attache, quand il s’agit de la féodalité, à deux erreurs dont l’une consiste à penser qu’elle fût toujours pareille à elle-même, identique d’un territoire à un autre ou d’une période à une autre — et la seconde que, pour la bien comprendre, il faut par ailleurs en étudier les innombrables modalités de détail. Or la féodalité est simplement l’ensemble des conséquences qu’entraîna et entraînera toujours l’absence d’État. Aussi l’a-t-on vu naître en Asie aussi bien qu’en Europe lorsqu’une éclipse totale et prolongée de l’action gouvernementale y engendra l’insécurité des individus, sans perspectives de prochaine restauration de l’ordre collectif. Les Chinois, les Japonais, les Hindous, les Égyptiens ont connu des époques féodales et de même les Arabes ou les Ottomans. Le monde romain n’en a pas connu. Le pouvoir central a pu y faiblir au point de cesser d’être obéi ; la notion de l’État n’en constituait pas moins la pierre angulaire et comme le symbole de la civilisation romaine. Cette notion dominait à tel point que les premiers États barbares nés à l’ombre de l’empire agonisant, et si peu cultivés que fussent leurs fondateurs, tentèrent instinctivement d’y demeurer fidèles. Ainsi entre le principe romain et le principe féodal, l’antinomie se révèle tellement absolue et totale qu’il n’a jamais pu y avoir entre eux d’accommodement d’aucune sorte.

La féodalité ne consiste pas en un simple émiettement de la souveraineté ou du moins, ce n’en est là qu’une sorte d’élément préliminaire. Ce qui la distingue essentiellement, c’est le « contrat personnel » liant à tous les degrés de la hiérarchie sociale les individus les uns aux autres, en dehors et sans souci du bien public. Chaque homme, depuis le rang infime jusqu’au rang suprême, se trouve alors en tutelle de quelque autre à qui il a aliéné tout ou partie de sa liberté en échange de certains avantages qui lui sont concédés. Les situations ainsi acquises, on cherche naturellement à les rendre héréditaires. Du jour où le pouvoir central consent qu’elles le deviennent, il s’affaiblit vis-à-vis de ceux qui les détiennent et qui refusent de lui obéir. Dès lors les horizons se rétrécissent ; l’intérêt local ou particulier se substitue à l’intérêt général. On met de côté ses devoirs pour mieux exercer ses droits. L’autorité de chacun se fait tyrannique sur ceux qui s’y trouvent assujettis en même temps qu’elle s’ingénie pour échapper aux engagements qui la restreignent. Déloyauté envers le supérieur, exploitation de l’inférieur sont les deux termes obligatoires vers lesquels tend toute féodalité. Ainsi les seigneurs du moyen âge se sont-ils attribué le droit de « guerre privée » et celui de « battre monnaie » et ont-ils frappé d’impôts grandissants non seulement le travail des cultivateurs fixés sur leurs terres mais le commerce des marchands qui y trafiquaient et jusqu’au simple passage sur leurs ponts ou leurs routes des hommes, des bêtes et des marchandises. Guerres incessantes, monnaies altérées, droits à payer, corvées à fournir, confiscations éventuelles, telles étaient les perspectives ordinaires de la vie populaire française vers la fin du xme siècle. La France était beaucoup plus atteinte que les autres pays de l’Europe. En Allemagne, en Angleterre, en Espagne même, la royauté possédait une autorité suffisante pour tenir en échec, au moins dans une certaine mesure, les seigneurs féodaux laïques ou ecclésiastiques. En France le souverain se trouvait plus faible que plusieurs de ses vassaux pris individuellement et exposé à rencontrer à tout moment la coalition des autres en travers de sa route. Si l’on ajoute à cela la misère affreuse qui désolait le pays que la famine et les épidémies avaient dévasté à maintes reprises[23] on se fera une juste idée de la tâche surhumaine qui s’offrit à Hugues Capet et à sa descendance. En trois siècles elle fut remplie. Il n’y a rien dans l’histoire de plus instructif et de plus passionnant à suivre que cette entreprise là. Toute la politique moderne en est issue. Les problèmes contemporains y trouvent leurs prémisses et les événements, leur origine.

Quatre acteurs : la royauté, la noblesse, le peuple, l’église. Examinons le rôle de chaque groupe ; c’est ainsi que les résultats seront le mieux mis en lumière.

De 987 à 1314 se succédèrent en lignée directe onze princes dont les portraits accusent une grande variété non seulement de type physique mais de tempérament et de caractère, dont pourtant la politique et les procédés de gouvernement dénotent une continuité de but et de pensée qu’aucune autre dynastie n’a su réaliser à pareil degré. Au début, pour s’implanter, il fallait avant tout se perpétuer. Hugues ne régna que dix ans (987-997) mais son fils Robert ii en régna trente-cinq ; son petit-fils Henri ier, vingt-neuf ; son arrière petit-fils Philippe ier, quarante-huit. Ce sont là des durées surprenantes si l’on songe aux agitations ambiantes, aux écueils, aux compétitions que devait susciter le voisinage de vassaux plus riches et plus puissants que leur suzerain. Aucune somnolence pourtant ; rien qui rappelle les rois « fainéants » de l’époque mérovingienne. Ces princes s’ils savent se terrer à point, savent aussi intervenir dès l’instant propice. Robert le fait en Flandre, Henri en Lorraine. Quant à Philippe qu’on a tant calomnié, directement menacé par le fait du duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, il trouve tout de suite la bonne formule ; ne rien brusquer mais travailler à opposer les intérêts du duché à ceux du royaume pour préparer la brisure future. La tête ne leur tourne point dans le succès. Robert n’hésite pas à décliner pour les siens et pour lui-même la couronne d’Italie pour laquelle on le pressent et la dignité impériale qui en découlerait. Ce serait lâcher la proie pour l’ombre. Un clair bon sens et la notion du temps, voilà les assises de l’opportunisme capétien par quoi il se révèle original et s’affirmera si efficace. Armé de ces principes, on fait contre fortune bon cœur. Si l’on ne peut empêcher la Bourgogne de passer féodalement entre des mains allemandes, on en retient du moins la partie la plus proche, la Bourgogne dijonnaise, en attendant de pouvoir prétendre au reste. Les alliances lointaines n’effraient point. Henri ier épouse la fille d’un « Grand prince » de la naissante Russie[24]. Mais surtout il y a, dès le règne de Robert, cet « amour des pauvres et des petits » qui fera tant de bien à la dynastie en lui gagnant le cœur du peuple. Alors qu’importe que cette monarchie du xime siècle soit un « mélange de misère et de grandeur, d’indépendance et de force » que l’administration en reste rudimentaire, qu’elle déambule perpétuellement entre Paris, Orléans, Melun, Étampes, Compiègne, Poissy ou Mantes comme si elle ne pouvait se fixer nulle part ? Qu’importe la passion coupable de Robert pour la célèbre Berthe qu’il garde longtemps auprès de lui malgré les anathèmes du Saint-siège ? Qu’importe que Philippe ier se montre cupide et sensuel et fasse scandale par ses amours avec la comtesse d’Anjou ? Tout cela n’empêche pas que, de toutes parts, on ne regarde vers le roi comme vers celui qui représente la justice et qui, un jour, mettra fin aux misères de l’exploitation féodale.

L’espérance se précise avec Louis VI dit le gros (1108-1137). Un soldat, toujours à cheval pour faire la police, punir les seigneurs qui détroussent le pauvre monde, assurer l’ordre et la sécurité. Et sans doute son action est limitée au domaine royal encore très restreint mais la France entière suit avec attention ce spectacle nouveau. Si Louis VI ne s’entend guère à la politique, il a pour le guider un très grand ministre, Suger, l’abbé de Saint-Denis, homme de manières simples, d’intentions droites et pures, un vrai ministre capétien possédant le sens des labeurs accumulés et l’instinct du progrès possible. Sous Louis VII (1137-1180) il y a recul. Encore une histoire de femme. On lui a fait épouser Aliénor, héritière de toute l’Aquitaine. Malgré Suger qui est encore là et administre superbement le royaume pendant que le roi perd son temps à la croisade, celui-ci prétend divorcer car Aliénor qu’il a emmenée en orient y a passablement entaché l’honneur conjugal. Suger mort, Louis VII répudie sa femme laquelle tout aussitôt épouse Henri Plantagenêt, comte d’Anjou qui dès l’année suivante héritera du duché de Normandie et du trône d’Angleterre. Voilà la moitié de la France, de Rouen à Bordeaux, Bretagne exceptée, aux mains des Anglais. Leur roi Henri II est vassal pour tous ces territoires du premier mari de sa femme mais quel étrange vassal beaucoup plus riche, puissant et prestigieux que son suzerain ! Le droit féodal n’a pas prévu de telles bizarreries et il ne saurait avoir la force nécessaire pour y pallier. Il s’en faut pourtant qu’entre les deux rivaux la réalité réponde complètement aux apparences. Henri d’Angleterre est un roi transplanté ; la royauté française, elle, s’enracine peu à peu dans le sol national par ces mille et une fibres invisibles qui créent la véritable stabilité. Philippe II (1180-1223) qu’on a pris l’habitude de nommer Philippe-Auguste en tire une force invincible qui se révèlera à Bouvines le 27 juillet 1214. Bouvines c’est la grande journée française, celle qui décida de la France, consacra le passé et permit de dessiner l’avenir. Les vaincus ici ne sont pas tant les hommes que les institutions. D’un côté est une nation moderne en formation, encore inconsciente de sa personnalité mais dont les traits essentiels s’accusent déjà. De l’autre, il y a des intérêts personnels et des intérêts de castes emmêlés. Les grands féodaux ne voient rien au-delà des frontières de leurs fiefs si ce n’est les terres qu’ils y pourraient ajouter par chance, ruse ou violence ; et les petits seigneurs se sentent solidaires de cet état de choses car la situation de tous ces privilégiés dépend du maintien intégral du principe inégalitaire. Ni chez les uns ni chez les autres n’existe le moindre souci du bien public ; la notion même — cette notion si romaine — en demeure étrangère à leur esprit. S’ils réalisent autour d’eux quelque amélioration matérielle, c’est en vue d’un profit pécuniaire de même que s’ils recherchent la culture — il en est de cultivés — c’est pour y puiser quelque agrément égotiste, quelque embellissement de leur propre existence.

Ils sont, au sens exact du mot, des « sans-patrie ». Pour les exonérer rétrospectivement d’une accusation dont la gravité n’a fait que croître aux yeux de la postérité, on a argué que le sentiment de la patrie, de leur temps, n’existait pas ; bien plus, que la patrie elle-même était alors sans âme et sans visage. C’est là une vraie jonglerie. Le patriotisme est à peu près aussi ancien que la civilisation et, même si l’on s’en tient à l’aspect qu’il revêt de nos jours, on doit admettre que Cincinnatus ou Vercingétorix reproduisent des types achevés du patriote à la moderne. Mais il est vrai que le patriotisme s’est formé et développé dans les rangs populaires ; c’est là que la patrie a été aimée d’abord avec abnégation et désintéressement et non pour les bénéfices ou les commodités qu’on retire d’elle. Au temps de Philippe Auguste, la France n’était encore qu’un état presque informe, tout coupé d’enclaves féodales et dont l’unité politique était inférieure à celle de l’Angleterre et de l’Allemagne. Mais il existait déjà un peuple français, une âme française. La joie générale qui accueillit la défaite à Bouvines des féodaux coalisés alliés aux Anglais et ayant à leur tête l’empereur d’Allemagne Othon IV, fut la première manifestation de cette âme là.

Dans la cohésion qui s’opérait ainsi, l’Église avait sa part. Le Saint-siège avait été conduit automatiquement à s’appuyer sur la France en raison des déboires que lui avait apportés sa politique allemande. La France y trouvait avantage. Sous le règne de Louis VII, le pape Alexandre III séjourna deux années dans la ville de Sens. Certes ce voisinage des deux pouvoirs n’allait pas sans heurts mais quel prestige le roi n’en retirait-il pas aux yeux de la chrétienté ! C’était d’ailleurs une heure de péril grave. Henri II d’Angleterre maître en Normandie, en Anjou, en Guyenne regardait avec appétit du côté de Paris. Le pape l’obligea à la paix en menaçant de jeter l’interdit[25] sur toutes ses possessions continentales (1177). Les interventions pontificales n’étaient pas toujours aussi heureuses et se traduisaient parfois en prétentions intolérables. Ce fut le grand mérite des rois capétiens, sans excepter Louis IX, de savoir y résister à point avec une fermeté prudente et persévérante. Mais, somme toute, l’appui du Saint-siège leur fut surtout utile au point de vue extérieur tandis qu’à l’intérieur la force, en ce qui concerne la religion, leur vint du concours zélé et indéfectible du petit clergé. À côté des évêchés et des abbayes dotées de larges revenus existait une sorte de prolétariat ecclésiastique en contact perpétuel avec les travailleurs manuels dont il recueillait les plaintes et partageait les aspirations. Les humbles sont les grands négligés de l’histoire. On ne prête attention qu’au tapage souvent dénué de conséquences durables mené par les puissants et on oublie de chercher à surprendre le secret des transformations qui s’élaborent au sein des foules anonymes. Il est commode de faire état de leur prétendue apathie. Cette apathie s’est rencontrée à de certaines époques mais sous l’action de circonstances données, par exemple la fatigue et le découragement consécutifs à de grands efforts physiques non couronnés de succès. Or la France de Philippe-Auguste ne ressentait ni fatigue ni découragement. Elle aspirait à vivre par le corps et par l’esprit : deux aspects de son désir d’activité répondant à deux renaissances simultanées, celle du commerce et celle de la pensée libre.

L’installation normande en Angleterre et en Sicile, les pèlerinages, les croisades avaient remis la richesse en mouvement et provoqué la création d’une richesse nouvelle. Dès la fin du xime siècle, les produits du midi circulaient dans le nord. Les objets de fabrication arabe provoquaient des sursauts d’admiration étonnée. On les voulut imiter. Par là la verrerie, l’art des tissus de luxe se répandirent. En ces temps comme on l’a justement remarqué, c’est l’échange qui incitait à l’industrie ; le négociant devint une personne importante. Mais il fallait pouvoir commercer librement, vendre et acheter sans être soumis au bon plaisir des seigneurs, sans avoir à acquitter les innombrables droits de péage qu’ils avaient placés en travers de toutes les routes, à l’entrée de tous les ponts, sur les berges de toutes les rivières. Pour lutter contre le seigneur, point d’autre moyen que de s’associer. L’association fut, par excellence, l’arme populaire du moyen âge, l’arme de la libération. Et naturellement — encore que les campagnes même y aient recouru[26] — ce fut surtout dans les villes qu’elle prospéra, y revêtant les formes les plus inattendues. Beaucoup de « confréries » sous l’égide de leur patron ou le couvert de fêtes religieuses à célébrer en commun ne furent en fait que des ligues de défense et non plus timides et cachées comme les sociétés de secours mutuels de la Gaule romaine mais riches, orgueilleuses, capables d’énoncer des thèses audacieuses et parfois de les mettre en pratique. Les insurrections de Cambrai en 957, de Montpellier (1142), de Toulouse (1188), de Marseille (1312) ne furent point les seules où les confréries mirent la main. Tout cela aboutit à l’émancipation des villes.

En France il n’était pas resté plus de cent douze à cent quinze villes importantes de l’époque romaine et toutes très déchues. Les impôts, les invasions avaient eu raison de leur prospérité. Les mérovingiens n’avaient rien tenté pour les relever. De goûts ruraux, les riches d’alors vivaient dans de grandes fermes-châteaux, au centre de leurs domaines. L’évêque, seul personnage survivant des anciennes cités, était peu à peu devenu le maître effectif et les tendances féodales avaient ensuite consolidé son pouvoir. Tel était le cas à Amiens ou à Beauvais. Certaines villes avaient passé avec le temps à des princes laïques comme Angers ou Bordeaux. Parfois l’évêque et le seigneur se partageaient la ville. C’était le cas à Marseille, à Arles, à Toulouse. D’autres encore avaient grandi plus récemment autour d’une forteresse seigneuriale : Montpellier, Montauban, Étampes, Blois, Lille ; d’autres enfin autour d’une abbaye : Saint-Denis, Saint-Omer, Remiremont, Redon, Aurillac. Par là s’explique l’extrême diversité à la fois des régimes en vigueur et des chartes d’émancipation. Ces chartes furent consenties au hasard des insistances et des bonnes volontés réciproques sans aucun plan d’ensemble. Louis VI auquel on fait à tort honneur d’avoir inauguré le mouvement en parut au début désorienté. Sous Louis VII et Philippe-Auguste il s’accentua grandement. Beaucoup de chartes se bornaient à fixer des coutumes. Elles s’efforçaient le plus souvent de protéger les représentants du commerce étranger mais çà et là elles se haussaient à des principes généraux, proclamant par exemple la solidarité des citoyens. La citoyenneté et la bourgeoisie étaient alors synonymes. Les villes laïques s’appelaient bourgs et les villes épiscopales, cités. Mais il y avait divergence sur la qualité des individus. Ici le droit de citoyenneté ou de bourgeoisie était étendu à tous les résidents ; c’était généralement le cas dans le midi. Ailleurs, surtout dans le nord, il y fallait joindre la qualité de propriétaire. Par contre, les chevaliers et gens d’église se voyaient souvent exclus de ce droit dans les communes du nord alors que celles du midi les acceptaient. Ces dernières, par tradition romaine, prétendaient élire leurs magistrats municipaux, leurs « consuls » comme on disait. Dans les premières, le droit de les désigner était reconnu au suzerain. Cependant entre 1212 et 1228 des villes comme Lille ou Douai rendirent la charge d’« échevin » élective et annuelle. Des assemblées recommençaient à se tenir. Au midi, elles avaient parfois persisté à travers les âges. « Nous, les citoyens et le peuple de Lyon, réunis selon l’usage » : ainsi s’exprimaient les rédacteurs des actes publics de l’ancienne métropole celto-romaine.

Une fois constituées, les communes firent alliance entre elles et tendirent à former des ligues, surtout là où le commerce se développait de façon plus intense. Les ligues rhénane et lombarde atteignirent une haute prospérité. En France, Périgueux, Toulouse, Marseille, Avignon, Narbonne s’unirent. La Hanse dite des dix-sept villes (en réalité elle en comptait soixante) englobait toute la Champagne avec la Picardie et la Flandre. L’an 1247, Arles, Avignon et Marseille signèrent une sorte d’alliance offensive et défensive. Car ces villes émancipées s’arrogeaient jusqu’au droit de guerre. Et nous voyons dès 1082 Carcassonne s’armer contre les seigneurs voisins. Ces seigneurs, il est vrai, n’étaient trop souvent que des brigands, des soudards capables de mille forfaits. Ils détroussaient les marchands et pillaient les convois. Certains étaient associés à des bandes organisées pour le vol. Il y en eut de sadiques comme ce seigneur du Périgord qui avait emprisonné et mutilé plus de cent cinquante malheureux. Il fallait bien se défendre contre de pareils malfaiteurs qui rendaient tout déplacement périlleux[27]. La commune y avait intérêt comme le roi. Sur ce terrain leur solidarité ne cessait de s’affirmer.

En regard de ces libertés matérielles conquises sous forme de franchises municipales, la liberté de la pensée fit à cette époque parmi le peuple de grands progrès. On n’y a pas pris garde ; c’est que, dans la classe réputée instruite, régnait la stagnation de l’esprit. Non qu’on y manquât de zèle pour apprendre mais les connaissances étaient stationnaires et comme emprisonnées dans le réseau des raisonnements conventionnels. Reims, Chartres, Angers, Orléans, Périgueux possédaient des écoles renommées. De même l’abbaye de Cluny et celle du Bec en Normandie. À Paris dès le xime siècle, il y avait eu affluence d’étudiants. Au xiime leurs groupements qu’illustrait la parole d’Abélard (1101-1136) s’étaient mués peu à peu en une université qui vers 1231 comprenait quatre facultés : théologie, jurisprudence, arts, médecine. En réalité la théologie dominait et desséchait tout. Les programmes d’enseignement étaient ceux en vigueur depuis cinq siècles. On n’y avait rien changé. C’étaient le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique). Mais il n’y avait là que des titres sonores, recouvrant quelques notions exactes, beaucoup de fausses, le tout ressassé indéfiniment comme l’est aujourd’hui dans les écoles islamiques le texte du Coran. La réapparition des écrits d’Aristote apportés de Tolède où ils avaient été traduits de l’arabe en latin, aurait pu causer une révolution féconde. Il n’en fut rien. Théologie et dialectique s’en emparèrent. On disserta, on discuta sur des formes et des mots. Le goût de la chicane s’en accrut sans que naquit un véritable esprit critique. Aucune conception profonde ne germa. Une sorte de snobisme intellectuel régnait. À Paris près du « petit pont » qui conduisait dans l’île, il y avait des professeurs libres très en vogue. L’un d’eux qu’on appelait Adam du Petit-pont eut grand succès en apprenant, dit un chroniqueur malicieux, « à parler d’une manière obscure qui donnait au public naïf l’impression de la profondeur ». Fort heureusement tandis que l’université s’adonnait à ces pauvretés en mauvais latin, toute une littérature populaire faisait éclosion en dehors de son action. Les « chansons de geste » s’étaient multipliées dès la fin du xime siècle. C’étaient la Chanson de Roland, Ogier le Danois, Raoul de Cambrai, Garin le Loherain, Girard de Roussillon, Amis et Amiles, Aubry le Bourguignon, la Chanson des saisons À ce cycle écrit pour la majeure partie en langue d’oil qui allait devenir le français en répondirent deux autres : l’un celtique venu de Bretagne, l’autre provençal, ce dernier écrit en langue d’oc[28]. Parfois étaient évoqués Troie, Énée, Alexandre, César… métamorphosés d’une façon qui en disait long sur les ignorances historiques. Les Français y étaient donnés comme descendants de Francion fils du roi Priam et les Bretons, de Brutus petit-fils d’Énée ! Bien plus délicates, raffinées et pondérées étaient les productions d’origine celte ; l’histoire de Tristan et Yseult en demeure l’impérissable chef-d’œuvre. Ainsi allaient se trouver en contact les fantaisies du génie celte et ces lointaines réminiscences des épopées méditerranéennes. Que ne pouvait-on espérer de cette jonction se reproduisant de la sorte à l’orée des temps modernes ! Les chansons de geste éveillèrent en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne de multiples échos. On les imita partout. Avec les « farces » et les « fabliaux » s’affirmait d’autre part en France, dans les rangs populaires, un don inné pour la malice et la satire. Grossière encore en était l’expression mais déjà mordante. Au théâtre, les règles essentielles de l’art dramatique tendaient à s’imposer comme d’instinct. La première pièce en langue d’oïl dont on fasse mention fut représentée sous le règne de Louis le gros.

Vers le même temps, des maçons de l’Île de France après quelques tâtonnements, découvraient l’art ogival qui allait régner sous le nom d’art français (opus francigenum) dans tout l’occident pendant quatre siècles. Le mot ogive a été par confusion ultérieure détourné de son sens. Il ne désignait pas l’arc brisé, connu bien antérieurement, mais la croisée des arcs, la voûte en nervure, indépendante et élastique refoulant toutes les poussées sur les piliers appuyés eux-mêmes par des arcs-boutants extérieurs. C’est là ce qui constitue l’essence de l’art dit ogival. Quant au terme gothique, il n’a ici aucun sens ; il s’est imposé par un usage abusif à peu près comme le nom d’Amérique a servi à désigner le continent découvert par Colomb mais avec moins de raison encore.

