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Histoires désobligeantes/Une idée médiocre

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VII

UNE IDÉE MÉDIOCRE


à Louis Montchal,
dédicataire du « Désespéré »


Ils étaient quatre et je les ai trop connus. Si cela ne vous fait absolument rien, nous les nommerons Théodore, Théodule, Théophile et Théophraste.

Ils n’étaient pas frères, mais vivaient ensemble et ne se quittaient pas une minute. On ne pouvait en apercevoir un sans qu’aussitôt les trois autres apparussent.

Le chef de l’escouade était naturellement Théophraste, le dernier nommé, l’homme aux Caractères et je pense qu’il était digne de commander à ses compagnons, car il savait se commander à lui-même.

C’était une manière de puritain sec, harnaché de certitudes, méticuleux et auscultateur. Extérieurement, il tenait à la fois du blaireau et de l’estimateur d’une succursale de mont-de-piété, dans un quartier pauvre.

Quand on lui disait bonjour, il avait toujours l’air de recevoir un nantissement et sa réponse ressemblait à l’évaluation d’un expert.

Intérieurement, son âme était l’écurie d’un mulet inexorable, de l’espèce de ceux qu’on élève avec tant de sollicitude en Angleterre ou dans la cité de Calvin pour le transport des cercueils blanchis.

Il ne voulait pas cependant qu’on l’imaginât protestant, s’affirmait catholique jusqu’à la pointe des cheveux, ostensiblement mettait à sécher son cœur sur les échalas de la Vigne des élus.

Son fonds, c’était d’être chaste, et surtout de le paraître. Chaste comme un clou, comme un sécateur, comme un hareng saur ! Ses acolytes le proclamaient immarcessible et inéffeuillable, non moins albe et lactescent que le nitide manteau des anges.

Oserai-je le dire ? Il regardait les femmes comme du caca et le comble de la démence eût été de l’inciter à des gaillardises. D’une manière générale, il désapprouvait le rapprochement des sexes et toute parole évocatrice d’amour lui semblait une agression personnelle.

Il était si chaste qu’il eût condamné la jupe des zouaves.

Telle, à larges traits, la physionomie de ce chef.

Qu’il me soit permis d’esquisser les autres.

Théodore était le lion du groupe. Il en était l’orgueil, la parure et c’était lui qu’on mettait en avant lorsqu’il s’agissait de diplomatie ou de persuasion, car Théophraste manquait d’éloquence.

Il est vrai qu’en ces occasions, Théodore se soûlait pour mieux rugir, mais il s’en tirait à la satisfaction générale.

C’était un petit lion de Gascogne, malheureusement privé de crinière, qui se flattait d’appartenir à la célèbre famille, à peu près éteinte aujourd’hui, des Théodore de Saint-Antonin et de Lexos, dont les rives de l’Aveyron connurent la gloire.

On eût été malvenu d’ignorer que ses armes, les fières et nobles armes de ses aïeux, étaient sculptées au porche ou dans un endroit quelconque de la cathédrale d’Albi ou de Carcassonne. Le voyage était trop coûteux pour qu’on entreprît une vérification, inutile d’ailleurs, puisqu’il donnait sa parole de gentilhomme.

Ces armes calquées avec attention sur du papier végétal, à la Bibliothèque nationale, ne me furent pas montrées, mais la devise : Par la sambleu ! m’a toujours paru aussi simple que magnifique.

Bref, ce Théodore fascinait, éblouissait ses amis dont l’ascendance n’était, hélas ! que de croquants. Cependant, il ne pouvait être leur caporal, parce que tout éclat doit céder à la sagesse. C’était le terne mais impeccable Théophraste qui les avait unis en faisceau pour que les orages de la vie ne pussent les rompre. C’était lui qui les maintenait ainsi chaque jour, leur enseignant la vertu, leur apprenant à vivre et à penser, et le bouillant Achille avait noblement accepté d’obéir à l’oraculaire Nestor.

Théodule et Théophile peuvent être expédiés en quelques mots. Le premier n’avait de remarquable que son apparente robustesse de bœuf docile et plein d’inconscience à qui on eût pu faire labourer un cimetière. Il était simplement heureux de marcher sous l’aiguillon et n’avait presque pas besoin de lumière.

