Histoires désobligeantes/Terrible châtiment d’un dentiste
IX
TERRIBLE CHÂTIMENT D’UN DENTISTE
— Enfin, monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire ce que vous désirez ?
Le personnage à qui s’adressait l’imprimeur était un homme absolument quelconque, le premier venu d’entre les insignifiants ou les vacants, un de ces hommes qui ont l’air d’être au pluriel, tant ils expriment l’ambiance, la collectivité, l’indivision. Il aurait pu dire Nous, comme le Pape, et ressemblait à une encyclique.
Sa figure, jetée à la pelle, appartenait à l’innumérable catégorie des faux mastocs du midi que nul croisement ne peut affiner et chez qui, cependant, tout, jusqu’à la grossièreté même, n’est qu’apparence…
Il ne put répondre sur-le-champ, car il était hors de lui et faisait précisément, à cette minute, une tentative désespérée pour être quelqu’un. Ses gros yeux pleins d’incertitude roulaient, presque jaillissant de leurs orbites, comme ces billes de jeu de hasard qui semblent hésiter avant de choir dans l’alvéole numérotée où va s’accomplir le destin d’un imbécile.
— Eh ! bougre de bougre, exclama-t-il, à la fin, dans un fort accent de Toulouse, ce n’est pas le tonnerre de Dieu peut-être que je viens chercher dans votre boutique. Vous allez me conditionner un cent de lettres de faire part pour un mariage.
— Très bien, monsieur. Voici nos modèles, vous pourrez faire votre choix. Monsieur désire-t-il un tirage de luxe sur beau vergé ou sur japon impérial ?
— Du luxe ? parbleu ! On ne se marie pas tous les jours. Je pense bien que vous n’allez pas m’exécuter ça sur des torche-culs. Tout ce qu’il y a de plus impérial, c’est entendu. Mais surtout ne vous avisez pas de me foutre un encadrement noir, bon Dieu de bon Dieu !
L’imprimeur, simple bonhomme de Vaugirard, craignant d’être en présence d’un fou qu’il ne fallait pas exciter, se contenta de protester avec mesure contre le soupçon d’une telle négligence.
Quand il fut question de libeller la copie, la main du client tremblait si fort que l’ouvrier dut écrire sous sa dictée :
« Monsieur le docteur Alcibiade Gerbillon a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Mademoiselle Antoinette Planchard. La bénédiction nuptiale sera donnée dans l’église paroissiale d’Aubervilliers. »
— Vaugirard et Aubervilliers, ça ne se touche guère ! pensa le typo qui se fit doucement régler.
Évidemment, ça ne se touchait pas. Il y avait bien quinze heures que le docteur Alcibiade Gerbillon, chirurgien-dentiste, errait dans Paris.
Toutes les autres démarches relatives à son mariage qui devait se faire dans deux jours, il venait de les accomplir tranquillement, à la manière d’un somnambule. Seule, cette formalité de la circulaire l’avait bouleversé. Voici pourquoi.
Gerbillon était un assassin privé de repos.
L’expliquera qui pourra. Ayant consommé son crime de la manière la plus lâche et la plus ignoble, mais sans aucune émotion, comme une brute qu’il était, le remords n’avait commencé pour lui qu’à l’arrivée d’une missive imprimée, largement encadrée de noir, par laquelle toute une famille éplorée le suppliait d’assister aux obsèques de sa victime.
Ce chef-d’œuvre typographique l’avait affolé, détraqué, perdu. Il arracha de très bonnes dents, aurifia maladroitement de négligeables chicots, s’acharna sur des gencives précieuses, ébranla des mâchoires que le temps avait respectées, infligeant à sa clientèle des supplices tout à fait nouveaux.
Sa couche d’odontechnicien solitaire fut visitée par de sombres cauchemars, dont grincèrent jusqu’aux dentiers en caoutchouc vulcanisé qu’il avait lui-même construits dans les orifices des citoyens éperdus qui l’honoraient de leur confiance.
Et la cause de ce trouble était exclusivement le banal message qu’avaient accueilli d’une âme si calme tous les patentés notables des alentours, ― Alcibiade étant un de ces adorateurs du Moloch des Imbéciles, à qui l’Imprimé ne pardonne pas.
Le croira-t-on ? Il avait assassiné, véritablement assassiné par amour.
La justice veut sans doute qu’un tel crime soit imputable aux lectures de dentiste qui faisaient l’aliment unique du cerveau de ce meurtrier.
À force de voir dans les romans-feuilletons les situations amoureuses dénouées de façon tragique, il s’était laissé gagner peu à peu à la tentation de supprimer, d’un seul coup, le marchand de parapluies qui faisait obstacle à son bonheur.
Ce négociant jeune et superbement endenté dont il n’avait aucune occasion de dévaster la mâchoire, était sur le point d’épouser Antoinette, la fille du gros quincaillier Planchard, pour laquelle brûlait silencieusement Gerbillon depuis le jour où, lui ayant cassé une molaire tuberculeuse, la charmante enfant s’était pâmée dans ses bras.
