Histoires d’hiver

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HISTOIRES D’HIVER


C’était à la Noël d’une des dernières années. J’avais été prié à une battue de loups dans un district de l’intérieur de la Russie. La matinée fut superbe : dix degrés de froid, un clair soleil au ciel bleu, pas un souffle d’air ; de vastes horizons de plaines, tout d’un blanc cru, avec des reflets roses et des traits d’or ; un monde mort et brillant comme une vieille porcelaine de Chine. Sur cette étendue plate, des parties repoussées en saillie ou découpées en creux, qui avaient dû être, durant la saison vivante, des bois, des collines, des rivières, des étangs. Maintenant, ces accidents de la terre n’avaient ni formes ni couleurs ; on les devinait, vagues, perdus, sous le linceul uniforme. Ce monde glacé me rappelait le désert d’Égypte, il en avait ! le silence, la solitude, l’éclat et l’immobilité : de la neige au lieu de sable, c’était la seule différence. Le désert d’Afrique, vieilli, refroidi et blanchi, aura peut-être cet aspect au déclin des siècles.

Nous entrâmes dans la forêt. La neige avait percé et comblé ses plus profondes retraites, les parties basses étaient sourdes et pâles ; sur nos têtes, la lumière se jouait dans une voûte de cristal. Chaque sapin, chaque bouleau semblait taillé dans un diamant géant et s’achevait là-haut en une flamme rose. On eût dit d’une salle de marbre aux colonnes innombrables, supportant des milliers de lustres étincelants de feux. Les rayons couraient, ivres de plaisir, entre les fines broderies et les fleurs de verres qui se découpaient sur l’azur du ciel ; c’était comme un rire fou du soleil dans ce rêve luxueux du vieil hiver. Nous en jouissions d’autant plus que les effets de givre sont fort rares en Russie, vu la constance et la sécheresse du froid.

Les paysans battaient le bois ; quelques loups vinrent montrer à la lisière leurs têtes inquiètes ; ils glissaient hors du fourré sans qu’une branche eût remué ni crié, légers et silencieux comme des souffles d’enfants ; ceux qui échappaient à nos coups de feu forçaient dans la plaine ; on les voyait fuir et se perdre au loin, de petits points gris.

Vers deux heures, les sommets illuminés s’éteignirent brusquement, le ciel s’abaissa. Une ouate épaisse emplit l’espace, voila les objets les plus proches. D’énormes flocons, rares et lents d’abord, puis pressés et tumultueux, nous frappèrent au visage. Ils venaient de tous côtés et remontaient de terre plutôt qu’ils ne tombaient d’en haut. Un vent s’était élevé qui semblait faible et ne faisait pas de bruit ; pourtant il charriait les masses de neige à d’immenses portées. Le froid, insensible auparavant dans l’immobilité de l’air, nous prenait aux yeux et aux lèvres avec d’aigres morsures. Nous remontâmes précipitamment dans nos traîneaux de paysans ; les petits chevaux du village flairaient avec anxiété dans la direction de la route disparue et s’orientaient des naseaux vers la maison. Tout indice s’était évanoui ; pas de lignes à l’horizon ; des ténèbres creuses qui reculaient devant nous. Dans cette nuit prématurée et déloyale, avec de fausses lueurs de jour, dans cette tourmente muette qui dissimulait sa force, on sentait une fureur contenue, le désir et la puissance de nuire à l’homme par surprise, par un guet-apens sournois. Heureusement nous rencontrâmes le lit de la rivière ; il nous fournit une route certaine jusqu’à la maison. Avant la nuit close, nous étions réunis devant le poêle de faïence, autour du samovar qui chantait la chanson monotone des veillées russes.

Ce fut une longue soirée, dure à tuer. Mais pour combattre les ennuis de leur hiver, la Providence a donné aux fils de Rurik deux armes fidèles, les cartes et le thé ; entre le samovar et la table de jeu, les heures russes coulent inoffensives et inutiles, comme une monnaie dépréciée, si abondante que nul n’a jamais songé à l’économiser. Mes compagnons de chasse, des fonctionnaires du district, ne se firent pas prier ; cinq minutes après avoir déposé leurs fusils, ils étaient assis devant le tapis vert, marbré de taches, où chacun disposait méthodiquement un verre d’eau bouillante, un bâton de craie pour marquer ses gains, un briquet, une boîte à tabac en cuivre jaune, avec une vue du couvent de Saint-Serge niellée sur le couvercle. À trois heures du matin, chacun ayant bu huit verres de thé et fait quinze rubbers de whist, il fallut user de persuasion pour les décider à s’aller coucher ; ils s’y résolurent après force promesses de recommencer le lendemain, et s’éloignèrent avec des félicitations mutuelles, de gros rires, en répétant jusque dans leur lit : « Slavnyi déniok ! La bonne petite journée ! »

