Histoires, légendes, destins/19

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 151-160).

Histoires d’espionnage


Aimez-vous les histoires d’espionnage ? J’entends les histoires vraies et non pas les romans policiers.

Robert Boucard, en France, s’est donné pour mission de raconter la vie des espions de la Grande Guerre. Il a publié plusieurs volumes, qui ont eu un tirage considérable et qui, parfois, ont soulevé des controverses passionnées. On n’a pas encore mis en doute la véracité de ses récits.

Cueillons aujourd’hui quelques faits dans l’un de ces bouquins, Les Dessous des Archives Secrètes.

Durant la Grande Guerre, les États-Unis avaient subi bien des avanies sans trop se fâcher contre l’Allemagne. Ils se décidèrent brusquement à prendre part à la guerre quand ils apprirent que l’Allemagne projetait d’envahir leur territoire. Ils l’apprirent grâce à un espionnage de maître.

Le 23 février 1917, l’ambassadeur des États-Unis, Page, était mandé de toute urgence au Foreign Office de Londres. Là, M. Balfour lui remit un télégramme révélant les préparatifs faits par l’Allemagne pour porter la guerre en territoire américain, avec l’aide du Mexique. L’Allemagne avait décidé de pousser la guerre sous-marine à outrance et de couler même les neutres. Elle pensait bien que cette décision ferait sortir les États-Unis de leur torpeur et elle entendait prendre les devants. Une circonstance favorable se présentait : le président du Mexique, M. Carranza, avait à se plaindre du président Wilson qui battait partout sa politique en brèche. Excellente occasion de se venger et, en même temps de se consolider. En outre, l’Arizona, arraché autrefois au Mexique par la force des armes, aspirait à se détacher des États-Unis. Enfin, l’Allemagne offrait un intéressant concours financier et des armements importants. Le Mexique devait recevoir aussi, outre l’Arizona, le Texas et le Nouveau-Mexique, anciens territoires mexicains aussi. Le Mexique, de son côté, s’efforcerait d’entraîner le Japon dans l’alliance contre les États-Unis. Comme on le voit, le coup était bien monté. Il échoua à cause d’une indiscrétion.

Berlin ne possédait pas de câble direct pour communiquer avec son représentant au Mexique. Le message avait été expédié au comte von Bernstorff, ambassadeur d’Allemagne à Washington, avec l’ordre de le transmettre à son collègue de Mexico.

Page câbla immédiatement la traduction anglaise du message, faisant suivre le texte chiffré par la valise diplomatique. Balfour avait pu renseigner l’ambassadeur américain, parce que, depuis peu, les Anglais, dont l’Intelligence Service constitue le service d’espionnage le mieux organisé du monde, possédaient le code secret de l’Allemagne. Mais, comme ils ne voulaient pas, en révélant ce fait aux Allemands, amener ceux-ci à changer de chiffre, ils exigèrent des États-Unis qu’ils n’indiquent pas comment ils avaient connu le message. Le président Wilson donna sa parole et la respecta, mais il eut à en souffrir parce que certains doutaient de l’authenticité du document.

Il avait fallu plusieurs semaines au service secret de l’Angleterre pour déchiffrer le message. Au lieu de l’envoyer en un seul morceau, les Allemands l’avaient déchiqueté pour en faire un véritable casse-tête chinois. Les opérateurs de T.S.F. de l’amirauté britannique avaient intercepté tous les fragments. Mais l’Intelligence Service avait aussi un autre texte à sa disposition. En effet, vu l’importance de l’affaire, Zimmermann, ministre allemand des affaires étrangères, avait envoyé une confirmation du premier message par l’intermédiaire de son ministre à Stockholm et cette dernière dépêche était parvenue à Mexico par le circuit Stockholm-Buenos Ayres-Washington.

Enfin, ce qui confond l’imagination, c’est que Berlin fit passer une troisième version du message par le propre ministère des affaires étrangères des États-Unis ! En effet, Zimmermann demanda à l’ambassadeur des États-Unis à Berlin de câbler à son département des instructions destinées à l’ambassadeur allemand à Washington. Cela s’était déjà fait d’ailleurs. Les Allemands n’hésitèrent pas, cette fois, à recourir à ce moyen, pour une dépêche qui prévoyait l’invasion des États-Unis, tant ils avaient confiance dans leur chiffre.

Quand Page télégraphia ce texte au président Wilson, ce fut une bombe, comme bien on pense. Wilson passa quelques jours à s’assurer de l’authenticité du document. Puis on apprit de Berlin que, pressé de questions, M. Zimmermann avait avoué sa paternité du fameux document. Les États-Unis n’avaient plus qu’à déclarer la guerre à l’Allemagne.

Celle-ci persista néanmoins dans son projet d’alliance avec le Mexique et le Japon. Elle fit même parvenir de fortes sommes à son représentant pour organiser, en attendant mieux, le sabotage des voies ferrées dans l’Amérique du Nord. Notre Pacifique Canadien était visé dans ces projets.

