Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre I

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CHAPITRE I

1492 — 1597


Premiers voyages en Amérique. — Cabot. — L’île de Sable. — Nouvelle-France. — Canada. — Cartier. — Stadaconé. — Hochelaga. — Équipages de Cartier. — Mal-de-terre. — Premières messes. — Troisième voyage de Cartier. — Roberval. — Charlesbourg. — Sauvages du Saint-Laurent. — Voyage de Roberval. — France-Roi. — La route de la Chine. — Jean Alphonse. — Quatrième voyage de Cartier. — Politique des découvreurs. — Cartier et sa famille. — Limoilou. — Décès de Cartier. — Normands et Bretons. — France-Roi. — Noël. — Le marquis de la Roche. — Terreneuve. — Odieure. — Chaton. — Revaillon. — Pontgravé.

L
es Européens qui suivirent les traces de Christophe Colomb en Amérique étaient conduits par cinq inspirations : 1, découvrir des mines d’or et d’argent ; 2, courir les aventures ; 3, trafiquer avec les Sauvages ; 4, répandre le christianisme ; 5, fonder des colonies durables, susceptibles de devenir un duplicata des nationalités du vieux monde : la Nouvelle-Espagne, la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France.

C’est à la réunion de toutes ces idées que le Canada doit la révélation de sa géographie ; et c’est aux deux dernières qu’il doit l’établissement de ses colons.

Il est vrai que, par la suite du temps, des intérêts plus étroits, plus matériels, moins généreux y prirent place ; mais les habitants français de ce jeune pays n’ont jamais oublié l’objet qui animait leurs ancêtres en venant s’y fixer ; ils ont travaillé sans relâche à répandre autour d’eux les principes chrétiens : l’amour de Dieu et les priviléges de l’homme libre.

Ces vérités ne sont pas comprises par tous les écrivains, encore moins par tous les lecteurs. Il est toujours opportun de les faire ressortir et de remettre sous les yeux des étrangers nos traditions nationales, si belles et si honorables pour la race qui, depuis plus de deux siècles, ne cesse de les cultiver.

Nous procédons dans ce travail par ordre chronologique, afin de bien dessiner les phases successives de l’histoire de la race franco-canadienne. Voyons d’abord les temps qui ont précédé notre arrivée en ce pays.

Les rapports de l’Europe avec l’ancienne Amérique étant aujourd’hui assez connus, nous nous bornerons à résumer l’état actuel de la science sur ce sujet. À partir du commencement du XIe siècle, on constate que les Islandais fréquentaient les côtes du continent nouveau et y traitaient avec les naturels, depuis la rivière Potomac en remontant au nord jusqu’au Groënland, où il y avait des villes et un évêché. Les Croisades furent prêchées en Amérique ; on y perçut le denier de Saint-Pierre plus de trois siècles avant la naissance de Colomb. Les antiquaires et les savants ont retrouvé sur la rivière Norembègue (Pentagoët) des indices qu’une population de race blanche a habité ce pays vers le XIIIe siècle. À la même époque, le Nouveau-Brunswick était occupé par les commerçants du nord de l’Europe. On mentionnait aussi des hommes blancs, quelque part sur notre fleuve, dans la direction de Québec. Il y a apparence que le cataclysme ou envahissement du froid (XIVe siècle) mit un terme aux relations des Islandais avec leurs colonies. Le Groënland, de Greenland ou Terre-verte qu’il était, devint un pays de glace, inhabitable. Les banquises se mirent à flotter du Labrador à la Nouvelle-Écosse ; la route du sud, le long des côtes de l’Amérique, se trouva coupée en quelque sorte. Les établissements disséminés dans ces régions furent perdus de vue, et, comme ils n’étaient pas capables de se suffire à eux-mêmes, ils périrent sous les coups des Sauvages. On crut reconnaître, plus tard, dans certains hommes barbus de la Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre, les restes de ces petites populations oubliées, mais dont l’existence est incontestable, selon les archives de l’Islande et quelques documents découverts à Rome. Lorsque les Français pénétrèrent en Acadie, ils virent avec surprise que les chefs des Souriquois ou Micmacs portaient la barbe ; la vénération du signe de la croix y était répandue partout ; certains mots étrangers à la langue de ces peuples ont de la ressemblance avec le vieux langage scandinave, et des bribes de traditions, également conservées parmi eux.

Les voyages et les séjours momentanés des pêcheurs basques et bretons à l’île de Terreneuve, au cap Breton et sur les bords du golfe Saint-Laurent remontent beaucoup plus loin que la découverte officielle de l’Amérique, faite en 1492 par Christophe Colomb.

Jean Cabot, voyageant pour le compte du roi d’Angleterre, aperçut Terreneuve, en 1497, et reçut dix louis de récompense pour cette découverte. C’était mieux que Christophe Colomb, qui venait d’être emprisonné après avoir révélé le nouveau monde aux marins de la vieille Europe. En 1711, on trouva parmi les papiers de l’amiral Walker, naufragé dans le golfe Saint-Laurent, une proclamation déclarant que les Canadiens étaient sujets britanniques en vertu de la découverte de Cabot !

Gaspard Cortéréal (1500), des marchands de Bristol (1502), Jean Denys et Velasco (1506), Thomas Aubert (1508) parcoururent les abords du golfe Saint-Laurent, appelé golfe des Trois-Frères, peut-être en mémoire des trois fils de Cabot. L’Europe consommait la morue de Terreneuve et du cap Breton, mais sans trop s’enquérir du pays où elle était pêchée.

« Il paraît très-singulier que les deux premières tentatives de colonisation faites dans la partie nord du continent américain aient eu pour objectif l’île de Sable, aujourd’hui station d’alarme et de secours, où le gouvernement canadien entretient deux feux pour éclairer la navigation, et des dépôts de provisions en cas de naufrages. Ce fut en 1518 que le baron de Léry fit la première de ces tentatives d’établissement, qui n’eut pour résultat que de laisser sur cette île déserte quelques chevaux, quelques têtes de bétail et des lapins qui se sont multipliés à l’état sauvage. Ces animaux furent, avec la pêche, les seuls moyens de subsistance des colons de la seconde expédition colonisatrice que M. de la Roche déposa sur cette île, en 1578, comme ils ont offert depuis une précieuse ressource aux navigateurs et pêcheurs en détresse. Il ne reste aujourd’hui, des animaux ainsi transplantés au commencement du XVIe siècle, que des lapins qui ont fait garenne et des chevaux dont la troupe semble se maintenir au chiffre d’environ cent cinquante ; le bétail a, depuis plusieurs années, disparu, le troupeau ayant fini par s’éteindre sous l’effet des chasses répétées, exécutées par les équipages des navires de pêche. On voit que cette île inhospitalière, ce banc de sable perdu dans l’océan, a son histoire comme aussi sa légende[1]. »

Dès lors, paraît-il, on avait pris l’habitude de désigner sous le nom de Nouvelle-France tous ces pays, îles et continent qui avoisinent les bouches du grand fleuve et dont l’intérieur était encore très-vaguement connu même aux plus légères distances. Plus tard, ce nom fut aussi donné à une région de l’Araucanie relevant du Chili. De nos jours, un commencement de colonie dans la mer des Indes s’est aussi appelée la Nouvelle-France[2]. Le nom de Canada n’a été adopté qu’à la suite des explorations dans le fleuve même.

C’est au capitaine Jacques Cartier que revient l’honneur d’avoir pénétré assez loin dans le Saint-Laurent pour attacher son nom à la découverte de notre pays. Ce navigateur était de Saint-Malo[3] ; c’est de là qu’il partit, le 20 avril 1534, sur l’ordre de François Ier, avec deux navires d’une soixantaine de tonneaux chacun, montés par soixante et un hommes.

Le 10 mai, il atteignait la côte orientale de Terreneuve, à Bonavista ou Bonnevue, vers l’endroit où, dix ans auparavant, Jean Verazzani s’était arrêté, au cours d’une exploration faite pour le compte de François Ier. Comme la côte dans la direction du sud était connue, Cartier se dirigea au nord, le 21 mai, vit l’île aux Oiseaux et entra (27 mai) dans le détroit de Belle-Isle, qu’il nomma golfe des Châteaux. Les glaces le retinrent dans le havre de Quirpont jusqu’au 9 de juin. Prolongeant alors la côte du Labrador, il entra, le 10 juin, dans le port de Brest, où, le lendemain, fut dite une messe, et il en partit le même jour pour aller dans un havre qu’il appela Saint-Servain (aujourd’hui Rocky-Bay) et y planta une croix. Tous ces lieux étaient fréquentés des Français. Rendu à la baie de Nepetepec, Cartier rencontra un grand vaisseau de la Rochelle. Ils allèrent ensemble à quelque distance de là, à la baie de Checatica qui fut nommée Jacques-Cartier. Le détroit de Belle-Isle se trouvait tellement élargi que les navigateurs ne voyaient plus la terre à leur gauche : ils étaient dans l’embouchure du Saint-Laurent. Cartier parle du Labrador, disant : « Je pense que cette terre est celle que Dieu donna à Caïn. » Il décrit les Esquimaux. Le 15 juin, il fit route au sud, releva Terreneuve à la hauteur du cap Double, autrement pointe Riche ou port à Choix, et visita la côte occidentale de cette île sur une grande longueur, s’arrêtant assez près de son extrémité qui est le cap Ray. Il note dans son journal qu’il croit à l’existence d’un passage entre Terreneuve et le cap Breton, ce qui est juste ; mais le mauvais temps l’ayant rejeté au large, il ne put s’en assurer. Après avoir aperçu les îles de la Madeleine, il poursuivit sa route à l’ouest, et le 30 juin il entra dans la rivière Miramichi, qu’il appela fleuve des Barques parce qu’il y vit des Sauvages dans leurs canots. Le 3 juillet, il eut connaissance d’un grand golfe qu’il nomma, quelques jours plus tard, baie des Chaleurs ; lorsqu’il se fût assuré qu’il n’y avait pas d’ouverture pour pénétrer à l’ouest, sur le chemin de la Chine qu’il se flattait de découvrir, il fit quelques échanges avec les indigènes, puis se remit à suivre les côtes dans la direction du nord, et alla mouiller, le 14 juillet, entre l’île Bonaventure et le cap Percé ; de là il chercha un passage au fond de la baie de Gaspé, ne se doutant pas qu’il l’avait eu devant lui sur la côte du Labrador, et qu’en ce moment même, il l’avait à sa droite ; car le Saint-Laurent était cette ouverture dans les terres qu’il voulait trouver pour se rendre plus à l’ouest. Ses rapports avec les Sauvages de Gaspé furent excellents ; un chef lui confia deux de ses fils à condition qu’il les lui ramènerait l’année suivante. Dans le lieu le plus apparent de la baie, il planta (24 juillet) une croix haute de trente pieds, sur laquelle il plaça un écusson orné de trois fleurs de lys, avec une inscription en grosses lettres taillées dans le bois : « Vive le Roy de France ! » Le lendemain il fit voile comme pour entrer dans le Saint-Laurent, mais il obliqua bientôt au nord-nord-est, rencontra la pointe orientale de l’île d’Anticosti, s’engagea dans le canal qui est entre cette île et la terre du nord, et, le 9 août, il était de nouveau à Blanc-Sablon, d’où il repartit le 15, franchit le détroit de Belle-Isle et arriva à Saint-Malo le 5 septembre. Si la saison n’eût pas été aussi avancée qu’elle l’était, il est probable qu’il eût reconnu le grand fleuve en suivant le passage qui est entre l’île d’Anticosti et la terre du nord, comme il paraît en avoir eu la pensée.