La cathédrale ogivale, sitôt trouvé le procédé lui permettant de gagner à la fois en hauteur et en légèreté, jaillit du sol d’un élan génial. De plus en plus aérienne et ajourée, elle s’illumina de la polychromie fantastique de ses vitraux. Ce fut un spectacle inouï. Michelet, en une page célèbre, en a décrit l’effet sur les foules. À nous autres il est devenu si familier par une longue hérédité que nous oublions d’en remarquer l’étrange beauté mais un peu de réflexion nous la fait de nouveau sentir. Si l’on transportait un Hellène des temps classiques en face de nos édifices métalliques, de nos gares de chemin de fer ou même de la tour Eiffel, il s’étonnerait à coup sûr mais il se sentirait moins désorienté qu’en pénétrant sous les voûtes d’une de nos cathédrales moyen-âgeuses. Les temples hindous creusés en cavernes à même le roc lui paraitraient sans doute moins déroutants, moins extra-humains. C’est que, dans aucun des édifices du passé ou du présent, l’unité et la complexité du plan, l’indépendance et la coordination des lignes, l’opposition et la fusion des jeux de lumière et d’ombre n’ont été associés de façon à produire à la fois tant d’apaisement et tant d’exaltation La France se couvrit d’églises ogivales. Tout cet essor fut anonyme. On connaît les noms de ceux qui ont édifié le Parthénon, Sainte-Sophie ou Saint-Pierre de Rome ; on ne connaît pas ceux qui provoquèrent la révolution ogivale. Pas davantage les sculpteurs qui pour ornementer les portails, les chapiteaux et les frises commencèrent alors de substituer l’interprétation de la nature à la stylisation traditionnelle de la fleur, de l’animal ou de la figure humaine : artistes improvisés issus du simple milieu professionnel des tailleurs de pierre et dont la puissance d’observation et la vigueur d’exécution n’ont cessé depuis lors de surprendre et d’émouvoir les spécialistes. L’art ogival déborda vite sur tout l’occident. D’Upsal à Burgos ses principes s’imposèrent. Ce fut en quelque manière le don d’avènement fait à l’Europe par le génie français dont la formation devançait ainsi celle de la France politique.

Les influences méridionales avaient joué en cette renaissance multiforme un rôle considérable. On peut même dire qu’elles en étaient les inspiratrices essentielles. Le Languedoc, la Provence avaient vu passer bien des pouvoirs, subi bien des contraintes, vécu bien des mauvais jours. En ces régions survivaient malgré tout ce sens de la dignité et ce goût de la mesure élégante qui s’y étaient enracinés aux temps celto-romains. De là était remontée vers le nord — à mesure que s’en retirait le raz de marée barbare — la double aspiration vers l’autonomie municipale et l’unité gouvernementale si caractéristiques de l’ordre romain. Répugnant également à la formule féodale et à la guidance théocratique, les populations, selon le joli mot d’un historien provençal « recherchaient un corps d’État mieux proportionné ». Cette recherche était facilitée par l’étude du droit romain qui se répandait de plus en plus au détriment peut-être du culte de la littérature et de l’art. Il est vrai d’autre part que les nouvelles formes architecturales n’étaient pas faites pour satisfaire la tradition classique entretenue malgré tout par la vue de prestigieux monuments, temples, arènes, arcs triomphaux, mausolées dont les silhouettes encore presque intactes subsistaient en grand nombre.

Le mouvement littéraire qui se développa dans le midi fut surtout d’allures « courtoises », un peu mièvres mais charmantes. Et comme ce genre conquit plus tard toute la France et déborda même de ses frontières, on ne doit pas négliger d’y prêter attention. Tandis que les « trouvères » en langue d’oïl s’essayaient à des genres plus graves — quitte à souvent s’y enliser — les « troubadours » en langue d’oc préparaient les « cours d’amour » et les « jeux floraux ».

Une tourmente imprévue se déchaîna sur le midi et y paralysa soudain tout essor. Elle fut provoquée par une crise religieuse car sur ce terrain également, une effervescence rénovatrice s’était manifestée au sein du peuple français. Depuis longtemps déjà existait un courant hérétique ; il s’était affirmé dès 1025 à Arras, puis à Chalons, à Limoges, à Tours enfin où le fameux Bérenger, rationaliste d’avant-garde, avait osé nier la réalité de l’eucharistie, la ramenant au rang de symbole. Peu après, un professeur de l’université de Paris, Amaury de Bène, avait soutenu que le Saint-Esprit étant présent en chaque chrétien, les sacrements sont inutiles. Quant aux « vaudois » dont le nom venait de leur fondateur, un riche marchand lyonnais, Pierre Valdez, ils repoussaient l’ingérence du prêtre entre Dieu et l’homme. La plupart des sectes ou groupements ainsi créés eurent un caractère social marqué. Un certain nombre condamnaient même le métier militaire et la propriété, atteignant ainsi au niveau des revendications modernes les plus avancées. En même temps, ils réclamaient une réforme totale de l’Église et un retour aux pures doctrines évangéliques. Nous avons vu l’insurrection du xme siècle en Normandie présenter déjà ce double caractère. Par là, le mouvement français se distinguait des hérésies doctrinaires qui avaient agité l’empire byzantin. Il gardait des allures de réaction précise et pratique, un goût marqué pour l’action, pour les doctrines logiques poussées à l’extrême, pour les solutions rendues simples et claires par leur radicalisme même. Très différentes à cet égard avaient été les sectes orientales. Pourtant celle des Manichéens ou des Bogomiles dont les doctrines aboutissaient au rejet de toute autorité avaient pu satisfaire les esprits niveleurs d’occident. Elles avaient ainsi conquis des sympathies en Lombardie, en Allemagne et en France. À Agen dès 1010, à Orléans dès 1022 leurs adeptes s’étaient montrés remuants. Quand le mouvement s’accentua, ce fut surtout en Languedoc qu’il prit racine. Un grand nombre de sociétés secrètes s’organisèrent. Albi en fut le centre principal ; d’où le nom d’albigeois donné à ceux qui en faisaient partie.

L’Église bien entendu se défendit. Elle eut le renfort d’ordres religieux nouvellement fondés : les Chartreux à Grenoble en 1086, l’ordre de Fontevrault en Poitou en 1099, celui de Citeaux près Dijon en 1098 ; elle eut aussi l’appui de nombreux conciles tenus à Bourges, à Limoges, à Reims, à Rouen, à Toulouse, à Tours Malgré cela l’opinion demeura divisée. Car il existait une opinion et dont les interventions n’étaient nullement négligeables. Il en est de l’opinion comme du patriotisme. Ce n’est point chose nouvelle. Elle fut de tous les temps mais son influence varia selon que les institutions la favorisaient ou la comprimaient. Dans la France capétienne, l’opinion ne fut jamais inerte ; elle sut souvent se faire écouter. Louis VII si affaibli par les circonstances et par ses fautes politiques, trouva en elle un constant appui. De même les légats de Grégoire VII quand ce pape entreprit de réformer les mœurs ecclésiastiques. « Le peuple ne voulait ni prêtres mariés ni évêques simoniaques. »[29] a-t-on écrit. Et il eut raison contre les seigneurs volontiers indulgents à un état de choses qui facilitait leur emprise sur le clergé.

En ce qui concerne les hérésies du xime siècle, ceux qui les professaient auraient eu pour eux le vent d’anticléricalisme qui soufflait çà et là et dont témoigne une littérature populaire foncièrement irrespectueuse et indocile. Cet esprit frondeur trouvait de l’écho jusqu’autour du trône si l’on en juge par une anecdote considérée comme authentique et qui nous montre Philippe-Auguste ayant à choisir un évêque parmi un groupe de chanoines replets et tendant la crosse au seul qui fut d’aspect minable en lui disant : « Tiens, prends ce bâton afin de devenir aussi gras que tes confrères ». La foi d’ailleurs n’en était pas moins vivante ni moins absolue la confiance dans le caractère définitif du christianisme en tant que religion émanant de Dieu lui-même et devant peu à peu s’étendre à tout l’univers. Aussi s’alarmait-on à l’idée qu’il pût se diviser en plusieurs Églises. À ce pays qui avait tant souffert — et si longtemps — de l’absence d’unité politique, la rupture possible de l’unité religieuse apparaissait comme une redoutable calamité. C’est là ce qui incitait une partie de l’opinion, d’ailleurs assez indifférente en matière de dogmes, à une sévérité excessive envers les hérétiques qu’elle considérait comme des « fauteurs de troubles » et poussait au bûcher, parfois malgré le clergé lui-même.

Quand le pape Innocent iii inquiet des progrès des Albigeois appela contre eux à une sorte de croisade, il éveilla sans peine l’intérêt des féodaux de France qui flairèrent aussitôt une bonne aubaine. Le comte de Foix, le vicomte de Béziers et surtout le puissant comte de Toulouse, Raymond vi s’étaient laissé plus ou moins gagner par l’hérésie. Les abattre au nom de la foi et s’emparer de leurs fiefs devait tenter de plus petits seigneurs en quête d’aventures et auxquels la royauté faisait de mieux en mieux sentir sa puissance. Le meurtre d’un légat pontifical servit de prétexte. Cinquante mille hommes réunis à Lyon marchèrent sur Béziers qui fut prise (1211) et saccagée de la plus répugnante façon. On massacra sans arrêt plusieurs jours durant. Sept mille vieillards, femmes et enfants périrent dans une seule église où ils s’étaient entassés. Les féodaux affolés de carnage et d’ambition écrivirent là les plus vilaines pages de leurs annales. Leur chef Simon de Montfort fut investi par le pape du comté de Toulouse. Philippe Auguste avait, en fin politique, réussi à s’abstenir de toute participation à pareille « croisade ». Il la laissa s’user par ses propres excès, devinant bien que le résultat final serait d’amener le comté de Toulouse à l’unité nationale. Et ce fut, en effet, ce qui advint. Malheureusement cette guerre des Albigeois très longue, très sanglante et qui désola tout le midi laissa derrière elle des ruines laborieuses à relever. Et par là ces régions que la nature et l’histoire avaient destinées à une si efficace participation à l’œuvre française se trouvèrent empêchées d’y apporter leur appoint au moment où il aurait été le plus utile.

Lorsque Philippe-Auguste mourut en 1223, il régnait depuis quarante-trois ans. Ce quart de siècle avait été décisif pour la dynastie capétienne alors aux deux tiers de son cycle. Et certes quand on additionne tous les progrès accomplis, les villes assainies, le commerce facilité, l’université de Paris établie et prospère, l’art renaissant, les libertés municipales étendues et consolidées, l’administration générale commençant à s’organiser, les finances en voie de réglementation, on n’est point tenté de tenir rigueur à ce souverain d’esprit si moderne pour les traits de brutalité et de fourberie qui entachent sa mémoire[30]. Mais ce par quoi son règne apparaît le plus fécond en conséquences profondes, c’est par l’encouragement donné à la formation du « tiers-état », c’est-à-dire d’une classe laïque non rattachée à l’aristocratie de naissance ou à l’aristocratie territoriale mais directement sortie du peuple et apte par ses ressources et par ses connaissances à participer utilement au gouvernement. Une telle classe ne se crée pas de façon artificielle par la seule volonté des dirigeants. Le premier instrument de son élévation, c’est son propre mérite. À l’époque capétienne, comme nous venons de l’indiquer, la race française surtout dans les rangs inférieurs renfermait des éléments créateurs et rénovateurs de premier ordre. Parmi les influences qui s’étaient exercées sur elle, il convient de citer la chevalerie. Au début la chevalerie n’avait été qu’une noblesse d’ordre militaire conférée au jeune homme qui en était jugé digne au moyen d’une remise solennelle de ses armes. On l’« armait chevalier ». Sous cette forme l’institution était d’origine germanique. Par la suite l’Église avait eu l’heureuse idée d’en modifier le caractère en la moralisant. Pratiquement tout possesseur de fief féodal était chevalier mais tout chevalier n’était pas possesseur de fief ; ainsi était née une catégorie de chevaliers errants, d’allures et de mœurs suspectes, toujours en quête de batailles et d’aventures. À ces inquiétants personnages, la religion avait trouvé une mission. Elle avait fait d’eux des défenseurs « du faible et de l’opprimé » les liant par des serments, leur imposant le culte de l’honneur et de la loyauté, transformant la remise des armes en un véritable sacrement. Or il advint que la chevalerie élevée à ce niveau n’eut point sur la féodalité l’action qu’on en avait espéré. Les seigneurs restèrent pour la plupart des exploiteurs d’autrui gardant pour seules normes de leurs actions l’ambition et l’intérêt personnels. Par contre la chevalerie influa de façon inattendue sur le Tiers qui prit d’elle le goût de la courtoisie et du sport. La vogue de ce qu’on a appelé les « manières chevaleresques » se répandit dans les rangs de la France plébéienne en même temps que la passion des exercices violents. L’étude longtemps délaissée des tournois et des jeux populaires a fixé cette particularité dont les historiens avaient négligé d’apercevoir la portée[31]. Ainsi affinés et fortifiés à la fois, les gens du Tiers se trouvèrent prêts à répondre à l’appel du pouvoir royal.

Le fils de Philippe-Auguste, Louis VIII ne régna que trois ans (1223-1226). Il mourut prématurément laissant pour successeur un enfant de douze ans et ayant eu le tort de constituer des apanages détachés du domaine royal au profit de ses autres fils. Ce retour aux coutumes barbares montre quelle force possédaient encore les idées féodales. Leurs représentants allaient d’ailleurs en donner une nouvelle preuve en s’unissant contre cette royauté juvénile qu’ils jugeaient inapte à se défendre. Blanche de Castille, veuve de Louis VIII se trouva régente et, comme telle, affronta la coalition avec un courage, une habileté et surtout une promptitude d’action qui en eurent vite raison. Le clergé resté fidèle lui facilita la tâche et bientôt Louis IX commença de gouverner par lui-même. Son long règne (1226-1270) a généralement été apprécié de façon simpliste. Il semble que la sainteté du roi suffise à glorifier tous ses actes. Pour certains de ses panégyristes, elle se colora de génie et ils veulent découvrir en lui un profond politique. La vérité est que Louis IX fit très complètement son métier de roi. Il le fit avec intelligence et fermeté mais non sans commettre des erreurs graves, principalement en matière de politique extérieure. Toutefois ce qu’on peut lui reprocher à cet égard est plus que dix fois compensé par le prestige incomparable résultant du principe nouveau apporté par lui au gouvernement et définissable d’un mot : l’honnêteté. Ceux-là même qui voient dans cette qualité un condiment nécessaire de la vie sociale pour ce qui concerne les rapports individuels s’accordent trop souvent à la croire pratiquement inutilisable par les dirigeants d’une grande nation. Que ces dirigeants soient eux-mêmes honnêtes, c’est le plus qu’on doive espérer mais exiger qu’ils n’emploient que leurs pareils et imposent autour d’eux leur propre honnêteté, c’est verser dans l’utopie. Aussi bien de telles conditions ne seront-elles jamais réalisables que par un despotisme centralisé et de façon accidentelle et passagère ; tout régime tant soit peu teinté de liberté n’y saurait aspirer. Telle est la thèse accoutumée. Le règne de Louis IX y a donné pourtant un démenti d’une puissance singulière. Ce prince, en effet, ne s’est aucunement écarté de la tradition capétienne. Il a été opportuniste comme ses ancêtres, sachant comme eux patienter et louvoyer quand il le fallait, doser son action d’après les circonstances et marquer le juste milieu entre des tendances trop accentuées. Mais en ce faisant, il n’a à aucun moment oublié de consulter d’abord sa conscience aux fins de s’assurer de la valeur morale du geste qu’il allait accomplir. Et par la contagion de son exemple ou par une intervention de son autorité s’il la jugeait indispensable, il a obtenu de tous ses collaborateurs un égal souci de droiture et de loyauté. Anxieux avant tout de paix et d’ordre, toujours prêt à intervenir pour concilier les hommes sans desservir la justice, Louis IX ne tarda pas à attirer les regards de l’Europe entière. Il en devint l’arbitre. Le pape, l’empereur, les rois lui déférèrent le jugement de leurs querelles. Alors, « de l’Angleterre à la Palestine, le souverain aux fleurs de lys apparut comme le chef de la chrétienté ». Spectacle unique. La France n’était encore ni la plus grande ni la plus riche mais son roi était le premier par la confiance qu’il inspirait à tous. Quant aux sentiments des Français eux-mêmes, ils s’exprimèrent de façon touchante par l’unanimité du deuil national que provoqua la mort de Louis IX. Et l’un d’eux résuma par ces mots la pensée commune :

« À qui se pourront désormais les pauvres gens clamer
Quand le bon roi est mort qui tant les sut aimer. »

Appuyée sur une telle renommée, l’action extérieure du règne eut pu être beaucoup plus forte. Nous avons déjà noté l’insignifiance des deux « croisades » dirigées contre l’Égypte et la Tunisie. Aux frontières, il n’y a guère à relever que le traité signé à Corbeil en 1258 et par lequel les prétentions réciproques sur le comté de Barcelone et le comté de Foix furent abandonnées de façon à faire des Pyrénées, de ce côté, une frontière raisonnable et fixe entre France et Espagne. La même année fut conclu à Paris avec les Anglais (lesquels venaient pourtant de subir une importante défaite en Gascogne) un accord qui, en échange d’engagements théoriques, annulait maladroitement des avantages précédemment acquis. Enfin, par une fâcheuse abstention on négligea de profiter de l’état chaotique dans lequel se trouvait le royaume d’Arles pour provoquer son retour à la France dont il dépendait géographiquement et historiquement.

À l’intérieur au contraire, les initiatives furent nombreuses et bien inspirées. Les « ordonnances » de St-Louis sont instructives à consulter. La série en est remarquable. Il y en a deux qui retiennent surtout l’attention : celle de 1256 sur la gestion des communes et celle de 1262 sur la frappe des monnaies. La première édictait des préceptes pour assurer la bonne marche des affaires communales et imposait une reddition de comptes annuels à la comptabilité royale. C’était un début d’unification, sous le contrôle naissant de l’État, des communes émancipées. En effet, il fallait bien en venir là et — sous peine de laisser naître un désordre qui atteindrait vite au niveau du désordre féodal — établir une distinction nette entre l’autonomie et l’indépendance urbaines afin de favoriser l’une et de barrer la route à l’autre. Quant à l’ordonnance monétaire, elle avait pour but d’assurer par sa composition et sa fixité la supériorité de la monnaie royale sur les monnaies féodales et d’en imposer la circulation obligatoire dans tout le royaume : sans concurrence dans le domaine royal proprement dit et en concurrence avec les monnaies ducales ou comtales[32] dans les fiefs où subsistait le droit d’en frapper. Or cette mesure n’avait pas été prise sans consultation des intéressés ; des assemblées de notables avaient été appelées çà et là à en délibérer et l’ordonnance parut contresignée par des bourgeois de Paris, d’Orléans, de Provins, de Sens et de Laon. Si l’on ajoute que la plupart des réformes ou améliorations de ce temps furent précédées par une vaste enquête populaire conduite en 1247 et portant sur toutes les parties de l’administration, on aura une juste idée du sage contact en lequel le roi se maintenait avec ses sujets.

Après les quinze années du règne insignifiant de Philippe III fils de Louis IX (1270-1285) son petit-fils Philippe IV dit le bel monta sur le trône. Celui-là eut le temps d’accomplir de grandes choses (1285-1314) ; il en eut aussi l’occasion et la volonté. Ses actes — pour inutilement violents qu’ils aient été trop souvent — ne sont déconcertants que si l’on isole ce monarque et ses ministres de leurs prédécesseurs ; sans quoi il devient aisé d’y apercevoir l’aboutissement normal de toute la politique capétienne. En s’entourant obstinément de collaborateurs d’origine très modeste et en les choisissant principalement parmi les méridionaux, Philippe IV témoigna qu’il comprenait fort bien le sens des directives posées par la dynastie dont il descendait et qu’il entendait y demeurer fidèle.

Gouvernées avec sagesse et intelligence par Alphonse de Poitiers, frère de Louis IX, les provinces du sud-est avaient prospéré sous le règne de ce prince mais elles étaient loin d’avoir pu reconstituer toutes les richesses détruites par la guerre des Albigeois. La rancune laissée par ce tragique intermède ne s’était pas apaisée et maintenant que ces régions se trouvaient réunies à la couronne, elle s’exprimait plus librement. Le pape et les seigneurs ayant été les auteurs responsables de la catastrophe, c’étaient bien entendu contre les ingérences pontificales et contre les privilèges féodaux que se tournait l’animosité locale. Les légistes formés à Montpellier n’étaient pas seulement pénétrés de dévotion pour l’ancien droit romain qu’on enseignait maintenant dans tous les centres de culture mais ils puisaient dans cette étude un zèle singulier pour l’unification administrative du royaume, la laïcité absolue du pouvoir et même l’égalisation sociale. Au service de ces sentiments, leur esprit intransigeant et combatif eut vite fait d’amorcer de tous côtés des procès pour revendiquer tel droit de propriété ou faire casser telle décision antérieure. Par leurs soins la justice royale pénétra comme un levier dans tous les interstices que présentait l’état de choses féodal en voie de désagrégation.

De tous ces procès, le plus célèbre à coup sûr fut celui dit des Templiers. Les Templiers étaient un des ordres militaires fondés en Palestine au cours des croisades. Il datait de 1123 et avait eu pour mission d’escorter et de protéger les pèlerins. Il se composait de « chevaliers » qui devaient être nobles et de « sergents », titre conféré aux riches bourgeois qui, en entrant dans l’ordre, lui faisaient abandon total ou partiel de leurs biens. Après l’évacuation de la Terre-sainte et la prise de St-Jean d’Acre, les Templiers s’étaient retirés d’abord à Chypre puis à Paris. Leur fortune était déjà immense. Ils se vouèrent à l’industrie bancaire qui naissait à peine. Jusque là, le crédit n’avait existé que consenti à des taux formidables par les usuriers juifs. L’usure fut une des plaies du moyen-âge. Nous avons peine à en réaliser le caractère universel. Peu de pays y échappaient. De temps à autre, une initiative gouvernementale répondant aux rancunes accumulées de l’opinion, s’exerçait contre les Juifs. Ils étaient expulsés et leur avoir confisqué mais le mal se déplaçait avec eux et n’était pas déraciné pour cela. L’entreprise des Templiers n’avait donc rien de mauvais en soi mais l’institution des comptes-courants et des dépôts portant intérêt, les facilités fournies à la circulation et à la productivité de l’argent n’apparurent que comme des moyens frauduleux de drainer la richesse dans leurs caisses. « Avides et insolents », ils s’entouraient de mystère et se couvraient du manteau de la religion. Par leur attitude ils exaspéraient la foule. Leurs dirigeants en France furent arrêtés au nombre de cent quarante. Le procès fut inique, conduit avec sauvagerie et sans aucun respect des droits de la défense. Le « grand maître » et un certain nombre de chevaliers furent condamnés au feu et brûlés mais le gouvernement royal voulait davantage. Il obligea le pape à prononcer la suppression de l’ordre dont les trésors furent aussitôt confisqués.

Les historiens se sont souvent arrêtés surpris devant cette sombre aventure comme devant la querelle qui, quelques années plus tôt avait abouti à ce dramatique attentat d’Anagni dont nous avons parlé ailleurs et à la suite duquel la papauté déchue avait émigré à Avignon. Quelque clarté qu’ait su projeter sur tant de sujets la critique moderne, elle est ici restée indécise. Que le gouvernement de Philippe IV ait été souvent à court de ressources à la différence de celui de Louis IX dont tous les budgets s’étaient soldés en excédents, il n’y a rien là d’étonnant. La diplomatie coûte cher et celle de Philippe se dépensa en efforts incessants. Négociations avec la Serbie, la Norvège et même les Mongols, ingérence dans les affaires de l’empire, lutte contre la papauté, intervention énergique en Flandre, réunion de congrès internationaux comme celui de Tarascon en 1291 pour régler la question de Sicile ou celui de Poitiers en 1307 pour essayer de grouper les États dits latins sous l’égide française ce fut vraiment là un record d’activité générale. Mais le besoin d’argent incite d’ordinaire à des tractations plus discrètes. Dans la violence des bourrasques qui se déchaînèrent sans l’émouvoir autour de l’impassible et parfois énigmatique figure du roi, on démêle l’influence de passions d’un autre ordre et dont, en tous les cas, il convient de ne point perdre de vue le caractère collectif et populaire. Il est évident que les conseillers de Philippe iv s’étaient sentis en harmonie avec la grande masse de la nation. Ils en abusèrent sans doute et, sur la fin, la nation leur en marqua du mécontentement mais on se rend aisément compte que les États-généraux avaient soutenu vigoureusement en 1302 comme en 1308 les mesures aggressives dirigées tant contre le Saint-siège que contre les Templiers.