Pour dépister les Allemands, l’Intelligence Service fit croire que le fameux code avait été volé à von Eckbardt, ambassadeur d’Allemagne à Mexico et, à cette fin, répandit un ingénieux récit du cambriolage supposé des bureaux de von Eckbardt.

Les polices secrètes des Alliées, qui n’avaient pu se procurer le code diplomatique des Allemands, apprirent un jour qu’il en existait un exemplaire au poste de T.S.F. de la kommandantur de Bruxelles. Mais ce poste n’avait qu’un personnel réduit et de toute confiance.

Un accident survenu à l’appareil força les Allemands à réquisitionner les services d’un jeune ingénieur de renom, Alexandre Szek.

Pour s’assurer de sa loyauté, on perquisitionna chez lui, où l’on trouva un appareil de son invention s’adaptant à toutes les longueurs d’ondes. Comme ils avaient les meilleurs renseignements sur son compte, les Allemands l’attachèrent à leur poste de T.S.F., car il était le seul à pouvoir manier son appareil.

Szek était un autrichien, fils d’un familier de l’empereur d’Autriche, mais il était né en Angleterre, dans la banlieue de Londres. Alors qu’il travaillait au poste des Allemands, il connut le directeur de la Libre Belgique qui le gagna à sa cause. Alors, les agents de l’Intelligence Service décidèrent de le circonvenir. Ils y arrivèrent et lui demandèrent enfin le code diplomatique.

Il aurait pu enlever le lourd volume à couverture de plomb dont il se servait pour les transmissions ou réceptions. Mais il importait de ne pas éveiller les soupçons pour que le code serve toujours. Szek en entreprit donc la copie, durant ses heures de garde, la nuit. Les Allemands eurent-ils vent de sa trahison ? On perquisitionna chez lui et on lui enjoignit de ne pas sortir de la province de Brabant, sous peine de mort.

Quand il eut copié le code et un grand nombre de ses combinaisons, il songea à faire parvenir le fruit de son travail en Angleterre. Les patriotes belges, admirablement organisés, lui procurèrent de faux passeports et des guides qui lui firent franchir la frontière hollandaise. Il arrivait en Hollande le 15 août 1915.

Là on perd sa trace. Son père s’efforça, après la guerre, de se renseigner sur son sort. Mais en vain. Aujourd’hui encore, le malheureux père poursuit ses recherches sans succès. Pourtant, le fameux code, remis au major Oppenheim en Hollande, parvenait à Londres quelques jours après. À Londres, aujourd’hui, on feint même d’ignorer le nom d’Alexandre Szek. C’est qu’on voulait à tout prix éviter une indiscrétion pour éviter en même temps que la Wilhemstrasse change son chiffre.

Et, pendant une guerre, n’y a-t-il pas intérêt, parfois, à supprimer à propos une vie humaine (alors que la vie humaine a si peu de valeur) pour sauvegarder des intérêts supérieurs ?

Parfois, en effet, les espions disparaissent mystérieusement. L’histoire du capitaine Cumming est édifiante à cet égard.

Cumming était aide de camp de l’amiral sir Reginald Hall, grand maître de l’Intelligence Service ; il devint l’animateur du Naval Secret Service. Homme ardent, il se fatigua bientôt de la besogne de cabinet qu’il exécutait à Londres. Il demanda une mission dans un domaine plus dangereux.

Par la voie de la Russie, on l’envoya en Roumanie surveiller les agissements des Allemands et presser la propagande pro-alliée qui tendait à amener les sujets du roi Ferdinand dans les rangs des Alliés.

À Bucarest, Cumming fit d’utile besogne. Il découvrit, entre autres choses, que les Allemands avaient secrètement emmagasiné dans les caves de leur légation 250 caisses de puissants explosifs et 600 bonbonnes contenant des microbes virulents. Cumming communiqua ce renseignement à monsieur Parumbaru, ministre des affaires étrangères de Roumanie pour l’édifier sur les méthodes de guerre des Allemands. Il fut donc pour quelque chose dans la déclaration de guerre de la Roumanie aux Empires centraux.

Cumming suivit les opérations de l’armée roumaine, et alors il disparut mystérieusement. Le 10 mars 1922, au cours d’un gala donné à l’Albert Hall de Londres, on vit réapparaître, énigmatique et souriant, l’officier disparu depuis des années. On s’empressa autour de lui, on le questionna sur son absence. Cumming se borna à répondre : « Pourquoi voulez-vous que le vice-amiral Cumming se souvienne de l’invraisemblable odyssée du capitaine de vaisseau ? Ne violez pas mon mystère… »

John Lewington était un sous-officier de la marine de guerre embarqué au début des hostilités sur le Sandfly. Bientôt après, sa famille apprenait qu’il avait été tué au cours d’un engagement et recevait divers objets qui avaient appartenu au marin.

La guerre finie, la stèle élevée à Portsmouth, port d’attache du navire où se trouvait Lewington, porta le nom de ce dernier parmi la liste des glorieux disparus.

Or, en octobre 1921, un homme se présentait à la villa où habitait la famille Lewington à Cippenham. Sa sœur, qui le vit la première, fut prise d’une indicible terreur : « Maman, s’écria-t-elle, John est ressuscité ».

Il fallut se rendre à l’évidence : John était revenu, sinon ressuscité. Sa mère lui reprocha de ne l’avoir pas prévenue de son retour.

— Ne me demandez rien, dit-il, ce serait inutile… Il m’est impossible de vous dire où et comment j’ai vécu ces six dernières années. Je dois oublier ce passé ; d’ailleurs je l’ai juré. Ce n’est qu’à ce prix que j’ai eu la vie sauve. Je vous en supplie, respectez mon silence. Qu’il vous suffise de savoir que je n’ai pas été malheureux.

John revenait, en effet, très bien vêtu, accompagné de bagages confortables et le portefeuille bien garni de billets de banque. Sa mère crut alors qu’il avait déserté.

— Pour vous rassurer, dit-il, j’irai régulariser ma situation militaire au bureau de l’amirauté de Portsmouth.

Ce qui fut fait. On effaça son nom de la stèle et le Daily Mail de Londres raconta son mystérieux retour.

Au début de mai 1918, à cause d’une trahison, l’état-major allemand s’empare de la ligne d’agents disséminés par la France dans ses départements envahis, c’est-à-dire à l’arrière de la ligne ennemie. La grande bataille s’engageait, il importait de rétablir coûte que coûte le contact avec l’arrière.

Or, vers le même temps, un espion français, qui se faisait passer pour agent allemand et, comme tel, était au mieux avec l’état-major de l’espionnage germanique établi à Saint-Sébastien en Espagne, recevait du général von Schultz, chef de cet état-major, la mission d’aller délivrer un prince allemand arrêté par les Français comme un vulgaire espion. Le nom du prince n’était pas dévoilé, il portait officiellement le nom d’Otto Zimmermann ; mais c’était évidemment un personnage de premier plan, car le général dit à l’espion français de mettre tout en œuvre, et même les sommes les plus folles pour réussir.

L’agent français, dont on ne connaît que le matricule C. 25, rentra donc en France et, avec les précautions d’usage, fit connaître la situation à ses chefs.

Un plan hardi s’élabora dans les bureaux du service secret en France. Le prince allait reconquérir sa liberté, en effet, et C. 25 serait l’auteur de l’évasion. Ainsi s’assurerait-il la reconnaissance de ses supposés chefs allemands et aussi du prince. Il pourrait pénétrer à l’arrière des lignes ennemies et reconstituer le service d’espionnage si malencontreusement détruit.

Pour éviter toute indiscrétion, C. 25 devait réaliser l’évasion par ses propres moyens, sans mettre les directeurs de la prison au courant, si ce n’est de sa qualité d’agent français. C. 25 agit par les moyens classiques : entrevue secrète avec le prisonnier dans sa cellule, lime et échelle de corde. À l’heure fixée, une automobile, tous feux éteints, cueillit le prince et l’espion, qui se dirigèrent par petites étapes vers la frontière espagnole. Ayant réussi à la franchir, ils allèrent trouver le général von Schultz qui, tout heureux, demanda à Berlin l’envoi d’un sous-marin pour transporter le prince.

Celui-ci, rempli de gratitude, ne voulait plus se séparer de son sauveur. C. 25 joua l’hésitation, puis consentit à suivre le prisonnier en Allemagne.

Le sous-marin se présenta bientôt et le prince fit admettre son sauveur à bord malgré l’ordre qu’avait le commandant de ne jamais embarquer d’étranger. Contournant les Îles Britanniques, pour éviter les îles flottantes que les Anglais venaient de mettre dans la Manche pour combattre les sous-marins, on arriva bientôt en Allemagne, non sans avoir coulé quelques navires alliés. C. 25 resta trois mois chez l’ennemi, chaudement protégé par le prisonnier qu’il avait sauvé. Il réussit à réorganiser le service d’espionnage, puis il revint chez lui.

Le 18 juillet 1919, les journaux du monde entier annonçaient le suicide, à Potsdam, du prince Joachim de Prusse, le plus jeune fils de l’ex-kaiser. Les motifs de son suicide apparaissaient mystérieux.

Or, prétend Boucard, ce prince Joachim était celui que C. 25 avait fait évader de la prison de France. La veille de sa mort, il aurait appris le rôle néfaste qu’il avait joué malgré lui, c’est-à-dire qu’il avait servi à l’organisation du service d’espionnage en activité à l’époque de la bataille qui devait consacrer la chute de l’Allemagne. Ardent patriote, il n’aurait pu supporter l’idée d’avoir été l’un des artisans de la défaite de sa patrie.

5 juin 1937.