C’était là de véritables découvertes, aussi se montra-t-on désireux à la cour de les poursuivre sans perdre de temps. Cartier reçut de plus amples pouvoirs ; on lui confia trois vaisseaux : la Grande-Hermine, la Petite-Hermine (ainsi baptisée pour ce voyage ; elle portait auparavant le nom de Courlieu) et l’Émérillon, approvisionnés pour quinze mois. Sa commission, datée du 30 octobre 1534, lui ordonne de parachever la navigation des terres déjà observées, et de s’avancer plus loin si possible, selon les désirs du roi. Le 16 mai 1535, jour de la Pentecôte, les trois équipages, réunis dans la cathédrale de Saint-Malo, firent leurs dévotions, entendirent la messe, et, avant que de sortir du saint lieu, monseigneur François Bohier, revêtu de ses habits pontificaux, leur accorda sa bénédiction. Cette scène religieuse nous paraît encore plus imposante que celle de Christophe Colomb partant pour la découverte de l’Amérique.

Les trois navires levèrent l’ancre, à Saint-Malo le mercredi 19 mai, et naviguèrent de concert jusqu’au 25 juin, où ils se perdirent de vue par suite du mauvais temps. Cartier, qui montait la Grande-Hermine, arriva, le 7 juillet, à l’île aux Oiseaux, au nord de Terreneuve ; le 15, il était à Blanc-Sablon et attendit, dans la baie des Châteaux, les deux autres navires qui se montrèrent ensemble le 26. Le 31, ils entrèrent tous trois dans le fleuve. Le 10 août, ils visitèrent une grande baie (Sainte-Geneviève, sur la côte du Labrador) que Cartier nomma Saint-Laurent, d’après le calendrier du jour. Ce nom s’est étendu au golfe et au fleuve qui s’y décharge. Après s’être approché, le 15, de l’île de Natiscotec ou Anticosti, qu’il nomma l’Assomption, le capitaine malouin continua sa course pour voir d’où venait le grand courant d’eau qu’il avait déjà observé, l’année précédente, dans le canal où il se trouvait. Taiguragny et Domagaya, les deux fils du chef de Gaspé, reconnurent le pays qu’ils avaient autrefois visité et qu’ils désignaient comme l’entrée du royaume de Saguenay, riche en mines de cuivre rouge. Selon eux, le grand fleuve de Hochelaga commençait en cet endroit (ils étaient au nord, près la rivière la Trinité) et allait en se rétrécissant jusqu’à Canada (Stadaconé, plus tard Québec), « et va si loin que jamais homme n’avait été au bout. » Le 1er septembre, Cartier entra dans la rivière du Saguenay, mais en sortit bientôt pour continuer sa route vers « Canada, » qu’il fait commencer à la Grosse-Isle, à peu près.

C’est le 14 septembre que les vaisseaux mouillèrent au pied du cap de Stadaconé, à l’entrée de la rivière (aujourd’hui Saint-Charles) que Cartier nomma Sainte-Croix. Donacona, le chef du pays, étant à l’île d’Orléans, avait reçu les Français avec cordialité en leur adressant « une grande prêcherie, » que Taiguragny et Domagaya traduisirent tant bien que mal.

De ce moment date l’histoire du Canada français. Nous allons suivre les découvreurs, en résumant les relations de Cartier qui sont dans la main de tout le monde.

Les Sauvages du Saguenay, du cap Tourmente, de l’île d’Orléans et de Québec se montraient conciliants. Le 16 de septembre, il y en avait plus de cinq cents réunis à la rivière Sainte-Croix, dans le voisinage des vaisseaux. Cartier ayant manifesté le désir de se rendre à Hochelaga, ils lui firent mille récits, plus terribles les uns que les autres, des dangers d’une pareille entreprise. Le 19 septembre, l’Émérillon appareillait avec deux barques. Cartier fut enchanté du pays. Il visita, à quinze lieues de Stadaconé, le chef d’un village appelé Achelacy ou Hachelaï, qui lui fit bonne réception. Le 28, il entrait dans le lac que Thevet (un ami de Cartier) nomme lac d’Angoulême et que Champlain désigna plus tard sous le nom de Saint-Pierre. Comme il avait enfilé le chenal du nord, au lieu de prendre celui du sud qui est profond, Cartier s’arrêta dans les îles du haut du lac, y laissa l’Émérillon (vis-à-vis Berthier) et poursuivit sa route avec les barques (29 septembre). Claude de Pontbriand, Charles de la Pommeraye, Jean Guyon, Jean Poullet, Macé Jalobert, Guillaume Le Breton et vingt-huit mariniers l’accompagnaient. Le 2 octobre, il débarquait à Hochelaga, ayant découvert, cette année, plus de cent cinquante lieues d’un fleuve qui semblait lui promettre la réalisation de son rêve : la route de la Chine. Le lendemain, il marcha vers la montagne qui domine l’île.

Il était escorté de ses gentilshommes et de vingt matelots. Les champs cultivés et la bourgade fortifiée d’Hochelaga, située sur le côteau qui s’étend au pied de la montagne, du côté de la ville actuelle, ravirent les voyageurs français.

Il gravit la montagne, lui donna le nom de Mont-Royal, examina attentivement la contrée environnante, posa des questions sur le cours des eaux qu’il voyait : l’Ottawa et la partie supérieure du lac Saint-Louis, voulut savoir s’il y avait des métaux dans le voisinage, mais ne reçut que de vagues réponses, et s’en retourna, néanmoins, enchanté de tout ce qu’il avait vu. Le peuple d’Hochelaga, son chef en tête, l’avait festoyé et caressé de manière à lui faire entendre qu’ils pourraient se revoir en très-bons termes lorsqu’il plairait aux Français de revenir.

Parti d’Hochelaga le 3 octobre, Cartier rejoignit l’Émérillon le 5 ; deux jours après, il tenta de remonter le Saint-Maurice, qu’il nomma rivière de Fouez ou de Foix (il y planta une croix), visita son ami d’Achelacy qui le reçut froidement, et, le 11, il était de retour à Sainte-Croix, où ses gens avaient bâti un retranchement de pieux muni d’artillerie, car la saison était trop avancée pour entreprendre de repasser en France cette année.

Les motifs qui avaient déterminé François Ier à commander ces explorations sont à peu près ceux que nous avons énumérés en ouvrant ce chapitre, et, à vrai dire, on les retrouve dans toutes les commissions qui nous sont restées de cette époque. Il n’y a pas sujet de s’y arrêter ici, car nous les verrons reparaître par la suite, en temps opportun pour nous en occuper.

Bien que Jacques Cartier n’ait rien fondé dans notre pays, la liste de ses équipages en 1535 n’est pas dépourvue d’intérêt :

Jacques Cartier, capitaine-général ; Thomas Fourmont, Frosmont ou Fromont, capitaine de la Grande-Hermine, cent vingt tonneaux ; Macé Jallobert, Malouin, capitaine et pilote du Courlieu, rebaptisé la Petite-Hermine, soixante tonneaux (Jallobert, ayant épousé Allizon Des Granches, était beau-frère de Cartier) ; Guillaume Le Marié, Malouin, maître du Courlieu ; Guillaume Le Breton-Bastille, Malouin, capitaine et pilote de l’Émérillon, quarante tonneaux ; Jacques Maingart, Malouin, maître de l’Émérillon ; Dom. Guillaume Le Breton et Dom Antoine, aumôniers ; Charles Guillot, secrétaire de Jacques Cartier ; Claude de Pontbriand, échanson du dauphin ; Charles de la Pommeraye, gentilhomme malouin ; De Goyelle, Malouin ; Jean Garnier, sieur de Chambeaux, gentilhomme malouin ; Garnier de Chambeaux, gentilhomme malouin ; Antoine Des Granches, parent de Cartier ; Étienne Noël, parent de Cartier ; Jean Poullet, Malouin ; Michel Donquais, charpentier ; François Guitault, apothicaire ; Guillaume Sequart, charpentier ; Guillaume Énault, charpentier ; Jean Dabin, charpentier ; Jean Duvert, charpentier ; Philippe Thomas, charpentier ; Jean Aismery, charpentier ; Pierre Marquier, trompette ; Samson Ripault, barbier ; Thomas Boulain, Laurent Boulain, Pierre Émery dit Talbot, Michel Hervé, Étienne Reumeuel, Michel Audiepore, Bertrand Lamboste, Richard Le Bay, Lucas père, sieur Fammys, Georges Mabille, Robin Lefort, François Guillot, Julien Gollet, Michel Philipot, Jean Hamel, Jean Fleury, Guillaume Guilbert, Colas Barbe, Guillaume de Guernesé, Eustache Grossein, Guillaume Allierte, Antoine Allierte, Jean Ravy, Guillaume le Gentilhomme, Jean le Gentilhomme, Raoullet Maingart, Pierre Maingart, Michel Maingart[4], François Duault, Hervé Henry, Ivon Le Gal, Jean Colas, Jacques Poinsault, Jacques Duboys, Julien Plantirvet, Jean Go, Michel-Lucas Clavier, Goulset Riou, Jean-Jacques de Morbihan, Pierre Nyel, Legendre-Est. Leblanc, Jean Pierres, Jean Comuyres, Louis Douayrer, Pierre Coupeaulx, Pierre Jonchée, Laurent Gaillot, Charles Gaillot, Guillaume Bochier, Michel Eon, Jean Antoine, Jean Margen, Bertrand Apuril, Gilles Staffin, Geoffroy Ollivier, Jean Gouyon, Philippe Rougemont, natif d’Amboise, âgé d’environ vingt ans, mort du scorbut, février 1536.

