Histoires, légendes, destins/25

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 199-204).

L’Académie française à la veille de la Révolution


Piron est connu de la foule par son épitaphe :

Ci-git Piron, qui ne fut rien,
Pas même académicien.

À vrai dire, on connaît aussi certain quatrain irrévérencieux, qu’on se garderait de reproduire ici.

Il faudrait savoir si la fameuse épitaphe a bien été gravée sur sa tombe. Petit mystère de l’histoire littéraire que je n’ai pas vérifié, ou que j’ai oublié.

Ce que je veux mettre en lumière, c’est que l’épitaphe, écrite à loisir, est celle d’un écrivain soucieux de se composer un personnage pour la postérité. Ils sont tous de même, involontairement. Aussi, donnent-ils aux événements le « coup de pouce » qui les présentera dans un jour avantageux. Un brin d’exagération ne fausse pas la vérité, ou si peu ; il suffit à changer du tout au tout l’aspect de cette vérité.

Piron fut académicien. Il le fut peu de temps, trop peu de temps à son gré. Ainsi s’expliquent ses deux vers. En juin 1753, l’Académie l’élisait dans les formes. Vingt-quatre heures après, le roi, qui exerçait le droit de veto sur toutes les élections, rejetait celle du licencieux poète.

Pour couper court aux commentaires, Sa Majesté exprima le désir qu’il fût donné un remplaçant à Piron avant dix jours.

Le 1er juillet 1753, Buffon était élu, par l’intervention du duc de Richelieu. Or Buffon, la fois précédente, s’était galamment retiré devant Piron. On lui tenait compte de ce beau geste.

Il succédait à l’évêque Languet de Gergy, qui avait été un esprit à l’opposé de celui de Buffon. Celui-ci décida, en conséquence, et rompant avec la tradition, de ne pas prononcer l’éloge de son prédécesseur. On assure qu’il aurait été marri de faire l’éloge de qui que ce fût. Ne sachant que dire, il composa un chef-d’œuvre, le Discours sur le style, que la culture française doit à un caprice de grand homme.

On lit ces détails dans le troisième volume de La vie secrète de l’Académie française par René Peter.

On y voit bien d’autres choses.

Buffon fut tenu pour grand homme dès ses premiers essais. Peut-être parce qu’il déconcertait. Porté par tempérament vers les sciences mathématiques et physiques, il se donnait à l’observation des animaux. Il n’aimait point les vers, mais il en écrivait, et de pas mauvais. On cite de lui ce quatrain, qu’il écrivit sur les genoux d’une jolie femme :

Sur vos genoux, ô ma belle Eugénie,
À des couplets je songerais en vain ;
Le sentiment étouffe le génie
Et le pupitre égare l’écrivain.

La jeunesse de Buffon fut « vibrante et fougueuse ». À quoi l’on ne reconnaît pas le savant en herbe. Tout jeune, il se prend de mots, à Angers, avec un Anglais, le provoque en duel, le blesse et fuit à Dijon. Peu de temps après, il part pour le midi de la France et le nord de l’Italie, où il rencontre un autre Anglais, le riche et jeune duc de Richmond, avec qui il se lie cette fois. Il se lie surtout avec le précepteur du duc, l’Allemand Hinckmann, si passionné pour la nature qu’il en donne le goût à Buffon.

Celui-ci voulut voir chez eux ces Anglais qui prenaient une telle importance dans sa vie. De l’Angleterre, où il fit un séjour, il rapporta le goût du luxe, de l’élégance et des grandes façons qui devait contribuer à sa célébrité peut-être autant que ses ouvrages écrits en collaboration avec des « nègres ».

La mère de Buffon mourut bientôt. Tout de suite, l’écrivain fut aux prises avec son père, homme ayant largement passé la cinquantaine et qui prétendait épouser une fille de vingt-deux ans. Il l’épousa et Buffon voulut se faire rendre compte de la fortune de sa mère. On allait passer devant les tribunaux, quand Buffon s’aperçut que sa belle-mère était charmante. Les affaires d’argent s’arrangèrent et notre homme vécut en famille, dans les limites des bonnes mœurs et du respect filial.

Lui-même, vingt ans plus tard, se prit d’amour pour une demoiselle dont il était l’aîné de vingt-cinq automnes. Il l’épousa et elle le rendit heureux.