Simple spectateur, je trouvais ce divertissement moins délicieux, et, vers le soir, la tourmente s’étant calmée, je sortis pour faire un tour dans le village. Je m’arrêtai devant les vitres opaques du cabaret ; les paysans qui nous avaient servi de rabatteurs le matin étaient réunis là ; ils buvaient leurs gains de la journée, qui en eau-de-vie, qui en thé. On organisait un bal ; les filles et les garçons dansaient, c’est-à-dire tournaient en rythmant le pas et en se tenant par la main. Le ménétrier était un petit homme à figure insignifiante, d’âge incertain, d’air souffreteux, cassé et ployé sur lui-même, comme les hommes de peine qui ont porté de bonne heure des poids trop lourds ; on devinait un ancien soldat à la coupe de sa barbe et de ses cheveux, à la souquenille de drap gris qui l’enveloppait et avait dû être jadis une capote d’ordonnance. L’homme grattait trois cordes assez gauchement disposées sur un violon de bois blanc, dégrossi à la hache ; cet instrument primitif était évidemment de la manufacture personnelle du musicien. Quand les danseuses, lasses de tourner, regagnèrent leurs bancs en esquivant les baisers sonores des cavaliers, le ménétrier continua de tourmenter son violon ; assis dans le coin, sous les saintes images, le dos tourné au public, il semblait maintenant jouer pour lui-même : cependant tous l’écoutèrent religieusement, quand, après quelques arpèges irrésolus, il entonna d’une voix chevrotante, en s’accompagnant sur la troisième corde, une chanson populaire du Volga : je la reconnus, l’ayant entendu chanter l’autre été par les bateliers du fleuve.

« Ô ma barbe, ma petite barbe, – ma barbe de castor ! – tu as blanchi, ma petite barbe, – avant l’heure, avant le temps.

« – Autrefois, si je retroussais fièrement – ma jeune moustache noire, – les belles filles prenaient feu, – les filles des boïars se consumaient d’ardeur.

« – Si je mordais mon poil, – le païen scélérat se jetait à bas de son cheval, – l’Allemand effaré se cachait dans son trou.

— Où sont tes boucles frisées ?

« – Ce n’est pas la neige, ce n’est pas le givre, – qui t’ont flétrie, ma bonne, – qui t’ont faite grise et désolée ; – ce n’est pas le vent, ce n’est pas le méchant ennemi.

« – Celui qui t’a flétrie, c’est l’hôte qu’on n’invite pas, – et cet hôte qu’on n’invite pas c’est le chagrin, ce serpent ! – Ô ma barbe, ma petite barbe, – ma barbe de castor ! »

Je revins à la maison, où l’on m’attendait pour souper. Après souper, mon amphitryon abandonna les joueurs à leurs joies silencieuses et nous commençâmes à causer de choses et d’autres. Michaïl Dmitritch P… était un homme d’un commerce agréable, supérieur au milieu où le sort l’avait jeté. Sa famille faisait bonne figure à Pétersbourg ; il avait grandi dans la capitale, voyagé au dehors et acquis une instruction solide dans les universités d’Allemagne. Après quelques années de service dans l’armée, il s’était poussé à la cour, vivant du meilleur air et contractant des amitiés brillantes. Mais, au décours de la seconde jeunesse, au moment de capitaliser ses chances de parvenir, il avait été pris de cet engourdissement qui saisit très souvent l’homme russe vers le milieu de la vie. C’est une torpeur critique, faite pour moitié de paresse et pour moitié de nihilisme philosophique ; les plus intelligents sont les plus sujets à cette rupture de la volonté, qui laisse la pensée intacte ; celle-ci se dépense dans le vide, le cerveau devient une machine qui chauffe sur place et produit de la force perdue, l’appareil de transmission s’étant brisé.

Michaïl Dmitritch avait alors hérité de ce domaine éloigné et s’y était retiré. Il y faisait un peu d’agronomie, sans grandes illusions sur les résultats de ce passe-temps. Il s’adonnait à l’étude des questions économiques, c’est-à-dire qu’il les mûrissait en fumant sa pipe et en discutant des soirées entières avec le maréchal de noblesse ou avec le juge de paix. Le premier étant un réactionnaire féroce et le second un rouge avéré, Michaïl Dmitritch possédait sur chaque question une solution autoritaire et une solution libérale qui prévalaient à tour de rôle dans son esprit, suivant l’interlocuteur rencontré la veille. Quand il était trop tourmenté par les antinomies des problèmes sociaux, M. P… relisait un chapitre de Kant, ou l’Introduction à la synthèse négative, du professeur Verblioudovitch ; son esprit trouvait dans ces lectures un secours digestif, si je puis dire ; le mélange d’apaisement et d’excitation légère que procure le cigare après dîner. Son intelligence se plaisait dans cette vapeur de pensée, comme son corps dans la vapeur du bain russe, dans l’atmosphère tiède qui n’est ni de l’eau ni de l’air, mais un brouillard doux.

