Histoires, légendes, destins/21

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L’implacable et sanglant destin du dernier tsar de toutes les Russies


Pour les « moins de trente ans », l’écoulement du tsarisme et l’exécution de la famille impériale de Russie sont des événements qui entrent dans les brumes de l’histoire. Personne, d’ailleurs, en dehors du « continent eurasique » (comme on a appelé la Russie), n’en a parfaitement saisi la signification sur le coup. Cela se produisait au plus fort d’une guerre effroyable ; les nouvelles étaient déformées par la censure et puis noyées dans le flot de communiqués relatifs aux hostilités. On était blasé sur les « incidents » et la plus grande révolution de l’histoire (avec celle de 1889) passa quasi-inaperçue. Depuis, on a beaucoup écrit sur le sujet. Mais les causes immédiates de la révolution restent obscures. Du moins, on ne sait pas assez que l’une des principales parmi ces causes résidait dans la fantastique tournure d’esprit du tsar et de la tsarine, personnages étranges s’il en fût. Une excellente biographie parue récemment permet de reconstituer la vie secrète du couple tragique. Elle a pour titre : Devant la Révolution — la vie et le règne de Nicholas II et pour auteur, Essad-Bey, homme particulièrement bien placé pour connaître le sujet.

Ce qui frappe surtout dans ce livre, c’est que Nicholas II parut dès sa naissance marqué du destin. Des événements étranges et malheureux surgissaient sans cesse dans sa vie, semblant annoncer le sort final du tsar. Avec un art consommé et parfois hallucinant, Essad-Bey fait ressortir ces incidents ; il les enchaîne comme les actes d’une tragédie.

Les Russes superstitieux avaient toujours vu le prince Nicholas avec gêne. On murmurait à son propos, d’un air de mauvais augure : « Il est né le jour du martyr Job ! ». Ce qui, paraît-il, était néfaste.

Le jeune tsarévitch avait été élevé dans le sombre château de Gatchina, seul, loin de tout compagnon de son âge, et dans l’ombre redoutable de son père, le tsar Alexandre III. Cette solitude morale convenait d’ailleurs à la nature renfermée du prince. Sauf plus tard avec sa femme, jamais Nicholas ne permit à personne de lire dans sa pensée. Il était à l’extérieur d’une indifférence absolue que ne trahissaient pas ses yeux gris et impénétrables. D’une politesse achevée et byzantine, il opposait cette cuirasse à tous ceux qui auraient voulu exercer une influence quelconque sur lui. Avec cela, entêté, immuable dans ses idées ou ses préjugés, il n’acceptait aucun conseil et les événements ne parvenaient pas à modifier une seule de ses décisions. Il était effectivement en marge de la vie. Par malheur, la femme qu’il épousa ne fit que le pousser plus avant dans cette voie.

Son père, homme d’une force herculéenne et d’une activité dévorante, tenait son fils éloigné de toute affaire et avait sur lui l’opinion la plus défavorable. Un jour, comme un ministre proposait de nommer l’héritier du trône au poste de président du comité pour la construction du Transsibérien, le tsar lui demanda d’une voix étonnée : « Avez-vous donc jamais causé avec Son Altesse Impériale le grand-duc héritier ? » Le ministre ayant répondu par l’affirmative, l’empereur dit amèrement : « Vous ne vous êtes donc pas aperçu que le tsarevitch est un crétin ? »

Le tsar Alexandre préférait de beaucoup son fils cadet, le grand-duc Georges. On racontait qu’il songeait à écarter l’aîné du trône pour y faire monter Georges.

Afin de secouer la torpeur du tsarevitch, Alexandre le fit entrer dans un régiment. Nicholas prit goût à la vie dans les cercles d’officiers et bientôt l’on sut qu’il aimait la danseuse Kchesinskaia. Il n’y avait pas moyen de lui faire entendre raison.

Pour couper court à l’aventure, le tsar envoya son fils faire le tour du monde à bord d’un cuirassé où nulle femme n’était admise. Le grand-duc Georges l’accompagnait.

