Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome I/Chapitre VIII

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Wilson & Cie (Ip. 139-154).


CHAPITRE VIII

1616 — 17


Situation de la colonie. — Assemblée à Québec. — Le prince de Condé. — Les marchands de Saint-Malo. — Louis Hébert. — Premiers colons. — Conclusion de ce volume.



N
ous renvoyons à la narration de Champlain pour les détails de l’hivernage (1615–16), ainsi que la peinture des mœurs, coutumes et religion des tribus de ces contrées. Observateur comme l’était notre découvreur, il ne se bornait pas à s’enfoncer à quatre ou cinq cents lieues au cœur du pays : il notait ce qu’il voyait, et se faisait expliquer toutes choses.

Le 20 mai 1616, il partit, avec le Père Le Caron et tous les Français excepté Étienne Brulé[1], pour retourner à Québec. Un certain nombre de Hurons les suivaient, allant à la traite au saut Saint-Louis, où le convoi se montra dans les derniers jours de juin, ayant été quarante jours sur les chemins.

Pontgravé, qui arrivait de France avec deux navires, était au Saut. Le Père Jamay devait s’y trouver aussi, d’après ce que l’on peut voir. Le Père d’Olbeau avait laissé à Québec le Frère Duplessis, et s’était rendu à la traite des Trois-Rivières, où le Père Le Caron le rencontra le premier juillet.

Les affaires du commerce terminées, Champlain prit congé des Sauvages, et, accompagné de son ami, Arontal, partit (8 juillet) pour Québec, où il arriva le 11. Il y trouva « tout le monde en bon état, et tous ensemble rendîmes grâces à Dieu, avec nos Pères Religieux, qui chantèrent le service divin en le remerciant du soin qu’il avait eu de nous conserver et préserver de tant de périls et de dangers où nous nous étions trouvés. »

Un Français, du nom de Michel Colin, avait été inhumé, le 24 mars, avec les cérémonies de l’Église, « qui fut le premier qui reçut cette grâce-là dans le pays. » Le 15 juillet, le Père d’Olbeau « donna, pour la première fois, l’extrême-onction à une femme nommée Marguerite Vienne, qui était arrivée dans le Canada avec son mari, pensant s’y habituer, mais tomba bientôt malade après son débarquement, et mourut dans la nuit du 19, puis enterrée sur le soir avec les cérémonies de la sainte Église. »

Arontal fut émerveillé de ce qu’il vit à Québec. On lui expliqua qu’il était question de fonder un semblable établissement au saut Saint-Louis, afin d’y attirer ses compatriotes et leur procurer un lieu de refuge contre les Iroquois. « Il me dit, ajoute Champlain, qu’il ne mourrait jamais content qu’il ne vît tous ses amis, ou du moins bonne partie, venir faire leur demeurance avec nous, pour apprendre à servir Dieu, et la façon de notre vie qu’il estimait infiniment heureuse au regard de la leur. » Cinq ou six jours après, il reprit, fort satisfait, la route de son pays.

On s’occupa d’augmenter l’habitation de Québec « du tiers pour le moins. » Ayant trouvé de bonne pierre à chaux dans le voisinage, et aussi du sable convenable, un four à chaux fut établi à droite de la côte actuelle qui borde la rue de la Montagne, à peu près au dessous de l’endroit où est placé le parlement.

Le sieur de Monts avait donné des arbres fruitiers, tirés de la Normandie ; on avait apporté des légumes variées, des grains, des herbes potagères, et tout cela prospérait à ravir autour de l’habitation, contrairement à l’opinion de ceux qui ne croyaient pas aux vertus agricoles du Canada. Champlain détacha des échantillons de tous ces produits et les emballa pour les montrer au prince de Condé et à ses autres protecteurs.

Ceci fait, on délibéra sur la situation à venir. Les Pères Jamay et Le Caron décidèrent de repasser en France, afin d’y représenter à qui de droit les besoins de la mission, ce à quoi Champlain se prêta avec empressement ; car il partageait les motifs qui faisaient agir les Pères, et cherchait, lui aussi, depuis longtemps, à arracher aux membres de la compagnie de traite un peu plus de liberté pour arriver à l’évangélisation, et, si possible, à la réunion des Sauvages en bourgades disciplinées, ce que le Père Le Clercq explique très bien. À cette assemblée se trouvaient, outre Champlain et les Pères, « six autres personnes des mieux intentionnées. » Celles-ci ne pouvaient être des colons cultivateurs : il n’y avait pas encore de terres concédées à Québec ; toutefois, il est bon de remarquer que le nombre de gens qui prenaient un si légitime intérêt à la colonie commençait à augmenter. Jusque là, de tous ceux qui hivernaient sur le Saint-Laurent, Champlain paraît avoir été le seul qui eût compris la valeur de l’habitant. Les Récollets entraient dans les mêmes vues.

Le Père Le Clercq, écrivant soixante ans plus tard, dit que les huguenots avaient, à cette date, la meilleure part du commerce du Canada. Champlain ne va pas si loin. Le prince de Condé protégeait sans doute les huguenots, sur lesquels il comptait, en France, pour se créer des partisans politiques ; toujours mêlé à quelques conspirations, ce grand seigneur caressait l’espoir de monter au pouvoir, et il ne devait pas trop hésiter, en effet, pour accorder des faveurs à ceux dont il espérait se servir un jour.

L’assemblée de Québec décida qu’il fallait se soustraire à l’influence des marchands, et même elle demanda qu’on excluât les calvinistes de toute la contrée, afin de pouvoir être libre du côté de la colonisation et des missions sauvages. Si l’on obtenait des laboureurs, disait-on, le pays se peuplerait vite ; et si la liberté des missionnaires était assurée, on parviendrait à civiliser les Sauvages. Les considérations, aussi élevées que raisonnables, exposées dans cette réunion, ne devaient point être comprises en France. Cent ans plus tard, elles ne le furent pas davantage lorsqu’on pria le régent de retourner à la politique de Colbert, de Richelieu et de Champlain.

