Aller au contenu

Histoires désobligeantes/Projet d’oraison funèbre

La bibliothèque libre.

V

PROJET D’ORAISON FUNÈBRE


à Gustave de Malherbe.


C’est à peine si quelques-uns savent qu’il vient de mourir. Quand la multitude de ceux qui se croient vivants apprendra sa mort, il y aura sûrement dans les journaux de vives jérémiades clichées sur le grand écrivain défunt « qu’on a eu la douleur de perdre », après l’avoir si bassement détesté pendant sa vie.

Ces lamentations univoques et professionnelles seront ramassées à la pelle, comme la terre des cimetières, par les fossoyeurs de la chronique, jusque sous les pieds de « l’ami de la dernière heure », romancier saumâtre et vulpin, qui avait besoin de cette réclame et qui confisqua son agonie, lui faisant la mort plus amère.

Contentons-nous de le nommer simplement Lazare, ce décédé dans la plus parfaite indigence, qui avait le droit de porter l’une des plus larges couronnes comtales de l’Occident.

— Je suis, disait-il, de la race des Êtres qui font l’honneur des autres hommes.

Il ne voulut donc jamais qu’on lui parlât d’une « autre patrie que l’exil » et la vie, par conséquent, fut merveilleusement chienne pour ce pauvre diable sublime.

Un peu plus tard, lorsque se seront éteintes les flammes postiches de la canicule des admirations après décès, ― un peu ou beaucoup plus tard, ― je parlerai de cette mort dont la tristesse et l’horreur, avec soin dissimulées, sont difficilement surpassables.

Car j’ai fort à dire, je vous assure, et la matière noire surabonde.

Tel n’est pas aujourd’hui précisément mon dessein. Je voudrais seulement, à propos de ce Lazare que tout le monde a le droit de supposer imaginaire, vérifier à la clarté d’un déplorable flambeau, l’adage le plus décisif sur les vieilles aristocraties que la Révolution croit avoir tuées.

« Tout homme est l’addition de sa race ». Ainsi fut condensée, comme sur une lame d’airain, par le philosophe Blanc de Saint-Bonnet, toute l’expérience des siècles.

C’est-à-dire qu’à l’extrémité du dernier rameau d’un grand arbre élu par la foudre, pend toujours un fruit de délectation ou d’épouvante en qui l’essence précieuse fait escale avant de disparaître à jamais.

Quand il s’agit d’une sève glorieuse, comme dans le cas de notre Lazare, le douloureux être chargé de tout assumer, n’est pas seulement le support unique des splendeurs ou des misères, des joies divines ou des deuils profonds, des abaissements ou des triomphes accumulés par tant d’ancêtres. Il faut encore qu’il porte le Rêve de tout cela, qu’il le porte dans le long, l’interminable désert, « de l’utérus au sépulcre », sans qu’une âme puisse le secourir ou le consoler.

Il lui faut subir le miraculeux et redoutable héritage d’une poitrine houleuse de tous les soupirs des générations dont le nom même agonise…

Et ce n’est pas tout, ― ô mon Dieu ! ― car voici le gouffre des douleurs.



La destinée de Lazare fut si extraordinaire que sa vie parut comme un raccourci de l’histoire même de la Race altière dont il était la suprême incarnation.

Une espèce d’analogie me fera peut-être comprendre.

Vous rappelez-vous ces chronologiques épitomés qu’infligèrent à notre enfance des pédagogues inassouvis de malédictions ? Chaque époque est condamnée à respirer entre quatre pages étroites, en ces opuscules suffocants où les événements les plus éloignés, les plus distincts, sont empilés et pressés à la manière des salaisons dans la caque d’un exportateur.

Charlemagne y compénètre Mérovée, les premiers Valois ne font qu’un mastic avec les Valois d’Orléans ou les Valois d’Angoulême, Henri III crève les côtes à Charles le Sage, François Ier s’aplatit sur Louis le Gros, Ravaillac assassine Jean Sans Peur et c’est à Varennes que Louis XIV a l’air de signer la Révocation de l’Édit de Nantes. Etc. Tout recul est impossible et le chaos indébrouillable.

Lazare, dernier du nom, et n’ayant plus rien devant lui que le Goujatisme grandissant de la fin du siècle, était lui-même, en quelque manière, un de ces terribles abrégés.