Cette convocation des États-généraux demeure l’acte le plus mémorable d’un règne rempli d’événements importants. C’était la première fois que les trois ordres recevaient mandat de délibérer en commun. Dès le principe — en face d’une noblesse domptée et d’un clergé dont toutes les sympathies n’étaient pas aristocratiques, loin de là — le Tiers domina. Une grande liberté avait présidé à la désignation de ses députés ; le suffrage fut généralement à très large base sinon « universel » et, en certains cas, des femmes même exercèrent un droit de vote. L’expérience et le savoir-faire manquèrent dans les délibérations. On marquait de la maladresse à manier l’outil mais l’outil était forgé et de robuste facture. En même temps les autres rouages gouvernementaux avaient achevé de se constituer. Le Grand conseil avait la direction des affaires politiques et administratives. La Chambre des comptes surveillait les finances et contrôlait les « baillis », sortes d’envoyés royaux qui séjournaient dans les provinces pour y représenter le pouvoir central et y empêcher que « messeigneurs de l’Église et messeigneurs les nobles » ne se laissent entraîner à « faire aucune force ». Enfin le Parlement était chargé de la justice. Tous ces corps étaient plus ou moins strictement laïcisés et, pratiquement, aux mains des gens du Tiers. Par ailleurs, seigneurs et prélats conservaient nombre de prérogatives de forme qui maintenaient leur prestige moral ou militaire et les attachaient au service du roi.

Ainsi la monarchie capétienne, dans sa marche régulière et presque ininterrompue, avait préparé à la France issue de la Gaule celto-romaine des institutions conformes à son génie, à ses traditions et à ses destins. Par malheur une nouvelle dynastie et des circonstances adverses allaient ébranler promptement l’édifice. Avec Philippe IV, la fortune des Capétiens s’évanouit. La chance qui si longtemps leur avait été favorable tourna. En quatorze ans (1314-1328) Louis X, Philippe V et Charles IV, les trois fils du défunt roi se succédèrent sur le trône, disparaissant prématurément sans laisser d’héritiers mâles. L’un d’eux, Philippe V (1316-1321) actif et sage réussit néanmoins à perfectionner dans le pur esprit capétien le détail de l’organisation gouvernementale. Nombre d’ordonnances de mise au point, de fréquents appels aux représentants de la nation témoignèrent de ses bonnes intentions. En 1317 les bourgeois de Paris convoqués par ses soins confirmèrent que « les femmes ne succèdent pas au royaume de France ». En vertu de quoi, à la mort de Charles IV, son cousin germain, Philippe de Valois se trouva roi de France sous le nom de Philippe VI.


LE DUEL ANGLO-FRANÇAIS

Guillaume le conquérant avait laissé à son fils Robert, la Normandie ; au second Guillaume, l’Angleterre. Quant au troisième, Henri surnommé Beauclerc à cause de sa culture, on avait voulu l’orienter du côté de l’Église sans doute avec l’arrière pensée de son accès possible à la papauté. Mais il ne l’entendit pas ainsi. Rusé, habile et sans scrupules, il réussit à évincer ses frères et finit par s’emparer de l’héritage total. Ainsi l’union se trouvait rétablie entre la couronne ducale française et la couronne royale anglaise. De toute cette lignée, des malheurs domestiques aidant, il ne resta bientôt plus qu’une fille Mathilde qui, veuve de l’empereur d’Allemagne, s’était remariée au comte d’Anjou, Geoffroy « Plantagenêt ». On était à l’époque où, comme dit Jean Revel « les peuples servaient de dot aux princes et princesses, où des provinces entières, des royaumes même s’unissaient ou se désunissaient au gré d’alliances matrimoniales conclues ou rompues. » Et c’est ainsi, en effet que le fils de Geoffroy et de Mathilde, Henri Plantagenêt devint à la mort de ses parents, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte d’Anjou, et — par son mariage avec Aliénor femme divorcée de Louis VII de France, maître de toute l’Aquitaine. Né au Mans, élevé à Rouen, ayant résidé à Angers puis à Bristol et enfin chez le roi d’Écosse à Carlisle, Henri Plantagenêt n’était pas devenu pour cela anglais ni même normand. C’était un de ces « sans-patrie » féodaux, grands « ramasseurs de terre » et prêts à s’annexer personnellement n’importe quel trône avantageux. En vingt-six années de règne (1154-1180) il n’en passa pas treize en Angleterre. Bon chef d’affaires, soigneux de ses finances plus que de sa toilette, violent, sensuel et impérieux, il finit, malgré l’énorme puissance dont il disposait, par être la victime de son tempérament et de ses ambitions. Si Louix VII de France n’était pas un adversaire à sa taille il s’en suscita un dans la personne du fameux Thomas Becket. Ce dernier, un « self made man » brillant et mondain fut d’abord le chancelier et l’ami du roi qui bientôt le voulut avoir comme archevêque de Cantorbery. Le siège de Cantorbery avait pris en Angleterre une prépondérance incontestée. Le prélat qui l’occupait semblait une manière de vice-pape. Des hommes éminents s’y étaient succédés tels que le savant Lanfranc et le pieux philosophe Anselme que l’Église a canonisé. Thomas Becket se laissa convaincre. Ordonné et sacré avec une étrange prestesse, il changea immédiatement de vie et de mentalité. Henri II allait désormais le trouver en travers de sa route chaque fois qu’il voudrait attenter aux droits ou à la dignité ecclésiastiques. En face du souverain de sang étranger, Becket incarna le nationalisme anglais dans toute sa force[33]. L’Angleterre d’alors était en possession d’une véritable unité. Bien rude encore et d’apparence pauvre et retardée avec ses maisons basses en pierres brutes au sol de terre battue d’où il n’était pas rare de voir la fumée sortir directement du toit par un trou béant. Mais l’aspect ingrat et brumeux des choses recouvrait des énergies nouvelles d’un caractère réaliste et pratique. L’idéal avait certainement baissé depuis l’époque d’Alfred le grand et des grandes controverses dogmatiques ; par contre il s’était précisé et fortifié. L’archevêque Anselme avait su non seulement cimenter l’entente entre les hauts dignitaires ecclésiastiques qui étaient presque tous des Normands et le bas clergé qui se recrutait en général parmi les Saxons ; il avait su en plus rapprocher des ministres du culte le peuple qui désormais plaçait en eux sa confiance absolue. Pour les nobles, ils étaient empêchés de faire bande à part. Leurs fiefs n’étaient pas, n’avaient jamais été des États autonomes comme en France mais de vastes domaines assurant aux possesseurs la fortune, non des droits susceptibles d’entraver l’autorité royale. Celle-ci, exercée par des princes étrangers — de plus en plus étrangers — qui savaient à peine l’anglais et ne daignaient pas en faire usage, se faisait obéir voire respecter mais non aimer. Ainsi le pays tendait à faire bloc en un insularisme naissant en face de la cour et du roi.

Telle était l’Angleterre à l’heure où le destin l’appelait à un duel fatal avec la France. Ce duel, l’avènement de Guillaume le conquérant en avait posé les prémisses ; celui d’Henri Plantagenet en rapprocha l’échéance. Nous avons vu comment le pape empêcha, sous Louis VII, le conflit d’éclater à un moment où l’issue en eut été sans doute fort dommageable aux Français. Mais ce ne pouvait être là qu’un ajournement. Philippe-Auguste, mieux armé que son père, n’hésita pas devant l’effort qui s’imposait. Un chroniqueur dit qu’il ne passa jamais plus de deux printemps sans guerroyer contre les Anglais ou leurs alliés féodaux. Il les harcelait sans être en guerre ouverte ni signer de véritables trêves. À ce jeu, il remit la France en possession de la Normandie, de la Touraine et de l’Anjou (1202-1206). Lorsque ses succès eurent dressé contre lui une coalition générale, il l’abattit. Ce fut Bouvines. On doit reconnaître que les circonstances avaient été favorables à Philippe-Auguste. Au lieu du redoutable Henri II, il avait trouvé devant lui, en effet, ses fils et successeurs, Richard surnommé « cœur de lion » (1180-1199) et Jean dit « sans terre » (1199-1216). Force est bien d’employer ces surnoms que l’usage a consacrés malgré que le plus souvent ils aient été sans signification. Richard était doué d’une grande bravoure au combat, vertu qui n’était point rare ; mais ce fut un mauvais fils et un mauvais chef d’État, dépensier et imprévoyant. L’aventure de son naufrage à Pola au retour de la croisade et de la captivité à laquelle il fut soumis par l’empereur d’Allemagne désireux d’en tirer une bonne rançon, a tout au plus l’intérêt d’un roman-feuilleton. Quant à son frère Jean, sa vilenie et ses inutiles forfaiteries condamneraient sa mémoire au mépris s’il n’avait été contraint d’apposer sa signature au bas d’un acte mémorable entre tous, la « Grande charte », véritable palladium des libertés britanniques. À vrai dire, c’est là un chapitre de l’histoire d’Angleterre comme la préparation des deux « Grandes ordonnances » (ces pendants français de la charte anglaise) est un chapitre de l’histoire de France mais voilà précisément ce qui distingue cette époque ; les deux histoires s’emmêlent si bien ou — un moment démêlées — demeurent si singulièrement parallèles qu’on ne peut les analyser séparément.

La « Grande charte » qui spécifiait en principe qu’aucun impôt ne devait être levé sans le consentement des contribuables et qu’aucun citoyen ne pouvait être arrêté et emprisonné sans jugement régulier fut l’enjeu d’une lutte acharnée. Signée en 1215, révoquée en 1227, rétablie et consolidée à Oxford en 1258, cassée en 1261 par le pape qui s’en était arrogé le droit, réimposée au roi Henri III en 1265 par un parlement assemblé malgré lui[34] elle devint définitive par le loyal acquiescement du roi Édouard ier (1272-1307) le premier monarque national qu’aient eu les Anglais depuis la conquête normande. Le Parlement auquel, à partir de 1265, les bourgeois eurent aussi accès à côté des évêques et des lords fut en 1295 divisé en deux chambres. Les institutions anglaises se trouvèrent ainsi constituées telles qu’elles ont subsisté jusqu’à nos jours. Édouard était droit et intelligent mais violent et d’esprit souvent étroit. En Guyenne où il séjourna de 1286 à 1298, il reprit aux villes de Bordeaux et de Bayonne le droit d’élire leurs maires. Il fit en 1284 la conquête du pays de Galles. C’était alors une sorte de principauté fédérative qui n’avait de chef unique qu’en cas de guerre et dont le celtisme irréductible avait assimilé sans peine les quelques aventuriers normands qui vers 1110 s’y étaient faufilés. Désormais l’héritier du trône britannique porterait le titre de prince de Galles. En Écosse l’intervention fut moins heureuse. Le régime féodal y était solidement organisé ; les villes pauvres et peu nombreuses. Les Highlands ou Terres hautes étaient celtes ; dans les Lowlands, il y avait passablement de Danois, d’Anglo-saxons et de Normands. Le pays s’enorgueillissait d’une longue liste de rois légendaires remontant au vme siècle. Leur descendance s’étant éteinte (1286), Édouard Ier jugea opportun de réclamer une suzeraineté à laquelle ses prédécesseurs avaient déjà prétendu à plusieurs reprises : prétention que l’humeur indépendante des Écossais rendait à peu près illusoire[35]. De fait, malgré un effort trois fois renouvelé Édouard ne réussit pas à leur imposer un souverain de son choix. Le règne de ce prince, encore qu’il eût échoué en plusieurs de ses desseins, n’en marqua pas moins une forte consolidation de la puissance anglaise. Son fils, Édouard II (1307-1327) ne lui ressembla guère. Insolent, frivole et débauché, il se fit battre par les Écossais à Bannockburn et le parlement assemblé à Westminster le déposa. Mais son petit-fils Édouard III (1327-1377) raviva, en l’accentuant, le nationalisme de son grand-père. Il y ajouta des ambitions continentales que celui-ci ne pouvait avoir. Édouard III, en effet, se trouvait être le neveu des trois derniers rois de France dont sa mère, fille de Philippe IV était la sœur. Philippe de Valois qui leur avait succédé n’était que leur cousin germain. Du moins sa lignée était-elle masculine ; celle d’Édouard était féminine. Jamais en somme la loi dite « salique » n’avait cessé d’être appliquée en France, même aux temps barbares. En 1317 on s’était borné à la confirmer. Le roi d’Angleterre en prit toutefois occasion pour proclamer la priorité de ses droits. Bien entendu, il ne le fit pas sans encouragement du côté français.

Dès le lendemain de son avènement, le nouveau roi de France s’était trouvé aux prises avec des difficultés du côté des Flandres. C’était déjà une vieille histoire. Au début du xivme siècle, les Flamands avaient eu maille à partir avec leur « comte » homme ambitieux et avare, préoccupé de caser ses neuf fils et ses huit filles et dont la tyrannie arrêtait l’essor commercial du pays. Ses sujets voués au négoce qui les enrichissait grandement s’étaient alors tournés vers la France et Philippe le bel en avait profité pour les soumettre à son autorité. Affaire mal conduite. L’administration française n’avait pas tardé à faire regretter les excès du pouvoir comtal. Il y avait eu révolte et massacres. Les « matines de Bruges » firent écho aux « vêpres siciliennes ». Un simple tisserand, Peter de Coninck, était à la tête des révoltés. Finalement un traité avait été signé, assez avantageux pour la France. Mais le comte de Flandre rétabli sur son trône avait à son tour commis d’imprudents méfaits, se laissant aller à une répression sanglante. Les Flamands de nouveau révoltés et conduits par un brasseur, Artevelde, s’étaient alors tournés vers l’Angleterre tandis que le roi de France qui était maintenant Philippe VI concentrait des troupes à Arras pour soutenir le comte de Flandre. Un seigneur français ambitieux, Robert d’Artois, se rendit auprès du roi d’Angleterre pour l’inciter à faire valoir ses prétentions — jusqu’alors platoniques — à la couronne de France. C’était la première de ces nombreuses trahisons par lesquelles une partie de la noblesse française allait se déshonorer pendant plus d’un siècle et demi. Édouard III débarqua à Calais (1338). Le duel auquel les deux souverains préludaient depuis si longtemps débutait enfin. Il allait durer, avec d’étranges péripéties et de nombreux entr’actes, environ cent quinze ans. Au début les choses traînèrent. Les soixante mille Flamands, armés par le zèle d’Artevelde se tinrent sur la défensive. Mais des bateaux flamands renforcèrent la flotte anglaise qui remporta la victoire navale de L’Écluse. Édouard III constatant que l’armée française était plus forte que la sienne, s’était embarqué après avoir couru à Coblentz proposer à l’empereur une alliance contre la France. Philippe VI avait laissé passer l’occasion d’une attaque favorable à cause de mauvais présages signalés à sa superstition. Peu après, le théâtre des hostilités s’était trouvé transporté en Normandie et en Bretagne. Un seigneur normand, d’Harcourt, trahissant pour une rancune personnelle, avait aidé les Anglais. Caen avait été pillée. Cette fois l’armée anglaise, bien préparée et entraînée, était supérieure. Philippe VI fit preuve d’une inintelligence et d’une maladresse rares. La déroute de Crécy (août 1346) puis la prise de Calais après un siège célèbre terminèrent cette première phase de la guerre. En 1350 Philippe mourut ; insouciant, léger, il ne laissait que des germes de défaite et de ruine. Son désordre avait épuisé les finances. En 1344 il avait acquis le Dauphiné[36]. C’était tout.

Son fils Jean lui succéda. Il s’appela Jean II. On cherche en vain le nom de Jean Ier parmi ses prédécesseurs et l’on découvre que ce nom avait été porté par un bébé, fils posthume de Louis X, et mort cinq jours après sa naissance ! Jean II était bon. On lui en a donné le qualificatif. Ce fut un souverain pitoyable, empanaché comme son père d’une fausse chevalerie. Le trésor continua à se vider et les monnaies d’être impudemment altérées si bien que la « livre tournois » alors en usage, au lieu de contenir pour 17 francs d’argent n’en contint plus que pour 1 fr. 75. Chacun sait comment Jean II affronta à Poitiers en 1357 l’armée anglaise conduite par le prince de Galles, fils d’Édouard iii, celui qu’on appelait le « prince noir » à cause de sa sombre armure. C’était un adversaire habile, brave et courtois. Il prévoyait peu sa victoire n’ayant sous ses ordres que quatorze mille Anglais en face de cinquante mille Français. Il envoya un message pacifique offrant des conditions avantageuses. Jean les repoussa fièrement et livra la bataille. Sa déroute fut complète et lui-même fait prisonnier et amené à Londres.

Ce dernier événement était un bienfait. Il délivrait la France d’un chef incapable et lui substituait comme régent son fils le futur Charles V. Le premier acte de celui-ci fut de rappeler les États-généraux. Philippe VI les avait laissés de côté pensant qu’il en serait gêné dans sa conception de la royauté mais Jean II — financièrement aux abois — avait dû en 1355 les convoquer pour essayer d’en tirer des subsides. Cette assemblée fut très importante ; par le nombre d’abord : huit cents délégués qui formèrent un comité de quatre-vingts pour délibérer en leur nom — par les opinions exprimées ensuite. Les États firent preuve d’un grand patriotisme et ne marchandèrent point l’argent nécessaire à la défense mais en exigeant de sérieuses réformes et un contrôle permanent[37]. Il n’y avait plus rien des hésitations et des timidités qui s’étaient manifestées cinquante ans plus tôt. Les institutions populaires capétiennes arrivaient à maturité mais elles ne trouvaient plus devant elles l’autre institution, l’institution royale destinée à leur faire contre-poids, à jouer le rôle de régulateur. Celle-là était dévoyée, désaxée. Il eut fallu là un des grands capétiens. Heureusement il en venait un : Charles V. Ce Valois allait être le dernier des Capétiens et l’un des plus grands. Mais il n’avait encore que vingt ans et cherchait sa route parmi les difficultés qui semblaient inextricables.

Déjà très en vue en 1357, Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, apparut aux États de 1357 en personnage de premier plan. On l’a exalté ou honni selon les passions politiques qui dictaient le jugement. À lui comme à tant d’autres figures des temps révolutionnaires pourrait s’appliquer l’épithète de « roseau peint en fer ». Car c’est en ces temps-là qu’apparaissent des meneurs qui sont en réalité des « menés » étant sans cesse débordés par leurs troupes ou par les circonstances. Le Paris d’alors évoqua étrangement, quatre siècles à l’avance, celui de 1789. D’une part un mouvement réformateur hardi mais sage tendant à un fécond équilibre politique ; de l’autre des excès de langage, des gestes désordonnés issus d’une de ces situations troublées qui surexcitent les esprits incultes et désarçonnent le bon sens. On parlait dans les carrefours, on manifestait sans mesure. Il eut même des exécutions sommaires avec parodie de justice. Le dauphin en fut « ébahi » mais il garda son calme et sa lucidité et s’échappa de Paris à point pour en appeler de la capitale au royaume. Cette première « fuite de Varennes » réussit. Pour compléter la ressemblance, un candidat au trône se présentait, une manière de « Philippe-égalité » prêt à toutes pirouettes et s’entendant à flatter les passions populaires. C’était le roi de Navarre, Charles[38]. Étienne Marcel se laissa duper par lui. L’évêque de Laon, Robert Le Cocq complétait le triumvirat composé ainsi de deux ambitieux sans scrupules et d’un patriote égaré auquel ses premiers succès tournaient la tête. En province la misère allait croissant. Les paysans des régions de Beauvais et d’Amiens et ceux de la Champagne formèrent des bandes exaspérées qui se mirent à piller (1358). Ils s’appelaient eux-mêmes les « Jacques » d’où le nom de Jacquerie donné à l’insurrection. Ils furent abattus. Les nobles organisèrent des représailles affreuses. En quelques jours vingt mille paysans furent massacrés. Le mouvement de réaction gagna la capitale. Étienne Marcel fut assassiné et les parisiens rappelèrent le dauphin qui, sitôt rentré, prêcha le calme et arrêta les exécutions. Pendant ce temps dans sa prison de Londres, le roi Jean avait négocié bonnement un traité par lequel les deux tiers de la France étaient cédés aux Anglais en toute souveraineté. On devait, en plus, leur verser une rançon de quatre millions d’écus d’or. Jean s’imaginait sans doute que sa liberté valait bien tout cela. Le dauphin, si bon fils qu’il fut, n’hésita pas à inciter les États-généraux au refus du traité. Son courage civique égalait sa sagesse. Il réussit à organiser une descente de troupes en Angleterre ; ce n’était guère plus qu’une démonstration mais l’insularisme britannique en fut terrifié. La psychologie de Charles lui avait fait trouver le point sensible de l’adversaire. Édouard III renonça à son traité de Londres et signa celui de Brétigny (1360) dont les conditions étaient infiniment moins dures.

En vingt ans Charles V libéra la France des Anglais en même temps qu’il rétablissait sa prospérité. Légalement il ne fut roi qu’en 1364, à la mort de son père. Pratiquement, il gouvernait depuis la captivité de celui-ci. Il fut un prince admirable, d’une « sérénité d’âme » d’autant plus méritoire qu’elle émanait d’un corps débile et souvent éprouvé par la souffrance. Sa façon, a dit de lui un contemporain, était « rassise à toute heure ». Il eut aimé vivre parmi ses livres et ses tableaux dans cet « hostel de Saint Pol » la demeure construite par lui à Paris[39] et dont il ne reste rien mais, puisque le destin l’obligeait à toutes les formes d’activité, il y obéit sans barguiner et guerroya autant qu’il fallut. Pour l’aider en cette besogne, il se choisit un connétable en la personne de Bertrand du Guesclin. Celui-ci était né à Dinan vers 1320. C’était l’aîné de dix enfants et le moins apprécié parce qu’il semblait « épais, noir et brutal ». La famille était sans fortune. Bertrand ne fit guère d’études mais batailla de bonne heure. La Bretagne souffrait grandement. En 1347 Édouard III qui la tenait sous sa menace l’« afferma » à un de ses lieutenants qui à son tour « concéda le pays par morceaux à des aventuriers ». Ainsi se formèrent les premières de ces néfastes « compagnies » errantes qui devaient causer tant de mal. On les prenait à solde pendant les campagnes et, durant les trêves, elles restaient sur place pillant et rançonnant. En très peu d’années cette organisation s’étendit sur tout l’ouest et le nord-ouest. La guerre, devenue industrie lucrative, attira dans les compagnies des gens de toutes sortes, valets, ouvriers ou bâtards féodaux ; on y vit des Hollandais, des Irlandais, des Allemands. Impossible d’en avoir raison. À peine dissoutes ici, elles se reformaient là. Une sorte d’organisation centrale avec secrétaires et trésoriers fonctionna bientôt pour administrer à leur bénéfice le produit de leurs rapines. Du Guesclin était homme à les mâter en les utilisant. Charles v qui savait reconnaître le mérite, le manda à Paris pour lui remettre l’épée de connétable. La modestie du héros égalait sa bravoure : « Suis pauvre chevalier et petit bachelier », dit-il. Le roi qui avec une patience et une sûreté magnifiques préparait la guerre de libération l’encouragea en souriant. Le « prince noir » avait déjà repris les hostilités (1370). Elles durèrent dix ans ; guerre de « chevauchées malheureuses » du côté anglais et de « surprises heureuses » du côté français. On évita les grandes batailles et Du Guesclin profita du désavantage que causait aux Anglais l’obligation d’avoir à la fois deux bases d’opération fort distantes l’une de l’autre, la première sur la Somme et la seconde sur la Garonne. Dès 1377 il ne leur restait plus que Bordeaux, Bayonne, Dax et quelques points du littoral au nord comme Cherbourg et Calais. Édouard iii mourut cette même année. Son fils, le « prince noir » l’avait précédé de peu dans la tombe. Bientôt ce fut le tour de Du Guesclin et de Charles v (1386). Le roi n’avait que quarante quatre ans mais le labeur l’avait usé. Jusqu’à la dernière heure, il pourvut à tout, maître de lui comme il l’avait toujours été. À l’intérieur il n’avait cessé d’opérer des réformes. Rien de nouveau en apparence mais chaque détail avait été révisé en vue d’obtenir des résultats plus efficaces et moins coûteux. L’expérience de sa jeunesse avait inspiré à Charles v une fâcheuse méfiance des États-généraux. Il eut le tort de ne les point convoquer régulièrement, y suppléant toutefois par de fréquentes réunions de notables dont il prenait les avis et auxquels il laissa même, parfois, le soin de désigner son chancelier. Le principe électif ne lui déplaisait point et selon la tradition capétienne, il appréciait les hommes d’humble extraction qui avaient su s’élever par leur propre mérite.