Pour garder plus de liberté et d’ampleur à ces études abstraites, mon ami les séparait sagement des réalités mesquines de l’existence. Ainsi, Michaïl Dmitritch travaillait plus spécialement la réforme de l’administration provinciale, l’amélioration du sort des paysans, l’extinction de l’ivrognerie et l’assimilation, des Israélites ; cela ne l’empêchait pas de vivre en excellents termes avec les vieux abus, d’héberger volontiers les officiers de police du district, concussionnaires notoires mais bons diables, et d’affermer très cher le cabaret communal à un juif qu’il maltraitait.

Si l’on croit après cela que M. P… était une nature médiocre, je me suis mal fait comprendre. Il était incapable d’agir et de se décider, il en était incapable avec volupté, voilà tout ; mais son esprit avait de l’étendue, plutôt trop de richesses, trop de vues, et de trop longue portée. Ces vues n’étaient ni moins ingénieuses, ni moins plausibles, ni moins contradictoires que celles de votre journal favori, où écrivent des gens de si grande valeur. Excellent voisin et bon maître, au demeurant, serviable, sensible, vibrant pour les intérêts et la grandeur de sa patrie, toujours prêt à en parler éloquemment ; la parole ayant été donnée à l’homme russe pour servir de dérivatif à des rêves puissants, qui feraient éclater sa tête et son pays, si par malheur il était né muet.

— Eh bien ! dit mon hôte, vous avez été voir danser nos paysans. Étaient-ils très en train ?

— Comment vous dire ? Votre peuple est incompréhensible. Dans toutes les manifestations de son génie, je remarque, d’une part, un grand fonds d’insouciance et de bonne humeur ; d’autre part, un accent de tristesse navrante ; et je peux d’autant moins concilier ces deux traits de caractère, qu’ils se produisent au rebours de ce qu’attend la logique : ce peuple s’acquitte avec enjouement des devoirs pénibles, sa mélancolie se trahit dans ses plaisirs et ses chansons.

— Ah ! vous vouliez concilier !… Votre logique s’étonne !… Que vous êtes bien un fils de Descartes et de Rousseau, tout cuirassé de petits systèmes infaillibles, tout ébahi quand la vie les crève, quand l’univers les déborde !… Vous arrivez avec votre mètre de Lilliput, qui doit tout mesurer ; vous entrez dans un océan inconnu, des vagues déchaînées par tous les hasards d’orage roulent sur vous des fonds du ciel, et vous voulez auner l’océan qui fuit, et vous êtes surpris qu’il emporte, comme des fétus, votre règle et votre raison ! – Tenez, mon cher monsieur, la différence entre vous et moi, c’est que vous vous étonnez quand vous ne comprenez pas quelque chose dans l’univers : moi, je m’étonne et je me défie quand je crois y comprendre quelque chose ; je tiens avec Shakespeare qu’il y a, entre la terre et le ciel, beaucoup plus de noir que la philosophie n’en peut éclaircir.

Vous voulez expliquer le génie de notre peuple. Vous êtes-vous demandé d’où il procède ? Vos savants décident communément que le caractère d’un peuple est déterminé par les origines de la race, par la nature du pays habité, par les vicissitudes historiques subies. M’est avis que ces messieurs négligent quelques milliers d’autres causes. Mais peu importe : je veux bien coucher mon géant sur ce lit de Procuste et je l’examine avec votre lanterne.

La race ? Les sources mystérieuses de l’Inde et de la haute Asie, coulant durant des siècles dans les ténèbres, ont formé ce fleuve trouble ; un beau jour, qui est d’hier, il a surgi à la lumière ; nul ne sait d’où viennent ces eaux muettes. Tout ce que Dieu a remué d’inquiets depuis le temps de Babel, entre la Mer de glace et le Pacifique, entre le Caucase et l’Altaï, tout cela est venu se heurter, se fondre et se taire dans nos déserts ignorés. Regardez-moi ces deux partenaires assis devant vous ; à en juger par les traits de leur visage, l’un descend tout droit du plateau de Pamir, l’autre du plateau de Mongolie. La race ! qui a jamais parlé de la nôtre ? La Bible dit : Gog et Magog. Hérodote connaît les Scythes, « la plus récente de toutes les nations ; plus loin, les Hyperboréens : personne n’en peut rien dire avec certitude : des lieux au nord des régions habitées, invisibles et inabordables… » Voilà tout ce que l’ancien monde sait de nous. Le nouveau nous ignore pendant près de mille ans ; le jour où il s’avise de rechercher Gog et Magog, le Scythe et l’Hyperboréen, quatre-vingts millions d’inconnus se lèvent et répondent : « Je m’appelle Ivan Ivanovitch, je n’en sais pas plus long. » Vous voilà bien avancé, n’est-ce pas ?