Les affaires du Canada n’étaient pourtant plus tout à fait sans importance aux yeux de quelques-uns. Une sorte d’agitation se faisait en cour. Champlain n’y était pas étranger. Les Religieux non plus. Mais on s’étonnait des difficultés qu’éprouvaient les missionnaires de l’Amérique du Nord dans la conversion des Sauvages, tandis que ceux des possessions espagnoles baptisaient des idolâtres par milliers. C’était vouloir ne rien comprendre à une chose fort simple : il eût suffi au Canada de ne point commencer par scandaliser ces pauvres gens, et, dans les colonies du Sud, de ne les proclamer chrétiens qu’après leur avoir enseigné ce que cela voulait dire. Et puis, les intéressés ou trafiquants du Canada se déchiraient entre eux sous le prétexte qu’ils étaient ou catholiques ou huguenots, autre obstacle à la propagation de l’Évangile. Nul, à part Champlain et les Récollets, ne voyait ou ne voulait voir l’état réel de la situation. Les Sauvages ne s’en édifiaient aucunement, et la colonie en souffrait plus qu’on ne saurait dire.

Quand un pays a été désuni, comme la France d’alors, durant un demi-siècle par les guerres de religion, on trouve difficilement quelqu’un qui, arrivé à la tête des affaires, soit sans préjugé ou éloigné des intérêts mesquins, et qui sache découvrir la voie cachée au milieu du mouvement que se donnent encore les partis. Les ministres (Sully, Concini, Luynes) ne s’occupaient que de la France ancienne ; la Nouvelle-France ne méritait pas leur sollicitude, croyaient-ils. Cependant, le peu qui s’accomplissait ici était la reproduction trop fidèle de ce qui s’était passé de l’autre côté de l’Atlantique. Le germe si faible, si exposé de la colonie canadienne était dévoré par les luttes intestines. Il manquait un homme d’autorité qui sût faire un choix entre deux principes et exclure carrément l’école qu’il ne croyait pas devoir supporter. Richelieu fut cet homme, en 1627.

Le 20 juillet, les Pères Jamay et Le Caron, ainsi que Champlain, s’embarquèrent pour Tadoussac, où Pontgravé les attendait. Ils firent voile vers la France, le 3 août, arrivèrent à Honfleur le 10 septembre 1616, et apprirent que le prince de Condé avait été arrêté, le premier septembre, à la suite d’intrigues politiques dirigées contre le fameux maréchal d’Ancre (Concino Concini), alors au comble de la faveur par la grâce de son ancienne protectrice, Marie de Médicis, régente du royaume.

Condé ne cessait pas, cependant, d’être vice-roi de la Nouvelle-France, et il y tenait d’autant plus que cette charge, dont il ne s’occupait guère, lui rapportait un cheval de mille écus annuellement, soit trois mille piastres de notre monnaie actuelle. Quelques personnes intéressées proposèrent au maréchal de Thémines[2] de demander le privilége de remplacer le prince durant sa détention, et il y consentit ; mais Condé lui signifia qu’il n’entendait pas renoncer aux avantages pécuniaires de sa vice-royauté, et il y eut force dispute à ce sujet.

Dans le même moment, la disette et le scorbut exerçaient leurs ravages sur cinquante à soixante hommes qui hivernaient à Québec, manquant de poudre pour faire la chasse et de vivres pour suppléer à cette négligence de leur patron. Champlain faisait des vœux pour que le prince l’emportât sur le maréchal ; le duc de Montmorency[3], amiral de France, s’interposa par le moyen du sieur de Villemenon, intendant de l’amirauté ; Thémines fut nommé lieutenant du roi en la Nouvelle-France, et le revenu de la charge de vice-roi partagé de telle façon, qu’il resta une légère somme destinée à la colonie. Cette décision paraît avoir été prise au commencement de 1618, alors que Champlain était retourné à Québec.

Du 10 septembre 1616 au 10 avril 1617, Champlain ne cessa d’exposer aux marchands associés dans l’entreprise du Canada la nécessité d’augmenter la petite colonie et de fortifier Québec ; car ce poste était ouvert à qui eût voulu le prendre. Les associés « objectaient, dit M. Laverdière, que leurs dépenses étaient énormes, et que, dans un moment de trouble comme on était alors en France, la compagnie, d’une année à l’autre, pouvait avoir le même sort que celle de M. de Monts, et qu’ils en seraient pour leurs frais. Champlain leur représenta que les circonstances étaient bien changées. M. de Monts n’était qu’un simple gentilhomme, qui n’avait pas eu assez d’autorité pour se maintenir, contre l’envie, dans le conseil de Sa Majesté, mais que, maintenant, ils avaient pour protecteur et vice-roi du pays un prince qui les pouvait protéger envers et contre tous sous le bon plaisir du roi. » C’était peut-être un peu trop faire l’éloge de Condé.

N’oublions pas que le commerce de Saint-Malo continuait son opposition aux choses du Canada. On en voit la preuve dans des pièces du 9 septembre 1615, 5 novembre 1616, 29 octobre 1617, et 23 octobre 1618[4]. Ceux mêmes qui étaient de la compagnie n’entraient que le moins possible dans les vues de Champlain. « Ils s’embarrassaient fort peu de ce qui ne contribuait pas à remplir leurs magasins de pelleteries, et ne faisaient qu’à regret les avances pour l’établissement d’une colonie qui ne les intéressait que fort peu, et ne le faisaient jamais à propos. M. le prince croyait faire beaucoup en prêtant son nom : d’ailleurs, les troubles de la régence, qui lui coûtèrent alors sa liberté, et les intrigues qu’on fit jouer pour lui ôter le titre de vice-roi et pour faire révoquer la commission du maréchal de Thémines, à qui il avait confié le Canada pendant sa prison ; le défaut de concert entre les associés ; la jalousie du commerce, qui brouilla les négociants entre eux : tout cela mit bien des fois la colonie naissante en danger d’être étouffée dans son berceau ; et l’on ne saurait trop admirer le courage de M. de Champlain, qui ne pouvait pas faire un pas sans rencontrer de nouveaux obstacles, qui consumait ses forces, sans songer à se procurer aucun avantage réel, et qui ne renonçait pas à une entreprise pour laquelle il avait continuellement à essuyer les caprices des uns et la contradiction des autres[5]. »

En dépit de ces misères, un embarquement, beaucoup plus considérable que les précédents, se préparait à Honfleur, par les soins et l’activité de Champlain et de Monts.