L’hivernage de Cartier à Sainte-Croix (1535-36) est surtout remarquable par la maladie qui décima ses hommes. C’était une espèce de scorbut, appelé plus tard mal-de-terre, mais que l’on pourrait qualifier plus proprement de mal-de-mer, parce que, selon toute évidence, il provenait des vieilles salaisons que portaient les vaisseaux. Pour n’avoir pas su se nourrir de viandes fraîches que pouvait produire la chasse, les marins perdirent vingt-cinq ou trente des leurs, ceux-là même, probablement, qui manquent à la liste ci-dessus ; car les trois équipages s’élevaient à cent dix hommes. Les autres malades furent guéris par les Sauvages, qui leur firent boire à cet effet une décoction d’épinette blanche.

La mention d’aumôniers dans la liste que l’on vient de lire est toute à l’honneur de Cartier. Déjà, dans son premier voyage, il avait amené au moins un prêtre avec lui, puisque, rendu, le 10 juin 1534, dans le port de Brest (aujourd’hui baie du Vieux-Fort), sur la côte du Labrador, il écrit : « Le jour de Saint-Barnabé (11 juin), après avoir ouï la messe, nous tirâmes outre ce port vers l’ouest pour découvrir… » et plus loin : « Le treizième jour du dit mois (juin), nous retournâmes à nos navires pour ce que le temps était beau, et le dimanche fîmes dire la messe. Le lundi suivant, qui était le quinzième, partîmes… » Le 6 de juillet, étant à l’entrée de la baie des Chaleurs, il dit avoir entendu la messe. L’année suivante, 6 septembre 1535, il arrive à une île « pleine de beaux et grands arbres de plusieurs sortes ; entre autres y a plusieurs coudres franches que trouvâmes fort chargées de noizilles aussi grosses et de meilleure saveur que les nôtres, mais un peu plus dures ; et pour ce, la nommâmes île aux Coudres. Le septième jour du dit mois, jour de Notre-Dame, après avoir ouï la messe, nous partîmes de la dite île pour aller à mont le fleuve… » Parvenu à Stadaconé, les Sauvages voulurent dissuader Cartier de se rendre jusqu’à Montréal, prétextant des périls extraordinaires. Un chef lui demanda même « s’il avait parlé à Jésus, » sachant que ce nom était tenu en grande vénération par les Français. Cartier lui « répondit que ses prêtres y avaient parlé et qu’il ferait beau temps. » Vers le printemps de 1536, la maladie exerçant des ravages parmi ses hommes, il fit porter en procession une statue de la sainte Vierge près d’un arbre « et ordonna que le dimanche ensuivant, on dirait au dit lieu la messe. » Voilà assez de preuves pour clore toute discussion.

Malgré les rigueurs de l’hiver, Cartier ne se découragea pas. L’expérience est chose trop précieuse pour qu’un homme d’énergie néglige d’en tirer quelque bien. Il comptait revenir. Parti de Québec le 6 mai 1536, il arriva à Saint-Malo le 16 juillet. Durant quatre ans, il sollicita les moyens d’entreprendre une autre expédition. Enfin, le roi, débarrassé des affaires d’Italie, lui prêta l’oreille. Cette fois, il y avait un projet de colonisation, mêlé à d’autres vues il est vrai, mais qui mérite d’être cité tel que nous le connaissons. Cartier avait en cour un puissant auxiliaire dans la personne de Jean-François de la Roque[5], sieur de Roberval, gentilhomme que François Ier avait coutume d’appeler « le petit roi de Vimeu, » à cause de la grande considération dont il jouissait dans sa province, la Picardie. Ayant été nommé, le 15 janvier 1540, seigneur de Norembègue, vice-roi et lieutenant-général en Canada, Hochelaga, Saguenay, Terreneuve, Belle-Isle, Carpont, Labrador, la Grande-Baie (golfe Saint-Laurent) et Baccalaos, il contribua de tout son pouvoir à faire accorder au capitaine malouin les instructions suivantes :

« François, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.

« Comme pour le désir d’entendre et avoir connaissance de plusieurs pays qu’on dit inhabités, et autres être possédés par gens sauvages, vivans sans connaissance de Dieu et sans usage de raison, eussions dès-pie-ça[6] à grands frais et mises, envoyé découvrir les dits pays par plusieurs bons pilotes, et autres nos sujets de bon entendement, savoir et expérience, qui d’iceux pays nous auraient amené divers hommes que nous avons par longtems tenus en notre royaume, les faisant instruire en l’amour et crainte de Dieu et de sa sainte loi et doctrine chrétienne, en intention de les faire remener ès dits pays en compagnie de bon nombre de nos sujets de bonne volonté, afin de plus facilement induire les autres peuples d’iceux pays à croire en notre sainte foi ; et entr’autres y eussions envoyé notre très-cher et bien-amé Jacques Cartier, lequel aurait découvert grand pays des terres de Canada et Hochelaga faisant un bout de l’Asie[7] du côté de l’occident ; lesquels pays il a trouvé (ainsi qu’il nous a rapporté) garnis de plusieurs bonnes commodités, et les peuples d’iceux bien fournis de corps et de membres et bien disposés d’esprit et entendement ; desquels il nous a semblablement amené aucun nombre[8], que nous avons par longtems fait voir et instruire en notre dite sainte foi avec nos dits sujets ; en considération de quoi et de leur bonne inclination nous avons avisé et délibéré de renvoyer le dit Cartier ès dits pays de Canada et Hochelaga, et jusques en la terre de Saguenay[9] (s’il peut y aborder) avec bon nombre de navires, et de toutes qualités, arts et industrie pour plus avant entrer ès dits pays, converser avec les peuples d’iceux et avec eux habiter (si besoin est) afin de mieux parvenir à notre dite intention et à faire chose agréable à Dieu notre créateur et rédempteur, et que soit à l’augmentation de son saint et sacré nom et de notre mère sainte église catholique, de laquelle nous sommes dit et nommé premier fils : par quoi soit besoin pour meilleur ordre et expédition de la dite entreprise, députer et établir un capitaine-général et maître pilote des dits navires, qui ait regard à la conduite d’iceux, et sur les gens, officiers et soldats y ordonnés et établis.

« Savoir faisons que nous, à plein confiant de la personne du dit Jacques Cartier et de ses sens, suffisance, loyauté, prud’homie, hardiesse, grande diligence et bonne expérience, icelui, pour ces causes et autres à ce nous mouvans, avons fait, constitué et ordonné, faisons, constituons, ordonnons et établissons par ces présentes, capitaine-général et maître pilote de tous les navires et autres vaisseaux de mer, par nous ordonnés être menés pour la dite entreprise et expédition, pour le dit état et charge de capitaine-général et maître pilote d’iceux navires et vaisseaux ; avoir, tenir et exercer par le dit Jacques Cartier, aux honneurs, prérogatives, prééminences, franchises, libertés, gages et bienfaits tels que par nous lui seront pour ce ordonnés, tant qu’il nous plaira ; et lui avons donné et donnons puissance et autorité de mettre, établir et instituer aux dits navires tels lieutenans, patrons, pilotes et autres ministres nécessaires pour le fait et conduite d’iceux, en tel nombre qu’il verra et connoîtra être besoin et nécessaire pour le bien de la dite expédition.

« Si donnons en mandement par ces dites présentes à notre amiral ou vice-amiral que prins[10] et reçeu du dit Jacques Cartier le serment pour ce dû et accoutumé, icelui mettent et instituent, ou fassent mettre et instituer, de par nous, en possession et saisine du dit état de capitaine-général et maître pilote ; et d’icelui, ensemble des honneurs, prérogatives, prééminences, franchises, libertés, gages et bienfaits, tels que par nous lui seront pour ce ordonnés, le fassent, souffrent et laissent jouir et user pleinement et paisiblement, et à lui obéir et entendre de tous ceux, et ainsi qu’il appartiendra ès choses touchant et concernant le dit état et charge ; et outre, lui fasse, souffre et permette prendre le petit galion appelé « l’Émérillon[11], » que de présent il a de nous, lequel est jà vieil et caduc, pour servir à l’adoub de ceux des navires qui en auront besoin, et lequel nous voulons être prins et appliqué par le dit Cartier pour l’effet dessus dit, sans qu’il soit tenu en rendre aucun autre compte ni reliquat ; et duquel compte et reliquat nous l’avons déchargé et déchargeons par icelles présentes.

« Par lesquelles nous mandons aussi à nos prévôts de Paris, baillis de Rouen, de Caen, d’Orléans, de Blois et de Tours ; sénéchaux du Maine, d’Anjou et Guienne, et à tous nos autres baillis, sénéchaux, prévôts, alloués et autres nos justiciers et officiers, tant de notre royaume que de notre pays de Bretagne uni à icelui, par devers lesquels sont aucuns prisonniers, accusés ou prévenus d’aucuns crimes quels qu’ils soient, fors[12] de crimes de lèze-majesté divine et humaine envers nous et de faux monnoyeurs, qu’ils aient incontinent à délivrer, rendre et bailler ès mains du dit Cartier, ou ses commis et députés portant ces présentes ou le duplicata d’icelles pour notre service en la dite entreprise et expédition, ceux des dits prisonniers qu’il connoîtra être propres, suffisans et capables pour servir en icelle expédition[13], jusqu’au nombre de cinquante personnes et selon le choix que le dit Cartier en fera, iceux premièrement jugés et condamnés selon leurs démérites et la gravité de leurs méfaits, si jugés et condamnés ne sont, et satisfaction aussi préalablement ordonnée aux parties civiles et intéressées, si faite n’avoit été ; pour laquelle toutefois nous ne voulons la délivrance de leur personne ès dites mains du dit Cartier, s’il les trouve de service, être retardée ni retenue, mais se prendra la dite satisfaction sur leurs biens seulement.

« Et laquelle délivrance des dits prisonniers accusés ou prévenus, nous voulons être faite ès dites mains du dit Cartier pour l’effet dessus dit par nos dits justiciers et officiers respectivement, et par chacun d’eux en leur regard, pouvoir et jurisdiction, nonobstant oppositions ou appellations quelconques faites ou à faire, relevées ou à relever, et sans que, par le moyen d’icelles, icelle délivrance en la manière dessus dite soit aucunement différée ; et afin que le plus grand nombre n’en soit tiré, outre les dits cinquante[14], nous voulons que la délivrance que chacun de nos dits officiers en fera au dit Cartier soit écrite et certifiée en la marge de ces présentes, et que néanmoins registre en soit par eux fait et envoyé incontinent par-devers notre amé et féal chancelier, pour connoître le nombre et la qualité de ceux qui auront été baillés et délivrés ; car tel est notre plaisir. En témoin de ce, nous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes.

