Histoire véritable de certains voiages périlleux et hazardeux sur la mer/8

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MERVEILLEVX ACCIDENT[modifier]

arrivé dedans un navire de guerre ou eſloit le Comte[1] de Meneze grand Seigneur Portugais, & qui avoit ſuivi la fortune du Roy ſon maiſtre.



LE Sieur de Stroſſi, Colonnel de l'infanterie Françoiſe, qui a été recogneu par ſa vertu & pour ſon integrité autant qu'autre de ſa qualité qui ait eſté de ſon temps, ayant par le commandement du Roy & de la Royne ſa mere entreprins d'aſſiſter le Roi Dom Anthoine pour le remettre en ſon Royaume de Portugal, que injuſtemẽt lui detiẽt le Roy d'Eſpagne ; fit telle diligence a dreſſer une armee navale, tant és coſtes de Normandie, qu'és coſtes de Poictou, Gouvernemẽt de la Rochelle & iſles adjacentes : que au mois de Iuin de l'an mil cinq cens quatre vingts deux, elle ſe vint toute rendre devant cette iſle de Ré, en la rade que l'on nomme la Paliſſe au droit le village de Rivedoux : ou ayant demeuré cinq ou ſix jours, leverent l'armee, ſont a la voile pour accomplir le voiage qu'ils avoient entreprins, lequel neantmoins leur ſucceda aſſez mal, comme un chacun a veu au grand dommage de la reputation Françoiſe, & de la perte de ce brave Seigneur, qui en mourant perpetua d'une eternelle ſouvenance la memoire de ſon brave courage par les armes qu'il y fit premier qu'eſtre vaincu, a la grande hõte de pluſieurs qui ne s'y engagerent pas trop avant. Or parti que fut ledit Sieur de Stroſſi a faire ſon voyage, reſta encore apres luy ſix ou ſept navires Anglois pour accompagner le Sieur Comte de Meneze qui eſtoit dedans l'un d'iceux, qui ne fut ſi toſt preſt que le reſte de l'armee. Et apres avoir eſté quelque temps avec ſeſdits navires en ladite rade de la Paliſſe, arriva un jour que par meſgarde ou inopinément le feu ſe print dedans les poudres qui eſtoient au navire dudit Sieur Comte de Meneze qui fut tel, ſi foudain, & ſi violent, que la force d'iceluy emporta une partie dudict navire en l'air avec la pluſpart des hõmes qui y eſtoient, dont il en mourut bien quatre vingts, & trente qui efchaperẽt, ſi bruſlez & desfigurez, qu'en la pluſpart vous n'y recognoiſſiez aucune forme humaine. Le navire apres que toute l'artillerie qui eſtoit dedãs eut tiré, incontinẽt eſt englouty de la mer ; & ſeulement ſauvé du naufrage, par permiſſion divine, le Comte de Meneze, un peu bleſſé à la teſte, lequel tecogneu dans la mer par un ſien ſerviteur qui ſavoit tres-biẽ nager, fit avec ſon travail qu'il le tint ſur l'eau quelque temps, juſques a ce que un batteau les vint recueillir. C'eſtoit choſe pitoyable de voir le nombre des corps morts qui nageoient ſur l'eau apres qu'ils en eurent eſté eſtouffez : qui eſt maxime & regle generale que tout corps vivant, ſoit d'homme ou beſte brute eſtant ſuffoqué par cet element revient apres deſſus ; & non auparvant : ſi ce n'eſt lors qu'il combat à la mort que vous le voiez paroiſtre deux ou trois fois ſur l'eau, juſques a ce qu'eſtant expiré, l'eau l'apporte deſſus. Qu'ainſi ne ſoit j'ay veu par pluſieurs fois apres quelque naufrage fait a la mer, de là a quelques jours voir arriver ſur les coſtes pluſieurs corps morts, & non ſeulemẽt des hommes, mais meſmes des poiſſons des plus grands qui s'y nourriſſent, comme j'ay veu y apporter la mer une baleine. Et à ce propos je croy qu'il n'y aura point d'inconvenient que je vous raconte icy la venue d'une baleine à la coſte de l'iſle de Ré, d'autant que peut eſtre ceux qui pouront lire ce diſcours n’ont point oui parler au vrai de ce monſtre marin, pour n’eſtre avoiſinez des coſtes de la mer. & de ma part quoi que j’y aye eſté engẽdré eſlevé & nourry, ſi eſt-ce que je n’en avois jamais veu que cette-cy. Il arriva donc que le dernier de Décembre 1584 une baleine ayant eſté bleffee à la coſte d’Eſpaigne comme eſt a preſupoſer y avoir ja plus d’un ou deux mois, comme la plſpart de ceux qui la virent la jugerent ; & eſchappee des chaſſeurs qui furent contraints l’abãdonner avec les harpons que ils avoient jetté deſſus fut tellement agitee des vagues, de la mer & vents, qui y ſont communs que finalement par un grand vent de Sudoueſt elle eſt pouſſee à la coſte de l'iſle de Ré, au droit une maiſon qui m'apartient apellee la maiſon-neuve, du coſté de la mer ſauvage ; ainſi appellee à cauſe que pour quelque beau temps qu'il face, a raiſon des bancs de Roches & eſcueils qui y ſont, il y a tousjours tres-grande eſmotion : & le plus ſouvent y void on perir & navire & marchandiſe. Ainſi que ceſte baleine arriva à la coſtee, j'eſtoi à la feneſtre de ma