Celui-ci avait conservé ou renoué ses relations avec Louis Hébert. Les 7 et 18 février 1617, il adressa, de Pons, deux lettres[6] à « Louys Hébert, bourgeois, de Paris, appoticaire, et fils d’appoticaire de la feue reine Catherine de Médicis, » dans lesquelles il dit que Hébert « avec feu M. de Poitrincourt avait despendu une bonne partie de son bien pour tascher à faire quelque chose de généreux en Lacadie. »

Louis Hébert était allé en Acadie, dès 1604, avec de Monts[7], et y avait conduit sa femme en 1606, paraîtrait-il, puisque, vers 1625, dans une requête[8] adressée au duc de Ventadour, il représente qu’il « est le chef de la première famille qui ait habité, depuis l’an mil six cent six jusqu’à présent, » dans ces possessions lointaines. Ce texte signifie pour nous qu’Hébert avait amené sa femme à Port-Royal l’année 1606, et, quoique ce poste eût été abandonné en 1607, repris en 1609, puis déserté de nouveau en 1613, le digne colon se considérait comme le plus ancien chef de famille de la Nouvelle-France. Madame de Poutrincourt, arrivée en Acadie le 22 mai 1611[9], ne serait donc pas la première femme européenne qui soit passée dans l’Amérique du Nord.

Au commencement de 1617, à la suite des lettres échangées avec de Monts, le sieur Hébert vendit les biens qu’il possédait à Paris[10] et obtint la promesse d’un terrain de dix arpents à Québec. Sur le printemps, il partit avec sa femme, Marie Rollet, et ses enfants, Guillaume, Anne et Guillemette[11], pour se rendre à Honfleur, où les attendait un navire commandé par le capitaine Morel. Les Pères Paul Huet et Joseph Le Caron s’embarquèrent aussi. Le Père Denis Jamay demeurait en France, attendu que « messieurs de la compagnie, allant un peu trop à l’épargne, n’accordèrent place que pour deux, » nous explique le Père Le Clercq. Au moment de lever l’ancre, « un certain Boyer, grand chicaneur, » membre de la compagnie, signifia à Champlain un arrêt du parlement portant que celui-ci ne pouvait plus se considérer comme lieutenant du prince de Condé. C’était la cabale de Thémines qui agissait de la sorte, se prétendant l’interprète des désirs de la compagnie, laquelle, du reste, en était bien aise. On était (mars-avril 1617) au plus fort de la dispute entre Condé et le maréchal.

Champlain laissa passer la pièce de Boyer et s’embarqua, non sans être vivement affecté, sans doute, d’une situation si préjudiciable à ses projets. Boyer[12] était peut-être ce même chirurgien de Rouen qui avait (1610) pansé les blessures de Champlain, dans l’île Saint-Ignace. Il faisait alors la traite. On le voit (1613) arrivant de France à la traite de Tadoussac. C’est en 1619 seulement que Champlain obtint un arrêt le débarrassant des obsessions de Boyer : ce dernier fut alors désavoué par la compagnie ; vainqueur, il eût été reconnu par elle.

Le navire leva l’ancre le 11 avril (1617), laissant les parties aux prises devant les tribunaux. Le 24 avril, Concini était assassiné par permission du roi[13], et le pouvoir passait au duc de Luynes, auteur de cette sanglante tragédie. Le prince de Condé ne s’en trouva ni mieux ni pire ; il resta en prison encore deux années, et le Canada continua de subir la conséquence de ces haînes entre les grands.

Après une traversée orageuse, le capitaine Morel arriva à Tadoussac le 14 juin, et les passagers se dirigèrent sur Québec[14]. Hébert avait apporté quelques tiges de pommiers[15], qui augmentèrent le nombre de ceux envoyés, huit ou neuf années auparavant, par M. de Monts. « Il commença de suite à faire défricher le terrain sur lequel se trouvent la cathédrale et le séminaire[16]. »

C’est ici que commence véritablement l’histoire de la colonisation du Canada. La charrue figure à la place d’honneur dans nos armoiries.

La conquête du sol par l’homme blanc fut le signal de la destruction des Sauvages. Ces races, incapables de se plier à l’agriculture et de comprendre notre civilisation, se mirent à reculer à mesure que nous envahissions la contrée. L’un après l’autre, les territoires de chasse, entamés par les laboureurs, devinrent des champs fertiles où se groupa toute une population étrangère de croyance, de langue, de mœurs et de coutumes. Il faut peu d’espace à l’Européen pour se loger et se procurer la subsistance. L’Américain, au contraire, demande pour chacune de ses familles autant de terre que nous en embrassons dans quatre ou cinq paroisses réunies. Avançant comme une armée invincible, la race blanche a pénétré partout, et nos premiers rangs n’ont eu qu’à se montrer, la hache à la main, sur la lisière de la forêt pour s’assurer la possession de ces vastes domaines. Ce qui reste aujourd’hui des Hurons et des Algonquins ignore presque autant qu’autrefois le maniement de la charrue. L’une des compositions en vers de M. F.-X. Garneau, intitulée : le Dernier Huron, décrit une scène très poétique qui trouve naturellement sa place ici :


« Triomphe, Destinée ! Enfin, ton heure arrive,
Ô peuple, tu ne seras plus ;
Il n’errera de toi, bientôt, sur cette rive
Que des mânes inconnus.
En vain, le soir, du haut de la montagne
J’appelle un nom, tout est silencieux.
Ô guerriers, levez-vous ! couvrez cette campagne,
Ombres de mes aïeux ! »

Mais la voix du Huron se perdait dans l’espace
Et ne réveillait plus d’échos,
Quand, soudain, il entend comme une ombre qui passe,
Et sous lui frémir des os.

 

L’HON. P. J. O. CHAUVEAU.
 

Le sang indien s’embrase en sa poitrine ;
Ce bruit qui passe a fait vibrer son cœur ;
Perfide illusion ! au pied de la colline,
C’est l’acier du faucheur.

« Encor lui, toujours lui, serf au regard funeste,
Qui me poursuit en triomphant.
Il convoite déjà du chêne qui me reste
L’ombrage rafraîchissant.
Homme servile ! il rampe sur la terre ;
Sa lâche main, profanant des tombeaux,
Pour un salaire impur va troubler la poussière
Du sage et du héros.