« Donné à Saint-Pris[15], le dix-septième jour d’octobre, l’an de grâce mil cinq cent quarante, et de notre règne le vingt-sixième.

« Ainsi signé sur le repli, Par le roi, vous monseigneur le chancelier et autres présens.

« DE LA CHESNAYE.


« Et scellée sur le repli à simple queue de cire jaune. »


Les cinq navires placés sous le commandement de Cartier (la Grande-Hermine était du nombre) jaugeaient ensemble quatre cents tonneaux. Ils partirent le 23 mai 1541 de Saint-Malo, et, après une traversée fatiguante, arrivèrent à Québec le 23 août. Cartier s’attendait à y trouver le sieur de Roberval, qui avait dû, croyait-il, quitter Honfleur avec des colons (toujours des criminels), afin de se joindre aux Malouins dans les environs de Québec. Le temps pressait. Cartier remonta jusqu’à la rivière du Cap-Rouge, fit


MONSEIGNEUR ÉDOUARD CHARLES FABRE.
Évêque de Montréal.

commencer un fort, et, du 27 août au 2 septembre, débarqua partie de son monde ainsi que les animaux domestiques, chèvres, porcs, etc., dont il s’était chargé, puis il écrivit au roi la situation des choses dans une lettre que Macé Jalobert, son beau-frère, et Étienne Noël, son neveu, apportèrent, le 2 septembre, en retournant à Saint-Malo avec deux navires.

Les travaux furent poussés vigoureusement. « Ce pays, écrit Cartier, est aussi propre au labourage et à la culture qu’on puisse trouver ou désirer. Nous semâmes ici (au Cap-Rouge) des graines de notre pays, tel que graines de choux, naveaux, laitues et autres, lesquelles fructifièrent et sortirent de terre en huit jours. »

Dès le 7 septembre, Cartier partait pour Montréal accompagné du capitaine Martin de Paimpont, avec deux barques fournies d’hommes et de vivres pour un assez long voyage. Le poste du Cap-Rouge, à trois lieues et demie au-dessus de Québec, baptisé du nom de Charlesbourg, resta sous les ordres du vicomte de Beaupré.

Dans l’espoir de remonter les sauts qui sont au-dessus de Montréal et d’atteindre le prétendu royaume de Saguenay, riche en mines d’or et d’argent, Cartier se fit expliquer par les Sauvages de Montréal la nature des pays situés au sud et à l’ouest de ce lieu. Il en conclut apparemment que les difficultés dépassaient les ressources mises à sa disposition ; car il se hâta de redescendre à Charlesbourg. On ignore ce qui se passa durant l’hiver 1541-42, sauf que les Français eurent à se défier des Sauvages, qui avaient plus d’un motif de redouter ces étrangers.

Ces Sauvages paraissent avoir été d’une autre nation que celle dont Champlain fit la connaissance, soixante et quelques années plus tard ; néanmoins rien n’est certain là-dessus.

Au temps de Cartier, il y avait bien peu de monde sur la côte du fleuve entre le Blanc-Sablon et la Pointe-des-Monts ; c’étaient des Esquimaux. Dans la région voisine, appelée pompeusement royaume de Saguenay, les Montagnais étaient nombreux ; c’est une branche de la famille algonquine. Ensuite venait le royaume de Canada, dont Stadaconé[16] était comme le chef-lieu, puisque le roi Donnacona y faisait sa résidence ; c’était aussi une tribu algonquine qui obéissait à ce prince sauvage. À Hochelaga, il y avait une forte bourgade habitée par des Iroquois ou des Hurons, qui sont de même race et de même langue. L’intervalle entre ces deux postes (Québec et Montréal) semble avoir été, alors, à peu près inoccupé ; c’était un territoire de chasse. Les Algonquins de Québec redoutaient les habitants de Montréal.

L’agouhanna ou seigneur Donnacona reçut assez bien Cartier l’automne de 1535, et, comme nous l’avons vu, ils conversèrent au moyen de Taiguragny et Domagaya, deux Sauvages de Gaspé qui avaient été amenés en France l’année précédente. Avant de quitter la rivière Saint-Charles, au printemps de 1536, Cartier ne se fit pas scrupule de s’emparer de Donnacona et de quelques-uns de ses compagnons et de les conduire en France. Lorsqu’il revint, cinq ans plus tard, il était fort embarrassé de répondre aux parents qui demandaient à revoir ces malheureux. De là une défiance, ou plutôt une antipathie que l’expédition de Roberval rencontra partout chez les indigènes des environs de Québec. L’un de nos poètes, M. P.-J.-O. Chauveau, a écrit de beaux vers sur cette épisode :

Stadaconé dormait sur son fier promontoire ;
Ormes et pins, forêt silencieuse et noire,
Protégeaient son sommeil.
Le roi Donnacona dans son palais d’écorce
Attendait, méditant sur sa gloire et sa force,
Le retour du soleil.

La guerre avait cessé d’affliger ses domaines ;
Il venait de soumettre à ses lois souveraines
Douze errantes tribus.
Ses sujets poursuivaient en paix, dans les savanes,
Le lièvre ou la perdrix ; autour de leurs cabanes
Les ours ne rôdaient plus.

Cependant il avait la menace à la bouche,
Il se tournait fiévreux sur sa brûlante couche,
Le roi Donnacona !
Dans un demi-sommeil, péniblement écloses,
Voici, toute la nuit, les fastidiques choses
Que le vieux roi parla :

« Que veut-il, l’étranger à la barbe touffue ?
Quels esprits ont guidé cette race velue
En deçà du grand lac ?
Pour le savoir, hélas ! dans leurs fureurs divines,
Nos jongleurs ont brûlé toutes les médecines
Que renfermait leur sac !

« Cudoagny[17] se tait : les âmes des ancêtres
Ne parlent plus la nuit ; car nos bois ont pour maîtres
Les dieux de l’étranger ;
Chaque jour verra-t-il s’augmenter leur puissance ?
J’aurais pu cependant, avec plus de vaillance,
Conjurer ce danger.

« J’aurais pu repousser, loin, bien loin du rivage
Le chef et son escorte, et châtier l’outrage
Par leur audace offert ;
Mais de Cahir-coubat[18] ils ont toute la grève,
Et déjà l’on y voit un poteau qui s’élève,
D’étranges fleurs couvert.
 

Ils ont dû tressaillir dans la forêt sacrée
Les os de nos aïeux ! Ma poussière exécrée
N’y reposera pas.
Les fils de nos enfants, bien loin d’ici peut-être,
Dispersés, malheureux, maudiront un roi traître,
Qu’on nommera tout bas.

« Taiguragny l’a dit : l’étranger est perfide,
Ses présents sont trompeurs, et la main est avide
Qui nous donne aujourd’hui :
Elle prendra demain mille fois davantage,
Mon peuple n’aura plus, bientôt, sur ce rivage,
Une forêt à lui.

« Taiguragny l’a dit : de ses riches demeures,
Où, dans les voluptés, il voit couler ses heures,
Leur roi n’est pas content.
Il lui faudrait encore et mes bosquets d’érables,
Et l’or qu’il veut trouver caché parmi les sables
De mon fleuve géant.

« Jeunes gens, levez-vous et déterrez la hache,
La hache des combats ! Que nulle peur n’arrache
À vos cœurs un soupir !
Comme un troupeau d’élans ou de chevreuils timides,
Tous ces fiers étrangers, sous vos flèches rapides,
Vous les verrez courir.

« Mais inutile espoir ! Leur magie est plus forte,
Et son pouvoir partout sur le nôtre l’emporte ;
Leur Dieu, c’est un Dieu fort !
Quand il fut homme, un jour, dans un bien long supplice,
De ceux dont il venait expier la malice
Ce Dieu reçut la mort.

« Domagaya l’a dit : les tribus de l’aurore
Ni celles du couchant, plus savantes encore,
N’ont jamais inventé
De tourments plus cruels ; mais, chef plein de vaillance,
Le Dieu des étrangers a souffert en silence,
Puis au ciel est monté. »

Ainsi parlait le roi dans son âme ingénue ;
Et lui-même bientôt sur la flotte inconnue,
Il partait entraîné.
Ses femmes, ses sujets hurlèrent sur la rive,
Criant : Agouhanna[19] ! De leur clameur plaintive
Cartier fut étonné.
 

Et prenant en pitié leur bruyante infortune,
Le marin leur promit qu’à la douzième lune
Ils reverraient leur roi.
Des colliers d’ésurgni[20] scellèrent la promesse,
Cartier les accepta ; puis ils firent liesse,
Car il jura sa foi.

Douze lunes et vingt, et bien plus se passèrent,
Cinq hivers, cinq étés lentement s’écoulèrent ;
Le chef ne revint pas.
L’étranger, de retour au sein de la bourgade,
Du roi que chérissait la naïve peuplade,
Raconta le trépas.

Vieille Stadaconé ! sur ton fier promontoire
Il n’est plus de forêt silencieuse et noire ;
Le fer a tout détruit.
Mais sur les hauts clochers, sur les blanches murailles,
Sur le roc escarpé, témoin de cent batailles,
Plane une ombre la nuit.

Elle vient de bien loin, d’un vieux château de France,
À moitié démoli, grand par la souvenance
Du roi François premier.
Elle crut au Dieu fort qui souffrit en silence,
Au grand chef dont le cœur fut percé d’une lance,
Elle crut au guerrier !

Donnacona ramène au pays des ancêtres
Domagaya lassé de servir d’autres maîtres,
Aussi Taiguragni.
Les vieux chefs tout parés laissent leur sépulture,
On entend cliqueter partout comme une armure,
Les colliers d’ésurgni.

Puis ce sont dans les airs mille clameurs joyeuses.
Des voix chantent en chœur sur nos rives heureuses,
Comme un long hosanna.
Et l’on voit voltiger des spectres diaphanes,
Et l’écho sur les monts, dans les bois, les savanes,
Répète : Agouhanna !


La situation précaire de Cartier à Charlesbourg ressemblait beaucoup à celle de l’hiver 1535-36 ; aussi le capitaine malouin se détermina-t-il, au mois de mai 1542, à repartir pour la Bretagne. Rendu au havre de Saint-Jean, Terreneuve, il rencontra Roberval, qui y était depuis le 7 juin ; lui dit que les Sauvages l’avaient incommodé au possible ; que, du reste, le pays était fertile, et que, si l’on voulait chercher des mines, on en trouverait en abondance ; puis il continua sa route sans vouloir écouter Roberval, et rentra mécontent à Saint-Malo, où sa présence est constatée le 16 octobre de cette année.