Le second, au contraire, marchait par crainte. Il ne trouvait pas le faisceau bien spirituel ni bien amusant ; mais s’étant laissé ligoter par Théophraste, il n’osait pas même concevoir la pensée d’une désertion et tremblait de déplaire à cet homme redoutable.

C’était un garçon très jeune, presque un enfant, qui méritait, je crois, un meilleur sort, car il me parut doué d’intelligence et de sensibilité.

Voici maintenant l’idée misérable, l’imbécile guimbarde d’idée dont ces quatre individus formaient l’attelage. Si quelqu’un peut en découvrir une plus médiocre, je lui serai personnellement obligé de me la faire connaître.

Ils avaient imaginé de réaliser à quatre l’association mystérieuse des Treize rêvée par Balzac. Rêve païen, s’il en fut jamais. Eadem velle, eadem nolle, disait Salluste qui fut une des plus atroces canailles de l’antiquité.

N’avoir qu’une seule âme et qu’un seul cerveau répartis sous quatre épidermes, c’est-à-dire, en fin de compte, renoncer à sa personnalité, devenir nombre, quantité, paquet, fractions d’un être collectif. Quelle géniale conception !

Mais le vin de Balzac, trop capiteux pour ces pauvres têtes, les ayant intoxiqués, cet état leur parut divin, et ils se lièrent par serment.

Vous avez bien lu ? Par serment. Sur quel évangile, sur quel autel, sur quelles reliques ? Ils ne me l’ont pas dit, malheureusement, car j’eusse été bien curieux de le savoir. Tout ce que j’ai pu découvrir ou conjecturer, c’est que, par formules exécratoires, et le témoignage de tous les abîmes étant invoqué, ils se vouèrent à cette absurde existence de ne jamais avoir une pensée qui ne fût la pensée de leur groupe, de n’aimer ou détester rien qui ne fût aimé ou détesté en commun, de ne jamais observer le moindre secret, de se lire toutes leurs lettres et de vivre ensemble à perpétuité, sans se séparer un seul jour.

Naturellement, Théophraste avait dû être l’instigateur de cet acte solennel. Les autres n’auraient pas été si loin.

Employés tous quatre dans le même bureau d’un ministère, il leur fut possible de réaliser l’essentielle partie du programme. Ils eurent le même gîte, la même table, les mêmes vêtements, les mêmes créanciers, les mêmes promenades, les mêmes lectures, la même défiance ou la même horreur de tout ce qui n’était pas leur quadrille et se trompèrent de la même façon sur les hommes et sur les choses.

Afin d’être tout à fait entre eux, ils lâchèrent malproprement leurs anciens amis et leurs bienfaiteurs, parmi lesquels un fort grand artiste qu’ils avaient eu la chance incroyable d’intéresser un instant et qui avait essayé de les prémunir contre la tendance de marcher à quatre pattes comme des pourceaux…

Des années s’écoulèrent de la sorte, les meilleures années de la vie, car l’aîné Théophraste avait à peine trente ans quand l’association commença. Ils devinrent presque célèbres. Le ridicule naissait tellement sous leurs pas, qu’ils durent plusieurs fois changer de quartier.

Les bonnes gens s’attendrissaient à voir passer ces quatre hommes tristes, ces esclaves enchaînés de la Sottise, vêtus de la même manière et marchant du même pas, qui avaient l’air de porter leurs âmes en terre et que surveillaient attentivement les sergots pleins de soupçons.

Cela devait naturellement finir par un drame. Un jour, le combustible Théodore devint amoureux.

On avait aussi peu de relations que possible, mais enfin, on en avait. Une jeune fille que Dieu n’aimait pas crut bien faire en épousant un gentilhomme dont les armoiries embellissaient très certainement la cathédrale d’Albi ou la cathédrale de Carcassone.

Il est bien entendu que je ne raconte pas l’histoire infiniment compliquée de ce mariage qui modifiait, de la manière la plus complète et la plus profonde, l’existence mécanique de nos héros.