Elle le rendit heureux pendant dix-sept ans, après quoi elle mourut. Ce qui le chagrina fort.

Il n’avait pas eu le temps de se consoler qu’une peine cuisante venait y ajouter.

Buffon le fils avait pris le métier des armes. Il avait aussi pris femme, avant d’atteindre sa majorité.

Sa fortune militaire est d’abord éblouissante. De lieutenant, il passe capitaine et on lui donne des emplois flatteurs. Mais on chuchote qu’il le doit non seulement à son mérite, mais au charme de sa femme, que le duc d’Orléans (le futur Philippe-Égalité) a remarquée.

Entendant cela, Buffon le père écrit à son fils de quitter immédiatement l’armée et « feu votre femme ». Le fils obéit.

En ce temps-là, l’Académie n’était pas une sorte de symbole, comme aujourd’hui, mais une assemblée délibérante, où l’on bataillait ferme, naturellement ; où il y avait des partis et des intrigues de couloirs.

On allait bientôt y engager une partie d’importance.

Grâce à l’appui tout-puissant des aimables perruches qu’étaient ces dames de la haute noblesse, les philosophes, Voltaire en tête, avaient résolu d’obtenir la majorité à l’Académie. Ils y furent aidés par Mme de Pompadour. Tant et si bien qu’un jour, le parti adverse s’aperçoit que les philosophes vont enfin réaliser leur ambition. Tous les gros bonnets de l’Encyclopédie se trouvent sous la coupole, à l’exception de Rousseau, de Diderot et de Condillac.

Le parti des dévots, comme on disait, résolut de se lancer à l’attaque.

Justement à cause de certains micmacs, Lefranc de Pompignan venait d’être élu, sans concurrent. Cette gloire lui monta à la tête et, lors de sa réception, il fit un discours d’une violence inouïe contre la philosophie et les philosophes qu’il signala comme des dangers publics.

Le pauvre ! Les philosophes n’en firent qu’une bouchée. Voltaire fit la croisade des quand, des qui, des quoi, des car, des ah ! des oh !, en raison du nombre de ces mots dont était parsemée la diatribe de Pompignan. On lui dénie son titre de marquis, on l’assimile au bourgeois-gentilhomme, on ne lui épargne rien. Pour comble, les gens de son parti restent cois, aucun ne prend sa défense. Voltaire, enfin le terrasse par sa satire de la Vanité. Pompignan, s’enfouissant dans son Languedoc, ne reparut jamais à Paris.

Le parti philosophe prenait bientôt sa revanche en élisant La Condamine, savant qui avait un joli brin de plume.

Le lendemain de son élection, un quatrain courait dans Paris :

La Condamine est aujourd’hui
Reçu dans la troupe immortelle.
Il est bien sourd : tant mieux pour lui ;
Mais non muet : tant pis pour elle.

L’auteur de cette méchanceté était… La Condamine lui-même.

C’est à lui aussi qu’on doit cette boutade :

Sire Harpagon, confondu par le prône
De son pasteur, dit : « Je veux m’amender ;
Rien n’est si beau, si divin que l’aumône,
Et de ce pas je vais… la demander ».

Notre homme était extrêmement curieux. Passant dans l’appartement de la duchesse, où il demeurait, pendant qu’elle écrivait une lettre, il se pencha sur l’épaule de la dame pour voir ce qu’elle écrivait. Ce que voyant, l’autre mit : « Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n’était derrière moi, lisant ce que je vous écris ». Il protesta avec force : « Ah ! madame, rien n’est plus injuste et je vous assure que je ne lis pas ».

Il mourut héroïquement, s’étant offert à un jeune chirurgien qui venait d’inventer une méthode nouvelle pour guérir un mal dont souffrait La Condamine. Le chirurgien ne voulait pas, l’autre rétorquait : « Je suis vieux et malade, si vous échouez on dira que la nature y a aidé ; si vous réussissez, je rendrai compte de votre méthode à l’Académie ». Le chirurgien échoua…

La Révolution grondait bientôt. Le parti des philosophes, qui l’avait préparée, en souffrit cruellement. Plusieurs furent guillotinés, les autres durent se terrer au fond des campagnes.

19 mars 1938.