maiſon regardant directement ſur la mer avec un mien neveu, dont il fut au commencement eſtonné cuidant que ce fuſt quelque corps de navire rentverſé qui ſe fuſt perdu à la mer : & de fait elle en avoit quelque apparence : mais l'ayant bien conſideree, quoy qu'elle fuſt plus de trois grands quarts de lieues ou de demie pour le moins de ladite maiſon ; je m'imaginai que c'eſtoit une baleine, quoi que ce fuſt, comme j'ai dit, la premiere que j'euſſe jamais veu. Pour m'en eſclaircir je fai tant avec mon bordier & un de ſes voiſins qu'ils trouvẽt un bateau dedans lequel s'eſtãs embarquez avec mon neveu, quelque mauvais temps qu'il fiſt, ils arriverent au bord de ladite baleine, ſur laquelle ils trouverent quatre ou cinq grands harpons fichez deſſus bien avãt, qui eſtoit la cauſe de ſa mort. Ces harpons ſont grands fers faits à la façon d'une partuſane non du tout ſi longs toutesfois ammanchez à de grands baſtõs longs, deſquels ceux qui vont à la peſcherie ſe ſervẽt pour faire mourir cet animal : choſe fort cõmune aux Eſpagnols & Baſques en cette coſte de Biſcaye, qui en font meſtier. Car à la rẽcontre qu'ils font de la Baleine deux & trois chalupes qu'ils feront enſemble quelquefois, taſchent en l'approchant de lui darder ces harpons ſur elle, afin que l'ayãt bleſſee, la ſuivre quelquesfois au ſang, quelquesfois ayant un harpon attaché a une cordelle qui tient à l'une deſdites chalupes, la filent tant qu'ils peuvẽt pour ne perdre la proye : mais c'eſt le plus dangereux moyen. Car la baleine bleſſee ſe jette ſous l'eau de telle furie & d'une telle roideur, que quelquesfois l'on à veu perir des chalupes emmenees avec elle, ou ouvertes à la mer, qui faiſoit perir l'equipage : puis revenuë ſur l'eau, jette un tel fumeau, que c'eſt choſe incroyable du bruit qu'elle meine, & de l'eau qu'elle jette par la gueule : de façon qu'eſchappant aux chaſſeurs, le plus ſouvent elle va mourir à la mer, laquelle puis apres la jette aux coſtes ou le vent bat. Or en cette façon ceſte baleine vint devant la maison-neuve : & icelle recogneue, voiant que je n’avoy nul moien pour ce jour là d’y pourvoir, a cauſe de la nuit qui me ſurprint ; joint auſſi que i’eſtoy eſloigné du plus prochain vilage biẽ demie lieue, pour y recercher les moyens de l’arreſter ou elle eſtoit ; ie remets la partie au lendemain en eſperance d’y donner ordre : mais la nuict y pourveut d’autre façon, ou à tout le moins le vent qui y ſoufla aſſez grand, qui l’ebranſla de telle façon, qu’au lieu que ie penſois la trouver encore en ſon meſme lieu, elle fut tranſportee par la mer & le vent à bien un bon quart de lieuë de la maiſonneuve, & pres un moulin à vẽt qui eſt ſur le bord de la mer, apartenant au Prieur d'Ars : & demeura tellement a ſec que la mer ne vint plus iuſques là où elle eſtoit. Le bruit de ſa venue manifeſté par l'iſle, eſmeut tellement le peuple a la venir viſiter, que vous n'avez iamais veu telle preſſe a la devotiõ de quelque Saint en Poictou ou a quelque preveil, comme vous voiez de peuple par chemins, les uns la venans voir, les autres y venãs cercher des pieces : de maniere que premier qu'il fut midy c'eſtoit merveilles du peuple qui y eſtoit arrivé : mais ie croy fermement qu'il y avoit cinq cens perſonnes qui travailloient à l'entour : les uns pour avoir de la chair, les autres le lard, les autres les barbillon, travaillans avec haches, hachereaux & couteaux tant qu'ils pouvoient. & diray bien, qu'il y avoit dedans ſa gueulle plus de trente perſonnes qui coupoyent des barbillons qu'elle y a, dont lon fait les moules de robes aux femmes, ou des vaſquines. Car de chacun coſté de la gueule, elle a une treſ-grande quantité deſdits barbillons qui font longs de plus de cinq ou ſix pieds, & larges en la racine d'un bon demy pied, qui luy ſert de moyen pour battre le petit poiſſon lors qu'elle le trouve a mouee, & l'attirer dedans ſa gueule. Si eſt ce pourtant que c'eſtoit une grande puanteur d'eſtre aupres d'elle : ſoit que cela fuſt cauſe du long temps qu'il y avoit qu'elle eſtoit morte, ou bien naturellement elle ſoit ainſi infecte. Car ceux meſme qui travaillerent à la couper, & qui y avoient touché, furent contraints de ietter les habillements qu'ils avoyent ſur eux, & en prendre d'autres. Et neantmoins quelque vieille morte ou puante qu'elle fuſt, elle valut au peuple plus deux cens eſcuz, de l'huille de poiſſon qu'ils en firẽt de ce que ils en avoient coupé. Ceſte baleine avoit quarante pieds de long & une braſſe & demie de hauteur.

  1. Ce Comte ſe doit appeller (ce me semble) de Vimouſe, lequel eſtoit Conneſtable de Portugal.