Histoires, légendes, destins/28

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Texte établi par Les Éditions Modernes Limitée (1p. 221-225).

Histoire du grand reportage


Au début du XIXe siècle, l’Exchange Coffee House était, à Boston, le rendez-vous des hommes d’affaires et des politiciens, comme de tous les gens qui se piquaient d’être du bel air. Parmi les agréments que la maison offrait à sa clientèle se trouvaient deux news books, cahiers dans lesquels on inscrivait, dans l’un les nouvelles relatives au mouvement des navires dans l’autre les nouvelles d’intérêt général. Ce service avait tant de vogue que le propriétaire décidait, en 1811, d’envoyer des chaloupes au-devant des navires arrêtés à quelques milles au large pour attendre l’inspection préparatoire à l’entrée au port. Les chaloupes rapportaient, non seulement le nom du navire, de son capitaine et des passagers, mais les nouvelles d’Europe dont on était si friand. Telle a été, en somme, l’origine des agences de presse, aujourd’hui si puissantes et si bien organisées. Oliver Crambing raconte cette histoire dans le livre qu’il vient de publier chez les éditeurs Farrar et Rinehart, sous ce titre : AP, The Story of News. C’est la « biographie » de l’Associated Press.

Jusque-là, les journaux avaient publié des nouvelles, mais d’un intérêt problématique et à l’exactitude douteuse.

Les feuilles de Boston commencèrent à s’alimenter à l’Exchange Coffee House. Bientôt, New-York adoptait la même idée. Le Journal of Commerce décidait d’envoyer un bateau à voile au-devant des navires qui s arrêtaient au Sémaphore, d’où le télégraphe optique transmettait les nouvelles.

Bientôt, paraissait Gordon Bennett, le premier reporter au sens actuel du mot. Il fondait le Herald premier journal à un sou. Ce fut le début de la course à la primeur. Bennett employait des bateaux plus considérables pour la nouvelle étrangère. Il y joignait des courriers à cheval et des pigeons voyageurs, pour la nouvelle domestique. Le journalisme contemporain était fondé.

La lutte que se faisaient les journaux était ruineuse. Un directeur eut l’idée de mettre en commun les ressources de tous, afin d’éviter les doubles emplois. Le Journal of Commerce, le Herald, la Tribune, le Courrier, le Sun et l’Express constituèrent la coopérative à laquelle ils donnèrent le nom d’Associated Press.

La poste à un sou faisait son apparition, étendant le champ de rayonnement des journaux. D’un autre côté, des feuilles d’autres villes s’abonnaient au service des nouvelles. Mais elles restaient distinctes des journaux « associés ».

En 1851, on inaugurait le premier télégraphe. L’Associated Press envoya un représentant à Halifax, qui recueillait les nouvelles apportées par les navires de la Cunard. Il fut le premier correspondant étranger.

Le service prenait des proportions de plus en plus considérables. Pour la première fois dans l’histoire, un reporter s’attacha aux pas d’un candidat à la présidence des États-Unis. Ce candidat était Abraham Lincoln. Vint la guerre civile et, avec elle, la première censure militaire. Puis, ce fut le premier câble transatlantique et aussi le premier correspondant londonien de journaux américains.

La révolution éclatait à Hawaï en 1887. La reine Lilinokalani y perdit son trône. Un correspondant de l’Associated Press se trouvait sur les lieux, mais il n’y avait pas de câble océanique. Or, le capitaine d’un navire en partance refusait d’emporter le reportage jusqu’à San Francisco où il l’aurait remis au bureau du télégraphe. Moyennant $75, un matelot se chargea de cacher le papier sur sa personne.

Deux ans plus tard, éclataient des troubles à Samos. Un correspondant débarquait bientôt à Apia, mais écrivit, au lieu d’un récit de bataille, le compte rendu d’un ouragan terrible qui l’avait salué à son arrivée. Compte rendu si bien fait que la Tribune le publia en brochure.

La même année, des inondations causaient 2,000 morts à Johnstown, en Pennsylvanie. Après un voyage plein de périls, les reporters parvinrent à un endroit de la ligne télégraphique où les poteaux tenaient encore. Aucun bureau dans les environs, évidemment. Alors, l’un d’eux, télégraphiste, grimpa à un poteau et envoya la dépêche directement sur le fil.

Une agence rivale (la lutte recommençait !) s’entendait avec les télégraphistes pour voler les dépêches de l’Associated Press ; on ne comprenait pas l’honnêteté comme maintenant, en ce temps-là. (Il faut dire que les entreprises télégraphiques considéraient les nouvelles un peu comme leur propriété.) L’administrateur de l’AP eut l’idée de joindre, au récit d’une révolte aux Indes, un nom fictif de chef rebelle. Le rival publia le nom sans sourciller : la preuve était faite.

En 1898, lors de la guerre de Cuba, le correspondant de l’AP arrive à un bureau télégraphique, pour constater qu’un rival a déjà expédié sa dépêche, puis fait télégraphier des versets de la Bible afin de monopoliser la ligne. L’homme de l’AP, sans se décontenancer, exige du télégraphiste qu’il envoie son texte au tarif d’urgence avant tout autre, soit à raison de $1.67 le mot. La dépêche coûta $8,000 à l’agence.

Quand vint l’éruption du Mont Pelée, à la Martinique, le correspondant de la Guadeloupe, sans hésiter, fréta un navire qui le mena sur les lieux.

La guerre a toujours fait monter le tirage des journaux et, en conséquence, attiré les correspondants. En 1904, éclatait un grave différend entre le Japon et la Russie. Youalt, correspondant à Port-Arthur, centre des opérations, câblait bientôt au siège social de New-York : « Ai tiré sur vous traite de $80,000 ». L’administrateur trouva qu’il allait tout de même un peu fort. Il approuva totalement, quand il apprit que la somme servait à l’achat d’un navire destiné à transporter les dépêches jusqu’à la prochaine ville chinoise, Chefoo, où la neutralité protégeait contre la censure. La guerre finie, Youalt vendit l’embarcation en réalisant un bénéfice.

Au fort des hostilités, le correspondant Middleton (l’AP avait quelques hommes sur les lieux), mourut de dysenterie. Les deux armées conclurent un armistice à l’heure des funérailles. Les journalistes étaient bien vus en ce bon temps.

À la suite de la grande bataille de Liaoyang que livra Kouropatkin, le correspondant Kiriloff câbla une dépêche coupée brusquement. Un officier de l’artillerie russe la compléta en expliquant que Kiriloff avait été tué d’une balle au poumon. La vie du correspondant de guerre n’est pas sans risques, ainsi qu’on le voit.

En 1904, un chef de bandits nommé Raisuli avait capturé un riche Américain, Ion Perdicaris, et exigeait une forte rançon. Le secrétaire d’État John Hay prépare une belle dépêche diplomatique, dont il remet le texte au correspondant de l’AP venu l’interviewer. « Trop long, s’écrit le journaliste. Voici ce qu’il faut envoyer : Perdicaris vivant, ou Raisuli mort ». Hay se conforma à cet avis et le public américain admira son style qui eut, du reste, plein succès.

Sarah Bernhardt, au cours d’une tournée, prenait le train pour quitter San Francisco. Sur le quai de la gare, elle embrassa un reporter sur chaque joue, une pour l’Appeal, l’autre pour l’Examiner (deux journaux auxquels collaborait le jeune homme) ; puis sur les lèvres : « Pour vous-même », dit-elle. « Je représente aussi l’AP, s’écria le journaliste : 380 journaux à l’ouest du Mississipi seulement ! »

19 mai 1941.