L’Angleterre supporta mal sa défaite. Édouard iii, au cours de son long règne avait fini par l’intéresser à son dessein continental et lui insuffler des idées de grandeur et d’invincibilité. Elle s’était accoutumée de plus à considérer la fertile Normandie et la plantureuse Guyenne comme d’excellentes « colonies » dont elle ne pouvait se passer Toutefois le dépit ne se traduisit pas immédiatement par des aspirations belliqueuses et le désir de la revanche. Il se tourna en agitation politique et religieuse. C’était le moment où Wyclef, non content de s’attaquer à la hiérarchie et à la suprématie romaines dirigeait d’acerbes critiques contre l’ordre social. Les « lollards » (semeurs d’ivraie), prêtres pauvres et exaltés s’en allaient par les campagnes, excitant les rancunes populaires et d’autant mieux écoutés que les temps étaient plus durs et les impôts plus lourds. La condamnation de Wyclef rejaillit sur l’université d’Oxford[40] d’où il était sorti. Les « intellectuels » devinrent objet de méfiance et le niveau des études baissa. L’usage de la langue anglaise se répandait dans la nation et Chaucer commençait d’écrire. Mais l’aristocratie qui par tradition parlait encore le français ne s’intéressait guère aux choses de l’esprit. Édouard III en distribuant des titres de ducs et en créant l’ordre de la Jarretière avait exalté sa vanité et élargi le fossé entre les lords et les Communes. Par ailleurs, il s’était efforcé de développer autour de lui quelque élégance mondaine dans la mesure où le rendaient possible les habitudes encore peu raffinées de son entourage. Désormais c’est la cour de France qui allait devenir un centre de luxe et de frivolité.

Ennemi de tout faste inutile, Charles V savait en déployer quand il en était besoin. La visite à Paris de l’empereur d’Allemagne[41] en janvier 1378 avait été l’occasion de fêtes brillantes. Avec le jeune Charles VI il n’y eut pas besoin d’occasions. Ce fut fête tous les jours. Ses oncles, les ducs d’Anjou, de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, frères et beau-frère de son père l’y incitaient au grand dam de sa santé ainsi que du trésor public. Se succédèrent mascarades, tournois, divertissements « étranges et fous ». Tout cela provoqua des troubles dans Paris, l’émeute dite des « maillotins » parce que les rebelles s’armaient de maillets. Les nobles firent preuve de pleutrerie ; la bourgeoisie et les universitaires intervinrent et calmèrent l’effervescence. Or cette effervescence avait un de ses foyers dans les Flandres toujours agitées depuis les événements que nous avons racontés. Le duc Philippe de Bourgogne qui se trouvait par mariage devenu l’héritier du comte de Flandre y emmena le roi à la tête de troupes chargées de la répression laquelle fut inique et, au retour, eut son prolongement en France. Les corporations furent maltraitées et, à Paris, la charge de prévôt des marchands, supprimée.

À vingt ans (1388) Charles VI à qui on venait de faire épouser une princesse bavaroise parente du duc de Bourgogne remercia ses oncles et, pris d’un beau zèle, rappela tous les conseillers de son père et rétablit le prévôt des marchands. Les nobles se gaussèrent de ces revenants qu’ils affectaient d’appeler des « marmousets » mais tout de suite ce nouveau gouvernement réparateur fonctionna de façon à rendre confiance au pays. Par malheur le roi demeurait un fêtard incorrigible. Il se rendit en Languedoc ; il le trouva épuisé et ruiné. Le duc de Berri qui l’avait administré en avait fait, pour satisfaire ses besoins de luxe, une province de misère d’où quarante mille habitants avaient déjà émigré. Charles enleva le Languedoc à son oncle et y envoya des réformateurs avec pleins pouvoirs. Mais il rentra épuisé de ce voyage au cours duquel il n’avait pas cessé de participer à des joutes et à des réjouissances de toutes sortes. La folie le guettait. Elle s’empara de lui en 1392 un jour qu’il traversait la forêt du Mans à cheval sous un soleil ardent.

Fort heureusement l’Angleterre n’était pas menaçante. Aucune paix officielle n’avait été signée mais des séries de « trêves » toujours renouvelées en tenaient lieu. Le jeune roi Richard II était partisan d’une paix définitive. En attendant, en 1396, une trêve de vingt-huit années fut consentie de part et d’autre mais, trois ans plus tard, Richard était renversé par son cousin Henri de Lancastre qui se fit roi (1399-1413), sous le nom de Henri IV. Et celui-là — prince réactionnaire et entreprenant — après avoir réprimé l’indiscipline au dedans, tourna de nouveau ses regards vers la France avec l’idée d’y reprendre pied. La tentation était forte car la situation qui se dessinait dans ce pays était bien propre à faciliter pareille entreprise. En face de la royauté affaiblie un pouvoir provincial y surgissait avec lequel il devait être aisé de s’entendre parce que le centre de gravité en était éloigné de Paris et que dès lors la possession de la Normandie et de la Guyenne ne paraîtrait pas indispensable à ceux qui l’exerçaient.

La reconstitution de la Bourgogne en fief quasi indépendant était l’œuvre des événements plutôt que d’une initiative déterminée. Certes on n’en était plus aux temps de Philippe-Auguste alors que l’indépendance des grands fiefs ne pouvait être que neutralisée par une diplomatie habile mais non pas attaquée de front. Depuis lors l’unité du royaume n’avait cessé de se consolider ; les fiefs avaient tendu à n’être plus que des provinces plus ou moins autonomes mais faisant partie intégrante de la souveraineté nationale. Le duc de Bourgogne tenait son duché du roi Jean II toujours mal inspiré dans ses initiatives et qui, ayant eu la chance de voir en 1361 s’éteindre la première dynastie ducale et de pouvoir en conséquence réunir la Bourgogne à la couronne, s’était empressé de l’aliéner à nouveau au profit d’un de ses fils, Philippe (1363). Or ce duc Philippe épousa comme nous le disions tout à l’heure l’unique héritière de la maison de Flandre si bien qu’il se trouva en 1384 possesseur souverain de la Franche-comté, du comté de Nevers, de l’Artois et des Flandres avec leurs riches cités, Anvers, Bruges, Gand, Ypres… alors les plus commerçantes de l’Europe. Ces pays ajoutés au duché de Bourgogne lui formaient un véritable royaume mais en deux portions distinctes que séparaient l’Alsace et la Lorraine. Qu’allait-il advenir ? Philippe de Bourgogne mourut en 1404. Son fils et successeur Jean ne lui ressemblait guère. Il était laid, parlait mal et n’avait ni bonté ni honnêteté. Mais au service de sa formidable ambition, il possédait une intelligence aiguë et une activité inlassable. La folie de Charles VI eût mis en quelque sorte le royaume en ses mains s’il n’y avait eu pour lui en disputer la direction le frère du roi, le duc d’Orléans, prince d’une grande séduction, d’un abord facile, ami des lettres et des arts, et qui avait épousé la belle et savante Valentine Visconti. C’est d’elle que les d’Orléans se réclameraient plus tard pour revendiquer en héritage le duché de Milan. Jean ne supportait point ce rival et sa jalousie le conduisit à un crime absurde. En 1407 il le fit assassiner à Paris dans un guet-apens nocturne. La guerre civile en résulta.

Cette guerre-là aussi était fatale car elle n’éclatait pas entre les hommes, pas même entre des intérêts mais entre des idées ; et les luttes qui ont des idées pour mobile essentiel sont les plus ardues à apaiser. La France avait atteint un carrefour. D’un côté s’offrait à elle l’affermissement des institutions démocratiques élaborées sous les rois capétiens mais qui, depuis que les Valois avaient faussé le rouage royal, se développaient de façon moins prudente, moins harmonieuse avec des saccades et des risques imprévus. En face s’ouvrait la perspective réactionnaire toujours séduisante non seulement à ceux dont un retour en arrière servirait la fortune mais aux nombreux craintifs qu’inquiète la nouveauté et que rassure l’évocation même déplaisante d’un chemin déjà parcouru. Les progressistes tenaient la majeure portion de Paris. Sur la rive gauche de la Seine les gens de l’université, volontiers égalitaristes et batailleurs, prompts à s’associer et à pérorer prononçaient des harangues enflammées. Sur la rive droite, les gens des métiers se groupaient derrière la corporation des bouchers portée aux gestes violents. La bourgeoisie éclairée, tout en répudiant la violence, prenait leur parti et le duc de Bourgogne les flattait[42]. Autour du souverain, dont la démence n’était encore qu’intermittente, il y avait une cour assoiffée de luxe et de jouissances et qui dilapidait les finances. Pour subvenir à ses excentricités, la fameuse Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, avait été jusqu’à engager les joyaux de la couronne. Mais il restait aussi les conseillers de Charles V rappelés en 1388 et qui depuis lors avaient continué de travailler obscurément au bien du royaume. Parmi les améliorations élaborées et dont les ordonnances de 1389, 1401, 1407, 1409… portent trace, le plus grand nombre sans doute n’étaient pas entrées en vigueur. Elles n’en étaient pas moins prêtes et susceptibles d’une application immédiate[43]. De sorte que le parti progressiste ne possédait pas seulement des troupes et un état-major mais un programme arrêté alors que ni les revendications de leurs adversaires n’étaient aussi précises ni leur organisation aussi compacte. À l’approche de la réunion des États-généraux qu’il avait bien fallu se résoudre à convoquer afin d’en tirer des ressources nouvelles, la situation apparaissait donc avantageuse pour les « Bourguignons » plutôt que pour les « Armagnacs » ; c’est ainsi qu’on appelait les orléanistes du nom de leur chef, parent par alliance du duc assassiné.

Ces États-généraux de 1413, moins considérables numériquement que les précédents, firent preuve de hardiesse en même temps que d’esprit pratique. Par malheur il y eut des troubles dans les rues. Au cours d’une terrible émeute dite des « cabochiens » du nom du meneur qui la dirigeait, la Bastille fut prise (1413) et, dans le même temps, le roi recouvra temporairement la raison. Les Armagnacs se serrèrent autour du trône et sous prétexte de le défendre organisèrent une véritable « terreur blanche ». Et comme Henri V d’Angleterre venait de débarquer à Harfleur, (1415), ils se posèrent en seuls champions du patriotisme en face de l’envahisseur. Leur légèreté et leur insuffisance conduisirent la France à Azincourt. Toutes les sottises commises à Poitiers furent renouvelées. Méprisant l’infanterie qu’ils nommaient « la piétaille », les seigneurs ne pensèrent qu’à leurs exploits personnels. Et ils essuyèrent la défaite la plus irrémédiable.

Le royaume était désormais à la merci d’Henri V. C’était un homme jeune, d’abord gracieux, énergique et ambitieux. Enclin à la débauche, il s’était vite amendé, manifestant maintenant une grande piété non exempte d’esprit sectaire. De là à parler de sa « grande âme » selon l’expression de Guizot, il y a un pas. Henri V visait à s’assurer d’une base solide en Normandie ; il n’y réussit pas aisément. Rouen assiégée résista sept mois ; siège mémorable pendant lequel cinquante mille habitants périrent d’inanition ; un chien en arriva à valoir cent cinquante francs et une souris, six francs. Les vaillants habitants prouvèrent ainsi la force de leur attachement à la France. Réduits à merci, ils auraient pu dire comme l’avaient fait soixante ans plus tôt les gens de la Rochelle : « Nous avouerons les Anglais des lèvres mais le cœur ne s’en mouvera jamais ». Moins délicats étaient les seigneurs dont un grand nombre dans l’ouest parlaient de « se tourner anglais » ou de « se tourner français » comme s’il se fut agi de jouer à pile ou face.

Cette différence de niveau entre la valeur morale du peuple et celle des grands est à retenir car ainsi se clarifie la magnifique aventure de Jeanne d’Arc en laquelle il n’y eut ni mystère ni miracle mais simple personnification dynamique de l’élan collectif. Elle naquit le 6 janvier 1412 à Domrémy en Lorraine. Dès 1425 elle commença d’« entendre des voix ». Elle n’était pas la seule. Sur d’autres points du territoire, des phénomènes analogues se produisirent. C’était la grande misère du royaume qui agissait de la sorte sur l’esprit des simples au cœur pur. Cette misère grandissait sans cesse. Tant qu’avait vécu le duc Jean de Bourgogne, il y avait espoir qu’il se décidât à prendre en main la cause nationale mais il hésitait, calculant petitement ses chances. Les Armagnacs, eux, ne pensaient qu’à venger sur sa personne le meurtre du duc d’Orléans. En 1419 à Montereau, ils réussirent à lui tendre un guet-apens lors d’une entrevue avec le dauphin à laquelle il avait consenti. Jean assassiné, son fils et successeur le duc Philippe, la rage au cœur, signa aussitôt un traité avec le roi d’Angleterre. Henri V était reconnu comme régent de France et successeur légitime de Charles VI à sa mort. Heureusement ce fut Henri qui trépassa le premier à Vincennes de façon prématurée laissant son trône et ses conquêtes à un enfant de neuf mois, Henri VI que l’on proclama à Paris « roi de France et d’Angleterre » sous la régence du duc de Bedford. Bientôt après le lamentable Charles VI disparaissait à son tour (1422) et, à Bourges, le dauphin devenait Charles VII. Ses domaines se réduisaient au Berri, à l’Anjou, au Dauphiné, au Lyonnais, à la Marne domaines pour la plupart dévastés par la famine et les épidémies. Ceux de son rival ne l’étaient guère moins, l’angle sud-ouest excepté. En face de ces souverainetés incertaines ou misérables, le duc de Bourgogne seul faisait figure de monarque riche et puissant. Il semblait plus que jamais qu’en son palais de Dijon, il fût l’arbitre des destins occidentaux. Six années passèrent au milieu de calamités dont on n’espérait plus voir la fin. « Le royaume le plus opulent n’était qu’un monceau de cendres » selon l’expression de Pétrarque. Cependant Jeanne d’Arc résistait en vain à l’appel qu’elle entendait. C’était comme la clameur du peuple martyrisé qui vibrait en elle. « J’aimerais mieux filer auprès de ma mère », soupirait-elle. Mais sa mission s’extériorisait pour ainsi dire et la conviction gagnait ceux qui l’approchaient. Le 6 mars 1429 elle se fit conduire à Chinon et, démasquant le roi qui se dissimulait parmi ses courtisans, marcha droit à lui. Le 30 avril elle pénétra dans Orléans qu’investissaient les Anglais et dès le 6 mai les forçait à en lever le siège. Alors, se retournant vers le roi, elle l’emmena malgré ses conseillers jusqu’à Reims pour l’y faire sacrer : voyage que déconseillaient la prudence et la stratégie. On contourna Paris et l’on reprit Troyes au passage. À l’issue de la cérémonie, Jeanne insista pour retourner chez ses parents. On ne voulut point la laisser partir. Elle-même nourrissait une secrète envie de « voir Paris » ; mais, désormais, comme désorientée, elle ne guerroya plus avec la même assurance. Au printemps suivant, dans un combat devant Compiègne, elle fut prise par des soldats du parti bourguignon et vendue aux Anglais qui l’emmenèrent à Rouen. Son procès commença en décembre et ce ne fut que le 30 mai 1431 qu’elle périt sur le bûcher. Il est répugnant et du reste difficile d’additionner les lâchetés, les hypocrisies, les mensonges, les infamies de tout genre qui s’y multiplièrent. Le roi, les nobles, les Anglais, l’Église, l’université de Paris en recueillirent une honte véritable. Quant à l’opinion, elle demeura presque étrangère à ces événements. Un grand souffle de renouveau passait sur elle sans qu’elle en connût l’origine ou la nature. L’épopée avait été si locale, si brève, si étrange aussi, qu’en bien des provinces, elle n’avait pas éveillé d’écho sinon comme un vague bruit légendaire. Ceux-mêmes qui avaient connu Jeanne et qui avaient cru en elle s’écartaient de sa mémoire. Comme les eaux de la Seine avaient recouvert son cadavre carbonisé, ainsi l’oubli descendit d’abord sur son nom mais le sort lui réservait la compensation d’une apothéose indéfinie en faisant d’elle la figure la plus pure de toute l’histoire et comme l’exemplaire unique d’une humanité surhumaine.

Les quelques hommes de guerre dont elle avait su « renouveler les âmes », Dunois, Richemont, La Hire, Xaintrailles suffirent à neutraliser la mollesse du roi et la pleutrerie de son entourage. Les Anglais s’épuisaient. Ils durent capituler dans Paris le 13 avril 1436. Ils s’y étaient rendus odieux. La ville était d’ailleurs dans le plus triste état. Quand le roi y rentra, on y comptait vingt-quatre mille maisons abandonnées ou prêtes à s’effondrer. En Normandie également, les Anglais, par leurs cruautés maladroites, n’avaient su qu’entretenir et attiser la haine. Dès l’année précédente, Philippe de Bourgogne, jugeant leur cause perdue, avait traité avec Charles VII. La paix néanmoins fut lente à venir. La guerre plusieurs fois se ralluma après quelques années de trêve tant il en coûtait à l’envahisseur de renoncer à la possession des belles terres français qu’il avait cru tenir définitivement. Seule Bordeaux, fort enrichie par la domination anglaise, s’en était accommodée. Il fallut faire deux fois violence à la ville — en 1451 et en 1453 — pour qu’elle consentît à redevenir française. Partout ailleurs l’élan patriotique avait été unanime. Les rancunes de l’Angleterre furent tenaces. Édouard IV et même Henri VII (1485-1509) se sentirent incités à la revanche par leurs sujets. Ce dernier souverain alla jusqu’à mettre le siège devant Boulogne. Mais comprenant le néant de ces aventures continentales, il renonça à poursuivre celle-là. Dès lors les gouvernements cessèrent de se combattre systématiquement mais les peuples entretinrent en leurs âmes des méfiances irraisonnées et une haine instinctive.


L’EUROPE À LA FIN DU xve SIÈCLE

À l’heure où allaient s’accomplir des événements (diffusion de l’imprimerie et découverte de l’Amérique) propres à modifier de façon profonde les destins de toute l’humanité, l’édifice européen élevé par l’effort celte, germain et slave commençait de revêtir sa figure définitive. La fin du xvme siècle est, à cet égard, un des principaux paliers de l’histoire. Il convient d’y faire halte pour que s’inscrivent dans la mémoire, facilitant la compréhension des transformations ultérieures, les lignes essentielles de l’Europe d’alors.

i

Après de fécondes périodes d’activité et d’essaimage, les États scandinaves s’étaient repliés sur eux-mêmes. La Norvège qui avait un moment dominé jusqu’aux îles Hébrides perdait le goût des aventures lointaines. Kristiania n’existait pas encore. Drontheim, prospère et pieuse, lui servait de capitale. Dans la Baltique, le commerce danois n’avait cessé de reculer devant les entreprises allemandes. Longtemps les côtes avaient abrité des repaires de pirates demeurés païens. Vers la fin du xime siècle, l’île de Rügen avait été le centre d’une sanglante réaction païenne débordant sur le Mecklembourg. Le prosélytisme germanique s’en était trouvé renforcé et, derrière lui, l’essor commercial. Les anciens centres de piraterie étaient devenus des villes de plus en plus riches, bientôt unies par le lien hanséatique et faisant sentir leur action sur tout le nord. D’autre part, en Danemark comme en Suède, le gouvernement faiblissait, le pouvoir royal perdant de jour en jour son indépendance vis-à-vis des nobles et du clergé. Les archevêques de Lund (le sud de la Suède appartenait encore au Danemark) et d’Upsal possédaient d’immenses domaines et se refusaient à payer des impôts. La noblesse intervenait à chaque changement de règne pour confirmer ou modifier à sa convenance l’ordre de succession. Lorsque le hasard eut donné au Danemark et à la Norvège le même roi, Olaf, au nom duquel sa mère Marguerite exerça la régence dans l’un et l’autre pays, l’accession de la Suède à l’acte signé à Kalmar (1396) put faire croire qu’un grand progrès politique en allait sortir. Il n’en fut rien. Aussi bien « l’union de Kalmar » n’était-elle qu’un geste vague, incomplet et que les représentants qualifiés de la nation suédoise ne se trouvèrent jamais appelés à ratifier. Après un demi-siècle d’une application douteuse, le pacte perdit toute valeur effective. Aucune aspiration intellectuelle ne venait rehausser la faiblesse des institutions. Il régnait en ces régions une sorte d’isolement cérébral ; l’ignorance prédominait ainsi que l’apathie à l’égard de toute orientation nouvelle. Seuls quelques Suédois continuaient de regarder vers l’embouchure de la Néva comme s’ils évoquaient l’odyssée de Rurik et la fondation de l’État russe. En fait, au xiiime siècle, Russes et Suédois s’étaient battus à plusieurs reprises ; inconsciemment c’est la Finlande que déjà ils se disputaient : la Finlande émergeant à peine de l’entière barbarie mais tentante dès le principe par son sol et sa position. Quant à l’Islande, indépendante jusque vers 1261, elle avait alors été rattachée à la Norvège. Depuis l’accord de Kalmar, elle dépendait du Danemark. Elle aussi semblait en déclin physique et moral.

Les Allemands, après la mort de Frédéric II s’étaient vus aux prises avec une situation singulière. Le Saint-empire ne trouvait plus que des titulaires étrangers. C’était la formule même de cet empire qui en détournait les candidats. « Rome, avait-on dit, est l’antre du lion ; toutes les traces montrent qu’on y va : aucune n’indique qu’on en revient ». Cette opinion qui avait commencé par être celle de l’élite se répandait maintenant dans la foule. C’est pourquoi Rodolphe de Habsbourg fut bien accueilli. Il apportait une formule nouvelle. On ne s’occuperait plus de l’Italie. L’Allemagne se suffisait. Qu’avait-elle besoin de cultiver des traditions antiques dont il fallait aller chercher à Rome la coûteuse et indécise consécration ? Rodolphe était actif, enjoué et bienveillant. Il jouissait non seulement en Argovie, berceau de sa famille, mais dans une bonne partie de l’Allemagne du sud, d’une saine popularité. La satisfaction fut générale lorsqu’en 1273, après un véritable interrègne de près de vingt années, il fut élevé au trône impérial.

L’Allemagne s’était notablement transformée. En apparence elle se diversifiait et se morcelait. Les margraves de Brandebourg étaient devenus puissants au nord comme les margraves de Bade, l’étaient au sud. En Bavière, la fortune des Wittelsbach se consolidait. En Franconie dominait la petite noblesse tandis que la Westphalie comptait surtout des seigneurs ecclésiastiques. Partout les villes s’émancipaient. Jusqu’alors elles n’avaient obtenu que des libertés embryonnaires. Le joug des empereurs à poigne les avait maintenues en sujétion. À la faveur de l’anarchie gouvernementale, une vie locale d’une certaine originalité était née qui continuerait désormais de se développer. L’âme allemande élaborait ainsi ses caractéristiques futures comme se fabriquent séparément en des lieux divers les rouages d’une machine dont on n’apercevra la silhouette que lorsque ces rouages rapprochés s’emboîteront les uns dans les autres. Parce que le montage de la machine a été lent et tardif, on a souvent oublié de constater combien les pièces en étaient anciennes. Au sortir du creuset qu’avait constitué pour elle l’épreuve du Saint-empire, l’Allemagne accusait déjà ce qui ferait, au cours de l’âge prochain, sa force en même temps que sa faiblesse : la crainte effarouchée des recherches individuelles, le goût du travail groupé et des contraintes hiérarchisées et disciplinées qu’il comporte, une façon tout ensemble réaliste et mystique de comprendre l’existence, le délassement de l’esprit cherché dans le rêve imprécis ou fantastique, une conception à la fois profonde et mesquine des choses religieuses À y regarder de près, on eût découvert dès cette époque au fond de la race le mépris pour la « légèreté » des autres races[44] aux faciles analyses mais inaptes à pénétrer un sujet, à le creuser pour en tirer la matière de vastes encyclopédies ou de solides synthèses. Ainsi existaient en germe la doctrine à venir de l’État déifié et la croyance en une mission providentielle réservée à l’Allemagne pour le bien général. Il va de soi qu’au temps dont nous parlons le lien n’apparaissait pas entre ces éléments. L’ensemble qu’ils dessineraient plus tard ne pouvait être perceptible. Au nord la Hanse paraissait devoir constituer un domaine de plus en plus autonome. Elle allait y agir souverainement et ne demanderait jamais à l’empire une reconnaissance officielle. Lubeck, siège habituel de la diète hanséatique, Brême, Hambourg et les villes de l’intérieur reliées à elle ne devaient pas seulement amasser de grandes richesses mais poser les fondements juridiques de la navigation internationale en proclamant le principe de la liberté des mers et le droit pour le pavillon neutre d’échapper en cas de guerre, aux atteintes des belligérants. La Baltique avec ses pêcheries de harengs était une « excellente école de matelots » et comme nous venons de le dire la marine allemande y supplanta complètement la marine scandinave.