Roberval n’était pas seul, il s’en faut. Sur trois grands navires pourvus aux dépens du roi, il amenait deux cents personnes, tant hommes que femmes, soldats, matelots, gens du commun en partie tirés des prisons[21] du royaume. Avec lui s’étaient embarqués des gentilshommes, parmi lesquels étaient les sieurs de Saine-Terre ou Senneterre[22], son lieutenant ; de l’Espinay, son enseigne ; le capitaine de Guinecourt, MM. de Noirefontaine, de la Mire, Villeneuve, Talbot, et le pilote Jean Alphonse. Ils avaient quitté la Rochelle le 16 avril.

Roberval se trouva devant Charlesbourg au mois de juillet. Il eut la précaution de fortifier davantage ce poste, qui allait devenir le pivot de ses opérations ; on en changea aussi le nom en celui de France-Roi. La saison d’été étant trop près de finir pour espérer une récolte cette année, deux vaisseaux se mirent en route, le 14 septembre, avec mission de rapporter de France, le plus tôt possible, des vivres et autres secours. Celui qui commandait ces navires, avec injonction à lui faite par Roberval de rester en France, était Senneterre, son propre lieutenant, mauvais sujet dont l’exemple était pernicieux même pour les misérables dont se composait la jeune colonie.

La disette se fit bientôt sentir, et, pour surcroit de malheur, dans le cours de l’hiver, le scorbut enleva cinquante personnes. Cartier, instruit par l’expérience, avait dû prévoir ce triste état de choses lorsqu’il se séparait de Roberval sans lui dire adieu. François Ier ne paraît pas avoir reproché sa démarche au capitaine malouin ; mais Roberval dût la ressentir, toute approuvable qu’elle fût.

Le « petit roi de Vimeu » avait à lutter contre les Sauvages, le climat, le mal-de-terre, la famine et la conduite de ses gens. Ceux-ci composaient une troupe parfaitement indisciplinée. Pour maintenir l’ordre, il fallait recourir au fouet, au cachot, à la potence. Des hommes et des femmes furent fustigés, un nommé Michel Gaillon subit le supplice de la corde, « au moyen de quoi ils vécurent en paix et tranquillité. » Si ces commencements de colonie eussent réussi, observe M. l’abbé Ferland, l’on aurait continué le même système, et Dieu sait quel horrible état de société en serait résulté.

André Thevet, qui a beaucoup connu Roberval, nous le peint d’ailleurs comme un être cruel : « Si quelqu’un défaillait, soigneusement il le faisait punir. En un jour, il en fit pendre six, encore qu’ils fussent ses favoris, entre autres un nommé Galloys, puis Jehan de Nantes. Il y en eut d’autres qu’il fit exiler ayant les fers aux pieds, pour avoir été trouvés en larcin d’objets qui vaudraient cinq sous tournois. » Le même écrivain nous a raconté l’affreuse histoire de Marguerite, nièce de Roberval, abandonnée par lui sur une île déserte. Marguerite d’Angoulème, sœur de François Ier, qui tenait ce récit de bonne source, en fit un roman dès 1549.

Au mois de juin 1543, le fort était occupé par trente hommes sous les ordres du sieur de Royèze, nouveau lieutenant de Roberval. Ce dernier, à la tête de soixante-dix personnes, s’était mis à la recherche du pays imaginaire, ce Saguenay qui recelait l’or et l’argent. Une barque se perdit, huit individus se noyèrent, dont l’un était le sieur de Noirefontaine. La garnison de France-Roy n’avait de vivres que pour vingt-cinq jours, et on lui permettait de repasser en France si elle les épuisait avant que d’avoir revu Roberval ; néanmoins, elle réussit à se maintenir en se rationnant à quatre onces de blé par jour en attendant la récolte.

La tentative de découverte opérée par Roberval en 1543 se rattache à une idée vieille de plusieurs siècles dans l’histoire du commerce et de la navigation des peuples civilisés. Après Marco Polo, qui se rendit en Chine au XIIIème siècle, les nations de l’Europe tentèrent de se frayer un passage vers ce pays, représenté comme la source des plus riches productions qu’il y eût sur le globe. De là les courses aventureuses dont Vasco de Gama, Christophe Colomb et Fernand Magellan sont les héros à jamais célèbres.

Lorsqu’à son tour le navigateur de Saint-Malo, envoyé par François Ier, toucha aux côtes de l’Amérique septentrionale, il avait deux missions importantes à remplir : préparer le salut éternel des Sauvages, et trouver un chemin qui permît d’atteindre l’Asie plus promptement que par les voies connues. Le fleuve Saint-Laurent promettait de se prolonger si loin vers l’ouest, que Cartier crut sérieusement à la réalisation de cette dernière partie de son projet. C’est pourquoi il mit tant de diligence à visiter le Mont-Royal, et à s’enquérir des mers et des rivières qui coulent au-delà. Dans cet espoir, il voulut aussi parcourir les terres du nord à travers lesquelles descend le Saint-Maurice ; il y était surtout entraîné par les Sauvages de Québec, qui lui parlaient d’un prétendu royaume fabuleusement riche, situé dans cette direction et qu’il n’avait pas de peine à prendre pour le Cathay (la Chine) et le Zipangu (le Japon). Par la suite, un meilleur examen de la contrée le convainquit peut-être de son erreur ; car il ne paraît plus s’en occuper, si ce n’est lorsqu’il retourne au Mont-Royal en 1541. Se voyant entouré d’immenses contrées et de cours d’eau infinis, il dût s’apercevoir qu’il était au centre d’un continent plus difficile à traverser que les flots des deux océans.

Roberval profita de son séjour sur le Saint-Laurent pour envoyer Jean Alphonse reconnaître les côtes du golfe et les abords du grand fleuve. Nous avons le routier dans lequel il décrit sa navigation depuis l’entrée du détroit de Belle-Isle jusqu’à Montréal, sans avoir trouvé, bien entendu, le passage de la Chine, qu’il avait surtout mission de découvrir par le Labrador, au cas où il y eût une voie praticable de ce côté.

La route de la Chine est restée forcément, jusqu’à nos jours, l’idée fixe d’un grand nombre de personnages éminents. Nous avons eu l’expédition qui alla échouer à son début, dans l’île de Montréal, et que l’esprit caustique de nos pères commémora en nommant le lieu de la débandade la Chine ; nous avons eu les héroïques voyageurs qui tentèrent de passer d’une mer à l’autre par les régions glacées du pôle nord. Le chemin de fer du Pacifique a enfin franchi les montagnes et les prairies découvertes par nos ancêtres ; la Chine est maintenant à la porte des États-Unis. La France a coupé l’isthme de Suez, qui rapproche l’Europe des comptoirs de l’Asie. M. de Lesseps a attaqué, cette année, l’isthme de Panama. Le chemin de fer du Pacifique canadien est à moitié construit, et sera certainement terminé en 1892, au quatre centième anniversaire du débarquement de Christophe Colomb à San-Salvador.

Le pilote de Roberval est une des curieuses figures de cette époque. Jean Alphonse, « homme des plus entendus au fait de la navigation qui fût en France de son temps, » nous dit Champlain, était né vers 1483, au pays de Saintonge, près de la ville de Cognac. Thevet le qualifie de « capitaine et pilote du roi François I. » Il paraît avoir commencé à naviguer un peu avant l’année 1500 ; il visita toutes les parties du monde, et fut un des premiers qui explorèrent avec soin les côtes du Brésil et l’embouchure du fleuve des Amazones. On a des notes de lui publiées dès 1519. Il écrivit son principal ouvrage de 1544 à 1545. Le poète Melin de Saint-Gelais, qui était Angoumois, lui dédia une pièce de vers, imprimée en tête des Voyages avantureux du capitaine Jean Alphonse. Pour avoir fait la course aux Espagnols un an ou deux après, Jean Alphonse fut mis en prison à Poitiers, « par exprès commandement du roi. » On pense, dit M. Harisse, qu’il fut tué dans un combat naval, avant le 7 mars 1547.

Melin de Saint-Gelais, Lescarbot, Thevet, Rabelais, Cartier, Roberval, Jean Alphonse se connaissaient. Il est curieux de rétablir en quelque sorte, à travers les âges, les rapports que ces hommes distingués avaient entre eux. Jean de Marneuf, poète, qui paraît avoir bien connu Alphonse, a écrit des vers sur ce navigateur :


Neptune avait, sur ses ondes salées,
Son gouverneur, Alphonse aventureux,
Lequel domptait, avec ses nefs voilées,
Ceux qui étaient sur mer les plus heureux.

. . . . . . . . . .

Trembler de peur fait les princes et rois

Par ses boulets, ses volants messagers.
Le citoyen et craintif villageois
Sont assaillis par ses vaisseaux légers.

Étant ainsi garni de bons voiliers
En liberté par le congé du roi,
Et ne manquant d’armes, ni bons guerriers,
Ne craignait plus fortune et son arroy.


Jean Alphonse, pilote, découvreur, écrivain, homme de guerre, est un des types de son siècle, si riche en figures originales.

Cartier avait à se plaindre de Roberval. À peine rentré en France, il avait demandé et obtenu, le 3 avril 1543, que leur cause fût soumise au juge de l’amirauté, le litige portant sur la part afférente des frais des deux personnages dans l’armement des navires de l’expédition ; mais, comme Roberval ne revenait pas, le roi donna commission à Cartier d’aller le prendre avec sa colonie et de les ramener en France, Le découvreur partit donc, vers l’automne de 1543, et retourna le printemps suivant avec les débris de la bande de France-Roy. Le 21 juin 1544, le tribunal donnait gain de cause à Cartier sur tous les points disputés.

Ainsi se termina une tentative de colonisation sur laquelle nous avons dû nous arrêter, non parce qu’elle a produit de bons résultats, mais pour que le lecteur voie bien comment on entendait alors ces sortes d’entreprises.

Roberval continua, après 1544[23] de servir roi à la guerre : il mourut (avant 1556) assassiné nuitamment, dans les environs de Paris, rapporte Thevet.