« Il triomphe, et, semblable à son troupeau timide,
Il redoutait l’œil du Huron,
Et, lorsqu’il entendait le bruit d’un pas rapide
Descendant vers le vallon,
L’effroi soudain s’emparait de son âme ;
Il croyait voir la mort devant ses yeux.
Pourquoi dès leur enfance et le glaive et la flamme
N’ont-ils passé sur eux ? »

Ainsi Zodoïska, par des paroles vaines,
Exhalait un jour sa douleur.
Folle imprécation jetée au vent des plaines,
Sans épuiser son malheur.
Là, sur la terre, à bas gisent ses armes,
Charme rompu qu’aux pieds broya le Temps.
Lui-même a détourné ses yeux remplis de larmes
De ces fers impuissants.

Il cache dans ses mains sa tête qui s’incline,
Le cœur de tristesse oppressé.
Dernier souffle d’un peuple, orgueilleuse ruine
Sur l’abîme du passé.
Comme le chêne isolé dans la plaine,
D’une forêt noble et dernier débris,
Il ne reste que lui sur l’antique domaine
Par ses pères conquis.

Il est là, seul, debout au sommet des montagnes,
Loin des flots du Saint-Laurent ;
Son œil avide plonge au loin dans les campagnes
Où s’élève le toit blanc.
Plus de forêts, plus d’ombres solitaires ;
Le sol est nu, les airs sont sans oiseaux ;
Au lieu de fiers guerriers, des tribus mercenaires
Profanent ces coteaux.
 

Ah ! que sont devenus, ô peuple ! et ta puissance
Et tes guerriers si redoutés !
Le plus fameux du nord, jadis, par ta vaillance,
Le plus grand par tes cités ?
Ces monts couverts partout de tentes blanches
Retentissaient des exploits de tes preux,
Dont l’œil étincelant reflétait sous les branches
L’éclair brillant des cieux.

Libres comme l’oiseau qui planait sur leurs têtes,
Rien ne pouvait gêner leurs pas.
Leurs jours étaient remplis et de joie et de fêtes,
De chasse et de combats.
Et, dédaignant des entraves factices,
Suivant leur gré leurs demeures changeaient.
Ils trouvaient en tous lieux des ombrages propices,
Des ruisseaux qui coulaient.

Au milieu des tournois sur les ondes limpides
Et des cris tumultueux,
Comme des cygnes blancs dans leurs courses rapides,
Leurs esquifs capricieux,
Joyeux voguaient sur le flot qui murmure
En écumant sous les coups d’avirons.
Ah ! fleuve Saint-Laurent, que ton onde était pure
Sous la nef des Hurons !

Tantôt ils poursuivaient de leurs flèches sifflantes
La renne qui pleure en mourant ;
Et tantôt sous les coups de leurs haches sanglantes
L’ours tombait en mugissant.
Et, fiers chasseurs, ils chantaient leur victoire
Par des refrains qu’inspira la valeur.
Ah ! pourquoi rappeler aujourd’hui la mémoire
De ces jours de grandeur ?

« Hélas ! puis-je, joyeux, en l’air brandir la lance
Et chanter aussi mes exploits ?
Ai-je bravé comme eux, au jour de la vaillance,
La hache des Iroquois ?
Non, je n’ai point, sentinelle furtive,
Près de leur camp surpris des ennemis,
Et je n’ai pas vengé la dépouille plaintive
De parents et d’amis.

« Tous ces preux, descendus dans la tombe éternelle,
Dorment couchés sous ces guérets ;
De leur pays chéri la grandeur solennelle
Tombait avec les forêts.

Leur nom, leurs jeux, leurs fêtes, leur histoire
Sont avec eux enfouis pour toujours,
Et je suis resté seul pour dire leur mémoire
Aux peuples de nos jours !

« Orgueilleux aujourd’hui qu’ils ont mon héritage,
Ces peuples font rouler leurs chars
Où jadis s’assemblait, sous le sacré feuillage,
Le conseil de nos vieillards.
Au sein du bruit leurs somptueux cortèges
Avec fracas vont profaner ces lieux !
Et les bruyants éclats des rires sacrilèges
Y montent jusqu’aux cieux.

« Mais il viendra pour eux le jour de la vengeance,
Et l’on brisera leurs tombeaux.
Des peuples inconnus, comme un torrent immense,
Ravageront leurs coteaux.
Sur les débris de leurs cités pompeuses
Le pâtre assis alors ne saura pas
Dans ce vaste désert quelles cendres fameuses
Jaillissent sous ses pas.

« Qui sait ? peut-être alors renaîtront sur ces rives
Et les Indiens et leurs forêts ;
En reprenant leurs corps, leurs ombres fugitives
Couvriront tous ces guérets ;
Et, se levant comme après un long rêve,
Ils reverront partout les mêmes lieux,
Les sapins descendant jusqu’aux flots sur la grève,
En haut les mêmes cieux. »

À l’arrivée de Louis Hébert, il y avait déjà dans le pays quelques hommes, non mariés, il est vrai, mais tous assez jeunes et que nous devons considérer comme des Canadiens-français, puisqu’ils s’établirent et furent la souche de la nation.

Honorable homme Nicolas Marsolet, sieur de Saint-Aignan, de Rouen, né en 1587, arriva, avec Champlain, à la fondation de Québec[17], et fut employé presque toute sa vie comme interprète montagnais et algonquin. À la prise de Québec (1629), il passa aux Anglais, ce qui lui fut reproché ; mais il prétendit qu’il y avait été forcé. Marié, vers 1636, à Marie La Barbide, il a surtout demeuré à Québec, tout en s’occupant de la traite de Tadoussac. Il eut un fief à Gentilly et un autre (les prairies de Marsolet) dans la seigneurie et comté actuel de Champlain. Sa descendance nous a donné des prêtres et des hommes de profession qui portent encore son nom. Marsolet mourut (1677) le dernier homme du groupe de 1617, ayant vu la Nouvelle-France à l’apogée de sa gloire sous l’administration de Colbert.