Pendant ce temps la tentative de Rodolphe de Habsbourg semblait avoir échoué. On lui avait su gré d’avoir rétabli l’ordre et combattu les petits seigneurs qui, à l’abri de leurs châteaux-forts, multipliaient les brigandages. Mais on ne lui avait pas permis d’assurer, comme il l’eût souhaité, sa succession impériale à son fils Albert. En prévision sans doute de cet échec, il avait constitué à celui-ci un apanage avec l’Autriche, la Styrie, la Carniole enlevées par la force des armes au roi de Bohême Ottokar qui, à son avènement, avait refusé de le reconnaître. Ainsi les Habsbourg d’argoviens étaient devenus autrichiens. Il leur faudrait longtemps se contenter de ce patrimoine restreint mais aggloméré avant de pouvoir fixer définitivement la dignité impériale dans leur famille. Le caractère électif de celle-ci tendait d’ailleurs à se préciser sans que les titulaires se résignassent à renoncer au prestige du couronnement romain. La Bulle d’or de Charles IV (1356) réorganisa le collège électoral et en fixa les prérogatives. Les sept Électeurs, poétiquement comparés aux sept lampes de l’apocalypse, devaient se réunir à Francfort sous la présidence de l’archevêque de Mayence. Mais leur assemblée n’allait pas pour cela jeter plus de clarté sur la politique allemande qui demeura confuse et terne. La multiplicité des monnaies entretint en même temps un chaos financier. Le commerce des changes prit une importance croissante ; les juifs surent s’en emparer et le diriger.

Particulièrement intéressante au point de vue de l’évolution allemande est l’histoire de l’État teutonique si généralement laissée dans l’ombre. Fondés à St-Jean d’Acre en 1190 pour assurer le développement d’un hôpital que les bourgeois de Brême et de Lubeck avaient précédemment créé en vue de secourir les pèlerins de race germanique en Terre-sainte, les chevaliers teutoniques n’avaient pas tardé à révéler des goûts plus batailleurs que charitables. Comme les perspectives conquérantes en orient allaient déclinant, le grand-maître résolut d’abandonner la Palestine. Les chevaliers hésitaient où se fixer lorsqu’ils furent appelés par les Polonais pour aider à évangéliser et à dompter le peuple prussien (1230). Ces anciens Prussiens, sans aucun rapport ethnique avec ceux auxquels on donne maintenant ce nom, étaient d’obstinés païens. Ils tenaient le rivage de la Baltique entre la Vistule et le Niémen ; peu nombreux, ils vivaient sauvagement dans leurs épaisses et marécageuses forêts ; inquiétants voisins. Or, en traitant avec les Teutoniques, les Polonais ne prirent aucune précaution pour assurer leur propre suzeraineté sur les territoires qui pourraient être éventuellement conquis. Pourtant la possession de ces territoires qui les séparaient de la mer aurait dû leur importer grandement. La conquête précisément fut prompte et totale. Il y fut procédé par voie d’extermination. La croisade eut dès le principe un caractère encore plus pro-germain qu’anti-païen. Reconnu par l’empire, l’État teutonique avec ses villes nouvelles, Thorn et Königsberg et sa rébarbative forteresse de Marienbourg, devint une puissance redoutable qui, dès la fin du xiiime siècle dominait sur la rive droite de la Vistule. Les indigènes détruits, il ne resta plus là que des Allemands fanatisés par leur victoire, et prêts à mettre en pratique, avant de l’avoir formulé, le « Deutschland über alles ». La Pologne bloquée par eux dut réagir. Elle fut aidée par les chevaliers eux-mêmes. Leur orgueil, leur cruauté, leurs exactions semèrent et entretinrent la haine autour de leur nom. En même temps ils furent corrompus et affaiblis par les richesses qu’ils avaient amassées. Lorsqu’unie à la Lithuanie, la Pologne eut acquis un surcroît de puissance, la bataille de Grünwald (1410) la délivra du péril. Encerclé par elle, l’État teutonique se trouva réduit à lui payer tribut. L’ordre demeura abaissé mais son esprit agressif survécut à sa fortune. Au xvime siècle, par une manœuvre hardie, le dernier grand-maître, Albert de Brandebourg, devait créer une situation nouvelle en se convertissant au protestantisme naissant et en sécularisant les domaines qui lui restaient. Ainsi se formerait sous la suzeraineté des rois de Pologne, le duché de Prusse, instrument d’une germanisation encore plus dangereuse pour les Slaves parce que moins apparente.

ii

De perpétuels partages, des guerres civiles, une sorte d’incertitude territoriale et politique entourèrent l’adolescence polonaise de confusion et d’aléas. Que sortirait-il de ce chaos ? Un foyer civilisateur ou une proie tentante pour des voisins rapaces ? On pouvait croire l’un ou l’autre selon qu’on prenait en considération les qualités des individus ou leur impuissance à se former en société. Au début du xiime siècle, il était venu un chef aux Polonais en la personne du duc Boleslas qui non seulement avait su préparer la résistance à la germanisation mais, en s’implantant en Poméranie, ménager à son pays l’accès à la Baltique. Gnesen, Breslau, Cracovie n’étaient encore que de petites villes à l’aspect primitif ; la vie y était rude mais un début de prospérité et de culture s’y dessinait. Quelques étudiants s’aventurèrent au loin ; on en trouva jusqu’à Paris. Cet effort vers l’unité politique n’avait pas duré. Dès 1177 on avait vu une assemblée de nobles et d’évêques revendiquer le droit d’élire le souverain. À la faveur de l’anarchie, les Allemands avaient repris pied sur l’Oder et en Poméranie. Sur ces entrefaites se produisit une invasion mongole, contre-coup de celle qui meurtrissait la Russie. La résistance de la Pologne fut admirable (1241-1288). Elle servit alors de bouclier à l’Europe et par sa vaillance en assura les destins. Un découragement s’empara d’elle dont l’Église profita : étrange crise morale qui précipita les guerriers inquiets vers le cloître et dont sortit toute une floraison de couvents et d’abbayes. Pour réparer les ruines et combler les vides, des paysans saxons et flamands furent conviés à se fixer dans le pays. On les accueillit bien. N’amenaient-ils pas le travail et la richesse ? Mais Poméranie et Silésie se germanisèrent complètement. Dans Cracovie, Posen, Lemberg, une bourgeoisie allemande se forma, tandis que les juifs déjà nombreux (car la Pologne était tolérante et de mœurs singulièrement libérales pour l’époque) consolidaient et accroissaient leurs fortunes.

Le xivme et xvme siècles furent pour la Pologne des temps heureux encore que bien des germes de périls futurs se développassent sous le couvert du progrès matériel. Le clergé entretenait le mysticisme dont s’alimentait son influence. Les nobles avaient peu à peu héréditarisé leurs privilèges. Ladislas qui se fit roi en 1319 s’employa à réaliser l’unité. Cracovie qu’il « polonisa » devint sa capitale. Le règne de Casimir III (1333-1370) fut plein de sagesse prudente et de travail fécond. L’université de Cracovie fondée par lui (le latin dominait encore l’enseignement) fut un centre d’études nationales. À sa mort l’opinion souhaita le mariage de sa fille Hedwige avec le souverain de la Lithuanie, Jagellon. L’unité lithuanienne avait été réalisée au début du xiiime siècle par un chef habile et énergique du nom de Mindvog. Entré en 1252 dans le giron romain et, couronné roi au nom du pape, il n’avait pas tardé à retourner au paganisme. Ses héritiers s’étaient emparés de Kiew qui devait demeurer quatre siècles aux mains des Lithuaniens. Ceux-ci ravageaient d’autre part les terres des Teutoniques et leur faisaient la vie dure. Après les progrès commerciaux et administratifs accomplis sous Casimir III, la couronne de Pologne était bonne à prendre mais l’épée lithuanienne était précieuse à posséder. Jagellon épousa Hedwige et, ayant embrassé le christianisme, fut sacré à Cracovie (1386). On distribua à son peuple un baptême général. Un prêtre, racontèrent les satiriques, aspergea d’eau bénite les bandes lithuaniennes qui passaient devant lui donnant à chacune en bloc, un nom d’apôtre.

L’union des deux États en faisait une des grandes puissances d’alors. Ce ne fut point du reste une union paisible et harmonieuse. Bien des querelles de ménage la troublèrent. Mais la communauté d’intérêts, de périls aussi (d’un côté le germanisme, de l’autre les Mongols) maintint le lien conjugal. L’influence polonaise d’ailleurs l’emporta et la Lithuanie finit par se trouver quasiment annexée ; ses privilèges disparurent et son individualité s’assoupit. Il est instructif d’étudier dans les atlas historiques les contours successifs de cette Pologne agrandie. Si savant qu’en soit le dessin, les cartes sont hésitantes et ne concordent guère. Où sont les frontières ? des lignes disputées et fluctuantes, malhabiles à délimiter le champ de vibration d’une âme collective qu’on n’arrivera jamais ni à définir ni à maîtriser.

De la mort de Jaroslav[45] (1054) à l’invasion mongole (1227), l’histoire russe s’était déroulée parmi les épreuves et l’instabilité. Les principautés semblaient devoir se morceler indéfiniment ; un temps on en compta soixante-quatre. « C’était l’anarchie princière » a dit Rambaud. Mais, ajoute Ernest Denis « l’anarchie russe a beau durer, elle paraît toujours accidentelle » voulant indiquer par là que les horizons d’espérance des Slaves sont indéfinis comme ceux de leurs plaines. Parfois surgissait quelque chef supérieur, tel Wladimir Monomaque (1113-1125) celui qu’on a appelé le Marc Aurèle slave à cause de son noble et mélancolique « adieu à la vie ». Puis l’anarchie redoublait. Dix-huit « grands princes » se succédèrent en quarante-quatre ans. Moscou fondée en 1197 prit peu à peu la place de Kiew. Autour d’elle la race se condensait, méditative, indolente peut-être, résignée plutôt, attendant toujours le malheur et toujours prête à le dominer, se nourrissant d’une sorte d’enthousiasme interne, marquant un attachement singulier à son Église et à ses rites, recherchant à la fois le despotisme et la démocratie. La région du haut Volga se colonisait puissamment. En 1220 Nijni Novgorod s’était fondée et déjà le flot russe commençait d’entamer la Sibérie.

Les premiers Mongols qui parurent passèrent. Derrière ceux-là d’autres vinrent qui s’installèrent. On les appelait les gens de la « Horde d’or » parce que la tente du chef était dorée. Ils eurent leur camp principal là où est Tsarof, sur le bas Volga. La Russie vécut sous le joug, se fiant, dans cette grande infortune, à ses princes comme des enfants à leurs pères. Et ceux-ci, en effet, se montrèrent solidaires de leurs sujets au point que des liens se nouèrent entre eux dont les accidents de l’histoire devaient éprouver la solidité. Les tributs étaient lourds, l’humiliation continue. Cent quarante années se passèrent ainsi (1240-1380) dans un rude esclavage. Puis l’énorme remue-ménage provoqué en Asie par les entreprises de Tamerlan (1370-1405) desserra l’étau et la victoire de Koulikovo marqua l’heure de la revanche. Lorsque la tyrannie mongole se fut éloignée, on put voir que la Moscovie en gardait moins de rancune qu’elle n’en éprouvait envers la « sombre Lithuanie » et l’« infidèle Pologne ». Les Russes de l’ouest, pour avoir réclamé la protection lithuanienne lui étaient devenus étrangers. État rural et tout terrien, la Moscovie continuait de regarder vers l’est. Mais elle n’était pas unifiée et le besoin de l’être la travaillait. Ce fut l’œuvre d’Ivan III (1462-1505). La république de Novgorod subsistait bien que déchue de sa précédente fortune. Il assiégea la ville et eut raison de sa résistance. Il réduisit de même les petites républiques de Pskof et de Viatka. Les anciennes principautés de Tver, Rostov, Jaroslaw et Riazan s’effaçaient devant Moscou la sainte. Ivan ayant épousé Sophie Paléologue en vint, après la chute de Byzance, à se considérer comme l’héritier et le vengeur des empereurs. Il adopta l’aigle à deux têtes, leur emblème ; l’église orthodoxe poussa dans le sol russe des racines de plus en plus ramifiées et tenaces.

iii

Vide et dépourvue d’intérêt même anecdotique se déroule l’histoire de l’Angleterre depuis la fin de la guerre de cent ans jusqu’à l’avènement d’Henri VIII (1453-1509). Des factions rivales s’entredéchirent au nom de deux maisons qui prétendent au trône : York et Lancastre. Leurs armoiries sont une rose blanche et une rose rouge ; de là ce nom ironique de guerre des Deux roses qui recouvre une série de crimes et de perfidies vulgaires. Un seul résultat de quelque portée : la haute noblesse en sort tout à fait affaiblie tandis qu’une certaine prospérité se développe dans les rangs de la bourgeoisie. L’agriculture pourtant a beaucoup souffert mais l’industrie du tissage de la laine progresse fortement. Vers la fin du règne d’Édouard IV (1461-1483) quelques signes d’élémentaire « confort » commencent d’apparaître dans la vie privée. Le niveau intellectuel et moral de la nation n’en est pas relevé pour cela ; il est alors au plus bas ; les mœurs sont déplorables, la grossièreté générale. Henri VII (1485-1509) est un homme d’affaires, expert, méfiant et résolu qui sait observer et conclure. Ses droits au trône étant contestables, il les fait tout simplement confirmer par le Parlement. La Chambre des lords n’est plus en état de lui résister. Les Communes lui sont favorables. Il négocie des traités de commerce avec les Flandres, avec la Norvège, même avec Florence. Les Anglais approuvent. Une seule chose les intéresse dès lors : gagner de l’argent. Si la haine de la France reste vivace chez eux, c’est la « bonne affaire » manquée dont le souvenir les irrite. Et on ne récidive pas malgré l’envie qu’on en a de crainte précisément que, cette fois-ci, l’affaire n’ait plus aucune chance d’être bonne.

En Écosse la sauvage insubordination des grands entrave tous les efforts des rois Stuart pour affiner le pays. L’Irlande continue à parler celte et son âme qu’on n’a pas su conquérir se rétracte. Elle rêve et chante. Vers le milieu du xvme siècle, une irlandaise qui se piquait de protéger les lettres et était en même temps zélée patriote s’est avisée de convier à un repas les poètes et musiciens celtes d’Irlande et d’Écosse. Il s’est présenté deux mille sept cents convives. L’antipathie s’accroît entre les deux races. Les quelques seigneurs anglo-normands établis en Irlande après son « annexion » théorique par Henri II et qui défendent ses droits à l’autonomie sont considérés par les Anglais d’Angleterre comme des dégénérés. Un noble anglais reconnu coupable d’assassinat n’a-t-il pas été acquitté parce que la victime « n’était qu’un Irlandais »

Aux Pays-Bas vivaient deux races distinctes : des Wallons d’origine celto-romaine occupant la région de Lille à Luxembourg à peu près — et des Flamands cantonnés au nord de Bruxelles entre l’Escaut et le Rhin. La frontière linguistique en somme n’a pas changé et, fait remarquable, jamais elle n’a constitué une frontière politique. Toutes ces terres avaient été rattachées au Saint-empire par l’empereur Henri Ier vers 925. C’est alors que la « Lotharingie » avait été divisée en Haute et Basse Lorraine. Pour gouverner la « Basse Lorraine », l’empire avait longtemps eu recours aux princes-évêques de Liège, d’Utrecht et de Cambrai, gouverneurs tout indiqués. Après le concordat de Worms qui fut comme un embryon de laïcisation, l’autorité de ces prélats s’affaiblit. La féodalité domina. Il y eut alors, à côté du comté de Flandre proprement dit et en plus des trois principautés épiscopales, des duchés de Brabant et de Limbourg, des comtés de Hainaut, Namur, Luxembourg, Hollande et Gueldre. Dès 1185 un comte de Hainaut sollicité par l’empereur de se ranger à ses côtés contre Philippe-Auguste, arguait de sa « neutralité obligatoire » entre France et Allemagne.

Sous une dynastie énergique et populaire la Flandre avait vécu deux siècles d’une vie vraiment nationale, lorsqu’après Bouvines — l’Artois détaché et les villes de Lille et de Douai prises en gage par le vainqueur — il sembla qu’elle dût graviter désormais dans l’orbite de la France. Mais Ypres, Gand, Bruges qui étaient déjà en grande prospérité résistèrent à l’emprise. Un patriciat de bourgeois capitalistes et commerçants y faisait la loi à l’exclusion des gens de métier. Ceux-ci finirent par se lasser d’obéir et voulurent avoir leur part d’influence. L’Angleterre qui avait d’abord soutenu cette rébellion la laissa écraser mais les ferments démocratiques ne furent pas extirpés pour cela. Ce qui avait échoué au xiime siècle devait réussir au xivme. Les mêmes ferments existaient en Hollande. Là, dans le cadre des marécages primitifs, séparés de la Germanie par cette sombre forêt hercynienne qu’on mettait, dit-on, neuf jours pour traverser, les Bataves et les Frisons s’étaient longtemps combattus. Les premiers avaient été peu à peu éliminés et les seconds avaient repoussé à main armée le christianisme et la féodalité qu’on voulait leur imposer. Ces Frisons étaient de farouches et obstinés égalitaires. Les évêques d’Utrecht et les comtes de Hollande, leurs voisins, avaient eu la vie dure. Ainsi s’enfonçaient dans le sol les pilotis de la démocratie future. Son heure pourtant allait tarder à sonner. Au xivme siècle, l’extinction des dynasties locales de Hainaut, de Brabant et de Flandre amena aux Pays-Bas, par héritage principalement, la domination de la puissante maison de Bourgogne. Dans les villes le parti populaire l’avait emporté sur le patriciat ploutocratique. Bruges et Gand comptaient alors quatre-vingt mille à cent mille habitants. Le duc Philippe protégea le travail et fit régner l’ordre mais il supprima les libertés municipales. Dinant, Liège qui voulurent résister furent incendiées. Philippe entendait réaliser à son profit l’unité. En Hollande, des lieutenants ou « stathouders » administrèrent en son nom. Il légua de la sorte à son fils Charles le téméraire un État d’aspect compact qui, par un destin bien inattendu, allait en moins d’un siècle devenir successivement autrichien et espagnol sans que pussent être étouffées ses aspirations à l’indépendance et à la liberté.

En Suisse une féodalité mi-laïque mi-ecclésiastique avait pris racine. Il y avait environ cinquante fiefs comtaux. Il y avait en outre des villes libres, Genève, Lausanne, Bâle, Zürich et enfin des communautés de paysans montagnards près desquels l’empire était représenté par un bailli ou « avoué ». La frontière linguistique se trouvait à peu près la même qu’aujourd’hui. Dans la portion du pays que les Alamans avaient germanisée, l’empire dominait en droit et en fait. Dans celle que peuplaient les descendants mélangés des Helvètes et des Burgundes, sa domination était plus nominale que réelle. L’ancien royaume de Bourgogne transjurane dont nous avons raconté la disparition s’était survécu en quelque manière par les traditions d’indépendance qu’il avait engendrées et les empereurs n’avaient pas trouvé possible d’y gouverner directement. Ayant fait choix des sires de Zaehringen pour administrer en leur nom, il leur avait fallu deux siècles durant, compter avec cette puissante famille. Les Zaehringen avaient des tendances guelfes c’est-à-dire qu’ils inclinaient volontiers vers le parti pontifical et municipal. L’un d’eux fonda Fribourg puis en 1191 Berne. Lorsque leur fortune s’éclipsa enfin, ce furent dans la partie romande, la maison de Savoie et dans la partie alémanique, les Habsbourg qui en héritèrent.

À la mort de Rodolphe de Habsbourg, les montagnards des districts de Schwytz, Uri et Unterwald dont il s’était montré le protecteur constant s’assemblèrent pour maintenir leurs libertés que la réaction menaçait. « Considérant la malice des temps », ils se lièrent par un pacte où l’on trouve en germe la théorie de la nationalité moderne et le principe de l’arbitrage. Le parti impérial les persécuta. Ils furent en butte aux exactions d’un agent de l’empereur nommé Gessler. Ici se place l’aventure à demi légendaire de Guillaume Tell. Le fameux « serment du Grütli » (7 novembre 1307) les dressa contre la tyrannie. Vainqueurs des impériaux au défilé de Morgarden (1315) et des féodaux à Laupen (1339) les confédérés virent leur nombre s’accroître. Lucerne se joignit à eux, puis Zürich, ville d’artisans et de riches marchands ; puis encore Glaris, Zug et enfin Berne. La victoire d’Arnold de Winkelried à Sempach (1386) sembla devoir consolider l’indépendance helvétique. Cette même année les députés de huit cantons auxquels s’ajoutèrent ceux de Soleure tinrent séance à Zürich. On eût pu y sceller l’avenir mais aucun sentiment collectif n’existait pour neutraliser des intérêts locaux contradictoires ; et la belle et franche simplicité démocratique qu’avait révélée le pacte initial des montagnards et dont devaient, plus tard, s’imprégner les institutions fédérales ne pouvait encore lutter de façon efficace contre les aspérités et les inégalités d’un état social saupoudré de féodalisme. De plus, tandis que la région d’Appenzell s’efforçait d’échapper à la domination des abbés du monastères de St-Gall (1411) les confédérés s’emparèrent de l’Argovie et y créèrent des « baillages », sortes de petits États tenus en vasselage et exploités en commun. Ce régime inauguré depuis quelques années dans la vallée de Domodossola y avait provoqué des querelles ; une révolte assez sérieuse des habitants du haut Valais s’en était suivie. Finalement la guerre civile se généralisa (1440). Zürich, en lutte avec les autres villes, en appela à l’empereur. En France, le roi Charles VII cherchait à se débarrasser des bandes de soldats et d’aventuriers inoccupés qui désolaient le pays depuis que les hostilités avaient cessé avec l’Angleterre. Il mit à leur tête le dauphin (le futur Louis XI) et les lança sur la Suisse sous prétexte d’aider l’empereur. Mais le dauphin, avisé, admira fort les Suisses et, songeant qu’il les aurait plus tard pour voisins, s’empressa de faire la paix avec eux. Zürich en 1450 reprit sa place dans la Confédération. Pendant ce temps, sous la suzeraineté des comtes de Savoie (devenus ducs en 1416) le pays de Vaud se développait assez heureusement. L’évêché de Lausanne était prospère ; de même l’évêché de Genève qui, dès le début du xiime siècle, avait joui d’une réelle indépendance.