Un jour, ennuyés par le long voyage, les officiers du navire de guerre organisèrent des jeux sur le pont. Des lutteurs et des boxeurs amateurs excitèrent l’admiration de tous. Le grand-duc Georges dit tout à coup à son frère : « Nicki, essayons-nous nos forces ? » Les deux princes ôtèrent leur veste. Les deux corps s’étreignirent. Nicholas y allait avec une fougue, devant laquelle Georges rompait, le sourire aux lèvres. Les yeux injectés de sang, le tsarevitch allait clouer son frère sur le pont, selon les règles du jeu, quand un cri d’épouvante s’éleva. Les deux frères s’étaient trop rapprochés de l’escalier et, les bras étendus, Georges tomba à pic dans le trou béant, pour aller heurter le fer du premier pont. Les officiers se précipitèrent. Nicholas regardait, les yeux vides d’expression. Le prince Bariatinski, commandant de l’expédition, accourut et fixa ses yeux droit dans les yeux de Nicholas.

Le grand-duc Georges mourait de phtisie quelques années plus tard dans un sanatorium des montagnes caucasiennes. On ne parla plus de modification à la loi de succession. Mais les dignitaires de l’Empire chuchotaient craintivement sur le grand-duc qui, né le jour du martyr Job, répandait la mort autour de lui. Ce chuchotement accompagna Nicholas toute sa vie et l’initié pouvait en déduire le mot redoutable de « fratricide ».

La date du couronnement de Nicholas II avait fait l’objet d’un choix malheureux. Les maîtres de cérémonie et les métropolites avaient choisi le septième jour après l’anniversaire de l’empereur parce que le nombre sept est heureux. Seulement, ils ne s’étaient pas aperçu que ce septième jour tombait un 13. Les moujiks parlaient avec effroi de la volonté sinistre qui avait fixé cette date.

Au cours de la cérémonie du couronnement, fatigué à un moment donné de la procession, le tsar, chancelant, chercha un appui de sa main droite. La paume s’ouvrit et le sceptre d’or tomba avec un son métallique. Des courtisans se précipitèrent pour relever le sceptre. Mais les témoins de l’incident murmuraient, livides : « Il est né le jour du martyr Job ».

Les fêtes du couronnement devaient comporter la distribution de cadeaux au peuple, suivie de l’exécution d’une cantate solennelle en présence du tsar. On avait choisi le champ de manœuvre Khodinski pour cet événement. Ce terrain était semé de trous, de fossés et de tranchées. Le gouverneur de Moscou, le grand-duc Serge, n’avait pas daigné faire combler ces trous ou fossés. De simples planches jetées au-dessus devaient suffire.

Au matin du 16 mai, un demi-million de personnes se pressaient dans le champ Khodinski : à l’extrémité, s’élevaient des pyramides de timbales en étain aux armes impériales, qui devaient être distribuées à tout venant.

Tout à coup, sans qu’on sût pourquoi, la foule se précipita d’un commun mouvement vers les timbales. La police débordée ne put indiquer les endroits dangereux. En quelques instants les fossés et les tranchées étaient remplis de corps hurlants sur lesquels venaient s’entasser d’autres corps, que d’autres encore piétinaient. Quand on parvint à rétablir l’ordre, on constata que cinq mille personnes avaient perdu la vie dans l’accident !

Le tsar fit annoncer que la famille de chaque victime recevrait mille roubles sur sa cassette privée. Mais il ne voulut pas écouter les jeunes grands-ducs qui lui demandaient de décommander toutes les fêtes et de destituer son oncle, le grand-duc Serge. Il se rendit dans l’après-midi au champ de manœuvre où l’orchestre exécuta la cantate comme si rien n’était arrivé et, le soir, il ouvrit le bal avec la tsarine, au palais. Au moment où il commençait à danser, les jeunes grands-ducs quittèrent la salle ostensiblement.

Quand la nouvelle de l’accident se répandit dans l’immense empire, popes et paysans murmurèrent : Le tsar de malheur !