Étienne Brulé, né 1587, à Champigny, hiverna à Québec en 1608 et 1609. L’été de 1610, Champlain l’envoya au pays des Hurons. Il devint interprète dans la langue de ce peuple, parmi lequel il séjourna huit années. En 1623, il était sur le Saint-Laurent et l’Ottawa. Lors de la prise de Québec (1629), il se donna aux Anglais, ce qui lui attira plus d’un reproche. Envoyé (1630 ?), par ses nouveaux maîtres, vers ses anciens amis, les Hurons, ceux-ci ne se contentèrent pas de le faire passer par le supplice du feu (avant 1633), mais le mangèrent ; le tout, probablement, à cause de son manque de fidélité aux Français.

Guillaume Couillard était au service de la compagnie dès 1613, en qualité de matelot, calfat et charpentier. Quinze ans plus tard, Champlain disait de lui qu’il « s’était toujours montré courageux en toutes choses qu’il faisait, et qu’il avait gagné l’amitié d’un chacun ; » il était encore à cette date (1628) au service de la compagnie ; néanmoins, il faisait assez de culture pour se nourrir. Sa nombreuse descendance a produit plusieurs seigneurs canadiens.

Abraham Martin dit l’Écossais, né 1589, marié vers 1613 avec Marguerite Langlois, était venu au Canada l’année 1614. On ne dit pas si sa femme l’accompagnait ; ils avaient une fille, Anne, née cette dernière année ; leur second enfant, Eustache, fut baptisé à Québec en 1621. En 1624, 1627 et 1635, trois autres de leurs enfants naquirent à Québec, et le dernier en 1648. De 1643 à 1646, il est fait mention de la terre qu’il avait reçue des Cent-Associés, sur les hauteurs de Québec : ce sont les fameuses plaines d’Abraham. Pilote royal (1647), occupé à la pêche du loup-marin (1648), maître Abraham, comme on l’appelait, mena une vie très active. Il mourut à Québec en 1664, et sa veuve se remaria, l’année suivante, à René Branche. Sa nombreuse descendance provient de ses filles ; car le seul garçon qu’il ait laissé fut le second prêtre canadien. Monseigneur Taché, archevêque de Saint-Boniface, compte parmi ses ancêtres : Abraham Martin, Guillaume Couillard et Louis Hébert, trois des premiers habitants de Québec[18].

Nicolas Pivert vint dans le pays en 1614, probablement avec sa femme, Marguerite Lesage. On ne leur connaît pas d’enfants. En 1628, ils avaient le soin des bestiaux au cap Tourmente, et gardaient avec eux une nièce et un jeune garçon. L’année suivante, ils restèrent à Québec, après le départ de Champlain. On retrouve Pivert dans ce lieu en 1637, possédant une maison. Sa femme mourut six années plus tard.

Pierre Desportes, venu en 1614, épousa Françoise Langlois[19]. Leur fille Hélène, née vers 1622, se maria, à Québec (1634), avec Guillaume, fils de Louis Hébert, puis en secondes noces (1640) avec Noël Morin.

Jacques Hertel, sieur de la Frenière, fils de Nicolas Hertel et de Jeanne Mirrio, de Fécamp, pays de Caux, Normandie, vint au Canada l’année 1615, et servit en qualité d’interprète pendant nombre d’années. Au retour de Champlain (1633), il prit une terre aux Trois-Rivières et se fixa dans ce lieu. Le 23 août 1641, il épousa Marie, sœur de l’interprète François Marguerie, et continua de demeurer aux Trois-Rivières, où il obtint des seigneuries. Son fils, François, anobli par Louis XIV, est une des illustrations de notre histoire, et sa descendance a longtemps exercé des charges importantes en Canada.

Joseph-Marie-Étienne Jonquet, natif de Normandie, épousa à Québec, l’automne de 1617, Anne, fille aînée de Louis Hébert. Ce mariage, le premier qui se soit fait au Canada, fut célébré par le Père Joseph Le Caron. Jonquet et sa femme moururent dans l’espace de deux ou trois ans, et ne laissèrent point de postérité.

Tels sont les individus dont la présence est constatée dans notre pays dès 1617. Ceux que les annales nous font connaître ensuite à des dates assez rapprochées, s’y trouvaient probablement déjà à l’arrivée d’Hébert ; mais rien n’est certain sous ce rapport.

Ce noyau primitif présentait des garanties de moralité que nous ne saurions laisser passer inaperçues ; car non-seulement elles honorent les chefs qui les avaient réunies, mais elles indiquent parfaitement d’où sont venus les Canadiens-français, puisque, à partir de 1617, nous allons suivre pas à pas la marche de la population stable, et voir arriver chaque nouveau colon, en expliquant les influences qui le conduisaient ici.

Cependant, il devait s’écouler encore à peu près dix-sept ans avant que nous n’eussions véritablement un centre agricole dans ce pays.

Quelle était donc, de 1608 à 1633, la physionomie distinctive des gens demeurant au Canada ? C’était celle de l’interprète et du « voyageur, » ou de l’interprète-voyageur, pour être mieux compris. Marsolet, Marguerie, Brulé, Hertel, Nicolet, les trois Godefroy, sont bien connus comme interprètes. Ils possédaient une instruction plus qu’ordinaire ; la plupart parlaient le latin, l’anglais et le hollandais. Remarquons qu’ils étaient tous âgés de moins de vingt ans, et sortaient de la Normandie. Ce ne pouvaient être des aventuriers, puisque Champlain les avait recrutés lui-même et les tenait sous sa main. On les voit conduire les missionnaires dont ils avaient préparé la visite en instruisant les capitaines de tribus et baptisant les enfants. Plus tard, fatigués de la vie des bois, ou voulant s’occuper de leur salut éternel, selon le désir exprimé par Jean Nicolet, ils renoncent à la profession si pénible qui avait fait le charme de leur jeunesse, se marient avec des Françaises, et fondent des familles au milieu de nos paroisses naissantes. Est-ce là le caractère de personnes sans aveu ou de simples coureurs de bois !

Marguerie, dont le courage, la force physique et la mâle beauté restent légendaires, eut des aventures à défrayer dix romans de Fenimore Cooper ; Marsolet, le petit roi de Tadoussac, penchant tantôt pour Champlain, tantôt pour Kertk, s’entêtant contre les Jésuites, puis leur prêtant aide et bon avis, devenant seigneur, puis marguiller, est un autre type curieux ; Hertel, qui portait des gants à frange d’or et des manteaux fastueux[20] jusque parmi les souches de son « désert, » et qui fut le premier syndic des Habitants ; les Godefroy, canotiers sans rivaux, vainqueurs des Sauvages dans les jeux athlétiques, fondateurs de seigneuries, commerçants et « Canadiens » ardents : voilà quels étaient ces fameux interprètes qui ont donné leur nom aux trente premières années de la colonie.