Les historiens parlent d’une dernière tentative de colonie faite par Roberval, en 1549, qui se serait terminée par un naufrage. Son frère, l’un des plus intrépides militaires de l’époque, avait reçu de François Ier le surnom de « gendarme d’Annibal. »

L’Histoire, qui ne devrait rien idéaliser, a voulu faire de Roberval, Cartier et François Ier des hommes à conceptions profondes, ayant pour point de départ de leurs agissements la propagation de l’Évangile. Nous n’en croyons rien. L’esprit mercantile a tout dominé dans leurs entreprises au Canada. Si, d’une part, le chrétien se révèle dans les pièces officielles de ce temps, on voit très bien que l’exécution était conduite par des hommes de lucre — des chercheurs de mines et de grandes routes commerciales. Les pratiques religieuses accomplies par les équipages de Cartier, à leur sortie de Saint-Malo, étaient dans les mœurs des populations catholiques ; elles le sont encore ; mais elles n’ont jamais influencé les desseins secrets des chefs.

Le foyer d’activité maritime que présentait alors le cercle des armateurs de la Bretagne n’était pas non plus incompatible avec une saine et haute morale. Cartier tenait de ce milieu choisi le caractère qui se dégage de tous ses actes : se recommander à Dieu et devancer ses rivaux dans la carrière qu’il poursuivait. On n’en fera jamais un saint ni un esprit large encore moins de François Ier, dont les débauches ne sont un mystère pour personne, ou Roberval, qui voulut employer de la canaille pour former le noyau de ses comptoirs de traite.

Ce qui frappe davantage durant la période de 1520 à 1550, c’est le désir qu’éprouvaient les Français d’étendre leur commerce à l’Amérique, disant avec raison que le testament d’Adam n’accordait pas tous les pays nouveaux aux seuls Espagnols. On n’en était pas encore arrivé, en Europe, à comprendre l’idée coloniale, pas même celle que Henri IV effleura soixante ans plus tard (1608) grâce à Champlain, que Richelieu pensa réaliser (1627) avec l’aide du même Champlain, et que le grand Colbert adopta définitivement, de 1663 à 1680.

Le Malouin, explorateur et commerçant, parcourait les mers et cherchait fortune sans trop se préoccuper de l’instabilité des affaires politiques ou militaires de la France. Il agissait pour son compte particulier. Le point d’appui de ses armateurs était la Bretagne et non pas l’ensemble du royaume. L’argent, le matelot, le pilote, la construction des navires, tout se trouvait réuni dans sa main. Une telle population devait un jour se personnifier dans un homme, type de la race et du genre de vie qui lui était propre. Jacques Cartier, debout sur


Voici la légende attachée au plan de l’Abitation de Quebecq :


(a) Le magasin.
(b) Colombier.
(c) Corps de logis où sont nos armes et pour loger les ouvriers
(d) Autre corps de logis pour les ouvriers.
(e) Cadran.
(f) Autre corps de logis où est la forge, et artisans logés.
(g) Galleries tout autour des logements.
(h) Logis du Sieur de Champlain.
(i) La porte de l’habitation où il y a un pont-levis.
(l) Promenoir autour de l’habitation contenant dix pieds de large jusque sur le bord du fossé.
(m) Fossé tout autour de l’habitation.
(n) Plateformes en façon de tenailles pour mettre le canon.
(o) Jardin du sieur de Champlain.
(p) La cuisine.
(q) Place devant l’habitation sur le bord de la rivière.
(r) La grande rivière de Saint-Laurent.

la Grande-Hermine, courant à la conquête de terres inconnues, nous le représente sous sa forme la plus acceptable ; aussi voit-on qu’il fut regardé par les siens comme la figure la plus saillante du groupe ; il fut le héros de ces courageux navigateurs qui se taillaient des domaines dans la carte du monde. Son énergie, sa rapidité d’exécution, le coup d’œil infaillible dont il était doué, complètent sa réputation, du reste bien méritée. Nous devons être aussi fiers que les Malouins d’avoir eu pour découvreur de notre patrie un capitaine aussi digne de paraître à la première page de nos annales. Ses fautes, si fautes il y a, sont imputables à l’esprit du temps, et peut-être que, laissé libre d’agir à son gré, il ne les eût pas commises.

Les principales étapes de la carrière de Jacques Cartier sont les suivantes : commençons par sa famille : Jean Cartier, né en 1428, épousa, le 2 novembre 1457, Guillemette Beaudoin et vécut à Saint-Malo. De leurs cinq ou six enfants, l’aîné, Jamet, James ou Jacques, suivant les épellations du temps, naquit le 4 décembre 1458, et épousa, vers 1485, Jeffeline Jansart, à Saint-Malo. De ce mariage provinrent trois enfants, deux filles et un garçon, lequel est le célèbre navigateur, né à Saint-Malo, le 31 décembre 1494. Il était maître-pilote lorsque, le 2 mai 1519, il contracta mariage avec Marie-Catherine Des Granches, fille du chevalier Jacques-Honoré Des Granches, connétable ou gouverneur de la ville et cité de Saint-Malo. Qu’il ait ou non visité les côtes de Terreneuve dans sa jeunesse, il est évident qu’il n’ignorait pas ce que ses concitoyens savaient de ces pays de pêche et de traite. Par l’intermédiaire de Philippe de Chabot, amiral de France, que son beau-père pouvait sans doute approcher, et le vice-amiral Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, Cartier se fit proposer au roi pour aller en découvertes sur la trace de Verazzani, perdu depuis 1525 dans les mers qui avoisinent ce que l’on appelait la Nouvelle-France. Nous avons raconté ce que fit Cartier, de 1534 à 1544. Après son quatrième voyage, il ne reprit plus la mer, dit-on. Il jouissait, cependant, du monopole de la traite du Canada, et, soit par lui-même ou ses parents, il dût l’exploiter. Comme il possédait une maison et un jardin situés près de l’hôpital Saint-Thomas, dans la ville de Saint-Malo, on peut croire qu’il y fit de temps à autre sa demeure ; mais la « maison du Cartier, » autrement appelée « Limoilou, » et qui était dans sa famille depuis au moins l’année 1500, l’attirait davantage. Le joli domaine de Limoilou, près Saint-Malo, se compose de plusieurs fermes bien souvent reconstruites depuis trois cents ans ; il reste, néanmoins, de l’habitation de Cartier un manoir entouré d’un mur élevé, placé sur un plateau agréable qui était la demeure particulière du grand marin. On y arrive par deux portes, de formes très anciennes. L’endroit est connu sous le nom de Portes-Cartier. Le mot « porte, » dans le vieux langage malouin, veut dire aussi « maison de campagne. » François Ier étant mort le 31 mars 1547, sans avoir, croyons-nous, honoré le découvreur du Canada de marques de distinction, son fils, Henri II, lui donna des lettres de noblesse avec le titre de seigneur de Limoilou ; du moins la chose est acceptée par les antiquaires. Ceci paraît avoir eu lieu en 1549, puisque, avant cette date, Cartier est constamment qualifié de « capitaine » dans les actes qui le mentionnent jusqu’au 20 décembre 1548, et que, le 29 septembre 1549, on s’exprime ainsi : « Jacques Cartier sieur de Limoilou, présent dans nos murs » (Saint-Malo). Un acte de naissance, du 15 février 1550, l’appelle « noble homme Jacques Cartier. » L’expression « noble homme » ne prouve pourtant pas la noblesse. Sa présence est constatée la dernière fois au mois d’octobre 1552, et, selon les études qui ont été faites, on a adopté l’année 1555 comme étant celle de son décès. Les recherches n’ont pu faire connaître aucun de ses enfants, si toutefois il en a eu.

La lignée des deux sœurs de Jacques Cartier s’est éteinte, le 9 janvier 1665, dans la personne de Hervée Cartier, descendante de la plus jeune sœur, Bertheline, qui avait épousé son cousin Cartier. La postérité de Jean, Étienne, Pierre et Thomasse, oncles et tante du grand marin, existe encore dans le voisinage de Saint-Malo.

Nous allons poursuivre le récit des voyages faits au Canada après la mort de François Ier. Ce sera la continuation des courses des Malouins en vue de la traite, et nous verrons ensuite apparaître les Dieppois, ou l’élément normand, qui entra en concurrence ouverte avec les Bretons sur ce champ de commerce. Quant au pouvoir, il avait trop d’affaires embarrassantes sur les bras pour tourner son attention de ce côté.

« Cartier eut beau vanter le Canada, qu’il avait découvert, le peu qu’il en rapporta, dit Charlevoix, et le triste état où ses gens y avaient été réduits par le froid et par le scorbut, persuadèrent à la plupart qu’il ne serait jamais d’aucune utilité à la France. On insista principalement sur ce qu’il n’y avait vu aucune apparence de mines, et alors, plus encore qu’aujourd’hui (1720), une terre étrangère, qui ne produisait ni or ni argent, n’était comptée pour rien. Peut-être aussi Cartier décria-t-il sa relation par les contes dont il s’avisa de l’embellir ; mais le moyen de revenir d’un pays inconnu, et de n’en rien raconter d’extraordinaire ! Ce n’est pas, dit-on, la peine d’aller si loin, pour n’y voir que ce qu’on voit partout. »

Au dire des Sauvages, il y aurait eu, dans le fameux royaume du Saguenay et ailleurs, des êtres fabuleux ayant un corps humain et une tête d’animal ; ceux-là pourvus seulement d’une jambe, et bien d’autres curiosités que le brave capitaine a l’air de croire véritables. Son ami Thevet, grand savant, nous raconte à peu près la même chose des pays du sud et de l’Afrique. Rabelais place Hérodote, Pline, Jacques Cartier et quelques autres dans sa galerie des grands menteurs, lesquels écrivent, dit-il, sur de simples ouï-dires.

On a discuté pour savoir ce que devinrent les hommes laissés par Roberval à France-Roy en 1543. Il n’est point prouvé qu’ils aient été abandonnés, attendu que le quatrième voyage de Cartier (1543-44) fut entrepris uniquement pour repatrier la malheureuse colonie. Roberval avait promis d’être de retour du Saguenay[24] à France-Roy le 22 juillet (1543), et tout nous porte à croire qu’il ne trouva pas assez d’or ou d’argent pour s’attarder au loin lorsqu’il espérait voir arriver des secours de France. Au cas où quelques hommes seraient restés sur les bords du Saint-Laurent après le départ de Cartier pour la France (printemps de 1544), ce n’était qu’un petit nombre de maraudeurs dont le sort ne nous intéresse guère, car ils ne pouvaient rien fonder ; si les Sauvages ne les ont pas fait périr, ils ont dû bientôt se diriger vers le bas du fleuve, où ils avaient chance de rencontrer des compatriotes venant en traite ou à la pêche.