L’indépendance locale, en ces temps de transition n’était pas rare. Il advenait qu’une génération s’écoulât sans la voir réellement compromise. Les modalités variées du pouvoir féodal, l’enchevêtrement des héritages souverains, la médiocrité des transports et la difficulté des communications contribuaient à isoler des régions, des vallées, des villes… qui vivaient oubliées et dont les habitants en profitaient pour se gouverner assez librement. Sur cet état de choses n’en planait pas moins une insécurité absolue. On restait à la merci d’un événement imprévu, de quelque ambition nouvelle, de n’importe quel mobile extérieur. Nuls ne se trouvaient plus exposés à cet égard que les Suisses de la plaine dont le pays constituait un véritable carrefour européen tant géographique qu’ethnique. Ils acceptèrent de bonne heure, bien que très attachés à leur horizon natal, les conséquences de cette situation et s’étant révélés — les Bernois surtout — soldats remarquables, prirent l’habitude de s’en aller guerroyer de droite et de gauche aux gages des souverains voisins. Parfois aussi pour leur propre compte. Unis aux villes libres d’Alsace qui s’étaient liguées pour résister au fameux duc de Bourgogne, Charles le téméraire, les Suisses au soir du xvme siècle, s’acquirent une gloire immortelle en abattant une tyrannie inféconde dont la consolidation eût déformé et faussé de la façon la plus grave les destins de l’Europe occidentale. Tel fut le résultat des batailles de Grandson et de Morat (1476). Louis XI de France y avait aidé par d’opportunes subventions mais quand il vit les vainqueurs s’emparer ensuite de Lausanne et marcher sur Genève — ce qui leur eût permis de donner dès alors à la confédération helvétique sa physionomie normale — il intervint en faveur de la Savoie et imposa un armistice. La période qui suivit fut désunie et quelque peu corrompue. Cependant les habitants des Grisons ayant fait alliance avec la confédération dans laquelle entrèrent successivement Fribourg et Soleure puis Bâle et Schaffhouse, la force de la Suisse se trouva accrue de façon appréciable. L’empereur Maximilien tenta un nouvel effort pour l’asservir ; il vit ses troupes défaites à Feldkirch et à Dornach (1499) et dut signer à Bâle un traité qui consacrait son échec.

iv

Sur le Danube où les Magyars avaient établi une enclave asiatique, il s’était passé un phénomène analogue à celui dont, presque en même temps, la Normandie était le théâtre. Ici et là, des représentants de races énergiques, venus chercher audacieusement fortune au loin et d’abord adonnés au pillage et à la piraterie s’étaient immobilisés et, récents convertis, mués en champions de la civilisation à laquelle ils avaient jusqu’alors porté de redoutables coups.

Sitôt établie et christianisée la monarchie magyare avait pris pied en Transylvanie et en Croatie[46]. Le roi Étienne professait une théorie qui, exprimée vers l’an 1000 ne manque pas de piquant. « Faible et débile, disait-il, est le royaume qui n’a qu’une langue et des coutumes uniformes ». Ce n’est pas seulement en Hongrie que cette formule a trouvé faveur. Consciemment ou non en bien des points du monde, des politiques différentes s’en sont inspirées, l’opposant à l’autre formule, celle qui incite un État à chercher les bases de sa force dans l’unification des lois, du langage et des croyances. De nos jours encore, on s’attache à l’une ou à l’autre et parfois avec un âpre exclusivisme comme s’il s’agissait de dogmes intangibles.

Au début, les rouages de l’État magyar fonctionnèrent remarquablement et de façon libérale. Après la mort de Koloman (1095-1114) une sorte de décadence s’esquissa. Béla III (1173-1196) élevé à Byzance semble n’avoir guère agi en souverain national et s’être mis en tête d’helléniser son peuple. Il n’y pouvait réussir. Une oligarchie se constitua qui sous André II (1205-1235) se fit reconnaître la propriété héréditaire des donations et des offices mais la petite noblesse s’insurgea et imposa la « Bulle d’or » (1222), cette curieuse réplique de la grande-charte anglaise. On y trouve spécifiées : la liberté individuelle, l’obligation pour le souverain d’observer les lois et de convoquer régulièrement les assemblées, voire même une sorte de responsabilité ministérielle Malheureusement une servitude fort dure pesait sur les paysans attachés à la glèbe ; ils étaient exclus du bénéfice de la liberté. D’autre part une bourgeoisie étrangère commençait à se développer dans les villes. Sur ces entrefaites se produisit la terrible invasion mongole de 1241 qui couvrit le pays de ruines et de dévastations. Quand le flot se fut retiré, le roi Béla IV attira des Allemands pour aider à la reconstruction. C’est alors que de nombreuses colonies saxonnes s’établirent en Transylvanie d’où vint à ce pays son nom germanique de Siebenbürger.

En 1301 avec André III prit fin la descendance d’Arpad. Après des disputes et des troubles domestiques, la candidature de Charles Robert d’Anjou fut imposée par le pape. C’était un prince de la dynastie angevine de Naples qui par alliance descendait également de la maison royale hongroise. Son règne (1308-1342) et celui de son fils Louis Ier dit le grand (1342-1382) furent assurément une période de splendeur. La domination hongroise s’étendit sur la Dalmatie, la Croatie, la Bosnie, la Serbie, la Valachie, la Moldavie, la Transylvanie et même la Bulgarie. Le gouvernement se montra sage et équilibré. Le roi Louis sut demeurer en bons termes à la fois avec l’Église, la bourgeoisie et les municipalités. Il n’en resta pas moins un étranger sur le trône, préoccupé de ses intérêts italiens et de sa gloire personnelle, ne résistant pas à l’ambition de ceindre aussi la couronne de Pologne qu’il brigua et obtint à la mort de Casimir III. Les Magyars l’apprécièrent mais ne se reconnurent point en lui. Il n’était pas de leur race et ne s’y annexa jamais. Combien différent ce Mathias Corvin que, cent ans plus tard, ils portèrent à la royauté. Ces cent ans que recouvre une chronologie trompeuse n’avaient été qu’une suite d’agitations dynastiques, de mouvements sans portée nationale. C’est la vie politique intense issue de la Bulle d’or qui avait alors maintenu le pays compact et résolu sous son gouvernement sans racines. Il se contracta plus encore quand le péril turc surgit aux frontières orientales. Jean Hunyade, régent du royaume (1438-1457) repoussa si vaillamment l’envahisseur que de son fils Mathias, la gratitude populaire fit un roi à quinze ans. Le choix était bon. L’homme se montra fougueux, impérieux, orgueilleux mais aussi éloquent, fin et cultivé ; le type premier de ces magnats hongrois en lesquels s’unirent comme on l’a dit le faste de l’émir oriental, l’acuité du légiste byzantin et l’esprit pratique du lord anglais. Quant au souverain, il réalisa pleinement les espérances de ceux qui l’avaient élevé. Son long règne (1458-1490) fournit comme le moule de la civilisation magyare. Enthousiaste et belliqueuse, rude et lettrée, violente et indomptable, elle eut dès lors sa formule finale. L’éclat donné par Mathias à sa cour et la force de son gouvernement ne lui survécurent point. Il était sans héritier. Après lui le roi de Bohême fut élu. C’était un Jagellon. Entre ces trois royaumes de Hongrie, de Bohême et de Pologne que menaçaient les mêmes dangers à savoir le germanisme au dedans, la poussée orientale au dehors et dont les institutions oscillaient dangereusement entre le principe héréditaire et le principe électif, il se nouait ainsi de passagères unions qui ne pouvaient conduire à aucune collaboration féconde tant les trois peuples étaient mal faits pour se comprendre et s’associer. Aussi bien le rempart opposé par Hunyade et son fils allait-il céder. En 1526 le roi Louis II périrait à la bataille de Mohacz à la tête de ses troupes, Bude serait prise par les Turcs dont, deux siècles durant, le despotisme meurtrirait la Hongrie.

À ce moment il n’y avait plus ni Bulgarie, ni Serbie, ni Roumanie, ni Slovénie. Le flot turc avait tout recouvert. Mais nous retrouverons ces peuples aux temps merveilleux de leurs résurrections.

v

Un pape d’autrefois définissait l’Italie « une lyre à quatre cordes qui ne veulent point s’accorder ». Les quatre cordes c’étaient Rome, Venise, Florence et Milan. Naples ne comptait plus aux yeux des Italiens. Non qu’elle ne fût italienne de langage et de race mais l’Espagne y gouvernait. La Sardaigne avait dès le xivme siècle, été arrachée par les rois d’Aragon à la suzeraineté de Pise ; ils lui avaient donné des institutions autonomes sous la direction d’un vice-roi espagnol. Puis ç’avait été le tour de la Sicile et enfin de Naples. La domination espagnole y devait durer jusqu’en 1713 où le traité d’Utrecht lui substituerait celle de l’Autriche. Sous ce régime tout en façade, la ville de Naples vécut une vie d’exubérance sensuelle entièrement dépourvue d’intérêt politique tandis que le royaume dont elle était la capitale somnolait dans une médiocrité retardataire. Mais la lyre possédait une cinquième corde dont il eût été difficile de deviner le rôle prépondérant dans la réalisation de l’accord futur ; c’était la Savoie. Nous avons déjà parlé de l’Italie de la Renaissance. Il y a lieu de compléter par quelques traits sa physionomie à la veille de l’éclosion de ce grand mouvement.

L’État pontifical figurait une longue bande coupée en deux par l’Appenin. Lorsque les papes étaient rentrés de leur exil d’Avignon, ils avaient trouvé Rome transformée en une sorte d’échiquier. Retranchés dans les forteresses qu’ils s’y étaient construites avec les débris des monuments antiques, des seigneurs guerroyaient sans trêve. Le palais de Latran s’écroulait. Nicolas V commença d’édifier le Vatican. Pie II, après lui s’appliqua à déblayer les rues, à abattre les murailles intruses, à rebâtir et à restaurer dans la mesure du possible. Pendant ce temps la fortune de Florence approchait de son apogée. La ville avait été pendant plusieurs siècles la proie d’interminables guerres civiles. Autant qu’ailleurs on s’y était battu entre partisans du pape et de l’empereur, « guelfes » et « gibelins ». Plus qu’ailleurs on s’y était battu entre nobles et bourgeois. Et à défaut d’une victoire définie, ces derniers, par un phénomène assez singulier, étaient sortis de ces longues luttes, grandement enrichis. Il advint alors — et sans doute pour la première fois dans l’histoire — que la propriété mobilière l’emporta en crédit et en considération sur la foncière. Cette nouveauté ne se trouva point compromise par la catastrophe financière de 1347. Le roi d’Angleterre Édouard III avait emprunté à deux des plus puissantes maisons de banque de Florence environ cent cinquante millions de francs qui ne furent jamais remboursés. Il en résulta une faillite retentissante. Les Florentins pourtant continuèrent de s’adonner au commerce de l’argent et d’y trouver de l’agrément et sans doute quelque consolation d’être mal gouvernés. Car ils l’étaient. De temps à autre on recourait par dépit à un dictateur étranger comme ce Gauthier de Brienne, dont les croisades avaient fait un duc d’Athènes et qui, convié à administrer Florence, le fit avec une brutalité sanguinaire (1342) dont ses sujets se lassèrent vite. En ce même siècle la peste désola la cité et réduisit la population au chiffre de soixante-dix mille habitants. Mais la richesse publique n’en souffrit pas ; les recettes continuèrent d’excéder largement les dépenses. Enfin en 1378 un mouvement populaire porta au pouvoir Silvestre de Médicis dont la famille, déjà en vue au xiime siècle, était devenue au xivme l’une des plus riches de la ville. Ce premier Médicis prépara la fortune politique des siens. Quelques cinquante ans plus tard, Cosme de Médicis (1434-1464) était le maître absolu. Sa famille posséda alors en Europe seize maisons de banque. On sait ce que fut son gouvernement : équilibre à l’extérieur, enrichissement au dedans, protection éclairée donnée aux arts et aux lettres, festivités publiques et privées, vertu relative… Laurent de Médicis le continua et l’accentua (1469-1492) si bien qu’une réaction violente fomentée par Savonarole intervint au moment même où les ambitions malencontreuses de leur roi Charles VIII poussaient les Français à la conquête de l’Italie.

Des événements analogues mais bien moins prestigieux avaient rempli parallèlement les annales milanaises. Dès 1311 la famille Visconti y avait établi sa domination et lorsqu’en 1447 sa descendance directe s’était trouvée éteinte, un condottiere, François Sforza allié aux Visconti leur avait succédé. À la fin du xvme siècle, le duché de Milan s’étendait à peu près des Alpes au Po et de la Sesia à l’Adda ; il englobait Parme et Plaisance. Il y avait encore d’autres États en Italie sans parler de Venise et de Gênes. Il y avait Saluces, Mantoue, Ferrare, Bologne, Rimini et aussi les républiques de Sienne et de Lucques ; petits territoire qui ne pouvaient jouer de rôle que par intermittence, et dans le sillon des grands États. Restait la Savoie. Ses princes avaient toute la suite dans les idées qui manquait aux autres et, sans se désintéresser du progrès artistique ou littéraire, ils cherchaient surtout une politique d’agrandissement territorial. Au xiiime siècle, ils avaient regardé du côté de la Suisse ; au xivme, la France les intéressait ; au xvme, c’était plutôt l’Italie mais ils ne cessaient jamais d’être attentifs simultanément à leur triple frontière afin de profiter des événements et de se tenir prêts à s’insinuer dans toute affaire avantageuse pour leur maison ; ils ne réussissaient pas toujours. Alors patiemment, ils revenaient en arrière pour prendre une meilleure route. Ainsi s’édifiait peu à peu entre leurs mains sagaces les assises d’une fortune dynastique qui devait être si durable et, finalement si brillante.

Nous avons laissé l’Espagne au moment où la Castille et l’Aragon allaient se trouver réunis par le mariage d’Isabelle et de Ferdinand, héritiers de ces deux couronnes. Jamais hymen n’avait soulevé plus d’oppositions. Il s’accomplit (1469) malgré le pape, malgré la famille, malgré les intrigues suscitées par les prétendants qui redoutaient d’être évincés. Le peuple plus favorable, avait sans doute l’instinct d’un avenir national et en salua l’augure. La Castille présentait alors un triste spectacle. Les seigneurs, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, terrorisaient le pays par leurs brigandages. La jeune souveraine ne craignit point d’entrer en lutte avec eux. On n’attendait pas d’elle assurément une aussi énergique répression. Quarante-sept châteaux furent rasés d’un seul coup. Sentant la nécessité de poursuivre ces « opérations de police », elle incita les villes à s’y associer, s’appuyant fort intelligemment sur des légistes roturiers et cherchant ses collaborateurs dans les rangs subalternes. Les « hidalgos » s’indignaient d’avoir à obéir à des gens sans « naissance » mais le peuple avait tant souffert du persistant désordre qu’il soutenait la reine même lorsqu’elle s’enhardissait jusqu’à évincer les Cortès et à restreindre les franchises municipales. Elle se trouvait bien plus puissante en Castille que ne l’était Ferdinand en Aragon car les deux royaumes avaient gardé leurs institutions particulières ; ils étaient unis, non fusionnés. Mais dépassant son mari par l’intelligence et le caractère, Isabelle le fit bénéficier du prestige qu’elle ne tarda pas à acquérir. Anxieuse de culture, apprenant le latin alors qu’elle était déjà reine, elle créa une sorte d’académie ambulante qui se déplaçait avec la cour. Elle y appelait les savants étrangers en même temps qu’elle envoyait au dehors pour s’y instruire de jeunes espagnols. Il y eut alors autour d’elle un mouvement intellectuel un peu artificiel mais singulièrement intense. Le snobisme s’en mêlant, les nobles que seul l’art de la guerre avait captivés jusque là s’éprirent de littérature ou de philosophie. On les vit occuper des chaires et des grandes dames donner des leçons publiques. Érasme, témoin de cette effervescence, ne tarissait pas d’éloges devant les résultats rapidement obtenus. Salamanque compta alors sept mille étudiants. Un jour qu’un professeur de renom devait commenter Juvénal (1488) l’auditoire fut si nombreux que, toutes les issues de la salle se trouvant obstruées, il dut être introduit sur les épaules des assistants[47].

Si l’on mentionne à côté de cela les efforts d’Isabelle pour propager la récente invention de l’imprimerie et sa méritoire constance à aider envers et contre tous Christophe Colomb dans ses aspirations à tenter la traversée de l’océan à la recherche d’un continent nouveau, il semblera étrange qu’une souveraine d’esprit si ouvert ait attaché son nom au développement d’une institution telle que l’inquisition. Il y a eu deux « inquisitions » ; souvent on les confond. La première, toute ecclésiastique, sortit au XIIIme siècle de la malheureuse « croisade des Albigeois ». Elle débuta par de simples « enquêtes ». Dans chaque paroisse, un prêtre et deux laïques furent désignés pour rechercher et dénoncer les hérétiques (1229). En 1233 ces recherches furent confiées à l’ordre des Dominicains : Carcassonne, Toulouse et Albi en étaient les centres. Le pape Innocent IV commit l’infamie d’autoriser l’emploi de la torture pour arracher des aveux. Dès lors les princes séculiers eurent intérêt à seconder les inquisiteurs et à dresser le plus possible de bûchers ; ils confisquaient ensuite les biens des victimes. Parties du midi de la France, ces tristes mœurs se répandirent en Italie et en Allemagne. Mais en Espagne, l’inquisition fut royale et politique. Elle s’inspira d’une formule redoutable qu’on peut ainsi traduire : « Ceux-là seuls qui professent la religion de l’État sont des citoyens sûrs et dignes de confiance ». L’intolérance ici ne se réclame pas de la foi professée, de la conviction intérieure mais bien de l’intérêt gouvernemental ; elle est administrative pour ainsi dire. Aussi, à partir de ce moment, la verra-t-on dans tout l’occident, marcher fréquemment de pair avec l’indifférence, voire avec l’incrédulité. L’Espagne était un terrain particulièrement propice à l’éclosion d’une pareille doctrine. Nous avons noté, dès le temps des rois wisigoths, l’âpreté des revendications religieuses. Depuis lors une sorte de croisade à l’état endémique s’y était perpétuée. Les Arabes, après leur défaite définitive étaient demeurés nombreux. Les juifs également, malgré bien des persécutions et des massacres. Plus d’une famille noble se trouvait alliée à eux. Il arrivait que des convertis retournassent secrètement à leurs anciennes croyances. D’autres que l’on traitait de « judaïsants » ou d’« islamisants » s’adonnaient à un christianisme de moins en moins orthodoxe. À l’égard de ces renégats ou demi-renégats, les Espagnols de descendance chrétienne pure entretenaient une haine farouche et croissante. La prise de Grenade (1492) détruisant le dernier vestige politique de la domination arabe les remplit d’enthousiasme. L’inquisition établie depuis dix ans contre les juifs étendit dès lors aux musulmans l’atrocité méthodique de ses autodafés[48]. De la Castille où l’opinion y était entièrement favorable elle passa, non sans y éprouver quelque résistance, à l’Aragon puis au reste de la péninsule. Entre temps les ordres de Calatrava, d’Alcantara et de Santiago — institutions à la fois militaires et religieuses qui, par leurs privilèges et leurs richesses auraient pu faire obstacle à la royauté — avaient été annihilés, le souverain s’en étant, grâce à la complicité pontificale, proclamé grand-maître. Ainsi se constituait rapidement le soubassement absolutiste sur lequel allait s’appuyer l’impérialisme de Charles Quint.

Le Portugal s’est développé en marge de l’Europe. Aussi l’occasion d’en parler ne s’offre-t-elle guère qu’indirectement. Son existence d’ailleurs déroute celui qui voudrait chercher sur la carte la raison d’être de son autonomie géographique. Le Douro et le Tage, en effet, sont des fleuves foncièrement espagnols qui descendent des plateaux castillans. Pourquoi leurs vallées se trouvent-elles coupées transversalement par une frontière linguistique dont, d’autre part, on ne relève pas dans l’histoire les motifs ethniques ? Les Portugais sont de même origine que leurs voisins ; leur vie première s’est écoulée au milieu des mêmes luttes acharnées dirigées contre l’Arabe, intrus et mécréant. Seulement ici, ces luttes sont demeurées locales et sans horizons. Sur les trois autres façades du quadrilatère ibérique des perspectives intéressantes s’ouvraient ; la quatrième ne donna longtemps que sur le vide de l’océan. La population qui s’y adossait réduite à elle-même et ignorant les contacts éducateurs dont profitaient les autres habitants de la péninsule, ne tarda pas à se différencier d’eux. Elle garda notamment son langage plus intact.

La croisade ibérique attirait nombre de chevaliers étrangers, français surtout. L’un d’eux, un prince de la première maison de Bourgogne, Henri, devenu l’époux d’une fille du roi Alphonse VI de Castille reçut de son beau-père les terres du bas-Douro avec permission d’y ajouter tout ce qu’en ces parages il réussirait à conquérir sur les Arabes. Ainsi naquit le comté de Portugal proclamé indépendant en 1131 et érigé en royaume huit ans plus tard. Coïmbre en fut la capitale puis Lisbonne. Des chefs sages et équilibrés développèrent les richesses agricoles du pays. On exploita des mines. Un commerce naquit avec l’Angleterre et les Flandres. La dynastie bourguignonne s’étant éteinte, une dynastie de sang national lui succéda. Dès lors les progrès maritimes furent lents mais constants. Des Gênois et des Majorquais vinrent faire l’éducation des navigateurs portugais encore intimidés par le mystère océanique. Au xivme siècle une flotte se rendit aux Canaries. Lisbonne tendait à devenir une escale assez fréquentée. Alors s’exerça une initiative féconde. Le prince Henri (1394-1460) troisième fils du roi Jean Ier, fondateur de la nouvelle dynastie et dont la mère était anglaise s’éprit des découvertes géographiques. La légende a fait de lui un précurseur de Colomb. Ce qui le distingua, ce fut surtout son esprit scientifique. Jusque là les voyageurs étaient mus dans leurs recherches par l’intérêt personnel ; lui n’eut en vue que d’accroître les connaissances humaines. Aussi l’honore-t-on justement comme le créateur de la science géographique moderne. La côte d’Afrique, de son temps, livra ses secrets. En 1436 on explora jusqu’au Rio de oro et en 1446 on atteignit l’embouchure du Sénégal. Puis ce fut le Cap vert dont le nom évoque la surprise engendrée par cette verdure inattendue car la croyance en l’aridité totale de la zone torride était alors universellement répandue. La surprise fut plus grande encore lorsqu’au-delà du golfe de Guinée on dut constater le redressement vers le sud d’un rivage dont l’infléchissement vers l’est après Las Palmas avait semblé définitif. Et puis ç’allait être maintenant l’hémisphère austral à travers lequel on se trouverait sans guide, l’étoile polaire ayant disparu. L’astrolabe avait été jusqu’alors le seul instrument qui combiné avec la boussole, permit de se diriger. On mesurait l’angle formé par la direction de l’étoile polaire avec l’horizon et l’on savait ainsi approximativement la latitude et l’heure pendant la nuit. Que faire désormais ? Le prince Henri était mort, mais sa pensée avait survécu. Le roi Jean II (1481-1495) se préoccupa du nouveau problème ; il assembla une commission composée de ses deux médecins, d’un allemand de Nüremberg et de deux israélites. Après études et recherches, on convint de se baser sur la mesure de la hauteur méridienne du soleil. Pouvant calculer chaque jour la distance du soleil au pôle à midi, il est possible d’en déduire la latitude. Mais les navigateurs ne savaient pas faire les calculs nécessaires ; on les leur prépara au moyen de tables. Aussitôt les expéditions reprirent. En 1482 l’embouchure du Congo fut découverte. En 1486, Diaz passa sans l’apercevoir la pointe terminale de l’Afrique. Il ne l’aperçut qu’au retour et la nomma : cap des tempêtes. Jean II changea ce nom en celui de cap de Bonne espérance. Sur ces entrefaites se répandit le bruit que Christophe Colomb avait atteint l’Inde par l’ouest. Vasco de Gama se proposa de l’atteindre par l’est (1497) en contournant cette Afrique le long de laquelle ses persévérants prédécesseurs avaient jalonné sa route.

vi

Reste à parler des deux pays desquels en cette fin du xvme siècle dépendaient principalement les destins européens, la Bohême et la France.