La mère de Nicholas avait voulu le marier à une princesse d’Orléans, fille du prétendant au trône de France. Avec obstination, le tsarevitch répétait : Je n’épouserai qu’Alix de Hesse. Cette Alix, bien que petite-fille de Victoria d’Angleterre et nièce du kaiser Guillaume, était de petite maison par son père. À la cour russe où elle avait paru, les courtisans, constatant l’hostilité de la tsarine, lui avaient fait mauvaise figure et ils l’appelaient en riant : la mouche hessoise. Elle en conçut une méfiance farouche de la cour. Nicholas avait enfin obtenu le consentement de son père et il avait vu Alix dans une petite cour allemande à l’occasion du mariage d’une autre petite-fille de la reine Victoria. Mais, timide, il n’osait faire la « grande demande ». Guillaume d’Allemagne, plus hardi, avait réglé la question. Faisant venir Nicholas dans sa chambre un beau matin, il lui mit un casque sur la tête, des fleurs dans les bras et lui dit : « Maintenant, en avant ! Nous allons demander la main d’Alix ».

Devenue tsarine, sous le nom d’Alexandre Feodorowna, Alix se fit fervente orthodoxe et elle tomba dans un mysticisme exalté. Plus têtue encore que son mari, elle considérait celui-ci véritablement comme l’incarnation de Dieu sur la terre. L’empire russe était une autocratie, mais non pas une despotie. Le tsar faisait les lois qu’il voulait, mais, tant que les lois n’étaient pas abrogées, il devait s’y soumettre autant que ses sujets. La tsarine ne le comprenait pas : pour elle, rien ne devait limiter la puissance du tsar.

Elle n’admettait même pas que les autres membres de la famille royale ou des ministres pussent dire un mot sur les affaires de l’État. C’est pourquoi le couple impérial se terra dans le château de Tsarkoie-Sélo où même les parents les plus rapprochés étaient rarement admis.

Dans cette solitude effrayante pour des souverains, le couple sentait parfois la nécessité d’une présence étrangère. Alors il faisait appel à des êtres fantastiques qui ne se recommandaient que par un mysticisme dévoyé et dont le dernier en date fut le sinistre Raspoutine.

Le premier fut un nommé Klopov, qui voulait devenir le « sécheur de larmes » impérial de Nicholas II. Son but était de parcourir l’empire pour redresser tous les torts. Le tsar s’y laissa prendre. Il donna à Klopov 300 roubles et un papier écrit de sa main enjoignant à toutes les autorités russes d’accomplir tout ce que Klopov exigerait d’elles. Armé d’un tel pouvoir, l’homme s’en alla par l’empire, ouvrant les prisons, abrogeant des lois, causant un indescriptible tohu-bohu jusqu’à ce que les ministres eussent enfin fait comprendre à l’empereur la nécessité d’abroger les pouvoirs conférés au petit propriétaire foncier Klopov.

Witte le puissant ministre, méprisait le tsar qui « cherchait toujours des chemins détournés et, par ces chemins détournés, arrivait toujours au même but : un sale bourbier ou une flaque de sang ».

Le couple impérial alla jusqu’à s’engouer d’un ancien boucher lyonnais devenu spirite pour augmenter ses revenus. Le boucher-spirite de Lyon vint à la cour moscovite où on le combla d’honneurs, qu’il sut exploiter comme il convenait.

Cela ne suffisait pas encore. Nicholas dénicha une espèce d’ermite qui venait de mourir. Sur la foi de vagues racontars, il s’imagina que cet ermite, du nom de Séraphime, intercéderait si bien dans le ciel qu’il ferait naître le fils attendu vainement par le couple impérial qui n’avait encore que quatre filles. En dépit du Saint Synode et des dignitaires de l’Église, il canonisa Séraphime au mépris de toutes les lois ecclésiastiques et il institua un culte exagéré au nouveau saint. Quand le tsarevitch naquit enfin, le tsar ne voulut pas entendre les gens qui venaient lui représenter que Séraphime n’avait peut-être pas eu une vie exemplaire.

C’est le même mysticisme, éloigné de la réalité, qui devait donner naissance à la fatale guerre avec le Japon, en 1904. Nicholas aimait d’un amour mystique les régions extrême-orientales de son empire. Il rêvait au jour où la puissante paysannerie sibérienne conquerrait l’Orient païen et ajouterait à l’éclat de la couronne russe. Déjà, l’influence de la Russie se faisait sentir puissamment dans l’Orient. La Russie ne dominait-elle pas en Mandchourie ? N’avait-elle pas construit une forteresse à Port-Arthur, en plein territoire chinois ?