Le pays ? – Allez à ma fenêtre : regardez ces mornes étendues ; puis parcourez les vingt degrés de latitude que nous détenons sur le globe, visitez cent autres maisons, regardez à toutes leurs fenêtres : toujours les mêmes tableaux, sans un trait particulier qui les différencie. Ce n’est que solitude, silence, accablement. Du pays bas, plat et blanc. Six mois de mort. Des températures qui devraient tuer jusqu’aux germes de la vie. Soudain, un matin d’été, car nous n’avons pas de printemps, la vie éclate sans transition : et quelle vie ! Hier il n’y avait pas de bourgeons, aujourd’hui il y a des feuilles ; la fleur se hâte, le fruit la suit, un soleil des tropiques brûle cette terre figée, les eaux débordées se précipitent au travers des forêts, c’est joyeux et magnifique, mais toujours immodéré, écrasant. Surtout n’essayez pas d’assujettir notre nature à votre petit compas, bon pour vos terres soumises d’Occident. La terre russe a des rébellions et des ardeurs de vierge, elle se rit de vos efforts. Chez vous, l’homme commande ; ici, il obéit à la nature. L’an dernier, un de vos ingénieurs est venu pour endiguer le fleuve, il a travaillé toute une saison ; cet été, le fleuve russe ennuyé a porté son lit à un kilomètre plus loin, et, de la vallée voisine, il nargue le pauvre homme. Il fallait voir l’embarras de votre savant avec le baromètre, l’anémomètre, qui ne donnaient plus ici que des indications menteuses ; je crois bien ! ses instruments de précision étaient affolés par nos vents, qui tournent d’une mer à l’autre sans rencontrer un mont. On a pu dire de la Russie du Nord, de ce sol mal séparé des eaux, que c’était un reste du chaos oublié par Dieu. – Et maintenant, devinez l’action d’un pays pareil sur l’homme jeté en proie à ses caprices !

Vous parlerai-je de l’histoire ? Je ne veux pas professer un cours : vous savez comme moi que nul peuple n’a été secoué par plus de mains et par des mains plus dures, que nul n’a subi autant de servitudes domestiques et étrangères, autant d’invasions qui ont déteint sur lui ; vous savez qu’il erre depuis longtemps, comme une grande épave, entre l’Europe et l’Asie. – Tenez, j’aime mieux vous dire ma théorie scientifique ; elle en vaut bien une autre. À mon sens, le Russe est le produit de la soupe qu’il mange. Vous la connaissez, la soupe nationale, vous vous la rappelez avec horreur ; on y trouve de tout, du poisson, des légumes, des herbes, de la bière, de la crème aigre, de la glace, de la moutarde, que sais-je encore ? des choses excellentes et des choses exécrables ; on ne devine jamais ce qu’un coup de sonde va ramener de là. Ainsi de l’âme russe ; c’est une chaudière où fermentent des ingrédients confus : tristesse, folie, héroïsme, faiblesse, mysticisme et sens pratique ; vous en retirerez de tout au petit bonheur, et vous en retirerez toujours ce que vous attendiez le moins. Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre ! Si vous saviez jusqu’où elle peut monter ! et de quels bonds désordonnés !

Vous venez de voir les paysans de mon village, une centaine de familles engourdies depuis des siècles sur ce lit de neige, sous ce rideau de sapins. Vous vous êtes dit avec pitié que ce pauvre tas d’hommes n’est guère qu’un prolongement vivant de la forêt, comme elle obscur, impénétrable, sourd aux grands bruits de pensée qui réjouissent et transforment le monde. Cela vous a paru sans intérêt, ces êtres primitifs réduits au minimum d’idées, de besoins et d’activité dont puissent se contenter des créatures humaines. Eh bien ! essayez de remuer ces âmes endormies ; qu’un sentiment, une colère, un coup imprévu les réveille, vous verrez surgir de ce néant des martyrs, des héros, des fous, de quoi remplir une épopée.

Vous me reprochez souvent de rester dans les généralités ; voulez-vous des exemples ? Je pourrais vous conter une histoire qui s’est passée ici, dans les premières années après l’émancipation. Mais vous préférez peut-être remplacer un de ces messieurs à la table de whist, ou lire le Journal de Moscou, qu’on vient de me remettre ?

— Je protestai qu’aucune de ces deux offres ne me séduisait et je priai mon ami, de contenter ma curiosité. Il me fit alors le récit que je vais rapporter.