Il faut se rappeler que Jacques Cartier ne fut pas le premier à pénétrer dans le golfe Saint-Laurent, ni peut-être dans le fleuve de ce nom. Les Basques abondaient sur les bancs de Terreneuve. Les armateurs de Saint-Malo équipaient, sans éclat ni lettres-patentes, des navires de traite qui s’avançaient dans le golfe. Les Dieppois les serraient de près dans ces courses.

À plus forte raison, lorsque les voyages de Cartier et de Roberval eurent attiré les yeux sur ces pays, le nombre des navigateurs dût-il augmenter, et plusieurs de ceux-ci ne manquèrent pas sans doute d’aller jusqu’à Tadoussac, sinon à Québec.

Les marchands de Saint-Malo étaient les plus entreprenants des armateurs français. Leurs navires prenaient de riches cargaisons dans les terres du golfe. De là, disputes et procès de la part des parents de Cartier, qui avaient obtenu le privilége exclusif de la traite et qui en étaient jaloux à un point extrême. On eût dit, à voir cette concurrence, que les castors du Canada pouvaient tenir tous dans une forêt de trois lieues de circonférence, et ses morues, dans un réservoir à mettre des poissons rouges.

Jacques (baptisé sous le nom de Pierre) Noël, né à Saint-Malo en 1506, et Jean Cartier, dont la naissance paraît dater de 1525, étaient, à titre de neveux, héritiers directs des priviléges de Jacques Cartier. D’une sœur de ce dernier était née, vers 1535, une fille qui épousa Olivier Chaton, esprit remuant, adonné aux entreprises maritimes. Ces trois hommes, qui étaient dans la force de l’âge en 1560, pour ne rien dire des fils des trois oncles de Jacques Cartier, ne voulaient céder à aucun l’exploitation du Canada ni la partager ; mais ils avaient affaire à forte partie ; leurs concitoyens opéraient sans permission, avec autant d’aisance que s’ils eussent été munis de parchemins royaux.

Ni la cour ni la France ne tenaient compte du Canada, et ne le connaissaient pas même de nom. Lorsqu’il était question des pays d’Amérique, l’imagination se reportait sur les colonies du sud, ou la Floride ou le Brésil, et c’était tout. De colonisation proprement dite, il n’en était point parlé.

Ces débats soulevés à Saint-Malo autour des prétentions de la famille Cartier finirent par attirer les yeux vers le Saint-Laurent. On eut connaissance d’un gros commerce qui s’exerçait dans ces endroits. L’idée vint à quelques seigneurs de s’en faire accorder le monopole. Les Bretons remontrèrent du mieux possible contre une telle injustice ; mais ces gens étaient de la ribeaudaille inconnue en haut lieu. Néanmoins, on laissa quelque temps encore la famille Cartier leur tenir tête.

Le marquis de la Roche ne donna ni à une faction ni à l’autre l’avantage de devenir maîtresse de la situation. En grand seigneur qu’il était, il passa par-dessus les manants, se fit pourvoir d’une patente exclusive, et mit à la voile… pour aboutir à la catastrophe de l’île de Sable (1578).

Il s’était chargé de coloniser le Canada. Ses colons étaient tous des condamnés. Comme ils ne firent pas souche de ce côté-ci de l’Atlantique, on peut dire en pensant aussi à la colonie de Roberval : à quelque chose malheur est bon.

Le champ resta ouvert aux Basques, aux Malouins et aux autres. À tout venant beau jeu.

Si le lecteur veut avoir un aperçu de l’idée absurde que les écrivains se faisaient alors du Canada, qu’il feuillette la tragédie intitulée Acoubar, ou la Loyauté trahie, en date de 1586 ; elle a eu deux rééditions, à Rouen, en 1603 et 1611. Il s’agit des amours de Pistion et de Fortunie dans leur voyage au Canada. Ces héros imaginaires sortaient du cerveau de maître Jacques Du Hamel, avocat au parlement de Normandie. Le langage qu’on y tient est aussi maniéré que les situations en sont impossibles. Acoubar, roi de Guylan, envoye Pistion, gentilhomme français, amant de Fortunie, infante d’Astracan et protégée de Castio, roi de Canada, faire des courses dans la Nouvelle-France. Le poète chasse au loin le naturel, et celui-ci ne revient pas au galop. Il ne faut pas s’étonner de ces fantaisies ridicules, puisque, deux siècles plus tard, la même littérature était encore bien accueillie en France. Et n’a-t-on pas vu, tout récemment, le feuilleton répéter de pareils contes, qui ont enrichi leurs auteurs !

Cependant, les Anglais n’oubliaient pas Terreneuve. Cette même année 1578, ils fondèrent le poste de Saint-Jean, où Roberval avait rencontré dix-sept navires français en 1542. Vers 1580, on y comptait, dans une seule saison, quatre cents vaisseaux de pêche dont cinquante étaient anglais. En 1583, sir Humphrey Gilbert prit possession de l’île au nom de la reine Elisabeth. Le poste de Saint-Jean, établissement éphémère, fut repris d’une manière stable, par les Anglais, en 1613.

Plus loin, dans les terres qu’arrose le grand fleuve, l’initiative des marchands de Saint-Malo ne se ralentissait pas. Jacques Noël se rendit à Montréal en 1583. Noël devait être âgé de soixante et dix-sept ans à cette date. Sa mère, Jeanne, sœur aînée de Jacques Cartier, paraît être née vers 1487. De son mari, Jean Noël, elle eut quatre filles et un garçon. Celui-ci, baptisé sous le nom de Pierre, mais qui porta le nom de Jacques, naquit à Saint-Malo, le 22 avril 1506. Il épousa d’abord Marie Chenue, et ensuite Robine Hervé, selon ce que l’on peut voir.

Il y avait, à Saint-Malo, un autre Jacques Noël dont la femme se nommait Servanne Le Doyon ; leur fils Jacques, baptisé le 5 février 1551, avait eu pour parrain « noble homme Jacques Cartier. »

Les lettres suivantes témoignent de la persévérance que mettait cette famille à s’occuper du Canada. Le texte original ne nous en est pas connu ; ceci est une traduction de l’anglais de Hakluyt :

« À monsieur Jean Growte, étudiant à Paris. — Votre beau-frère, M. Gilles Watier, m’a montré, ce matin, une carte publiée à Paris, dédiée à un nommé M. Hakluyt[25], gentilhomme anglais, dans laquelle toutes les îles occidentales, le royaume du Nouveau-Mexique et les pays de Canada, Hochelaga et Saguenay se trouvent compris. Je maintiens que la rivière du Canada qui est décrite dans cette carte n’y est pas placée comme elle se trouve dans mon livre, lequel est conforme à celui[26] de Jacques Cartier, et que ladite carte ne place pas le grand lac[27] qui est au dessus des sauts en la façon que les Sauvages qui demeurent aux dits sauts nous en ont donné connaissance. Dans la susdite carte que vous m’avez envoyée, le grand lac se trouve placé trop au nord. Les sauts ou chutes d’eau sont par le 44ième[28] degré de latitude, et il n’est pas aussi difficile de les passer qu’on l’imagine. Les eaux ne tombent pas d’aucunes hauteurs bien considérables ; ce n’est qu’au milieu de la rivière où il y a mauvais fond. Il serait préférable de construire des barques au dessus des sauts ; et il est facile de marcher par terre jusqu’à la fin des trois sauts : il n’y a pas plus de cinq lieues de marche[29]. J’ai été sur le haut d’une montagne[30] qui est au pied des dits sauts, d’où j’ai pu voir la dite rivière au delà des dits sauts, laquelle se montre là plus large[31] qu’elle n’est à l’endroit où nous l’avons passée. Par le peuple du pays nous a été dit qu’il y avait dix journées de marche depuis les sauts jusqu’à ce grand lac, mais nous ne savons pas combien de lieues ils comptent par journée[32]. Je ne puis, pour le moment, vous en écrire plus long, car le courrier ne peut demeurer plus longtemps. Je terminerai donc, pour le présent, en vous présentant mes meilleurs saluts, priant Dieu de vous accorder l’accomplissement de vos désirs. Votre ami affectionné. Jacques Noël. De Saint-Malo, avec hâte, ce 19 juin 1587. »

Une autre lettre, du même au même, parle « des écrits de feu mon oncle, le capitaine Jacques Cartier, » et d’un « certain livre fait en la manière d’une carte marine (du Canada), laquelle a été rédigée[33] de la propre main de mon oncle susdit. J’ai trouvé dans la dite carte, au dessus de l’endroit où la rivière se partage en deux[34], au milieu des deux branches de la dite rivière et quelque peu plus proche[35] de la branche qui court vers le nord-ouest, les mots qui suivent, écrits de la main de Jacques Cartier : « Par le peuple du Canada[36] et Hochelaga, il est dit que c’est ici où est la terre du Saguenay, laquelle est riche et abonde en pierres précieuses. » Et à environ cent lieues de cet endroit j’ai trouvé les deux lignes suivantes écrites sur la dite carte dans la direction du sud-ouest : « Ici, dans ce pays, se trouve la canelle et le girofle que dans leur langue ils appellent Canodetta. » Pour ce qui est de mon livre[37] dont je vous ai parlé, il est fait en la forme d’une carte marine, et je l’ai remis à mes deux fils, Michel et Jean, qui présentement sont en Canada. Si à leur retour, qui sera avec la volonté de Dieu, vers la Sainte-Madeleine (22 juillet) prochaine, ils ont appris quelque chose qui vaille la peine d’être rapporté, je ne manquerai pas de vous le faire savoir. » Noël disparaît après cela ; son fils Jacques le remplace.

Chacun sait que les guerres de religion désolaient alors la France. Les conflits se répétaient sur mer à tous propos. Si une patache malouine rencontrait quelque part un flibot monté par des protestants français, on échangeait plus de coups que de compliments. La France, telle que nous la connaissons, n’existait pas encore. D’une province à l’autre on se faisait la guerre, autant par antipathies religieuses que par suite de froissements séculaires entre les races diverses de ce riche pays. Les bandes à main armée se partageaient le royaume ; le roi n’était roi que sur le territoire où il pouvait mettre le pied… et encore !

Des compagnies rivales ayant détruit plusieurs navires appartenant à la famille Cartier, dans les parages du Canada, nous voyons que, le 26 novembre 1587, Jacques Odieure, marchand, et le capitaine Jacques Noël, tous deux de Saint-Malo et se déclarant successeurs des droits du feu capitaine Jacques Cartier, déposent chez les notaires Étienne Gravé et Jules Lesieu, à Saint-Malo, le jugement du 21 juin 1544 qui accorde à Jacques Cartier remboursement de huit mille livres et quelques centaines de francs pour dépenses encourues à l’occasion de ses voyages au Canada de concert avec Roberval. En même temps qu’ils se pourvoyaient de la sorte, ils faisaient d’autres démarches auprès des autorités, puisque, le 14 janvier 1588, une patente royale accorda le monopole du trafic du Canada à noble homme Étienne Chaton, écuyer, sieur de la Jaunaye, capitaine de navires, et à Jacques Noël, aussi capitaine de navires et maître pilote de Saint-Malo, tous deux comme héritiers du capitaine Jacques Cartier, et le dernier à titre de neveu à la mode de Bretagne du même Jacques Cartier.