Sous le roi Ottokar II (1250-1278) la Bohême s’était agrandie de façon surprenante. Son territoire avait atteint l’Adriatique. Sans doute dans sa lutte contre Rodolphe de Habsbourg, Ottokar avait été finalement vaincu. Les provinces autrichiennes lui avaient été reprises. La monarchie n’en demeurait pas moins très puissante mais à chaque fin de règne l’obligation d’élire le nouveau souverain engendrait des querelles et des difficultés. La royauté élective est toujours exposée à ce péril. Ainsi lorsqu’Ottokar eût disparu, cinq années se passèrent avant qu’on pût se mettre d’accord sur l’élection de son fils Wenceslas. Il existait en Bohême une cause de division plus alarmante encore. On l’avait imprudemment germanisée. Cela datait de loin. Pendant longtemps il n’y avait eu que des évêques allemands. La cour était allemande de ton et de goûts. Dans les villes une bourgeoisie allemande s’était implantée qui vivait à part et ne consentait point à frayer avec les Tchèques. Cet élément importé représentait du reste un progrès économique considérable. Dès la fin du xime siècle, Prague attirait « des marchands de toutes nations ». Il s’y trouvait, dit un chroniqueur, de nombreux juifs « tout pleins d’or et d’argent ». À la fin du xiime siècle, la langue tchèque acheva de se fixer et s’épanouit : nouveau sujet de dispute. Jusqu’alors la littérature avait été surtout ecclésiastique et latine. À cet essor du langage national, les hautes classes demeurèrent indifférentes. Le mouvement resta populaire : un mouvement pro-allemand y répondit. À ce moment la vieille dynastie au sein de laquelle on s’était accoutumé à choisir le roi vint à s’éteindre. Ce fut un prince allemand, Jean de Luxembourg[49] qui se trouva porté au trône. Bien francophile d’ailleurs. Nous l’avons vu faire de la France son séjour favori et devenu aveugle combattre pour elle à Crécy et y trouver la mort. Après lui son fils l’empereur Charles IV, élu roi de Bohême, joua dans ce pays un rôle éminent. La prospérité devint énorme. La beauté et la richesse de Prague attiraient les visiteurs mais les Tchèques que comprimait la force organisée et cohérente des Allemands répandus dans les villes, se plaignaient d’être comme « exilés dans leur propre patrie ». À l’inverse d’Ottokar, souverain tchèque qui s’était appuyé sur les Allemands, Charles IV prince allemand, pencha vers les Tchèques. Il propagea leur langue. En créant le siège archiépiscopal de Prague (1344) il les émancipa du joug des archevêques de Mayence. L’université fondée en 1347 atteignit vite un haut degré de renommée. Pendant deux siècles elle exercerait par ses dix mille étudiants et la valeur de leurs maîtres une attraction considérable. La fondation d’universités rivales, Cracovie (1362), Vienne (1364), Heidelberg (1386), Cologne (1388), Erfurth (1392) ne réussirait pas à atteindre son prestige mais dès la mort de Charles IV (1378) l’université de Prague entra avec véhémence dans le courant réformateur qui se dessinait un peu partout, et surtout dans les milieux universitaires. Paris qui avait d’abord marché de l’avant s’était assagi : Prague prit la tête.

En Bohême la nécessité d’une réforme ecclésiastique s’affirmait. L’Église était en proie à l’ignorance et aux mauvaises mœurs. Le clergé se montrait insolent, refusait l’impôt. Des quantités de couvents captaient la richesse. Le mouvement de réformes s’étendit rapidement ; toute la population s’y intéressa. Parmi ses directeurs, il y eut des nobles, de riches marchands ; la passion populaire se manifesta ; le slavisme apparut sous la forme d’un mysticisme caractérisé. L’action de Jean Huss (1369-1415) vint intensifier tout cela. Sa doctrine s’inspirait des enseignements de Wyclef mais l’esprit en différait. Et chez Jean Huss, l’esprit l’emportait de beaucoup sur la lettre. De plus la haute valeur littéraire de ses discours et de ses écrits apporta au nationalisme tchèque un renfort certain. La prépondérance germanique fut peu à peu éliminée de l’université. Un jour vint où le conflit devait éclater. Deux mille professeurs et étudiants « germanisants » quittèrent Prague (1409). Huss fut interdit, excommunié. Le pape promit des indulgences à qui le combattrait. « Dieu seul, répondit-il, remet les péchés et non le pape ». Les étudiants tchèques brûlèrent les bulles pontificales. Jean Huss convoqué au concile de Constance crut devoir s’y rendre sur la foi d’un sauf-conduit trompeur. On le jeta en prison. Son procès fut inique. Il fut brûlé le 6 juillet 1415. Il s’était réclamé des droits de la conscience individuelle. C’était bien un protestantisme complet qui avait ainsi surgi au centre de l’Europe.

Toute la Bohême se leva. Un peuple entier se sépara de Rome. À Prague la révolution s’affirma par la prise de l’Hôtel de ville (1419) et la « défenestration » des conseillers qui résistaient. Dès 1420 la révolte, organisée, restait maîtresse du terrain. Elle était à la fois démocratique et slave. Toutes les idées d’émancipation sociale et d’égalitarisme qui depuis un demi-siècle agitaient l’Europe semblaient s’être concentrées en Bohême. Contre elles la bourgeoisie allemande fit bloc accentuant le caractère ethnique du conflit. La masse des paysans et la petite noblesse (ceux qu’on appelait les chevaliers) se trouvèrent comme soudés ensemble par des passions d’ordre différent sinon contradictoire, la passion révolutionnaire et la passion nationaliste. Les ententes de cette sorte ont une puissance offensive extrême mais peu durable. Celle-ci mit quatorze ans à s’épuiser (1420-1434) et ses violences la perdirent. Le camp de Tabor fut le centre du mouvement ; Ziska, le chef, était un fanatique mais habile et courageux. Déjà borgne, il perdit complètement la vue et continua néanmoins de conduire la guerre ; une guerre moderne, novatrice en tactique et en stratégie et où des charrettes armées servaient alternativement de remparts et de chars d’assaut. À Ziska succéda Prokop (1424) qui organisa une véritable terreur à l’aide de laquelle il réussit en 1431 à grouper quarante mille cavaliers et quatre-vingt-dix mille fantassins. Palacky conte que les paysans et les ouvriers se cachaient pour éviter d’être enrôlés ; envoyés de force au régiment, ils s’évadaient à la première occasion. L’armée se renforçait, il est vrai, de volontaires étrangers mais généralement peu recommandables. « Les succès des troupes taboristes, écrit Kautsky, attiraient dans leurs rangs quantité de gens de toutes sortes à qui l’idéal taboriste demeurait tout à fait indifférent et qui recherchaient peut-être quelque gloire mais avant tout, du butin ».

Cet idéal d’ailleurs, tendait à s’effacer. Les chefs pillaient et s’enrichissaient. On avait proclamé le communisme mais peu à peu l’égalité des moyens de subsistance ne fut plus qu’un dogme négligé : « de nouveau on trouva des riches et des pauvres et les premiers ne se montraient aucunement disposés à partager leur superflu avec les seconds ». C’est ce que constate un témoin, Æneas Sylvius Piccolomini qui fut ensuite le pape Pie II. « Naguère, dit-il, ils considéraient tous les biens comme communs mais maintenant chacun vit pour soi et les uns ont faim tandis que les autres regorgent de richesses ». Ainsi l’initiative égalitariste échouait d’elle-même, usée par son propre pouvoir et par les circonstances qui l’obligeaient à de perpétuels excès ; car il lui avait fallu s’imposer tyranniquement au moyen de brutales victoires sans cesse renouvelées. C’est là ce qui donne à cet épisode de l’histoire européenne un si haut relief. On y saisit sur le vif l’impossibilité pour tout communisme isolé de s’implanter de façon durable et l’on comprend comment un tel régime ne saurait avoir d’application pratique intégrale sinon dans un monde lentement préparé à en accepter les principes. La Bohême pourtant avait offert à l’expérience des conditions particulièrement favorables, puisque le communisme s’y était trouvé épaulé par les passions nationalistes et religieuses. De même que le pays ouvrait géographiquement sur trois horizons, oriental, germanique et latin, l’édifice qu’on tentait d’y élever possédait trois façades. Nous venons de voir s’écrouler l’une, la façade socialiste grâce aux fissures rapidement engendrées par l’absence de fondations solides. Il en fut de même de la façade nationaliste. Une généreuse ardeur avait enflammé l’esprit tchèque. Il avait pris conscience de son rôle futur d’avant-garde du monde slave. En même temps il avait entrevu l’occasion d’une revanche longtemps souhaitée sur le germanisme envahissant mais tel un guerrier qui se serait aventuré sur le champ de bataille, se retournant il se vit seul. Le monde slave ne suivait pas car il n’était pas encore capable de suivre. Et, en avant, le germanisme se dressait, muraille impressionnante par sa hauteur et son étendue. Où allait-on ? Que cherchait-on ? Pouvait-on se flatter d’émanciper la Bohême des voisinages et des collaborations que lui imposaient la géographie et l’histoire ? Ainsi le doute pénétra dans les âmes et les désarma. Restait la troisième façade, la façade religieuse, des trois la plus résistante. Là il y avait une longue préparation préalable et aussi un besoin urgent à satisfaire. Depuis longtemps le vent de la réforme soufflait parmi ces hommes, les inquiétant et les exaltant tour à tour. Jean Huss avait donné une formule à leur espoir, une formule pure et sainte qui les avait rassemblés autour de lui. Martyrisé, il était plus que jamais le chef de ce peuple soulevé par sa parole. Le communisme abandonné, le nationalisme ébranlé, le « hussisme » survivait, c’est-à-dire la foi en une Église rajeunie, ramenée au Christ et libérée de la corruption et de la superstition. Rome aperçut le péril et plutôt que de l’affronter, s’employa à le tourner. Instruite par ses propres maladresses au temps des Albigeois et comprenant combien la mort de Jean Huss l’avait desservie, elle consentit à ses disciples au concile de Bâle des concessions dont l’habileté détacha et ramena à elle les plus modérés, les séparant des intransigeants. Elle ne cédait du reste — et avec l’arrière-pensée de reprendre bientôt ce qu’elle donnait — que sur des points rituels, autorisant, par exemple, la communion sous les deux espèces. En même temps elle s’efforçait d’accroître par des intrigues les rivalités et les divisions. L’heure de la bataille finale sonna. Treize mille « Taboristes » sur dix-huit mille qui restaient furent égorgés. La Bohème était épuisée : de grandes richesses artistiques avaient péri. Comme tant de révolutions violentes, celle-ci ne laissait derrière elle que des vaincus ; le niveau social s’était abaissé ; la grossièreté se répandait ; des ruines couvraient le pays. Il se releva pourtant plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. Il trouva en Georges de Podiébrad (1451-1471) un chef excellent, sage et ferme dont la figure évoque par certains traits le roi de France Henri IV. Régent d’abord, souverain élu ensuite, il se donna pour tâche de maintenir l’équilibre entre les tendances, les passions, les intérêts qui s’étaient si violemment heurtés. Pie II ayant révoqué les concessions consenties au concile de Bâle, éprouva à Prague une résistance qui l’inquiéta. Tout n’était pas dit évidemment et les germes réformateurs déposés par Jean Huss et ses disciples n’étaient pas extirpés. Mathias Corvin, roi de Hongrie, se fit le champion de l’unité catholique romaine, heureux d’un prétexte pour attaquer la Bohême. Mais il trouva à qui parler. Entre temps, les études universitaires reprenaient et l’ordre se consolidait. Podiébrad n’en sentait pas moins la fragilité de cette restauration. Il rêva d’un tribunal suprême constitué par les souverains d’Europe ; il s’efforça de gagner à ses vues Louis XI de France. Projet prématuré qui révèle toutefois une rare hauteur de vues. Malheureusement ce roi improvisé était sans héritiers. Il conseilla d’élire après lui Ladislas Jagellon de la dynastie polonaise. Et la Bohême rentra dans l’ombre.

Au début de la seconde moitié du xvme siècle deux questions capitales se posaient pour la France — et subsidiairement pour l’Europe occidentale. Qu’allait-il advenir de la Bourgogne ? Et puis la politique capétienne allait-elle revivre ou bien le système Valois s’implanter définitivement ? Il va de soi que cette dernière alternative ne se formulait point de pareille façon. Bien peu sans doute, parmi les contemporains, eurent pleine conscience du dilemme. Les termes ne s’en opposaient pas moins et ils devaient se heurter aux États-généraux de 1484.

À dix-sept ans, le futur Louis XI se sentait impatient du pouvoir. Relégué par son père Charles VII dans le Dauphiné, il y avait témoigné de son indépendance de caractère en instituant un parlement à Grenoble et une université à Valence. Le sens patriotique lui faisait défaut. Il le marqua notamment dans un moment de rancune contre son père, en incitant les Anglais à opérer en France un débarquement armé. Les circonstances sans doute étaient troubles mais elles l’avaient été davantage encore au temps de Jeanne d’Arc. Et le grand élan de véritable patriotisme qui avait alors soulevé le royaume eût dû éveiller dans l’âme du roi prochain un écho prolongé. Il n’en fut rien. Dauphin ou roi, Louis XI se préoccupa bien d’abaisser les grands vassaux à son profit mais sans convier le pays à l’aider dans cette entreprise d’assainissement.

Entichés de féodalisme, les Valois avaient créé de nouveaux apanages et reconstitué de véritables dynasties provinciales. Les princes du sang capables de lutter efficacement contre le trône étaient principalement : le duc d’Orléans (celui qui écrivit si joliment en vers), le duc d’Anjou, le duc d’Alençon et le duc de Bourbon. Le premier possédait Orléans, Blois, Soissons…, le second, l’Anjou et le Maine sans compter la Provence ; il revendiquait aussi la Lorraine et Naples, voire même le trône de Hongrie et celui de Jérusalem ! Le troisième détenait Alençon et le Perche ; le quatrième, Vendôme avec le Bourbonnais et le Beaujolais, plus une partie de l’Auvergne. La Bretagne n’était toujours pas ralliée. Au sud, les comtés de Foix, d’Armagnac et d’Albret étaient de petits territoires mais gouvernés par des seigneurs remuants dont il était bien malaisé de faire façon. Tout cela pourtant eût été presque négligeable en tant que sources de difficultés en comparaison de ce que représentait la puissance bourguignonne.

Nous avons vu cette puissance se constituer sous sa forme nouvelle et grandir aux temps malheureux de la guerre dite de cent ans. Celui qui en était investi régnait en fait et en droit non seulement sur la Bourgogne et la Franche-comté mais sur les Pays-Bas (Belgique et Hollande) et possédait en outre les villes d’Amiens, St-Quentin, Péronne, Montdidier et Abbeville. C’étaient là assurément des domaines disparates et discontinus auxquels Dijon servait pourtant de centre réel parce qu’ils tenaient ensemble par le double lien de la richesse et de l’art. Seuls épargnés au cours des événements qui avaient appauvri la France, il n’est pas surprenant que ces pays fussent en grande prospérité. D’autre part la cour ducale qui cherchait à attirer par son faste les regards de toute l’Europe ne pouvait manquer de devenir le point de mire des artistes dont elle était seule à même d’encourager le talent en le rémunérant de façon suffisante. Par elle l’art flamand affirma sa prépondérance. Dans son pays natal des monuments comme les halles d’Ypres ou le beffroi de Bruges — et bientôt les merveilleux Hôtels de ville de Bruxelles et de Louvain attestaient l’originalité de ses aspirations. Van Eyck ouvrait à la peinture des perspectives nouvelles et le hollandais Sluter installé à Dijon dès la fin du xivme siècle avait laissé derrière lui une école de sculpture d’un puissant réalisme. L’art français n’était peut-être pas moins doué mais faute de protection, il n’affirmait que timidement son autonomie. On la lui a longtemps déniée. C’est la critique moderne qui a mis en lumière ce qu’il y eut de spécialement national dans le talent d’un Jehan Fouquet ou d’un Nicolas Froment. Par le malheur des temps les magnifiques ateliers de tapisserie de Paris avaient dû émigrer à Arras et à Bruxelles. Ainsi les ducs de Bourgogne, les « grands ducs d’Occident » comme déjà ils aimaient à être qualifiés, concentraient dans leurs États l’effort vers la beauté et faisant figure de mécènes inspirateurs alors qu’ils étaient surtout en ceci bénéficiaires des infortunes d’autrui.

Lorsque le duc Philippe le bon mourut en 1467 il laissait pour héritier son fils Charles, comte de Charolais que l’histoire connaît sous le nom de Charles le téméraire. Il y avait alors six années que Louis XI régnait en France et déjà il y avait passé par de dures expériences. Les grands vassaux qui s’étaient unis volontiers à lui jadis contre son père et dont il avait la candeur de vouloir se faire maintenant obéir avaient formé contre lui une dangereuse coalition dénommée : ligue du Bien public, malgré que le bien public fut assurément le dernier souci des coalisés. Obligé de leur céder, le roi de France s’était trouvé, dit un auteur, « ramené au temps de Louis le gros ». Jugement d’ailleurs très exagéré. Une différence primordiale subsistait entre les deux époques. La royauté capétienne avait poussé dans le sol français d’assez fortes racines pour y avoir engendré une opinion publique qui bien que silencieuse et dissimulée faute d’organes par lesquels se manifester, constituait aux côtés du roi une force considérable. Celui-ci, à défaut d’un grand sens politique, savait se faire des amis parmi les petites gens qu’il s’entendait à interroger et à flatter. Mais il avait de ses talents une trop haute opinion et se jugeant capable de duper tout le monde commença par se faire abondamment duper lui-même. Le duc Charles n’avait pas moins de suffisance ni davantage de scrupules. Les deux rivaux s’affrontèrent à Péronne qui appartenait au duc et le roi s’y étant bonnement présenté s’y vit retenir prisonnier. Il ne se libéra que fortement rançonné et en même temps humilié et bafoué. Ce dernier point toutefois ne lui était guère à cœur, son orgueil étant d’une autre nature que celui du duc. Il ne se tenait jamais pour engagé par aucune espèce de parole. Rentré chez lui, il se reprit à échafauder mille intrigues et à mettre sur pied un vaste système de corruption.

Cependant Charles le téméraire assiégeait Beauvais : siège mémorable à raison du rôle qu’y joua une femme, Jeanne Hachette. Il s’entendit avec Édouard IV lequel continuait à s’intituler : roi de France et d’Angleterre. Édouard débarqua en France. Louis XI se fit battre mais par bonheur pour lui Édouard et Charles qui se jalousaient ne purent s’entendre pour une action commune. Charles se retourna du côté de la Lorraine, s’en empara et s’établit à Nancy. Désormais il pouvait aller de Dijon à Gand sans sortir de ses terres ; cela lui constituait un patrimoine considérable et d’un seul tenant. Mais assoiffé de grandeur et d’omnipotence, atteint peut-être d’une sorte de neurasthénie, il chercha querelle aux Suisses. Nous avons déjà vu l’étonnante issue de cette aventure, les mémorables victoires de Grandson et de Morat qui tirèrent la France d’un péril singulier. Comme conséquence, la Lorraine se souleva et l’an 1477 Charles le téméraire périt misérablement dans un combat sous Nancy.

Il laissait une fille unique, Marie, âgée d’environ vingt ans. Louis XI fit preuve envers elle d’une grande maladresse. Au lieu de l’attirer et d’offrir à son isolement une protection séante, il la jeta par ses mauvais procédés dans les bras d’un époux par qui elle était pressée de se sentir défendue, Maximilien d’Autriche. Ce mariage dont il devait résulter tant de malheurs et une longue suite de sanglantes péripéties fut célébré à Gand où Marie s’était réfugiée après la mort de son père. Louis XI, dit-on, s’en montra « surpris et ennuyé ». Cinq ans plus tard Marie étant morte prématurément, Louis s’occupa de reprendre l’avantage. Le traité d’Arras (1482) lui donna satisfaction. Il parvint à détacher la Bourgogne et à la garder. Quant à l’Artois et à la Franche-comté, ils serviraient de dot à la petite princesse Marguerite, fille de Marie et fiancée dès alors au dauphin. Au même moment Louis XI eut la chance d’hériter de la Provence. En 1113 la Provence avait passé par mariage au comte de Barcelone et en 1246 de même à Charles d’Anjou frère de Saint-Louis. La dynastie régnante maintenant s’éteignait en la personne du « bon roi René » qui léguait le pays au roi de France. Il le lui léguait autonome et sain, y ayant à merveille développé le goût littéraire et artistique et acquis une popularité qui dure encore. Ainsi la France rentrait en possession de l’illustre berceau de ses destinées, du sol où « l’ordre romain rencontrant le génie celte », s’étaient posés « les prémisses de la civilisation occidentale » :

Le règne finissait mieux qu’on ne l’eût pu croire. En quoi des contingences heureuses avaient joué le principal rôle. Rendu plus circonspect et plus avisé, Louis XI par son activité et l’adresse de ses incessantes intrigues y avait eu aussi quelque part. Enfin doit-on noter les services de Philippe de Commines (1447-1511), historien célèbre doublé d’un homme d’État trop négligé. À l’intérieur, il est vrai, les résultats étaient loin d’équivaloir aux avantages extérieurs obtenus pendant les six dernières années. Louis XI avait gouverné par saccades capricieuses non sans aspirations clairvoyantes. Il voulait réaliser l’unité des poids et mesures et la suppression des péages, conclure des traités de commerce, faire admettre par la noblesse qu’elle ne dérogeait pas en commerçant (innovation alors prématurée). Beaucoup des réformes dont on fait honneur à son initiative ou à ses intentions avaient été préparées et préconisées par les États généraux et provinciaux. Souvent d’ailleurs il s’arrêtait en chemin ou revenait en arrière. En 1464 il avait institué un service postal comme aux temps romains mais à son usage exclusif ; le public ne devait qu’en 1506 être admis à s’en servir. En 1467 il établit l’inamovibilité des offices royaux mais il s’empressa de manquer lui-même à la règle qu’il édictait. Sa politique religieuse fut singulière au point que nul n’en a jamais su démêler les mobiles secrets. Sous le règne précédent une assemblée mi-laïque mi-ecclésiastique s’était tenue à Bourges (1438) pour examiner les décisions du dernier concile de Bâle. De cette assemblée était issu l’acte connu sous le nom de Pragmatique-sanction. L’article ier reconnaissait la subordonation du pape aux conciles généraux : question d’une haute portée et qui exerça une grande influence dans l’éclosion du protestantisme. La Pragmatique-sanction donnait quelques satisfactions aux désirs d’une partie du clergé français de fixer ses droits et ses libertés. Ce fut en somme le point de départ du mouvement appelé plus tard : gallicanisme. Rome n’avait point accepté la Pragmatique-sanction mais les négociations se poursuivaient en vue de l’y amener. Or Louis XI en 1463 interrompit brusquement ces négociations et supprima l’objet du litige.

Des historiens, ainsi qu’il leur est si souvent advenu, ont donné trop d’attention à ce souverain et trop peu à ses sujets. La France capétienne vivait toujours. Elle s’était remise au travail avec un courage et une patience admirables. Sa force vitale diminuée pourtant de moitié dans les régions que la guerre avait dévastées semblait entière. Elle n’avait même rien perdu de sa gaieté. Une foule de confréries joyeuses l’entretenaient : les Cornards à Rouen, la Mère folle à Dijon, les Sans soucis à Paris. On raffolait du théâtre avant presque qu’il n’y eût de répertoire. Le répertoire il est vrai débutait alors par un petit chef d’œuvre, Maître Pathelin. La Basoche (clercs) et les Escholiers (étudiants) étaient toujours prêts à fournir des acteurs. L’aristocratie se plaisait aux ballades et aux rondels ; le peuple, aux satires et aux chansons ; satires mordantes contre la noblesse, le clergé, les femmes ; chansons légères et fraîches dont le rythme jusqu’alors incertain tendait à se fixer. L’épopée ennuyait. Personne ne songeait à célébrer Du Guesclin ou Jeanne d’Arc. On semblait surtout avide de travail productif et de joyeuse insouciance, l’une étayant l’autre. D’étonnantes audaces progressistes pointaient çà et là. Quoi de plus nouveau que cette Christine de Pisan cherchant à vivre de sa plume et à faire vivre sa mère et ses trois enfants : journaliste et féministe d’avant-garde, faisant du reportage, prêchant des réformes et s’adressant au public par dessus la tête des dirigeants du moment. Quoi de plus étrange que la brève carrière de ce François Villon, poète de génie et coureur de bouges, tirant en quelque sorte du ruisseau la langue claire, précise, étincelante qui serait celle des grands écrivains futurs.