L’interprète du Canada, au temps de Champlain, était-il une création nouvelle ? Non. Appartenait-il à une classe d’hommes connus ? Oui ; et c’est à cause de cela que Champlain voulut s’assurer ses services. L’école des interprètes s’était formée au Brésil[21], dès avant l’arrivée (1500) des Espagnols dans ces contrées. Les vaisseaux des armateurs de Dieppe et de Rouen allaient aux côtes de l’Amérique du Sud chercher le bois de teinture appelé brazil ou brézil, les animaux étranges, les fruits savoureux que les princes et les grands de l’Europe achetaient à prix d’or. D’une course à l’autre, quelques Normands intrépides, comme ils le sont tous, restaient parmi les Sauvages, se formaient aux habitudes, à la langue de ces peuples et entretenaient les relations de ceux-ci avec les commerçants qui parlaient le français. Ils s’emparaient si bien de l’esprit des tribus qui les adoptaient, que les Espagnols et les Portugais ne prirent jamais pied sur ces rivages sans avoir à livrer des combats acharnés. À la longue, la transformation des coureurs de bois devint complète, et les pilotes normands retrouvaient avec surprise dans certains chefs sauvages des parents ou des concitoyens réputés morts ou perdus dans les forêts depuis longtemps. Le même fait s’est reproduit de nos jours en Algérie : le général Bugeaud, demandant à un Arabe de quelle tribu il était, reçut cette réponse : — Du faubourg Saint-Antoine, à Paris, mon général !

Ne subissant aucun contrôle efficace, les Normands du Brésil finirent par disparaître dans les races qui les avaient adoptés. Ils y maintinrent, pendant plus d’un siècle, l’amour de la France et rendirent de signalés services au commerce de leurs nationaux. Si des établissements stables eussent été fondés alors dans ces régions lointaines, si un Champlain eût surgi pour en prendre la direction, qui peut dire ce qui en serait résulté ! Les compagnies de traite ne portaient pas si haut leurs vues.

Au Canada, le même esprit d’aventure pouvait être utilisé. Le fondateur de Québec le comprit et voulut le tourner vers un but plus louable. Il fit un choix sévère de ses interprètes, les plaça sous ordre, les retint à portée de son commandement et se réserva toutes les initiatives. Voilà comment ces hommes accomplirent tant de choses étonnantes, et n’allèrent point se perdre dans le milieu où on les employait. L’interprète du Canada présente un caractère à part dans l’histoire des colonies américaines : il est plus apte que l’Anglais à capter la confiance des Sauvages ; il reste plus civilisé que le Français, son frère, attiré vers d’autres parties du Nouveau-Monde.

Ce premier groupe dont nous nous occupons a parcouru le Bas et le Haut-Canada ; il s’est baigné dans les grands lacs ; il a bu aux sources de toutes nos rivières. Les vieilles chansons de France qu’il a fait entendre au sein des solitudes de ce vaste continent, résonnent depuis près de trois siècles dans les forêts et les prairies. La gaîté française qu’il a semée chez les Sauvages est encore le signe de ralliement que nous retrouvons partout dans les cabanes où les nôtres sont toujours salués avec joie. Les splendeurs de nos paysages, tous ces souvenirs des anciens voyageurs ont souvent exercé l’imagination des poètes canadiens. Citons quelques vers d’Octave Crémazie :

Ô Canada ! plus beau qu’un rayon de l’aurore,
Te souvient-il des jours où, tout couvert encore
Du manteau verdoyant de tes vieilles forêts,
Tu gardais pour toi seul ton fleuve gigantesque,
Tes lacs plus grands que ceux du poème dantesque,
Et tes monts dont le ciel couronne les sommets ?

Te souvient-il des jours où, mirant dans les ondes
Le feuillage orgueilleux de leurs branches fécondes,
Tes immenses sapins saluaient ton réveil ?
Où déployant les dons de la grande nature,
Tu montrais, reposant sur un lit de verdure,
Ta sauvage grandeur aux rayons du soleil ?

Te souvient-il des jours où l’écho des montagnes
Chantait, comme un clairon, au milieu des campagnes
L’hymne de l’Iroquois scalpant ses ennemis ?
Où tes vieux héros morts, assemblés sur les grèves,
Venaient, pendant la nuit, illuminer les rêves
De tes sombres guerriers sur la rive endormis ?

Te souvient-il des jours où passant dans l’orage,
Les dieux de tes forêts portés sur un nuage,
De leurs longs cris de guerre enivrant tes enfants,
Leur montraient dans la mort une vie immortelle,
Où leur âme suivrait une chasse éternelle
D’énormes caribous et d’orignaux géants ?

Un jour, troublant le cours de tes ondes limpides,
Des hommes étrangers, sur leurs vaisseaux rapides,
Vinrent poser leur tente au sein de tes grands bois.
Ils pliaient les genoux en touchant ton rivage,
Puis au maître du ciel adressant leur hommage,
Plantaient un drapeau blanc à côté d’une croix.

Et prenant ce drapeau, ces hommes au teint pâle
Portèrent les rayons de sa couleur d’opale
Jusqu’aux bords sablonneux du vieux Meschacébé,
Et devant cette croix, qui brillait dans tes ombres,
Tu vis tes dieux vaincus pleurer sur les décombres
Amoncelés autour de leur autel tombé !

Le lecteur a parcouru un siècle de l’histoire de la Nouvelle-France, commençant avec l’entreprise du baron de Léry, à l’île de Sable (1518), et finissant à l’apparition de Louis Hébert, le laboureur, sur la haute-ville de Québec (1617). Nous allons voir se former, à partir de ce moment, des familles dont la descendance est encore parmi nous.

Peut-être vaut-il mieux récapituler ici les événements qu’embrasse cette période d’un siècle écoulé :

1518. Le baron de Léry laisse sur l’île de Sable quelques animaux qu’il avait l’intention de transporter dans les terres de l’Amérique, où il se proposait de fonder un établissement. (Il n’y a pas de témoignage solide qui constate la tentative de colonisation de ce personnage.)

1534. Cartier parcourt le golfe Saint-Laurent. L’année suivante (1535–6), il hiverne à Québec, mais ne crée aucun établissement.

1541. Troisième voyage de Cartier. Il s’enferme tout l’hiver au cap Rouge et s’en retourne, dégoûté, au mois de mai 1542. Roberval débarqué au cap Rouge au mois de juillet, avec sa colonie de criminels, y passe deux hivers, et, par ordre du roi, Cartier vient le prendre, ainsi que tout son monde, et les transporte en France au printemps de 1544.

1545–68. La famille de Cartier ne songe pas à coloniser le Canada. Elle jouit de son privilége en faisant la traite, mais rien de plus.

1578 (d’autres disent 1598). Le marquis de la Roche échoue avec sa colonie de criminels, sur l’île de Sable. Après quelques années, ce qui reste des misérables ainsi transportés est ramené en France.

1588. Noël et Chaton obtiennent le monopole du commerce du Canada, avec faculté d’y conduire des criminels pour l’exploitation des mines. Le privilége demeure sur le papier.

1599. Compagnie Pontgravé-Chauvin. Les seize hommes laissés à Tadoussac pour attendre le retour des navires, au printemps de 1600, meurent de froid, de faim ou de maladies, ou sont mangés par les Sauvages.

1601. Troisième voyage de Chauvin. Il n’en résulte aucun établissement.

1603. L’expédition envoyée par le commandeur de Chaste explore le Saint-Laurent jusqu’à Montréal.

1604. De Monts s’arrête à l’île Sainte-Croix, côte du Nouveau-Brunswick. L’année suivante, il passe à Port-Royal, en Acadie ; mais, en 1607, cette colonie, dont la base n’est point agricole, est abandonnée.

1608. Champlain érige une habitation à Québec. Jusqu’à 1617, on n’y fait absolument que la traite.

1610. Poutrincourt rétablit Port-Royal. En 1613, les Anglais en chassent les Français et brûlent le poste.

1613. Québec possède un commencement de culture à l’usage de l’habitation de Champlain.

1617. Louis Hébert arrive de France avec sa famille et reçoit une terre.

Maintenant, que répondre aux écrivains qui disent, en parlant de ce siècle (1518–1617) : « Comme dans les autres colonies, on envoya au Canada des repris de justice, qui y fournirent le premier noyau de la population » ?

Où est la preuve de cette prétendue origine des Canadiens-français ?

La preuve ! elle est facile à produire, s’écrient les historiens en question. N’avons-nous pas les lettres adressées à Cartier, Roberval, Noël et Chaton, la Roche, qui portent expressément : « vous prendrez dans les prisons du royaume tel nombre de criminels… » ?

Sur un subterfuge aussi méprisable, on appuie toute l’accusation. Qu’on dise donc plutôt ce qu’ont produit les démarches de Cartier, Roberval et les autres, du côté des établissements fixes, ou de la formation des familles, avant Louis Hébert ! Nous défions nos détracteurs d’expliquer autre chose que les sottes intentions des rois de France, intentions qui, par la grâce de Dieu, n’ont pu se réaliser.

Revoyez le présent volume. Il vous démontrera que le jour où Champlain conçut le projet de s’établir à Québec, il avait table rase dans toute la Nouvelle-France ; car il n’était resté âme qui vive des quelques bandes d’enfants perdus que ses prédécesseurs avaient amenées dans ces vastes régions. Agissant d’après un faux principe, ces coureurs de fortune n’ont compté qu’un instant dans l’histoire, non pas de la colonisation, mais de la découverte et du trafic des fourrures. Pourquoi donc les avoir pris au sérieux et vouloir qu’ils soient fondateurs d’une race ?

Nous ne parlons ni de ce qui se rapporte au temps de M. de Montmagny, ni à l’administration du comte de Frontenac, ni à celle du premier Vaudreuil, ce qui nous mènerait à 1725, comme font les historiens qui prennent plaisir à brouiller les cartes afin de tirer des conclusions défavorables à notre endroit. Chaque époque viendra en son lieu. Pour le moment, il s’agit de répondre à ce qui touche le Canada avant 1608.

Nous avons examiné à la loupe les documents dont les historiens ont fait usage en retraçant le tableau des premiers temps de la Nouvelle-France, c’est-à-dire depuis la découverte jusqu’à la fondation de Québec, et nous n’y avons absolument rien trouvé qui puisse faire soupçonner, même de loin, l’existence d’un groupe quelconque d’hommes, ou même d’une seule famille, fixés à demeure dans ce nouveau pays avant l’année 1608. D’un autre côté, les circonstances dont se compose l’histoire de cette période insignifiante, et que nous avons mises sous les yeux des lecteurs, ne permettent pas de supposer qu’on ait pu former le moindre établissement durable, ou encore qu’une famille se soit arrêtée et maintenue quelque part sur nos rivages. Historiens et romanciers auront beau faire semblant de croire à cette légende, ce sera toujours un conte en l’air : la preuve n’existe point, et nous avons, par contre, une connaissance complète de l’origine de nos familles[22].

Ce dernier fait étant incontestable, où placerions-nous, dans la liste, les criminels, les vagabonds, les déserteurs dont on veut nous faire cadeau ? Ceux qui ont créé cette légende peuvent-ils fournir un seul nom d’homme ou de femme tiré de cette origine suspecte ? Évidemment non ; car ils n’y manqueraient pas. Alors, tout se borne à une simple assertion, sans preuve ni autre point d’appui que les lettres adressées à Cartier, la Roche, etc. ; mais ces lettres ne témoignent que des intentions des chefs des entreprises y mentionnées, tandis que l’histoire de chacune de ces entreprises atteste jusqu’à quel point elles ont failli.

Et pourquoi n’ont-elles pu réussir ? Précisément à cause du mauvais choix des hommes, et aussi parce que l’on avait en vue la traite des pelleteries et la recherche des mines, au lieu de s’attacher à l’agriculture. Le lecteur peut être convaincu de cette vérité : le Canada ne commença à posséder une population européenne que du jour où le premier habitant mit la charrue dans le sol. Tout ce qui avait précédé cette date appartient à une autre histoire que celle des Canadiens-français.