Incapable de s’ajuster à la vie contemporaine qui le pénétrait de dégoût, il résidait au fond de son propre cœur, tel que, dans son antre, un dragon d’avant le déluge, inconsolable et hagard de la destruction de son espèce.

Il portait vraiment en lui les âmes de tous les grands de sa Maison et la liste en était longue. Il confabulait avec leurs ombres, ne cherchant pas irrespectueusement à les démêler, bien au contraire, et finissant par être heureux de ne plus savoir ce qui revenait, en bonne justice, à chacune d’elles.

Il était, d’ailleurs, un de ces rares adeptes qui nient la mort, se persuadant que l’autosurvie est un acte simple de la volonté, et qu’il est incomparablement plus facile de s’éterniser que de finir.

Selon lui, la mort dont parlent tant les imbéciles n’était qu’une imposture, une insoutenable imposture inventée par les fabricants de couronnes et les marbriers.

Il avait même écrit, pour son usage personnel, une fantaisie, ― hégélienne, hélas ! ― sur cet objet, en vue d’établir qu’êtres et choses ne peuvent avoir d’autre maintien devant l’Infini que celui qu’il plaît à notre conscience de leur accorder.

Il vivait donc au milieu d’un groupe superbe dont il avait, depuis longtemps, obtenu la résurrection, ― nullement ému d’aboucher ensemble des guerriers ou des magistrats séparés par toute la largeur des siècles, et dont la personnalité même se perdait pour lui dans l’admirable cohue des individus de son sang.



L’existence infernale de cet homme est suffisamment connue. On en fait une légende merveilleuse, quoique les circonstances bizarres, dont l’imagination de quelques-uns l’a surchargée malicieusement, aient été beaucoup plus rares, en réalité, qu’on ne le suppose.

Le trouble célèbre de son esprit n’était, au fond, que le trouble de sa pauvre âme et c’était, comme cela, bien assez tragique.

J’ai dit que sa vie se trouva configurée à l’Histoire même de sa Race et que tel fut le principe de douleurs sans nom. Mais comment faire entendre un pareil langage ?

Cette histoire qui est juste au centre de l’Histoire universelle et qu’on apprend si mal dans les écoles, était, en lui, tout à fait vivante et contemporaine. Elle le brûlait, le dévorait comme une flamme furieuse dont il eût été l’aliment dernier.

Dans la flagrance des tortures, ses moindres gestes récupéraient aussitôt les gestes anciens de la Lignée quasi royale tout entière qui mourait debout dans les ventricules de son cœur.

Très peu le comprirent, et ceux-là, que pouvaient-ils pour un si grandiose malheureux ? Dieu lui-même, le Dieu Moloch ne voulant plus d’aristocratie, l’holocauste s’imposait.

Le génie littéraire lui avait été donné par surcroît, mais ce fut la broutille de son supplice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qu’ils avaient été beaux les commencements ! On avait vingt ans, on éblouissait les hommes et les femmes, toutes les fanfares éclataient sur tous les seuils, on apportait au monde quelque chose de nouveau, de tout à fait inouï que le monde allait sans doute adorer, puisque c’était le reflet, l’intaille fidèle des primitives Idoles.

Qu’importait qu’on fût très pauvre ? N’était-ce pas une grandeur de plus ? On avait, d’ailleurs, une besace pleine de fruits qui ressemblaient à des étoiles, ramassés à pleines mains dans la forêt lumineuse, et on ne doutait pas de l’Espèce humaine.

Mais on s’aperçut un jour que le peuple, dégoûté du pain, réclamait à grands cris des pommes de terre, qu’il voulait qu’on lui frottât la plante des pieds avec le gras des petits boyaux des Princes de la Lumière, ― et ce fut le commencement de l’agonie qui dura trente ans.

Elle eut trop de témoins pour qu’il soit nécessaire de la raconter. Le courage, d’ailleurs, me manque. Je ne me réserve, comme il fut dit un peu plus haut, que la dernière et suprême phase très ignorée, celle-là, très profondément ignorée, je vous assure, et dont je veux être le divulgateur implacable.

Nous verrons alors la couleur du front d’un certain pontife.