Histoires, légendes, destins/11

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 93-102).

Étranges et tendres aventures de Dames et Cavaliers de jadis


Avec M. Edmond Pilon, qui vient de publier un livre charmant intitulé Dames et Cavaliers, faisons revivre aujourd’hui quelques figures attachantes du passé. L’amour et l’aventure se mêlent dans ces histoires, dont chacune pourrait fournir la matière d’un beau drame.

En ce mois de juin 1606, M. de Bassompierre n’était pas encore maréchal de France, mais il était déjà le favori du bon roi Henri IV. Celui-ci venait justement de le nommer son représentant au mariage du duc de Bar et de Mlle de Mantoue. Il devait partir dans les trois jours pour Nancy en un équipage splendide. Mais il ne voulait pas s’éloigner sans satisfaire la curiosité qu’avait éveillée en lui une lingère du Petit-Pont, qui lui paraissait la plus belle des femmes.

Quelque temps auparavant, passant devant la boutique des Deux-Anges, où se débitaient de beaux colifichets pour dames et messieurs, Bassompierre avait été attiré par le sourire de la jeune fille qui paraissait tout ébahie de la bonne mine de ce seigneur magnifique. Celui-ci avait fini par pénétrer dans la boutique, où la lingère l’avait reçu bien cordialement. Elle était d’une grâce acide et provocante ; sous une apparence de simplicité, elle cachait un mystère que l’éblouissant Bassompierre résolut de percer avant son départ. Il lui demanda donc un rendez-vous. Elle répondit : « Ce sera chez une de mes tantes qui se tient en la rue Bourg-l’Abbé proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin. Je vous attendrai depuis dix heures jusqu’à minuit ; je laisserai la porte ouverte. À l’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de ma tante y répond, et vous trouverez un degré qui vous mènera à mon second étage ».

La veille de son départ, Bassompierre se rend au rendez-vous. Arrivé à la maison décrite, il met la main sur la garde de son épée et cherche à ouvrir la porte. Elle est fermée. Il frappe du pommeau de son épée ; une lumière vacille au-dessus de lui et une voix rude lui demande ce qu’il désire. Sans répondre, il s’éloigne, puis refait le chemin parcouru, craignant de s’être trompé de porte. Cette fois, l’huis est ouvert. Trébuchant, il monte le degré qu’on lui avait indiqué : là-haut une lumière fumeuse l’appelle. Il pousse la porte d’une chambre et, raconte-t-il dans ses mémoires, « je trouvai que cette lumière était la paille d’un lit que l’on y brûlait, et je vis deux corps nus étendus sur la table de la chambre ». Les corps étaient des cadavres. Quant à la belle lingère, point de traces !

On a beau être soldat intrépide, la vue d’un tel spectacle ne laisse pas que d’impressionner. Bassompierre descendit l’escalier quatre à quatre, se croyant poursuivi par Belzébuth. Arrivé chez lui, pensant que les deux corps étaient ceux de pestiférés, il se fit chauffer du vin dont il avala de grands verres : remède souverain contre la peste qu’il avait appris en Allemagne. Le lendemain, il partait pour son ambassade.

Au retour de Nancy, dès le débotté, il courut au Petit-Pont. À l’enseigne des Deux-Anges, où il voulut se renseigner, la belle lingère ne se trouvait pas et personne ne semblait comprendre de qui il s’agissait. Bassompierre fit enquête aussi au Bourg-l’Abbé : jamais il ne put apprendre quels étaient les corps que les corbeaux étaient venus quérir un soir pour les porter au charnier des Saints-Innocents.

Ce conte fantastique frappa plus tard Chateaubriand qui écrivit à son sujet et qui chercha, en vain, à percer le mystère.

— L’histoire des amours d’Hélène de Tournon, que la reine Margot raconta dans ses mémoires, était si touchante que, à en croire M. Abel Lefranc, Shakespeare s’en est inspiré dans Peines d’amour perdues et dans Hamlet (épisode de la mort et des funérailles d’Ophélie).

Hélène avait passé quelque temps en Bourgogne chez sa sœur Claude, mariée à Philibert de Rye, baron de Balançon. Elle y avait plu au jeune marquis de Varanbon, dont la terre était située près de Balançon. Puis elle était revenue chez la reine Marguerite, à Paris. Elle aimait Varanbon, mais sa mère la gourmanda. Quant à son amoureux, il était destiné à l’Église et son frère n’entendait pas qu’il abandonnât ces projets pour épouser la belle Hélène.

Afin de distraire celle-ci, la reine Margot l’emmena dans les Flandres, où elle s’en allait pour gagner don Juan d’Autriche, fils de Charles-Quint, à la cause de son frère, le duc d’Alençon. Ce voyage fut d’un faste inouï. Et don Juan reçut la reine à Namur par des fêtes inimaginables.

Mais la tragédie ne tarda pas à assombrir la brillante compagnie. Pour donner le change à son frère, vu le grand nombre de gens présents, M. de Varanbon ne fit pas « seulement semblant de cognoître » la belle Hélène.

Celle-ci était toute dolente déjà au départ de Paris. Devant la froideur apparente de son amoureux, la pauvre, trop jeune pour deviner la ruse, « tomba dans le despit, le regret et l’ennuy ». Ce fut au point qu’elle « se trouva tellement saisie qu’elle ne put plus respirer qu’en criant et avec des douleurs mortelles ». Et la reine Margot ajoute :

« N’ayant nulle autre cause de son mal, la jeunesse combat huit ou dix jours la mort qui, armée de despit, se rend enfin victorieuse, la ravissant à sa mère et à moy, qui n’en fismes pas moins de deuil l’une que l’autre ».


Le pathétique atteignit son comble aux obsèques de la belle morte d’amour. Ces obsèques eurent lieu à Liège, où une partie de la cour s’était transportée. C’est exactement l’histoire des obsèques d’Ophélie, ou plutôt les obsèques d’Ophélie s’inspirent tout à fait de celles d’Hélène de Tournon. Dans le drame shakespearien, le prince Hamlet, qui a délaissé Ophélie, revient au Danemark après un long séjour en Angleterre. Il arrive au moment où le convoi funèbre emporte au cimetière d’Elseneur, sous une jonchée de fleurs, le corps de « celle qui fut l’âme de son âme ». Le prince demande : « Quelles sont ces funérailles dont toute la cour se lamente ? Il faut que la morte soit d’une noble famille. Tenons-nous à l’écart un moment ».

De même, dans notre histoire, le marquis de Varanbon, ayant entendu parler de l’excès de douleur d’Hélène, obtient une commission de don Juan d’Autriche pour la reine Marguerite et il file vers Liège ventre à terre. Il trouve, en arrivant, un convoi que suivent les belles dames et les grands seigneurs, un char entouré d’enfants et de prêtres chantant le De Profundis. Sur le char, « un drap blanc couvert de chapeaux de fleurs ». Il demande ce que c’est. On lui répond que « c’est le corps de Mlle de Tournon ».

Entendant ces mots, Varanbon « se pasme et tombe de cheval ». On le transporte dans un logis comme mort et le coup « le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie ». Mais l’âme « estant revenue l’anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui, d’une seule fois, n’eust assez puny son ingratitude ».

— On disputera encore longtemps, dans les pays de langue anglaise, sur la question de savoir si Marie Stuart fut une gourgandine ou bien une malheureuse victime de la grande Elizabeth. M. Jean Héritier, dans un beau livre paru récemment, semble avoir démontré sans l’ombre d’un doute que Marie fut, en effet, victime d’intrigues politiques. Si elle fut coupable, ce fut par imprudence. Mais ses adversaires l’ont si bien noircie pour justifier Elizabeth de l’avoir fait mettre à mort qu’on entretient encore des soupçons à son sujet.

Un fait certain, c’est que Marie Stuart était d’une beauté et d’une grâce si extraordinaires que les hommes, tous les hommes, ne pouvaient s’empêcher de l’aimer et de faire des folies pour elle.

Parmi ces amoureux de la belle reine d’Écosse, il en est un dont l’histoire est particulièrement attachante. C’est Chastelard.

Pierre de Chastelard, raconte Brantôme, était un seigneur accompli en tout. Occupé de poésie, d’escrime, de paume, c’était un vrai personnage de l’Heptaméron. Poète, beau danseur, brave escrimeur, il brillait parmi « l’escadron volant » de Catherine de Médicis. Mais sa vie tourna au tragique à cause d’une folie.

Marie Stuart vivait en ce temps-là à la cour de France. Elle était reine-dauphine, parce qu’elle avait épousé l’héritier de la couronne. Elle devint Marie de France, quand son mari, François II, monta sur le trône.

Mais le jeune roi régna peu. Bientôt la mort l’emportait et Marie, rappelée par ses sujets écossais, dut quitter la France qu’elle aimait tant. On lui composa une escorte brillante, dans laquelle figurait Pierre de Chastelard. Depuis longtemps déjà, notre beau seigneur aimait la reine éblouissante. Le voyage allait le rapprocher de l’objet de sa flamme et lui donner on ne sait quels espoirs.

On descendit au Petit-Leith. Les puritains, agents de Knox, vinrent, gourmés et hostiles, complimenter la nouvelle reine, fervente catholique « et donc, — pour eux, — un peu diablesse ». Puis, on s’en alla à Édimbourg où la blonde reine s’enferma dans le lugubre château d’Holyrood. Parmi ses rudes Écossais, les délicats Français qu’elle avait amenés avec elle faisaient tache.

Dans ces deux contrastes, entre la religion de la reine et de ses sujets d’une part et de l’autre entre la civilisation raffinée dans laquelle elle avait été élevée et la sauvagerie du pays sur lequel elle était appelée à régner, se trouve la véritable cause de la tragédie qui devait conduire la belle Marie Stuart sous la hache de l’exécuteur.