On allait publier les bans. Avec la décision rapide qui fait les dentistes si redoutables, Alcibiade avait machiné l’extermination de son rival.
Un matin d’averse torrentielle, le marchand de parapluies fut trouvé mort dans son lit. L’examen médical rendit manifeste qu’un scélérat de la plus dangereuse espèce avait étranglé ce malheureux pendant son sommeil.
Le diabolique Gerbillon, qui savait mieux que personne à quoi s’en tenir, confirma cet avis audacieusement et s’honora d’une logique implacable dans la démonstration scientifique du forfait. Ses mesures, d’ailleurs, étaient si bien prises qu’après une enquête aussi vaine que méticuleuse, la justice fut obligée de renoncer à découvrir le coupable.
Le dentiste sanguinaire fut donc sauvé, mais non pas impuni, ainsi que vous l’allez voir.
Comme il entendait que son crime lui profitât, le marchand de parapluies était à peine sous la terre qu’il commença le siège d’Antoinette.
L’attitude supérieure qu’il avait montrée au cours de l’enquête, les lumières dont il avait inondé ce drame obscur, enfin l’empressement respectueux de sa compassion délicate pour une jeune personne frappée si cruellement, lui facilitèrent l’accès de son cœur.
Ce n’était pas, à vrai dire, un cœur difficile à prendre, une Babylone de cœur. La fille du quincaillier était une vierge raisonnable et bien portante qui ne s’abîma que très peu dans sa douleur.
Elle ne prétendit pas à la vaine gloire des lamentations éternelles, n’afficha point d’être inconsolable.
— On ne vit pas pour les morts, un mari perdu, dix de retrouvés, etc., lui murmurait Alcibiade. Quelques sentences tirées du même gouffre lui dévoilèrent bientôt la noblesse de cet arracheur qui lui parut transcendant.
— C’est votre cœur, Mademoiselle, que je voudrais extirper, lui dit-il un jour. Parole décisive.
Ce mot charmant que l’éducation de la jeune fille lui permit heureusement de savourer, la détermina. Gerbillon, d’ailleurs, était un époux sortable. On s’entendit aisément et le mariage s’accomplit.
Pourquoi fallut-il qu’un bonheur si chèrement conquis fût empoisonné par le souvenir du mort ? La fameuse lettre de deuil dont l’impression commençait à s’effacer, n’avait-elle pas réapparu dans l’imagination de ce meurtrier qui se croyait bêtement dénoncé par elle ? L’avant-veille de son mariage, ― on vient de le voir, ― l’obsession était revenue plus forte, le poussant à la folie, le faisait errer tout un jour, comme un fugitif, dans ce Paris qu’il n’habitait pas, jusqu’à l’heure terrible où il avait enfin trouvé l’énergie de commander ses billets de mariage à cet imprimeur de Vaugirard qui avait certainement deviné son crime.
C’était bien la peine d’avoir été si malin, si débrouillard, d’avoir si bien dépisté la justice et d’avoir, contre toute espérance, obtenu la main d’une femme qu’on idolâtrait, pour en arriver à cette misère d’être fréquenté par des hallucinations !
L’ivresse des premiers jours ne fut qu’un répit. Les fines cornes du croissant de la lune de miel des nouveaux époux n’avaient pas encore cessé de piquer l’azur, qu’il se produisit un germe de tribulation.
Alcibiade, un matin, découvrit le portrait du marchand de parapluies. Oh ! une simple photographie qu’Antoinette avait innocemment acceptée de lui lorsqu’elle se croyait à la veille de l’épouser.
Le dentiste outré de fureur la mit en pièces aussitôt sous les yeux de sa femme que cette violence révolta, bien que la relique ne lui parût pas fort précieuse.
Mais en même temps, ― parce qu’il est impossible de détruire quoi que ce soit, ― l’image hostile qui n’existait auparavant sur le papier que comme le reflet visible de l’un des fragments de l’indiscernable Cliché photographique dont l’univers est enveloppé, s’alla fixer dans la mémoire soudainement impressionnée de madame Gerbillon.
Hantée, dès lors, par ce défunt dont le souvenir lui était devenu presque indifférent, elle ne vit plus que lui, le vit sans cesse, le respira, l’exhala par tous ses pores, en satura par tous ses effluves son triste mari qui fut, à son tour, surpris et désespéré de toujours trouver ce cadavre entre elle et lui.
Au bout d’un an, ils eurent un enfant épileptique, un enfant mâle monstrueux qui avait la figure d’un homme de trente ans et qui ressemblait d’une façon prodigieuse à l’assassiné de Gerbillon.
Le père s’enfuit en poussant des cris, vagabonda comme un insensé pendant trois jours, et le soir du quatrième, s’étant penché sur le berceau de son fils, l’étrangla en sanglotant.