Dès les premières atteintes du mal, Théodore, fidèle au programme, ouvrit son cœur à ses trois amis, dont la stupeur fut au comble. D’abord, Théophraste exhala une indignation sans bornes et répandit, en termes atroces, le plus noir venin sur toutes les femmes sans exception.

On faillit se battre et la Sainte-Vehme fut à deux doigts de se dissoudre.

Théodule se liquéfiait de douleur, cependant que Théophile, secrètement affamé d’indépendance et formant des vœux pour qu’une révolution éclatât, mais n’osant se déclarer, gardait un morne silence.

Néanmoins, tout s’apaisa, l’équilibre artificiel fut rétabli ; chaque bloc, un instant soulevé, retomba lourdement dans son alvéole ; et le terrible pion Théophraste, considérant que son troupeau allait, en somme, s’accroître d’une unité, finit par s’épanouir à l’espoir d’une domination plus étendue.

Les inséparables allèrent en corps demander, pour Théodore, la main de l’infortunée qui ne vit pas le gouffre où la précipitait son désir aveugle d’épouser un enfant des preux.

L’enfer commença dès le premier jour. Il avait été convenu que la vie commune continuerait. Les nouveaux époux obtinrent, il est vrai, d’être laissés seuls pendant la nuit, mais il fallut, comme auparavant, que tout le monde fût sur pied à une certaine heure et que nul ne bronchât dans l’observance du règlement le plus monastique.

Théodore dut rendre compte exactement, chaque matin, de ce qui avait pu s’accomplir dans l’obscurité de la chambre conjugale, et la pauvre femme découvrit bientôt avec épouvante qu’elle avait épousé quatre hommes.

L’avenir le plus effroyable se déroula devant ses yeux, au lendemain de ses tristes noces. Elle vit en plein la sottise ignoble du rastaquouère dont elle était devenue la femme et l’avilissant état d’esclavage qui résultait de cette affiliation d’imbéciles.

Ses lettres, à elle, furent décachetées par l’odieux Théophraste et lues à haute voix devant les trois autres, en sa présence. Le bison promena sa fiente et sa bave impure sur des confidences de femmes, de mères, de jeunes filles.

Du consentement de son mari, la tyrannie de ce cuistre abominable s’exerça sur sa toilette, sur sa tenue, sur son appétit, sur ses paroles, ses regards et ses moindres gestes.

Étouffée, piétinée, flétrie, désespérée, elle tomba au profond silence et se mit à envier, de tout son cœur, les bienheureux qui voyagent en corbillard et que n’accompagne aucun cortège.

Dans les premiers temps, le quadrille l’enfermait à double tour, quand il allait à son bureau où l’administration ne lui eût pas permis de la conduire.

De très graves inconvénients le forcèrent à se relâcher de cette rigueur. Alors, elle fut libre ou put se croire libre d’aller et venir, environ huit heures par jour.

Elle ignorait que la concierge, grassement payée, inscrivait ses entrées et ses sorties et que des espions échelonnés dans les rues voisines épiaient avec soin toutes ses démarches.

La prisonnière profita donc de ce simulacre d’élargissement pour s’enivrer d’un autre air que celui du cloître infâme où elle n’osait pas même respirer.

Elle alla voir des parents, d’anciennes amies, elle se promena sur le boulevard et le long des quais. Elle en fut punie par des scènes d’une violence diabolique et devint encore plus malheureuse : car Théodore, en surplus de ses autres qualités charmantes, était jaloux comme un Barbe-Bleue de Kabylie.

C’en était trop. Il arriva ce qui devait naturellement, infailliblement arriver sous un tel régime.

Madame Théodore écouta sans déplaisir les propos d’un étranger qui lui parut un homme de génie en comparaison de tels idiots. Elle le vit aussi beau qu’un Dieu, parce qu’il ne leur ressemblait pas, le crut infiniment généreux parce qu’il lui parlait avec douceur et devint sur-le-champ sa maîtresse, dans un transport d’indicible joie.

Ce qui vint ensuite a été raconté, ces jours derniers, dans un fait divers.

Mais on m’a dit que, le soir même de la chute, les quatre hommes étant réunis, le Démon leur apparut.