Alizon Des Granches, sœur de la femme de Jacques Cartier, avait épousé le capitaine Macé Jallobert, commandant de la Petite-Hermine. Leur fille Perrine se maria avec Michel Odieure, et le fils de ceux-ci, né le 27 avril 1547, reçut le nom de Jacques de son parrain, Jacques Cartier. Voilà comment il figure dans le passage ci-dessus au rang des « successeurs » du célèbre marin.

Pierre-Jacques Noël, auteur des deux lettres de l’année 1587, avait, outre ses deux fils, Michel et Jean, un autre garçon, Jacques, né à Saint-Malo, le 5 février 1550, et que Jacques Cartier avait tenu sur les fonds baptimaux ; la mère est appelée Robine Hervé. Ce Jacques Noël, âgé par conséquent de trente-huit ans en 1588, eut trois filles et pas de garçon ; la lignée de Jeanne, sœur aînée de Jacques Cartier qu’il représentait, s’éteignit bientôt.

Bertheline, sœur cadette de Jacques Cartier, née à Saint-Malo, le 13 octobre 1500, mariée à son cousin, … Cartier, eut un fils, Jean, et six filles, dont la dernière épousa Olivier Chaton. De ce mariage naquit Étienne Chaton de la Jaunaye qui vient d’être mentionné, lequel fit alliance avec Thomasse Maingard, famille déjà connue du lecteur. Depuis 1570, à peu près, Étienne Chaton servait sur mer. Il paraît avoir acquis de l’aisance. Au printemps de 1575, il avait armé, en compagnie de Bertrand Lefer et de Jean Le Breton, six vaisseaux et rendu de signalés services à la cause du roi dans la guerre contre la Rochelle. Henri III, par lettres-patentes du 29 août de la même année, l’avait gratifié du rang de capitaine de navires aux gages de six cents livres par an.

Le privilége du 14 janvier 1588 accorde à Chaton et à Noël « le commerce exclusif du Canada pendant douze ans, avec faculté à eux de transporter chaque année dans ce pays, pour l’exploitation des mines découvertes ou à découvrir, soixante criminels, tant hommes que femmes, condamnés à mort ou à quelque peine corporelle. »

Les marchands de Saint-Malo ne voulurent pas céder la place sans résistance. Leur supplique porte, entre autres choses, que « le dit Noël en quelques voyages a fait office de pilote et ledit Jaunaye nullement, et aussi le dit Jauhaye n’est neveu ni héritier » (de Jacques Cartier). Il était cependant petit-fils de Bertheline, sœur de Cartier. « Pour le regard du dit Jaunaye, n’a jamais été au dit Canada. Vrai est que le dit Noël y a été comme y ont été plusieurs autres mariniers mercenaires, et toutefois a été les deux dernières années sans y aller, et autres de la ville de Saint-Malo ont toujours continué d’y aller. » Leur mémoire ajoute que certaines dettes contractées par Jacques Cartier, à l’occasion de ses voyages au Canada, n’étaient pas encore soldées. Ils plaidèrent si bien que, le 9 juillet suivant (1588), le privilége fut révoqué. Le parlement de Bretagne avait pris la peine d’intercéder en faveur des Malouins.

Nous ne verrons plus figurer la famille du découvreur du Canada dans les entreprises qui se rapportent à ce pays.

Au nombre des écrits de ce temps, il faut remarquer les « Discours sur l’état de la France, contenant l’histoire de ce qui est advenu depuis 1588 jusqu’en 1591, » publiés à Chartres en 1591. Ce volume de cent quarante-neuf pages, petit in-8, avait pour auteur Michel Hurault, conseiller d’État et chancelier de Navarre. Ce fut, dit M. Harisse, le point de départ des essais de colonisation tentés dans la Nouvelle-France sous Henri IV, après les efforts infructueux du marquis de la Roche. Henri de Bourbon, roi de Navarre, venait de prendre le nom de roi de France (Henri IV), et n’était probablement pas étranger aux « discours » de son chancelier. Reste à savoir qui avait inspiré l’un ou l’autre.

Il faut croire que les Malouins ne soutinrent pas longtemps leur crédit puisque, en 1591, un nommé Revaillon obtint de la couronne un privilége à peu près semblable à celui de Noël et Chaton. Quoiqu’il en soit, dans la situation étrange où se trouva la France après l’assassinat de Henri III (1589) jusqu’à la restauration de la paix publique (1598), il importait peu aux commerçants qui recherchaient les fourrures du Canada d’être appuyés ou non des signatures officielles. On continuait de mettre à la voile, du port de Saint-Malo, et d’y retourner, amenant de temps en temps, avec des peaux de martres, de loups-cerviers et de castors, quelques indigènes plus ou moins convaincus de la nécessité d’un pareil voyage, et qui, lorsqu’ils ne mouraient pas en France, y apprenaient les vérités chrétiennes, ainsi que la langue, pour servir ensuite d’interprètes.

Les Dieppois se tenaient à l’écart. Les Basques pêchaient la morue sur les bancs de Terreneuve. Les Bretons seuls osaient s’aventurer dans le Saint-Laurent.

Parmi ces derniers, remarquons le sieur de Pontgravé, négociant notable de Saint-Malo, fort entendu aux voyages de mer, ayant plusieurs fois fréquenté la « rivière de la grande baie » (le Saint-Laurent), et rapporté des pelleteries en échange de ses marchandises. Né en 1554, on peut le regarder comme l’héritier direct des traditions et des connaissances de Cartier et de la famille Noël.

Pontgravé, dit Émile Souvestre, était un de ces navigateurs, moitié marchands, moitié corsaires, qui, lorsqu’on les hélait sur l’océan, arboraient le pavillon de leur maison de commerce, criaient « Malouin ! » et passaient sous la protection de leur courage.

Il suffit de lire les œuvres de Champlain pour voir quel cas il faisait de l’expérience, de l’honorabilité et des conseils de Pontgravé. Le Père Biard en parle dans des termes élogieux.


  1. J.-C. Taché, Recensement de 1871, page XIII. Voir aussi le Cours d’Histoire du Canada de l’abbé Ferland, I, 12.
  2. Il y a à Paris une caserne qui porte ce nom.
  3. Au mois d’août 1532, la Bretagne avait été annexée à la France. L’expédition confiée au pilote malouin était propre à flatter les Bretons.
  4. Le parrain de Jacques Cartier se nommait Guillaume Maingart. Les quatre Maingart ci-dessus étaient probablement ses fils.
  5. Jean-François de la Roque, chevalier, seigneur de Roberval, de Nogens et de Prax ; il signait : « J. la Roque. »
  6. Vieux mot qui signifiait : il y a longtemps, ou depuis longtemps.
  7. Cartier, rendu à Montréal, se croyait assez proche des mers de Chine.
  8. Sur neuf chefs de Sauvages pris par stratagème, en 1536, six étaient morts en moins de deux ans. Les trois autres reçurent le baptême, dans la cathédrale de Saint-Malo, le 25 mars 1538. Ces enlèvements ne disaient rien à la conscience des peuples de l’Europe, qui avaient journellement sous les yeux le spectacle de catholiques brûlant des protestants et de protestants brûlant des catholiques.
  9. On avait fait croire à Cartier que le « royaume du Saguenay » était riche en or et en métaux précieux.
  10. C’était anciennement le participe passé du verbe prendre.
  11. La Petite-Hermine avait été abandonnée près de Québec, au printemps de 1536. On en a retrouvé la carcasse en 1843.
  12. Excepté.
  13. Si François Ier ne ment pas lorsqu’il déclare qu’il cherche à convertir les Sauvages au christianisme, comment expliquer qu’il veuille les mettre en contact avec des repris de justice ?
  14. Pas de trace de prêtres dans toute cette expédition.
  15. Bourg de France (Saône-et-Loire).
  16. Selon M. l’abbé Ferland, ce village était situé dans l’espace compris entre la rue de la Fabrique et le côteau Sainte-Geneviève, près de la côte d’Abraham.
  17. Esprit familier, ou dieu des gens de Donnacona.
  18. Cahir-coubat : nombreux méandres. C’est la rivière Sainte-Croix, appelée Saint-Charles depuis 1620.
  19. Seigneur, chef, roi. Cartier fait un tableau pitoyable des cris des Sauvages qui voyaient les vaisseaux s’éloigner emportant leur prince et ses compagnons.
  20. Coquillages provenant du golfe du Mexique, et dont les indigènes de la Nouvelle-France se servaient, à cette époque, comme de monnaie et surtout comme parure.
  21. M. Harisse (Bibliographie de la Nouvelle-France, p. 5) dit que, le 1er mars 1542, Roberval comparut devant le parlement de Rouen afin de réclamer certains criminels qui devaient faire partie de son expédition.
  22. Noble homme Paul d’Auxilhon, écuyer, seigneur de Sanneterre, en la sénéchaussée de Carcassonne, et demeurant au dit lieu de Sanneterre.
  23. En 1544, l’Angleterre et l’Autriche déclarèrent la guerre à la France.
  24. Ceci veut dire Montréal ou l’entrée de la rivière Ottawa.
  25. Richard Hakluyt, d’Oxford, collectionneur célèbre, séjourna en France de 1584 à 1588.
  26. Ce livre ou mémoire de Cartier est perdu.
  27. L’Ontario.
  28. Ils sont presque un degré et demi plus au nord.
  29. Le lac Saint-Louis a cinq lieues de longueur ; ensuite viennent les Cascades, les Cèdres et les rapides du Côteau-du-Lac, en tout cinq ou six autres lieues, puis le lac Saint-François qui compte douze lieues de long.
  30. La montagne de Montréal.
  31. Le lac Saint-Louis.
  32. De Montréal à Kingston, il y a cinquante-sept lieues.
  33. Ces ouvrages de Cartier sont perdus.
  34. Un siècle plus tard, on parlait encore de l’Ottawa comme d’une branche du Saint-Laurent, quoique l’on connût très bien cette rivière.
  35. Comté de Vaudreuil aujourd’hui.
  36. Québec.
  37. Le livre en question n’a pas été retrouvé.