Veut-on savoir comment de pareilles erreurs s’introduisent dans les récits modernes ? De trois manières : 1o par esprit de dénigrement ; 2o parce que plusieurs contrées ont été d’abord des colonies pénales ; 3o à la lecture de certaines pièces, comme les commissions de Cartier, la Roche, etc., non accompagnées d’explications qui en déterminent la valeur.

A-t-on rencontré chez les écrivains qui ont parlé du Canada comme témoins oculaires avant 1660, ou même un peu plus tard, un indice des origines douteuses de nos familles ? Jamais. Les auteurs qui ont connu les choses de près nous font un tout autre tableau des premiers Canadiens. Il fallut attendre plus d’un demi-siècle avant que de voir paraître timidement cette légende sortie de la cervelle des ignorants et que la malice a cultivée depuis avec un soin remarquable. Trompé par les derniers venus des écrivains, le lecteur s’en laisse imposer aujourd’hui et la fable devient de l’histoire. En avançant dans notre travail, nous rencontrerons, d’époque en époque (1660–1700), la même accusation, formulée sans preuve, à mesure que de nouveaux habitants arrivent de France ; mais là aussi nous ferons voir que le Canada s’est peuplé autrement et mieux que les colonies auxquelles on cherche à l’assimiler.

Un auteur que nous avons contredit s’est rabattu sur une autre supposition : Que devinrent, écrit-il, les hommes engagés par les compagnies de traite et qui ont pu déserter des navires pour aller vivre avec les Sauvages tant de l’Acadie que du Canada ?

Si des aventuriers de ce genre ont pris terre à leur risque et péril, ce qui est possible quoique non prouvé, ils ont dû être absorbés par les Sauvages, soit en passant sur le gril, soit en se faisant adopter dans les tribus ; mais à coup sûr, on ne constatera jamais qu’ils aient fondé des familles canadiennes-françaises ! Nos métis ne remontent qu’à 1644, et sous les auspices les plus honorables ; vers 1700, ils ne comptaient pas une descendance de cent âmes. C’est après 1735 que les Canadiens employés au Nord-Ouest ont épousé des femmes du pays, mais nous démontrerons que là encore, il n’y a pas eu de dévergondage.

L’expérience faite au Brésil et ailleurs servit grandement à la gouverne de la population canadienne. On savait que, loin de civiliser le Sauvage avec lequel il allait vivre, le Français devenait sauvage lui-même, et se trouvait perdu pour ses compatriotes. Le tempérament dont nous sommes doués, la surprenante facilité avec laquelle nous apprenons les langues, le goût de la nouveauté, tout se prêtait à notre transformation dans ce milieu si attirant pour les peuples à imagination vive. Aussi, Champlain, les religieux, les administrateurs de la colonie en général furent-ils d’une rigidité extrême à l’égard des hommes employés chez les Sauvages. Plus le lecteur verra se dérouler notre histoire, moins il accordera de croyance aux insinuations des écrivains qui, après avoir perdu l’espoir de nous imposer pour ancêtres les rebuts de la société, tentent de nous faire descendre des Sauvages.


  1. Cet interprète parcourut les bords des lacs Érié et Huron. Des Sauvages, qui ne le connaissaient pas, s’emparèrent un jour de sa personne, lui arrachèrent les ongles, et lui promenèrent des tisons ardents sur le corps. Il retourna à Québec en 1618.
  2. Pons de Lauzières, marquis de Thémines, maréchal de France, issu d’une famille du Languedoc, né vers 1552, combattit pour Henri III, contre les Ligueurs dans le Languedoc et le comté de Foix. Il fut nommé gouverneur de Bretagne en 1627.
  3. Condé était marié à Charlotte de Montmorency, sœur du duc.
  4. Michelant et Rainé : Jacques Cartier, pp. 44-9.
  5. Charlevoix : Histoire, I. 156-7.
  6. Harrisse : Bibliographie, etc., pp. 34, 44, 287.
  7. Rameau : Une colonie féodale, p. 14.
  8. Titres seigneuriaux, publiés à Québec, 1852, vol. I. 373 ; Vol B., p. 341.
  9. Rameau : Une colonie féodale, 34.
  10. Titres seigneuriaux, I. 373.
  11. Née en 1606, elle décéda, à Québec, en 1684, étant la dernière personne survivante des colons de 1617.
  12. En 1606, un nommé Boyer, marchand, de Rouen, délivré des prisons de la Rochelle, par le consentement de Poutrincourt, à condition qu’il n’irait plus traiter dans la Nouvelle-France, retournait faire le trafic à Canseau, malgré les défenses du roi.
  13. Louis XIII était âgé de seize ans. Il débutait.
  14. Œuvres de Champlain, 596, 615.
  15. Relation de 1636, p. 45.
  16. Ferland : Notes, pp. 9, 10. Œuvres de Champlain, p. 988.
  17. Œuvres de Champlain, notes de M. Laverdière, pp. 1228, 1250.
  18. Œuvres de Champlain, 1186-1190 ; Ferland : Cours, I. 202. Notes, pp. 14, 16, 17 ; Tanguay : Dictionnaire, I. 415, 488.
  19. La femme d’Abraham Martin était une Langlois. Martin, Desportes et Pivert ont dû venir ensemble (1614), amenant chacun leur femme.
  20. Voir l’inventaire de sa garde-robe.
  21. Voir les belles études de M. Paul Gaffarel sur les Français au Brésil.
  22. Voir le Dictionnaire Généalogique de M. l’abbé Tanguay. Cette compilation d’actes de naissance, mariage et décès, est unique. Pour en faire apprécier la valeur, disons que tous les Canadiens-français, répandus dans l’Amérique du Nord, y retrouvent leur arbre généalogique accompagné de mille détails. Nulle nation ne possède un pareil livre. Nous le devons aux archives de nos paroisses et seigneuries, et à l’infatigable patriote dont il porte le nom. L’étranger, qui parfois s’occupe de nous, néglige trop de consulter notre bibliothèque nationale. On parle des Canadiens-français aux États-Unis, en France, en Angleterre, d’après des renseignements de fantaisie. Lorsque, un jour, on apprendra que nous sommes quelque chose, les ouvrages de Garneau, Ferland et Tanguay auront une belle place dans l’estime des érudits.