Le tsar voulut annexer la Corée à son empire. Un capitaine de cavalerie de la garde, Besobrasov, élabora un mirifique projet de conquête pacifique : une compagnie, semblable à l’ancienne compagnie anglaise des Indes, devait accomplir toute la besogne. Moscou fut pris d’un enthousiasme fou, le tsar devint actionnaire de la compagnie. Mais madame Besobrasov disait dans les salons : « Je n’arrive pas à comprendre comment mon mari peut jouer un rôle aussi considérable. On ne s’est donc pas aperçu que c’est un demi-fou ? » Elle ne savait pas que seuls les fous ou les demi-fous plaisaient au tsar.

Ce que le tsar ne savait pas, lui, c’est qu’un peuple de l’Orient était sorti de la léthargie et se préparait, dans le silence, à faire sentir sa puissance.

La guerre eut pour cause aussi les désirs du ministre de l’Intérieur, Plehve. Constatant l’activité grandissante des révolutionnaires, Plehve songea qu’une bonne petite guerre apporterait la diversion nécessaire. La victoire achèverait de consolider le pouvoir. Aussi ne se gêna-t-on point. Le Japon se rebiffa et le tsar déclara la guerre. On sait quel résultat pitoyable il obtint.

Les hostilités terminées par une défaite écrasante, la révolution gronda dans les rues de la capitale russe. Dirigées par le moine Gapone, provocateur au service de la police, les hordes populaires se dirigèrent vers le palais impérial. Une décharge des fusils de la troupe dispersa le rassemblement, mais consacra la désaffection du peuple à l’égard du « petit père le tsar ».

Le grand-duc Serge, oncle de Nicholas, était gouverneur de Moscou. Il régnait par la terreur. Un jour, un anarchiste lança une bombe sur sa voiture et le grand-duc fut tué. Quand la nouvelle de l’attentat parvint au château de Peterhof, où se trouvait la cour, le prince Frédéric-Léopold de Prusse s’habillait pour le dîner. « Naturellement, dit-il à l’aide-de-camp qui lui apportait la nouvelle, le dîner intime est décommandé ». On alla aux renseignements. Le dîner n’était pas décommandé. Le prince de Prusse acheva de s’habiller et descendit au salon. Le tsar et le grand-duc Alexandre s’y trouvaient déjà et riaient à gorge déployée. Le dîner fut extrêmement gai. Le prince de Prusse dit à quelqu’un : « Le tsar ignore encore l’attentat ? — Non, l’impératrice douairière lui a communiqué la nouvelle ». Le Prussien regarda avec effroi l’empereur riant : « Incompréhensible, murmura-t-il, absolument incompréhensible ». Le grand-duc Serge avait été l’oncle préféré de Nicholas !

Quand on avait rapporté à Nicholas la nouvelle de la terrible défaite de Moukden, il jouait au tennis. Ayant lu le télégramme sinistre, il le mit tranquillement dans sa poche et reprit sa partie qu’il joua avec tant d’application qu’il la gagna.

Quelque temps après l’assassinat du grand-duc Serge, le général Kasbitch, gouverneur d’une province orientale, vint rendre compte au tsar de troubles ouvriers qui avaient éclaté dans son gouvernement. Il avait fait appel à la troupe, mais, au moment où la rencontre devait se produire, le général avait adressé aux ouvriers un discours si bien senti que les gens du peuple s’étaient retirés émus et honteux. « Ainsi, conclut le général, je réussis à éviter une effusion de sang et des victimes inutiles. »

Le visage du tsar se crispa en une grimace hideuse. Les poings fermés, il se jeta sur le général et s’écria : « Il fallait tirer, général, tirer dans le tas ! Il fallait les mettre en pièces ! À coup de baïonnettes et de fusils ! »

Le général eut un mouvement de recul. Il descendit les escaliers quatre à quatre et s’enfuit. Le soir même, il remettait sa démission.

Les paroles du tsar avaient été entendues dans l’antichambre. On les connut bientôt dans toute la Russie. Tout le pays chuchotait avec horreur : « Le tsar sanglant, le tsar sanglant ».

27 février  1937.