À Édimbourg, tout était fait pour blesser Marie. Habituée qu’elle était aux raffinements, jeux et galantes façons des cavaliers de la Cour de France, elle ne put se résigner à rester entourée des sombres suppôts de Knox qui ne cherchaient d’ailleurs qu’à la prendre en faute. Elle voyait d’un œil favorable les Français restés auprès d’elle.

Chastelard s’ingéniait à l’égayer, par des chansons, par des vers de sa façon. Marie lui en sut gré, bien sûr. Quand il partit pour rentrer à Paris, peut-être lui exprima-t-elle sa gratitude par un sourire un peu plus appuyé, par une pression de main un peu plus forte qu’il n’est dans les habitudes des souverains. Notre fou y vit bien autre chose. Il quitta Édimbourg avec la délégation, apparemment calme, mais les feux couvaient en lui.

En France, les guerres de religion sévissaient. Étant protestant mais ne voulant pas rompre avec la Cour ni combattre ses coreligionnaires, Chastelard sollicita la permission de rentrer en Écosse. On la lui accorda aisément. Et Pierre courut à Calais : il ne devait plus revoir sa patrie.

Fanfaron, galant, spirituel et amoureux, Chastelard reparut à Holyrood. Déjà prise dans les mailles du filet, déchirée entre les intrigues de son demi-frère Murray et les brimades du Knox fanatique et rigide, Marie l’accueillit comme un souffle du printemps au milieu de l’hiver.

Pierre tombait au milieu de l’essaim de filles d’honneur, toutes jolies, dont Marie Stuart s’était entourée. C’était les quatre Marie : Mary Beaton, Mary Livingstone, Mary Seton et Mary Fleming. Avec elles et la reine, Chastelard reprit les séances de musique et de poésie qui égayaient l’exil en Écosse.

Il n’était pas de fête à la Cour écossaise sans Chastelard. Celui-ci suivait la reine partout. C’était en tout bien tout honneur. Mais notre homme brûlait d’un « feu trop haut » pour sa souveraine. Quant à Marie, trop tendre, elle commit l’imprudence d’accorder des privautés, sans aucune conséquence quand une reine n’est pas en cause. C’était, par exemple, étant à la promenade, de s’appuyer à l’épaule de Chastelard ou même, assure-t-on, de laisser celui-ci lui prendre un baiser entre la nuque et la collerette.

Le beau cavalier interprétait tout avec trop de chaleur. Il commit un jour l’insigne folie de s’aller cacher sous le lit de la reine. Deux des Marie, filles d’honneur, le surprirent. La reine voulut se montrer clémente et se borna à l’exiler de la Cour. Il ne comprit pas. Suivant Marie Stuart dans le Fife, où se transportait la Cour, il osa encore une fois pénétrer dans la chambre de la souveraine, se cachant derrière une portière. L’apercevant, la reine poussa un cri de frayeur. Son demi-frère Murray, qui était dans la pièce voisine, accourut, la dague à la main et appelant la garde. Cette fois, il n’y avait pas moyen d’étouffer le scandale, d’autant plus que Knox s’en emparait pour crier bien haut contre la reine catholique. Livré aux juges, Pierre de Chastelard fut condamné à avoir la tête tranchée pour le crime de lèse-majesté. Ce qui eut lieu le 22 février 1563.

« Tout ce que demanda ce brave cavalier fut, avant de gravir les degrés de l’échafaud, qu’on lui apportât, une fois dernière, les Hymnes de son maître et ami Pierre de Ronsard. Et là, sans que le courage lui faiblît, il entonna, d’une voix à peine tremblante l’invocation funèbre à la mort : C’est une grande déesse… » Sa lecture achevée, « se tournant vers le lieu où il pensait que la reine fût », il s’écria bien haut : « Adieu, la plus belle et la plus cruelle princesse du monde, adieu ! » Comme l’écrivit Brantôme, « d’avoir voulu s’attaquer à un si haut soleil, Chastelard s’y perdit comme Phaéton ».

Mlle Serment était une provinciale de beaucoup de culture venue à Paris pour se répandre dans le monde des beaux esprits. Comme sa bonne étoile la suivait partout, elle eut bientôt une entrevue avec le grand Corneille, pour qui elle nourrissait une admiration passionnée. Mlle Serment fut si troublée de cet honneur qu’elle se laissa choir aux pieds du grand poète et lui embrassa la main. Le lendemain, elle recevait de Corneille ce joli madrigal :

Mes deux mains à l’envi se disputent de leur gloire,
Et dans leurs sentiments jaloux,
Je ne sais ce que j’en dois croire.
Phyllis, je m’en rapporte à vous ;
Réglez mon amour par le vôtre.
Vous savez leurs honneurs divers :
La droite a mis au jour un million de vers ;

Mais votre belle bouche a daigné baiser l’autre.
Adorable Phyllis, peut-on mieux décider
Que la droite lui doit céder ?

L’incident fut connu. Mlle de Scudéry le commenta chez les Précieuses et il en résulta que Mlle Serment fut à la mode dans les cercles des beaux esprits.

22 mai 1937.