Mais la vigoureuse convalescence qui réveillait les forces réfectives de la France s’accompagnait, comme volontiers en pareil cas, d’une sorte d’éloignement pour la politique, d’une répugnance à s’intéresser aux affaires publiques sinon dans leurs rapports directs avec l’intérêt privé. Et c’est ainsi que les libertés pour lesquelles on avait jadis tant lutté et qui avaient été si près de se cristalliser, aussi bien qu’en Angleterre, en une tradition intangible, ne rencontraient plus dans l’opinion générale l’appui qu’il eût fallu. En 1439 Charles VII s’était fait reconnaître le privilège de lever les « aides et tailles » (c’est-à-dire l’impôt) de sa propre autorité : privilège que sans doute les députés n’avaient consenti qu’à titre provisoire car il était en complète contradiction avec les principes posés en 1355 et 1356, à savoir que « nulle taxe ne pouvait être levée qu’avec le consentement des États ». Philippe de Commines appréciant cette imprudence osa dire que par là le roi faisait « à son royaume une plaie qui longtemps saignera » et plus tard Tocqueville jugera que la Révolution de 1789 a tiré de l’acte de 1439 sa plus lointaine origine. Louis XI n’aimait rien de ce qui eût constitué un contrôle de ses actes. Mais il tenait à dissimuler son despotisme sous des apparences de bonhomie libérale. Il s’était avisé de réunir séparément les États de la « langue d’oïl » à Chinon ou à Orléans, ceux de la « langue d’oc » à Carcassonne ou à Montpellier, évitant par là des assemblées générales dont il redoutait les initiatives possibles. Encore à partir de 1439 s’abstint-il de renouveler ces convocations.

À l’avènement de son héritier le faible Charles VIII qui n’avait que treize ans et était encore sous la tutelle de sa sœur Anne de Beaujeu, on jugea nécessaire d’appeler les États-généraux. Ils s’ouvrirent à Tours (1484). Deux cent quarante-six députés des trois ordres y participaient. L’assemblée se montra digne de celles du xivme siècle « par la précision avec laquelle elle formula les principes du droit national ». Entr’autres harangues explicites, on entendit celle de Philippe Pot, seigneur de la Roche, disant : « Le peuple souverain créa les rois par son suffrage. Ils sont tels non afin de tirer un profit du peuple et de s’enrichir à ses dépens mais pour, oublieux de leurs intérêts, l’enrichir et le rendre heureux ». Il fut rappelé que « la royauté est un office, non un héritage » que « l’État est la chose du peuple et le peuple l’universalité des habitants du royaume » qu’un édit « ne prend force de loi que par la sanction des États-généraux » toutes doctrines vers lesquelles l’esprit public s’était orienté depuis plus d’un siècle mais dont il semblait à présent ne plus apprécier autant la valeur et l’urgence. Et quand au nom du gouvernement, le chancelier répondit que le bien du royaume étant celui du roi, en travaillant pour lui on travaillait pour le peuple, les murmures par lesquels fut accueillie dans l’assemblée cette déclaration ne soulevèrent point d’écho dans le pays. Le pays n’écoutait pas. Or le sophisme qui venait d’être énoncé allait, pendant quatre siècles et demi, dominer l’Europe, égarer les peuples, légitimer les entreprises de despotismes successifs dont la forme pourrait grandement varier mais dont le dogme fondamental demeurait le même ; à savoir qu’entre dynasties et nations s’établit obligatoirement une identité ou tout au moins un parallélisme d’intérêts.

vii

Car il y avait désormais en Europe des nations conscientes de leur propre existence et prêtes à s’opposer, à s’unir, à s’équilibrer : état de choses que l’histoire n’avait pas eu à enregistrer jusqu’alors. Plus tard, au xixme siècle, il s’étendrait à une large portion et — plus tard encore — à la presque totalité de la planète. Présentement il n’affectait que l’Europe occidentale et centrale. Or cette situation dérivait moins dans chaque État de la concentration du pouvoir dans les mains du souverain et de l’amélioration des procédés administratifs que de la généralisation de certaines notions — trois surtout qui aujourd’hui ont pénétré la vie collective au point de nous faire oublier qu’il n’en fût pas toujours ainsi : la notion d’évolution perpétuelle, la notion de libre profit et la notion de contrat.

L’absence de la première avait constitué une sorte de barrage sur la route de l’esprit humain. On avait vu Thomas d’Aquin s’employer à discuter et à résoudre toutes les questions de théologie, de morale, de philosophie et de physique. Alors on avait jugé que « le dernier mot de la sagesse était écrit ». Le moine Albert le grand[50] n’avait-il pas déclaré que « la science est fixée jusqu’à la consommation des temps » ? Pénétré de pareilles doctrines, l’enseignement universitaire avait naturellement déchu. L’université de Paris compromise par ses complaisances anglaises et sa complicité dans le procès de Jeanne d’Arc n’exerçait plus son ancienne primauté mais beaucoup d’autres s’étaient fondées en Europe, de façon souvent prématurée il est vrai et pour la satisfaction d’ambitions locales. Telles foisonneraient quatre siècles plus tard les universités du Far-west américain. La plupart de ces établissements ne pouvaient distribuer qu’une culture embryonnaire et desséchée. Appréciant ce qui se passait à Vienne de son temps, Æneas Sylvius (Pie II) écrivait : « on s’y occupe d’un fatras de mots inutiles ; la rhétorique, la poésie, l’arithmétique y sont presque entièrement ignorées » ; et il ajoutait malicieusement que tel « savant théologien » avait lu « pendant vingt et un ans le premier chapitre d’Isaïe sans en venir à bout ». Il est peu probable que les choses allassent moins bien à Vienne qu’ailleurs. Aussi les lettres païennes qu’en imitation de l’Italie on cherchait à restaurer sur les bords du Rhin et du Danube n’eussent-elles point suffi à triompher de cette stérilité. Il fallait qu’un esprit différent soufflât. L’esprit se leva en effet comme un vent bienfaisant. Notons ce qu’écrit vers 1460 le cardinal de Cusa. Pour lui non seulement « l’espace est infini n’ayant ni centre ni circonférence » mais encore « l’intellect fini qui n’est pas la vérité ne comprend jamais la vérité d’une façon si précise qu’il ne puisse la saisir avec une précision plus grande » en sorte « qu’il est à la vérité ce qu’est au cercle le polygone inscrit lequel se rapproche d’autant du cercle qu’il a plus d’angles sans jamais pourtant lui devenir égal ». Voilà une idée-force et une parole libératrice. L’évangile du progrès a des apôtres. L’évolutionnisme pourra s’emparer de l’horizon et en chasser la doctrine de stagnation.

La question du profit illimité n’avait pas été l’objet de discussions dogmatiques ni provoqué de condamnation solennelle. On n’en tenait pas moins la chose pour jugée. Malgré les entorses données au principe et de plus en plus aisément tolérées, il demeurait entendu que la vente directe avec léger bénéfice était la seule forme de commerce acceptable par la morale et conforme à la loi divine. Donc l’intermédiaire et le négociant en gros se livraient à des métiers théoriquement condamnables et une même réprobation s’étendait sur eux. On confondait également le simple prêteur avec l’usurier. Tout cela n’avait pas empêché des institutions de crédit de se fonder et de prospérer selon les exigences du mouvement croissant d’affaires qui s’affirmait en occident. Mais à bien des égards ce mouvement rencontrait des entraves suscitées par un préjugé si tenace. Jacques Cœur en fut l’une des dernières victimes en même temps que son aventure marqua le triomphe de la liberté du gain. « Maître des monnaies » et grand « argentier » du roi Charles VII, mais surtout commerçant et homme d’affaires, il dessina le type des ploutocrates modernes. Sa maison de Montpellier avait de nombreuses succursales en France et des comptoirs en Méditerranée. Il fit une rapide fortune en même temps qu’il restaurait partout le crédit national. Ce maniement simultané de l’argent et des marchandises, cette conjugaison de l’intérêt privé avec l’intérêt public suscitèrent des soupçons et de l’envie. Jacques Cœur subit un procès inique et tous ses biens furent confisqués. Charles VII avait un penchant notoire pour l’ingratitude. Il se crut sans doute fort généreux de laisser la vie à son ministre. Celui-ci s’enfuit en Italie. Louis XI plus tard accorda à son fils une sorte de réhabilitation silencieuse. À partir de ce moment et sans qu’il soit possible d’en marquer les étapes, le sentiment s’accrédita peu à peu qu’après tout le particulier avait tous droits de s’enrichir par le commerce au mieux de sa chance et de ses capacités sans que la morale eût à intervenir pour réglementer et limiter son profit. Était-ce un bien ? On en peut discuter et rien n’est moins définitif peut-être que le régime individualiste issu de cette doctrine. Que la mise en valeur de l’Europe eût pu se mieux opérer sous un régime inverse n’est pas prouvé mais il ne l’est pas davantage que bien des maux n’en eussent été évités.

Plus incontestablement féconde et génératrice de progrès fut la notion de contrat. Il y avait longtemps qu’elle était apparue aux non-privilégiés comme l’unique recette pour améliorer leur condition. Elle était d’ailleurs très romaine d’origine et les juristes y inclinaient inconsciemment. Ouvriers réclamant la liberté du travail au sein de leurs corporations, marchands désireux non seulement de commercer librement mais de pouvoir réglementer et administrer leur négoce, communes anxieuses de s’assurer des garanties contre les usurpations du pouvoir central, tous ceux qui avaient si longtemps vécu sous la menace d’agressions imprévues aspiraient à ce que leurs devoirs et leurs droits fussent fixés par des ententes régulièrement conclues et enregistrées. Le souverain de son côté y trouvait souvent son compte, exposé qu’il était aux entreprises des grands lesquels en tous pays conspiraient volontiers contre le trône. La pression du reste se faisait trop forte pour qu’on pût longuement résister. Le monde ouvrier avait acquis une réelle unité. Tout maître avait commencé par être apprenti et tout ouvrier laborieux et économe pouvait se flatter de devenir maître à son tour. On ne faisait pas de gros profits mais il y avait de l’aisance. Entre travailleurs la solidarité et l’esprit d’assistance s’étaient développés ; une véritable paix régnait ; les grèves étaient fort rares, le travail de nuit, généralement prohibé.

Ainsi la société péniblement édifiée sur les ruines du monde antique tendait-elle vers sa maturité politique et sociale. Mais des hommes allaient naître et des circonstances se produire qui provoqueraient une série d’aventures au travers desquelles l’Europe dévoyée devait longtemps errer avant de retrouver une discipline et une direction.

  1. Les monuments dits « druidiques », menhirs, dolmens, alignements, etc… semblent des restes d’un culte bien antérieur ; ils datent sans doute de l’époque néolithique.
  2. Il semble que Marseille ait été dirigée par un patriciat de riches négociants qui se méfiaient de la richesse et s’inquiétaient de restreindre le luxe. À la sagesse politique ils joignaient la sérénité de l’esprit. Valère Maxime dit que celui qui voulait échapper à la vie, s’il justifiait de ses motifs devant le sénat de la cité, en recevait le poison libérateur.
  3. Nous emploierons désormais ce nom puisque c’est le moment où Rome commence à en faire usage pour désigner le sol de la France.
  4. Rappelons que l’Armorique était la Bretagne actuelle tandis que le nom de Bretagne était alors donné à l’Angleterre.
  5. L’alouette était une sorte d’oiseau national gaulois, « emblème de la vigilance et de la vive gaîté » a dit Montesquieu.
  6. Lyon avait été incendiée et pillée en 197 lors d’une grande bataille livrée par Septime Sévère à un concurrent qui lui disputait l’empire : événement isolé mais qui coûta à la ville sa suprématie de capitale des Gaules.
  7. On cite un citoyen d’Ostie qui, non content d’avoir bâti des temples, un marché, un tribunal et percé une rue à ses frais, invita à deux reprises tous ses concitoyens à dîner en les répartissant dans 217 salles à manger tant les convives se trouvaient nombreux. En Gaule aussi, bien des monuments — tel l’admirable aqueduc dit « pont du Gard » qui existe encore — avaient été construits par la munificence privée.
  8. Le mot catholique est ici opposé à arien mais ce terme n’est devenu d’usage courant que bien plus tard par opposition aux termes de réformé ou de protestant.
  9. Ainsi nommée à cause d’un cercle de fer qui s’y trouvait encastré et dont le métal était réputé provenir d’un clou de la croix du Christ. La couronne avait été faite vers 591 sur l’ordre de la veuve d’un roi des Lombards.
  10. La Saxe dont il s’agit — il ne faut pas l’oublier — n’avait aucun rapport avec la Saxe moderne. Elle était en bordure de la mer du Nord entre la Frise et l’Elbe.
  11. Il paraît y avoir eu au début des temps historiques, trois types de langues germaniques. Le gothique, parlé par les Goths, disparut avec eux. Nous le connaissons par une traduction de la Bible datant du ivme siècle et ayant pour auteur l’évêque Ulfilas. Celui-ci avait composé un alphabet à l’aide de caractère romains, runiques et surtout grecs. Le nordique qui rappelle un peu le gothique s’est conservé en Islande et dans les vallées centrales de la Norvège, C’est la langue des Sagas. Il s’écrivait en caractères runiques. Nous en possédons des spécimens remontant au iiime siècle. Enfin l’allemand proprement dit est de formation plus récente. On y distingue d’ordinaire : les dialectes « anglo-frisons », le « haut-allemand » mêlé de plusieurs dialectes et où le saxon finit par dominer et le « bas-allemand ». Il n’y eût jamais de langue franque. Sous Charlemagne les Francs parlaient le « tudesque » qui était un idiome tout à fait germanique et qu’ils abandonnèrent par la suite.
  12. Stilicon qu’on a appelé parfois le « dernier des Romains » à cause du stoïcisme dont il fit preuve en mourant était le fils d’un chef vandale. Élevé à Rome et protégé de l’empereur Théodose, il épousa sa nièce et fut le tuteur de son fils Honorius. « Consul » en 400, il tenta de rendre de l’autorité au Sénat. Il guerroya sans cesse pour le service de l’empire. Victime d’intrigues et de jalousies et injustement condamné, il retint ses soldats qui voulaient le défendre et se livra au bourreau plutôt que de susciter une insurrection dont l’empire aurait pâti.
  13. L’île d’Iona est située sur la côte ouest de l’Écosse dans le voisinage de l’îlot de Staffa où se trouve la merveilleuse « grotte de Fingal ».
  14. L’ambre est de la résine fossile, matière précieuse très recherchée dès les temps préhistoriques. On en trouve dans les tombeaux de l’âge de pierre. Il n’en existe que deux dépôts, l’un en Sicile qui paraît être resté ignoré des anciens, l’autre sur les rives de la Baltique exploité de tous temps au prix de longs et périlleux voyages.
  15. Nous avons déjà mentionné les runes ou lettres de l’alphabet nordique. Il est curieux de noter que le mot « run » en langue gothique voulait dire : choses cachées.
  16. Orose né en Espagne, ami de St-Augustin, écrivit au ve siècle une « Histoire des calamités humaines » pour montrer que les misères contemporaines n’étaient point dues à la disparition des cultes païens comme certains le prétendaient. Quant à Bède, 675-735, il dut sa renommée à son Histoire ecclésiastique, à son Manuel de dialectique et à sa Chronologie des six époques du monde généralement adopté au moyen-âge.
  17. Charles le simple ayant été détrôné, Athelstan recueillit son fils qui devait ensuite retourner en France et y régner sous le nom de Louis IV. On lui donna le surnom d’outre-mer à cause de son long séjour chez son oncle, en Angleterre.
  18. La cathédrale actuelle fut commencée au xiiie siècle seulement.
  19. En langue magyare de même nature que le finnois mais mêlée de mots turco-asiatiques est une de celles qui sont demeurées les plus intactes malgré les emprunts de termes slaves, latins ou allemands.
  20. Ce qu’on a appelé le « slavon d’église » laissa de longues traces dans les littératures bulgare, serbe et russe. Quant à l’alphabet appelé Cyrillique, c’est celui dont dérive l’alphabet russe actuel mais il n’est pas prouvé que ce soit celui dont se servait Cyrille.
  21. Cette secte se maintint en Bulgarie pendant tout le moyen-âge et il est certain que bien des sectes russes lui furent apparentées. Elle était antisociale, condamnant le mariage et en général les institutions humaines. Elle groupa beaucoup d’illuminés, de mystiques et de fous. D’après elle Dieu avait eu un premier fils qui révolté, était devenu Satan. De là la tendance à voir en tout être matériel une créature de l’Esprit du mal.
  22. Tel son chapelain et « notaire », Gottfried plus tard évêque de Viterbe (1184) et connu sous le nom de Godefroi de Viterbe. On le croit l’auteur d’un texte falsifié attribué à Charlemagne et portant que les Germains de l’ouest seraient dorénavant appelés Francs.
  23. Les récits concordent. Ils sont épouvantables. Multiples sont les cas d’anthropophagie cités. Sur soixante-dix années, d’après Gebhardt, il y en eut quarante-huit pendant lesquelles les épidémies et la famine ne cessèrent pour ainsi dire pas.
  24. Anne, fille de Jaroslav. Elle pensait descendre d’Alexandre le grand. Et c’est pourquoi elle donna à son fils ce prénom de Philippe peu connu jusqu’alors en occident et qui par elle s’introduisit dans l’histoire de France.
  25. L’interdit prononcé contre un individu le retranchait momentanément de l’Église. Mais prononcé contre une ville ou une région (le pape seul avait en ce cas le droit d’y recourir), il équivalait à la suppression de toute vie religieuse et à la cessation de l’administration des sacrements même aux mourants. La rigueur sur ce point en fut toutefois atténuée à partir de 1417. La sentence ne fut pas toujours complètement obéie.
  26. Dès le xiime siècle il se forma des syndicats de cultivateurs et des fédérations de villages agricoles, par exemple pour le défrichement de terres indivises.
  27. Sur les côtes opéraient les « naufrageurs ». Les nuits de tempête, une lanterne accrochée par eux au cou d’une vache imitait par son balancement les oscillations du fanal d’un navire. Les navigateurs se croyant alors en mer libre venaient s’échouer sur les récifs ou les sables du rivage et les habitants se partageaient les épaves.
  28. Le domaine de la langue d’oc s’étendait à peu près de Bordeaux à Lyon en suivant le cours du Rhône. Il comprenait en plus la Catalogne.
  29. La « simonie », c’était tout trafic d’un bien d’ordre spirituel contre un avantage ou profit matériel. L’origine de ce terme est la légende de Simon le magicien qui aurait proposé aux apôtres Pierre et Jean de leur acheter le pouvoir d’« imposer l’Esprit Saint ».
  30. Par exemple sa conduite vis-à-vis de sa seconde femme, la princesse Ingeburg de Danemark qu’il traita, vingt ans durant, avec une incohérente impudence.
  31. Je renvoie le lecteur à mon manuel de Pédagogie sportive et pour plus de détails, au livre de J.-J. Jusserand, Sports et jeux d’exercices au moyen-âge.
  32. Les principaux États féodaux qui subsistaient étaient, outre l’Aquitaine et la Guyenne fiefs anglais, la Flandre, la Bretagne, la Bourgogne et la Champagne.
  33. Thomas Becket fut assassiné dans la cathédrale de Cantorbéry par des séides du roi qui crurent ainsi servir sa cause et achevèrent de le perdre dans l’opinion de la nation.
  34. À la tête des insurgés était un fils de Simon de Montfort, le chef de la croisade des Albigeois. Devenu anglais sous le nom de comte de Leinster, il exerça pendant un moment en Angleterre une véritable dictature.
  35. Il en allait de même en Irlande. Longtemps divisée en quatre principautés ; Munster, Leinster, Ulster et Connaught, l’île avait été officiellement annexée par Henri II, lequel s’y était fait autoriser par le Pape Adrien IV, anglais de naissance. Mais en dehors de Dublin, l’autorité du roi d’Angleterre y demeurait tout à fait nominale.
  36. Le Dauphiné était aux mains de seigneurs qui, depuis le milieu du ixe siècle environ, portaient le titre original de « dauphins ». À partir de 1349, il fut décidé que ce titre serait porté par l’héritier présomptif de la couronne de France. Charles V fut ainsi en droit le premier dauphin de France.
  37. La « grande ordonnance » du 3 mars 1357 partageait en quelque sorte le gouvernement entre le roi et les États. Ceux-ci devenant un pouvoir permanent et régulier.
  38. La Navarre s’était trouvée réunie à la France par le mariage de l’héritière avec Philippe IV de France. Puis en 1328 elle était redevenue indépendante. Charles « le mauvais » qui y régna de 1343 à 1387, appartenait à la lignée royale française par sa mère, fille de Louis X.
  39. Paris était depuis Louis VII, la résidence officielle fixe des rois de France.
  40. La date de la fondation de l’Université d’Oxford est douteuse. Rien n’infirme ni ne confirme la tradition de sa création par Alfred le grand. La première charte connue est de 1214, mais l’université est bien plus ancienne. Les centres universitaires se sont souvent fondés d’ailleurs en dehors d’une initiative gouvernementale par l’émigration de maîtres et d’étudiants chassés d’ailleurs par les hommes ou les évènements. Le latin étant la langue universelle de l’enseignement en Europe occidentale, ces transferts s’opéraient sans autres difficultés que des difficultés matérielles.
  41. C’était l’empereur Charles IV, roi de Bohême et fils de ce roi Jean qui aimait tant résider à Paris et que son francophilisme conduisit à se battre à Crécy, bien que devenu aveugle, aux côtés de Philippe VI. Il y avait trouvé la mort.
  42. Vers ce temps, une « chanson de geste » attardée fut consacrée à Hugues Capet. Il est très curieux de noter que le héros en est représenté comme étant le fils d’un boucher. Et si médiocre était alors la critique historique que le fait fut accepté sans contrôle par certains auteurs dont le Dante.
  43. La « grande ordonnance » du 25 mai 1413 qui, complétant sa devancière de 1357, constituait un code complet d’administration et de comptabilité avec élection des fonctionnaires et garanties contre toute possibilité d’oppression, se trouva amputée par cette réaction comme l’avait été la précédente. Ni l’une ni l’autre ne furent appliquées. Le régime qu’elles établissaient eût été une monarchie constitutionnelle et parlementaire à rouages complets.
  44. D’après le témoignage de Jean de Salisbury, les étudiants allemands nombreux à Paris en l’an 1168 avaient le « verbe haut et la menace à la bouche » en parlant de la France. Ils se moquaient de Louis VII qui pouvait aller et venir vêtu comme un bourgeois au lieu d’être toujours entouré de ses hommes d’armes.
  45. Jaroslav prince de Novgorod fils de « saint » Wladimir avait marqué de grandes ambitions extensionistes. Il avait repris la « Russie rouge » aux Polonais et tenté une expédition contre Byzance en vue de s’en emparer.
  46. La Transylvanie était partiellement habitée par des descendants des colons de Trajan, ancêtres des Roumains actuels. Ils s’y étaient réfugiés, abandonnant temporairement la plaine au temps des grandes invasions. Quant à la Croatie, indépendante puis soumise à Charlemagne et ensuite aux Byzantins, elle avait connu sous Pierre Ier (1050-1073) son apogée. Par la suite Venise lui enleva la Dalmatie et le roi de Hongrie ceignit la couronne croate (1102).
  47. L’intellectualisme espagnol n’avait pas, on doit le dire, jailli spontanément. L’université de Valencia datait de 1208 et celle de Salamanque de 1249. Et sous le règne d’Alphonse X de Castille (1252-1284) prince adonné à la science, à la poésie, à toutes les manifestations de l’esprit au point d’en être parfois comme grisé, un premier mouvement s’était dessiné mais moins complet, moins organisé et d’apparence prématurée.
  48. Les autodafés (littéralement acte de foi) s’entourèrent constamment d’un appareil religieux solennel et dramatique. Et les gens d’église y eurent, bien entendu, leur part de responsabilité. Mais l’inquisition espagnole demeura avant tout affaire gouvernementale ; la nomination des juges appartint au roi et les confiscations prononcées le furent à son profit. Ce fut avant tout un instrument de tyrannie civile.
  49. Jean de Luxembourg avait en Italie rempli un moment les fonctions de « vicaire impérial » poste mal défini et intermittent.
  50. Dominicain (1193-1280) né en Souabe. Il étudia à Padoue, enseigna à Paris mais résida surtout à Cologne. Il avait compulsé les travaux des Arabes, ceux des rabbins, analysé Aristote et constitué une encyclopédie écrasante mais sans vie.