Histoires désobligeantes/Le Vieux de la maison
II
LE VIEUX DE LA MAISON
— Ah ! elle pouvait se vanter d’en avoir de la vertu, Madame Alexandre ! Songez donc ! Depuis trois ans qu’elle le supportait, ce vieux fricoteur, cette vieille ficelle à pot-au-feu qui déshonorait sa maison, vous pensez bien que si ce n’était pas son père, il y avait longtemps qu’elle lui aurait collé son billet de retour pour le poussier des invalos de la Publique !
Mais quoi ! on est bien forcé de garder les convenances, de subvenir à ses auteurs quand on n’est pas des enfants de chiens et surtout quand on est dans le commerce.
Oh ! la famille ! Malheur de malheur ! Et il y en a qui disent qu’il y a un bon Dieu ! Il ne crèvera donc pas un de ces quatre matins, le chameau ?
La fréquence extrême de ce monologue filial en avait malheureusement altéré la fraîcheur. Il ne se passait pas de jour que madame Alexandre ne se plaignît en ces termes de la coriacité de son destin.
Quelquefois, pourtant, elle s’attendrissait lorsqu’il lui fallait divulguer son âme à des clients jeunes qui n’eussent qu’imparfaitement saisi la noblesse de ses jérémiades.
— Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous saviez comme nous l’aimons ! Nous n’avons toutes qu’un cœur pour le chérir. Le métier n’y fait rien, voyez-vous ! On a beau être des déclassées, des malheureuses, si vous voulez, le cœur parle toujours. On se souvient de son enfance, des joies pures de la famille, et je me sens bien relevée à mes propres yeux, je vous le jure, quand je vois aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieillard couronné de cheveux blancs qui nous fait penser à la céleste patrie. Etc. etc.
L’inconscience professionnelle permettait sans doute à la drôlesse de fonctionner, avec une égale bonne foi, dans l’une ou l’autre posture, et l’hôte septuagénaire du grand 12, alternativement habillé de gloire et d’ignominie, croupissait au bord de sa fille, ― dans l’inaltérable sérénité du soir de sa vie, ― comme une guenille d’hôpital sur la rive du grand collecteur.
L’histoire de ces deux individus n’avait, pour tout dire, aucune des qualités essentielles qu’on doit exiger du poème épique.
Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement dénommé papa Ferdinand ou le Vieux, était une ancienne canaille de la rue de Flandre où il exerça naguère trente métiers dont le moins inavouable mit plusieurs fois en danger sa liberté.
Mademoiselle Léontine Bouton, qui devait être un jour madame Alexandre et dont la mère disparut peu de temps après sa naissance, avait été élevée par le digne homme dans les principes de la plus rigoureuse improbité.
Préparée, dès son âge tendre, aux militantes pratiques, elle décrochait, à treize ans, une brillante situation de vierge oblate chez un millionnaire genevois renommé pour sa vertu, qui l’appelait son « ange de lumière » et qui acheva de la putréfier. Deux ans suffirent à la débutante pour crever ce calviniste.
Après celui-là, combien d’autres ! Recommandée surtout aux messieurs discrets, elle devint quelque chose comme un placement de père de famille et marcha, jusqu’à dix-huit ans, dans une auréole de turpitudes.
À ce moment, devenue sérieuse elle-même, à force de se frotter à des gens sérieux, elle lâcha son père dont la pocharde frivolité de crapule, désormais oisive, révoltait son cœur.
Et quinze années ensuite s’écoulèrent pendant lesquelles cet abandonné se rassasia d’infortunes.
Désaccoutumé des affaires, ne retrouvant plus son ancienne astuce, il ressemblait à une vieille mouche qui n’aurait pas la force de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmes ne voudraient plus.
Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s’élever aux premières charges de la Galanterie publique dont ses manières de goujate incorrigible ne lui permettaient pas d’ambitionner la dictature, elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes avec tant d’art et de si ambidextres complaisances, elle se faufila, s’installa, se tassa si fermement aux bonnes ripailles et, n’oubliant jamais d’emplir son verre avant que la bouteille eût achevé de circuler, fut tellement rosse devant Dieu et devant les hommes, qu’elle en vint à pouvoir défier le malheur.
Le malheur, alors, se présenta sous l’espèce falote et fantômatique de son père.
Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout jamais dans le plus insondable gouffre, avait appris que sa fille, sa Titine, quasi célèbre, maintenant, sous le nom de madame Alexandre, gouvernait de main magistrale une hôtellerie fameuse où les princes de l’extrême Orient venaient apporter leur or.
Vermineux et couvert de loques impures, n’ayant « plus un radis dans la profonde et rien dans le battant », il tomba donc chez elle un beau jour et la fortune lui fut à ce point favorable que l’altière pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obligée de l’accueillir avec les démonstrations du plus ostensible amour.
La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu’à l’instant même où, forçant toutes les consignes, il se précipitait dans ses bras, elle se trouvât en conférence avec de rigides sénateurs peu capables de badiner sur le quatrième commandement de la loi divine. L’un d’eux même, remué jusqu’au fond de ses entrailles par cet incident pathétique, ne crut pouvoir se dispenser de la bénir en lui prédisant une interminable vie.
Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indélogeable et inextirpable à jamais. Sous peine d’encourir l’indignation des honnêtes gens et de perdre l’estime fructueuse des mandarins, il fallut le décrasser, l’habiller, le loger et le remplir tous les jours.
L’existence, jusqu’alors douce comme le miel, de madame Alexandre, fut empoisonnée. Ce père fut le pli de rose de sa couche, le pétrin de son âme, la tablature de ses digestions et, tout au contraire de Calypso, elle ne parvenait pas à se consoler du retour d’Ulysse.
Il n’était pourtant pas gênant. Dès le premier jour, on l’avait installé dans la mansarde la plus lointaine, la plus incommode et probablement la plus malsaine. C’était à peine si on le voyait. Il observait fidèlement la consigne de ne pas rôder dans la maison à l’heure des clients et surtout de ne jamais mettre les pieds au Salon.
Il ne fallait rien moins pour déroger à cette loi sévère, que la fantaisie d’un amateur étranger qui demandait quelquefois à voir le Vieux, dont toutes ces dames parlaient avec des susurrements de vénération craintive, comme elles auraient parlé du Masque de Fer.
Pour ces circonstances, il avait un justaucorps écarlate à brandebourgs et une espèce de casquette macédonienne qui lui donnait l’air d’un Hongrois ou d’un Polonais dans le malheur. On l’ornait alors du titre de comte, ― le comte Boutonski ! ― et il passait pour un débris couvert de gloire, de la plus récente insurrection.
Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait les escaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle, quelquefois avec le même torchon, disait avec rage madame Alexandre. Enfin, il faisait les courses des pensionnaires dont il avait la confiance et qui lui donnaient de jolis pourboires.
Aux heures de loisir, l’heureux vieillard se retirait dans sa chambre et relisait assidûment les œuvres de Paul de Kock ou les élucubrations humanitaires d’Eugène Transpire, ainsi qu’il nommait l’auteur des Mystères de Paris et du Juif Errant, les deux plus beaux livres du monde.
Pendant la guerre, naturellement, la maison périclita. Les clients étaient en province ou sur les remparts et l’état de siège rendait les trottoirs impraticables.
L’exaspération de madame Alexandre fut à son comble. Du matin au soir, elle ne cessait d’exhaler sa fureur contre le Vieux qui se racornissait de plus en plus et qu’elle vomissait à pleine gueule, sans interruption.
Elle alla, dans son délire, jusqu’à l’accuser d’avoir allumé le conflit international par ses manigances. Quand fut décidée la rançon des cinq milliards, elle se prétendit frustrée, vociférant que c’était autant de fichu pour son commerce et qu’on devrait bien fusiller tous les vieux salauds qui portaient malheur…
Elle tournait positivement à l’hydrophobie et l’existence devenait impossible.
Il va sans dire que la Commune fut inapte à revigorer son branlant négoce. La clientèle pourtant ne chômait pas. L’établissement ne désemplissait pas une minute. C’était à se croire dans une église !
Mais quelle clientèle, Dieu des cieux ! Des ivrognes rouges, des assassins, des voyous infâmes galonnés de la tête aux pieds, qui se faisaient servir le revolver au poing et qui cassaient tout, et qui auraient tout brûlé si on avait eu l’audace de leur résister.
Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la patronne. Elle crevait silencieusement de peur, en attendant le secours d’En Haut.
Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit tout à coup que les Versaillais venaient d’entrer dans Paris ! Délivrance ! Mais une guigne vraiment noire s’acharnait sur la pauvre créature.
Il arriva qu’une barricade fut dressée au bout de la rue. C’était le moment ou jamais de fermer la porte à triple tour et de faire comme si on était des mortes. Papa Ferdinand fut complètement oublié.
La barricade était prise à deux heures de l’après-midi et les fédérés en fuite abandonnaient le quartier. Bientôt, il ne resta plus qu’un seul être, un mince vieillard dont les pas sonnaient dans le grand silence.
Impossible de ne pas le reconnaître. C’était le gâteux sorti le matin par curiosité et qui, bêtement, fuyait comme un criminel devant les pantalons rouges.
Ceux-ci, pleins de défiance, ne le suivaient pas encore, hésitant à tirer sur un homme d’un si grand âge. Ils accoururent en le voyant s’arrêter à la porte du grand 12.
— Avance à l’ordre et fais voir tes pattes !
Le vieillard, pantelant d’effroi, se précipita sur la sonnette et se mit à carillonner.
— Titine, ma Titine, c’est moi ! Ouvre à ton vieux père.
La fenêtre close du mauvais lieu s’ouvrit alors spontanément et madame Alexandre, ivre de joie, désignant son père aux soldats, leur cria :
— Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu ! Il était tout à l’heure avec les autres. C’est un sale communard, c’est un pétroleur qui a essayé de foutre le feu au quartier.
On n’en demandait pas davantage en ces gracieux jours et papa Ferdinand, criblé de balles, tomba sur le seuil…
Aujourd’hui, madame Alexandre est retirée des affaires et n’habite plus le quartier de la Bourse dont elle fut, si longtemps, la gloire. Elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre cents kilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget.