Histoires des solitaires Égyptiens/Histoires 63 - 132

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63. — Des séculiers tombèrent chez un anachorète et celui-ci les reçut avec joie et dit : Le Seigneur vous a envoyés pour m’enterrer, car il m’appelle à lui, mais pour votre utilité et celle des auditeurs, je vous raconterai ma vie : Je suis vierge de corps, mes frères, mais mon âme a été jusqu’ici inhumainement tourmentée par la luxure. Voilà qu’au moment où je vous parle, je vois les anges qui viennent recevoir mon âme, pendant que, de l’autre côté, Satan m’oppose mes pensées de luxure. À ces paroles, il s’allongea et mourut. Les séculiers l’habillèrent et trouvèrent qu’il était vierge en vérité.

64. — Un moine[1] tourmenté depuis longtemps par le démon de la luxure en souffrit au moment de l’assemblée. Il la méprisa et, se dépouillant devant les frères, repoussa la force de Satan en disant : Priez pour moi, parce que depuis quatorze ans je suis ainsi tenté. À cause de son humilité, la tentation cessa.

65. — Un vieillard dit : L’oubli est la racine de tous les maux.

66. — Un prêtre des cellules[2] était favorisé de visions : Comme il allait un jour à l’église pour faire l’office, il vit près de l’une des cellules des frères une multitude de démons habillés en femmes qui disaient des paroles inconvenantes, d’autres injuriaient les jeunes (moines), dansaient et prenaient divers déguisements. Le vieillard gémit et dit : Certainement ce frère vit dans la tiédeur, c’est pour cela que les esprits impurs environnent ainsi sa cellule. Quand il revint après l’office, il entra dans la cellule du frère et lui dit : Je suis affligé, frère, mais j’ai confiance que si tu veux prier pour moi, Dieu délivrera mon cœur de l’affliction. Le frère refusa et dit : Père, je ne suis pas digne de prier pour toi. Mais le vieillard continua à le prier et à dire : Je ne m’en vais pas si tu ne me promets pas de faire chaque nuit une prière pour moi. Le frère obéit donc à l’ordre du vieillard, qui voulait ainsi l’amener à prier durant la nuit. Le frère se leva donc durant la nuit et pria pour le vieillard ; après cette prière il fut saisi de peine et se dit : Âme malheureuse, qui prie pour le vieillard et ne prie pas pour elle ! Il fit donc aussi une prière pour lui et cela durant toute la semaine, faisant chaque nuit deux prières, l’une pour le vieillard et l’autre pour lui-même. Le dimanche donc, le vieillard se rendant à l’église, vit encore les démons au dehors de la cellule du frère, mais ils étaient beaucoup plus tristes, et le vieillard connut que la prière du frère attristait les démons. Il en fut rempli de joie, entra près du frère et lui dit : Fais charité et ajoute, chaque nuit, encore une autre prière pour moi. Quand il eut fait les deux prières pour le vieillard, il fut encore attristé et se dit : Malheureux ! ajoute encore une prière pour toi. Il passa toute la semaine ainsi, faisant chaque nuit quatre prières. Lorsque le vieillard revint, il vit les démons tristes et silencieux ; il rendit grâces à Dieu, entra de nouveau près du frère et le pria d’ajouter encore une autre prière pour lui. Le frère en ajouta encore une pour son compte et fit ainsi six prières chaque nuit. Quand le vieillard revint, les démons se fâchèrent contre lui, car ils supportaient avec peine le salut du frère. Le vieillard loua Dieu, entra dans la cellule et exhorta le frère à ne pas se relâcher mais à prier sans cesse, puis il le quitta. Les démons, voyant qu’il persévérait dans la prière et la vigilance, s’éloignèrent par la grâce de Dieu.

67. — Un vieillard dit[3] : Il y avait un vieillard qui demeurait dans le désert ; après avoir servi Dieu durant de nombreuses années il dit : Seigneur, fais-moi connaître si je t’ai plu. Et il vit un ange qui lui dit : Tu n’es pas encore arrivé à la hauteur du jardinier qui demeure en tel endroit. Le vieillard fut dans l’étonnement et se dit : J’irai à la ville pour le voir ; que peut-il faire pour surpasser l’efficacité et le profit de mes longues années ! Il partit donc et arriva à l’endroit désigné par l’ange ; il vit cet homme occupé à vendre des légumes. Il s’assit près de lui le reste du jour et lui dit au moment où il partait : Peux-tu, frère, me recevoir cette nuit dans ta cellule ? L’homme, plein de joie, accepta, et, arrivé à sa cellule, se mit à tout préparer pour le repos du vieillard. Celui-ci lui dit : Fais charité, frère, dis-moi ta conduite. L’homme ne voulut pas la dire et le vieillard resta longtemps à le supplier ; enfin, ennuyé, il dit : Je ne mange que le soir ; lorsque je termine, je ne garde que ce qu’il faut pour ma nourriture et je donne le reste à ceux qui en ont besoin ; si je reçois un serviteur de Dieu, je le lui donne. Lorsque je me lève le matin, avant de me mettre à mon ouvrage, je dis que toute la ville — depuis le petit jusqu’au grand — entrera dans le royaume (du ciel) à cause de ses bonnes actions, tandis que moi seul j’hériterai du châtiment à cause de mes péchés ; le soir, avant de me coucher, j’en dis encore autant. Le vieillard l’entendant lui dit : Cette conduite est belle, mais elle ne peut pas surpasser mes travaux de tant d’années. Comme ils allaient manger, le vieillard entendit certains sur la route qui chantaient des chansons. Car la cellule du jardinier était en un endroit public. Le vieillard lui dit : Frère, puisque tu veux vivre ainsi pour Dieu, comment demeures-tu en cet endroit ! n’es-tu pas troublé, en entendant ces chansons ? L’homme lui dit : Je t’avoue, père, que je ne suis ni troublé ni scandalisé. À ces paroles le vieillard lui dit : Que penses-tu donc dans ton cœur lorsque tu entends cela ? Celui-ci dit : Je pense que tous iront dans le royaume (du ciel). Le vieillard l’entendant, fut dans l’admiration et dit : Voilà l’œuvre qui surpasse mes travaux de tant d’années ; puis, lui faisant révérence, il dit : Pardonne-moi, frère, je ne suis pas encore arrivé à cette hauteur. Puis, sans manger, il retourna de nouveau au désert.

68. — On racontait[4] qu’à Scété, au moment où les clercs faisaient l’office, il descendait comme un aigle sur l’offrande, et les clercs seuls le voyaient. Certain jour un frère demanda quelque chose au diacre qui lui dit : Je n’ai pas le temps. Quand ils allèrent célébrer la messe, l’apparition semblable à un aigle ne vint pas comme de coutume, et le prêtre dit au diacre : Qu’est-ce que cela ? Pourquoi l’aigle n’est-il pas venu comme de coutume ? Est-ce moi qui ai commis une faute ou bien toi ? Écarte-toi donc et, s’il vient, on saura que c’est toi qui l’empêchais de venir[5]. Dès que le diacre se fut écarté, l’aigle vint, puis, à la fin de la synaxe, le prêtre dit au diacre : Raconte-moi ce que tu as fait. Il répondit : Je n’ai pas conscience d’avoir péché si ce n’est qu’un frère venant me demander quelque chose, je lui ai répondu que je n’avais pas le temps. Le prêtre dit : C’est donc à cause de toi qu’il n’est pas venu parce que tu avais affligé un frère. Et le diacre alla demander pardon au frère.

69. — Quelques pères dirent qu’au moment où Pierre, archevêque d’Alexandrie, allait mourir, un certain, qui était resté vierge, eut une vision et entendit une voix qui disait : Pierre chef des Apôtres et Pierre couronne des martyrs.

70. — Un supérieur de monastère interrogea notre défunt père Cyrille, pape d’Alexandrie : Qui vaut le mieux, de nous qui avons des frères sous nous et les dirigeons de diverses manières vers le salut, ou de ceux qui travaillent à leur seul salut dans le désert ? Le pape répondit : Il ne faut pas prononcer entre Moïse et Élie, car tous deux plurent à Dieu.

71. — Un frère[6] demanda au vieillard (son) abbé : Comment quelqu’un devient-il fou pour le Seigneur ? Le vieillard lui dit : Dans un monastère, il y avait un enfant qui fut donné à un illustre vieillard pour être dirigé et instruit dans la crainte de Dieu. Le vieillard lui dit : Si quelqu’un t’insulte, bénis-le ; si tu es à table, mange ce qui est gâté et jette ce qui est bon ; si tu as à choisir un habit, laisse le bon et prends le mauvais. L’enfant lui dit : Suis-je donc fou pour que tu me dises de faire cela ? Le vieillard dit : Je te demande de faire tout cela afin que le Seigneur te rende sage. C’est ainsi que le vieillard montra ce qu’il fallait faire afin de devenir fou pour le Seigneur.

72. — Dans un monastère, il y avait un séculier qui avait son fils avec lui. L’abbé, voulant l’éprouver, lui dit : Ne parle pas avec ton fils, mais traite-le comme un étranger. Il répondit : Je ferai ce que tu m’ordonnes ; et il passa de longues années sans parler avec lui. Lorsque le fils fut rappelé (à Dieu) et sur le point de mourir, l’abbé dit au père : Va et parle désormais avec ton fils. Mais l’autre dit : Si tu le veux, nous observerons ton commandement jusqu’à la fin ; et son fils mourut sans qu’il lui eût parlé. Et tous furent dans l’admiration, de ce qu’il avait accepté et observé avec allégresse l’ordre (du supérieur).

73. — Un vieillard marchait un jour à Scété, et un frère faisait route avec lui. Au moment de se séparer, le vieillard dit à l’autre : Goûtons ensemble, frère. C’était au matin et au commencement de la semaine. Le vieillard ayant terminé les sept jours vint près du frère et lui dit : N’as-tu pas eu faim, frère, depuis le jour où nous avons mangé ensemble ? Le frère lui dit : Non, car je mange chaque jour et je ne souffre donc pas de la faim. Le vieillard lui dit : En vérité, mon fils, je n’ai pas mangé depuis lors. À ces paroles, le frère fut pénétré de douleur et il en tira grand profit.

74. — Un moine pieux et craignant Dieu, aimait certain anachorète qui vint à mourir. Le frère entrant dans son ermitage y trouva cinquante pièces d’or et, dans sa surprise, se mit à pleurer de crainte que l’anachorète ne fût rejeté par Dieu à cause de son argent. Comme il priait beaucoup à ce sujet, il vit un ange du Seigneur qui lui dit : Pourquoi te chagriner à ce point au sujet de l’anachorète ? Tu peux t’en remettre à ce sujet à la philanthropie divine. Si tous étaient parfaits, comment la philanthropie de Dieu se manifesterait-elle ? Le frère, assuré ainsi que l’anachorète avait été pardonné, fut rempli de joie et loua Dieu de tout son cœur.

75. — Un vieillard dit : Si tu veux vivre selon la loi de Dieu, ô homme, tu auras pour défenseur celui qui a porté la loi.

76. — Il dit encore : Si tu veux, de ton plein gré, refuser d’obéir aux ordres de Dieu, tu trouveras le diable pour courir avec toi à la perdition.

77. — Il y avait deux frères selon la chair et le diable vint les éloigner l’un de l’autre. Certain jour, le plus petit alluma la lampe et le démon, par son opération, renversa le chandelier, et la lampe fut aussi renversée ; comme son frère, plein de colère, le frappait, il lui demanda pardon et dit : Prends patience, mon frère, je la rallumerai. Et voilà que la puissance du Seigneur se montrant tourmenta le démon jusqu’au matin. Ensuite ce démon alla raconter à son chef ce qui était arrivé. Un prêtre des païens entendit ce récit, il se fit moine et pratiqua l’humilité en perfection. Il disait que l’humilité brise toute la puissance de l’ennemi comme il l’avait entendu dire à un démon : Lorsque j’excite les moines, l’un d’eux se met à faire repentance, et ils annulent ma puissance[7].

78. — Un vieillard disait des pensées impures : C’est la négligence qui nous les cause ; car si nous étions convaincus que Dieu habite en nous, nous n’y admettrions aucun objet étranger. Car le Seigneur Christ demeure et reste en nous, il regarde notre vie ; c’est pourquoi, nous aussi, le portant et le voyant, nous ne devons pas être négligents mais nous purifier pour imiter sa pureté.

79. — Il dit encore : Tenons-nous sur la pierre. Si le torrent gonfle, ne t’effraie pas et il ne te fera pas tomber. Chante avec confiance et dis : Ceux qui se confient dans le Seigneur sont comme la montagne de Sion ; celui qui habite Jérusalem ne sera jamais ébranlé[8].

80. — Il dit encore : L’Ennemi dit au Sauveur : j’envoie les miens chez les tiens pour bouleverser les tiens. Si même je ne puis commettre le mal dans tes élus, du moins je les trompe durant la nuit. Le Sauveur lui répond : Si un enfant mal venu n’en est pas moins l’héritier de son père, de même ces (pensées nocturnes) seront comptées comme un péché à mes élus.

81. — Il dit encore : C’est pour toi, ô homme, que le Christ est né. Le Fils de Dieu est venu pour que tu sois sauvé. Il se fit enfant, il se fit homme, étant Dieu. Certain jour il fut Lecteur : car il prit le Livre dans la synagogue et le lut disant : L’esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a oint[9]. Il fut Sous-Diacre : Faisant un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, les brebis, les bœufs et le reste[10]. Diacre : ceint d’une serviette, il lava les pieds de ses disciples, leur ordonnant de laver les pieds de leurs frères[11]. Prêtre : assis au milieu des prêtres, il enseignait le peuple[12]. Évêque : prenant du pain et rendant grâces, il le donna à ses disciples[13]. Il a été flagellé pour toi et tu ne supportes même pas une injure pour lui. Il fut enterré et il ressuscita comme Dieu ; il fit tout pour nous selon l’ordre et en son temps, pour nous sauver. Soyons sobres, vigilants, prions, faisons ce qui lui plaît[14].

82. — Le disciple d’un grand vieillard, pressé par l’impureté, alla dans le monde et se maria. Le vieillard, chagriné, pria Dieu et dit : Seigneur Jésus-Christ, ne permets pas que ton serviteur soit souillé. — Quand il s’enferma avec la femme, il rendit l’esprit sans être souillé[15].

83. — Il répondait aux pensées malfaisantes et disait : Je vous en prie, frères, nous avons laissé les (mauvaises) actions, laissons aussi les (mauvais) désirs. Que sommes-nous en effet, sinon poussière de poussière.

84. — L’un des pères racontait que deux marchands, originaires d’Apamée[16], étaient amis et commerçaient à l’étranger ; l’un était riche et l’autre de fortune médiocre. Le riche avait une femme très belle et chaste, comme l’événement le montra. À la mort de son mari, l’autre, qui connaissait son sérieux, voulut l’avoir pour femme, mais il n’osait le lui dire, de crainte qu’elle n’acceptât pas. Elle, qui était intelligente, le comprit et lui dit : Seigneur Siméon, — car c’était son nom, — je vois que tu as des préoccupations ; dis-moi ce que tu as et je te répondrai. Il n’osait d’abord pas le lui dire, mais enfin il l’avoua et la supplia de vouloir bien être sa femme. Elle lui dit : Si tu fais ce que je vais t’ordonner, j’y consens. Il répondit : Quoi que tu m’ordonnes, je le ferai. Elle lui dit : Va donc dans ta boutique et jeûne jusqu’à ce que je t’appelle ; moi-même, en vérité, je ne goûterai rien avant de t’appeler. Il accepta et elle ne lui fixa pas le moment auquel elle l’appellerait ; il pensait qu’elle l’appellerait le jour même. Un, deux et trois jours se passèrent sans qu’elle l’appelât ; il persévéra cependant, soit à cause de son désir pour elle, soit parce que Dieu dirigeait tout et lui donnait patience parce qu’il savait où il devait l’appeler — il devint plus tard un vase d’élection. — Le quatrième jour, elle le fit appeler. Il était défaillant et, ne pouvant se soutenir à cause de sa faiblesse, il se fit porter. Celle-ci de son côté avait fait préparer une table et tendre un lit ; elle lui dit : Voilà une table et un lit, où veux-tu que nous allions ? Il répondit : Je t’en prie, aie pitié de moi, donne-moi un peu à manger parce que je tombe en défaillance, je ne songe plus aux femmes à cause de ma faiblesse. Elle lui dit : Ainsi, lorsque tu as faim, tu places la nourriture au-dessus de moi, de toute femme et du plaisir ; lors donc que tu auras de telles pensées, use de ce remède et tu seras délivré de toute pensée inconvenante. Crois-moi, après mon mari, je n’aurai commerce ni avec toi ni avec aucun autre, mais, avec l’aide du Christ, je compte rester veuve. Il fut saisi de componction et, plein d’admiration pour son esprit et sa chasteté, il lui dit : Puisque le Seigneur a bien voulu me sauver par ta sagesse, que me conseilles-tu de faire ? Elle qui se défiait de la jeunesse et de la beauté, et qui redoutait d’endurer elle-même à certain moment les mêmes tentations, lui dit : Je pense, par Dieu ! que tu n’aimes que moi ? Il répondit : C’est vrai. Elle lui dit : Et moi en vérité je t’aime devant Dieu, mais puisque c’est la voix du Maître qui a dit : Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et même sa vie, il ne peut pas être mon disciple[17], éloignons-nous, pour Dieu, l’un de l’autre, afin que le Seigneur te tienne compte de t’être séparé, pour (l’amour de) Dieu, de ta femme et me tienne compte de m’être séparée de mon mari. Voici donc que dans notre pays il y a un monastère de reclus à Apamée[18]. Si tu veux vraiment être exaucé, vas-y vivre dans la retraite et tu plairas en vérité à Dieu. Il abandonna aussitôt les affaires, se retira dans ce monastère et y demeura jusqu’à sa mort. Il devint de bon aloi, voyant toutes choses sous le bon point de vue avec les yeux de l’esprit. L’abbé Siméonès[19] lui-même raconta tout cela au narrateur.

85. — Certain père[20] racontait que trois choses sont précieuses aux moines et qu’il nous faut les poursuivre avec crainte, tremblement et allégresse spirituelle, à savoir : la participation aux saints mystères, la table des frères et le lavement des pieds. Il en apportait la démonstration suivante et disait : Il y avait un illustre vieillard doué de visions, il se trouva avec plusieurs frères et, pendant qu’ils mangeaient, le vieillard, assis à table, fut ravi en esprit et vit que les uns mangeaient du miel, d’autres du pain, d’autres des ordures. Il s’étonna et pria Dieu en disant : Seigneur, révèle-moi ce mystère, puisque la même nourriture est servie à tous sur la table, comment se fait-il qu’elle me paraît transformée lorsqu’on la mange et que les uns mangent du miel, d’autres du pain, d’autres des ordures ? Une voix d’en haut lui dit : Ceux qui mangent du miel sont ceux qui s’assoient à table avec crainte, tremblement et allégresse spirituelle, et qui prient sans cesse ; leur prière monte vers Dieu comme la fumée de l’encens ; c’est pour cela qu’ils mangent du miel ; ceux qui mangent du pain sont ceux qui rendent grâces en prenant ce que Dieu leur a donné ; enfin ceux qui mangent les ordures sont ceux qui murmurent et qui disent : Ceci est bon, et cela est gâté. Il ne faut pas penser cela, mais plutôt louer Dieu et lui adresser des cantiques pour accomplir la parole : Que vous mangiez, que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu[21].

86. — Un moine travaillait le jour d’un martyr[22], un autre moine le voyant lui dit : Peut-on travailler aujourd’hui ? L’autre répondit : Aujourd’hui le serviteur de Dieu a quitté (la vie) par le martyre et a été tourmenté, et moi ne dois-je pas me fatiguer un peu en travaillant aujourd’hui ?

87. — Un vieillard dit : Souvent, au moment où le diacre disait : Donnez-vous la paix les uns aux autres, je vis l’Esprit-Saint sur la bouche des frères[23].

88. — Certain jour un pénitent quitta le monde[24]. Il lui arriva aussitôt de tomber sur une pierre et de se blesser au pied. Il perdit beaucoup de sang, au point de défaillir et de mourir. Les démons vinrent pour prendre son âme, mais les anges leur dirent : Remarquez cette pierre et voyez son sang qu’il a versé pour le Seigneur. À ces paroles des anges, son âme fut délivrée.

89. — On demanda à un vieillard : Comment doit être le moine ? Il dit : Selon moi, s’il est seul à seul[25].

90. — On demanda à un vieillard : Pourquoi ai-je peur lorsque je vais au désert ? Il répondit : À présent encore tu vis[26].

91. — On demanda à un vieillard : Que faut-il faire pour être sauvé ? Il travaillait le jonc sans détourner les yeux de son travail, et répondit : Tu le vois[27].

92. — On demanda à un vieillard : Pourquoi suis-je toujours négligent ? Il répondit : Parce que tu n’as pas encore vu le mille[28].

93. — On demanda à un vieillard : Quel est le travail du moine ? Il répondit : Le jugement[29].

94. — On demanda à un vieillard : Pourquoi suis-je tenté par l’impureté ? Il répondit : Parce que tu manges et dors trop[30].

95. — On demanda à un vieillard : Que doit faire un moine ? Il répondit : Pratiquer tout bien, s’éloigner de tout mal[31].

96. — Les vieillards dirent : La prière est le miroir du moine[32].

97. — Les vieillards dirent : Rien de pire que de juger[33].

98. — Les vieillards dirent : L’humilité est la couronne des moines[34].

99. — Les vieillards dirent : Dis à toute pensée qui t’arrive : Es-tu nôtre, ou viens-tu des ennemis ? Et certes elle l’avouera[35].

100. — Les vieillards dirent : L’âme est une source, si tu creuses, elle se purifie, si tu amasses de la terre autour, elle disparaît[36].

101. — Un vieillard dit : J’ai confiance que Dieu n’est pas injuste pour (nous) arracher à la prison ou pour (nous) y jeter[37].

102. — Un vieillard dit : Se vaincre en tout c’est la voie de Dieu.

103. — Un vieillard dit : Ne commence à rien faire avant d’avoir demandé à ton cœur si ce que tu veux faire est selon Dieu[38].

104. — Un vieillard dit : Si, lorsqu’un moine est en prières, il prie seul, c’est comme s’il ne priait pas[39].

105. — Un vieillard dit : J’ai combattu vingt ans contre une pensée pour que je voie tous les hommes comme un[40].

106. — Un vieillard dit : Le jugement est supérieur à toutes les vertus[41].

107. — On demanda à un vieillard : Comment l’âme acquiert-elle l’humilité ? Il répondit : En ne se rappelant que ses propres fautes[42].

108. — Un vieillard dit : De même que la terre ne tombe jamais en bas, ainsi quiconque s’humilie[43].

109. — Un vieillard dit : Tout ce qui a pu me surprendre, je ne l’ai pas recommencé[44].

110. — Un vieillard dit : C’est une honte pour le moine d’avoir abandonné ses biens et d’avoir quitté son pays pour Dieu, puis d’aller ensuite à la punition.

111. — Les vieillards dirent : Si tu vois un jeune homme qui s’élève vers le ciel par sa propre volonté, saisis-le par le pied et attire-le en bas, c’est lui rendre service[45].

112. — Un vieillard dit : Cette génération ne se préoccupe pas d’aujourd’hui mais de demain[46].

113. — Un vieillard dit : Notre ouvrage est de brûler des bois[47].

114. — Un vieillard dit : Ne cherche pas à ne pas être méprisé.

115. — Un vieillard dit : L’humilité ne se fâche pas et ne fâche personne[48].

116. — Il dit encore : Bien rester dans sa cellule comble le moine de biens[49].

117. — Un vieillard dit : Malheur à l’homme dont le renom est supérieur aux œuvres.

118. — Un vieillard dit[50] : La confiance et le rire ressemblent au feu qui brûle dans les roseaux.

119. — Un vieillard dit : L’homme qui se fait violence pour Dieu est semblable à un confesseur[51].

120. — Il dit encore : Le Seigneur instruira celui qui s’est rendu fou pour lui[52].

121. — Un vieillard dit : L’homme qui a toujours la mort devant les yeux vainc la pusillanimité.

122. — Un vieillard dit : Dieu demande à l’homme l’esprit, la parole et l’action[53].

123. — Le même dit : L’homme a besoin de craindre le jugement de Dieu, de haïr le péché, d’aimer la vertu et de prier Dieu toujours.

124. — Un vieillard dit : Éloigne-toi de tout homme à la parole querelleuse.

125. — Un vieillard dit : N’aie pas amitié avec l’hégoumène[54], ne fais pas d’échanges avec une femme, n’aie pas d’attention pour un adolescent[55].

126. — Un vieillard dit : Pleurons, mes frères, que nos yeux produisent des larmes avant d’aller à l’endroit où nos larmes brûleront nos corps.

127. — Un vieillard dit : La confiance, le silence et la méditation cachée engendrent la pureté.

128. — On racontait d’un vieillard qu’il demeurait avec les frères, et s’il leur disait une fois de faire une chose et qu’ils ne la fissent pas, il se levait et la faisait sans colère[56].

129. — Un frère demanda à un vieillard : Est-il bon d’avoir du caractère contre le prochain ? Le vieillard lui répondit : Tout ce caractère n’a pas la force de briser un frein. Tu as du caractère contre ton frère ! si tu veux en avoir, que ce soit contre les passions.

130. — Un frère qui se hâtait vers la ville demanda une prière à un vieillard. Le vieillard lui dit : Ne te hâte pas vers la ville, presse-toi plutôt de fuir la ville et tu seras sauvé[57].

131. — Un vieillard dit : L’homme qui fuit (le monde) ressemble au raisin mûr, mais celui qui demeure parmi les hommes est comme un raisin vert[58].

132. — Un vieillard dit : Si tu crois que j’ai une pensée sur quelqu’un, c’est que toi tu as la même[59].




  1. Cf. M. 877, n° 14.
  2. Paul, 180, attribue ce récit à Macaire.
  3. Ms. 929, p. 213.
  4. L, fol. 102 r°. B, p. 546, n° 281.
  5. Il ne semble donc pas avoir eu d’autres clercs que le prêtre et le diacre.
  6. Paul, 156. Coislin 127, fol. 20 v°.
  7. B, p. 523, n. 228 et p. 915-916. M, 748 avec une addition à la fin et 969, n. 89. Paul, 140.

    Notes. Les récits 7, 30, 31, 36 se trouvent dans L, fol. 169, 166, 173, 178 et le récit 11 se trouve dans M, 911. Ils appartiennent donc aux plus anciens recueils.

  8. Ps. cxxiv, 1. Coislin 127, fol. 21.
  9. Luc, iv, 18.
  10. Jean, ii, 15.
  11. Jean, xiii, 4, 5, 14.
  12. Cf. Luc, ii, 46.
  13. Matth., xxvi, 26.
  14. B, p. 858-859, n. 46 à 51 avec une addition à la fin. Coislin, 127, fol. 21.
  15. Paul, 117.
  16. Ms. 1596, p. 509-510 et 497 (Cf. ROC, 1902, p. 611).
  17. Luc, xiv, 26.
  18. Près d’Apamée se trouvait du moins le célèbre monastère de saint Maron, éponyme des Maronites.
  19. Siméon, dans le ms. 1596.
  20. L, fol. 149 v° B, p. 573, n. 345. M, 1000, n. 17. Paul, 201.
  21. I Cor., x, 31.
  22. Paul, 168.

    D’après les Constitutions apostoliques, viii, 33 : « on ne travaillera pas le jour d’Étienne, premier martyr, ni des autres saints martyrs, qui ont sacrifié leur vie au Christ ». Migne, P. G., t. I, col. 1136.

  23. Paul, 499.
  24. Paul, 11.
  25. Cf. B, p. 820, n. 339. Paul, 420. Paul ajoute : « c’est-à-dire voyant toujours Dieu seul ; car de même que la grappe de raisin traînant à terre devient hors d’usage, ainsi la pensée du solitaire qui s’attache aux choses terrestres ».
  26. Sans doute : « tu n’es pas encore mort au monde ». On trouve une pensée analogue dans L, fol. 151 r° : « Pourquoi est-ce que la crainte me saisit lorsque je sors seul le soir dehors ? Le vieillard dit : Parce que la vie de ce monde t’est encore chère ». Item B, p. 772, n. 188. Paul, 46.
  27. L, fol. 155 v° B, p. 774, n. 196.
  28. C’est-à-dire « le but ». Cf. B, p. 816, n. 306 : « Un frère demanda à un vieillard : Pourquoi mon esprit est-il constamment malade ? Il lui répondit : Parce que tu n’as pas encore vu la demeure de vie ».
  29. B, p. 816, n. 307. Cf. infra, 106. Paul, 345.
  30. L, fol. 151 r° B, p. 665, n. 580. Paul, 208.
  31. L, fol. 156. B, p. 816, n. 308.
  32. Paul, 444. Cf. infra, n° 101.
  33. L, fol. 156 r°.
  34. Cf. B, p. 640, n. 515. M, 1036, n. 10. Paul, 140.
  35. B, p. 817, n. 309.
  36. Paul, 293.
  37. L, fol. 151 reprend le n° 95 et lui ajoute 97, 96, 100 et 101 : « On demanda à un vieillard : Quel est le travail du moine ? Il répondit : Opérer tout bien et fuir tout mal et prendre soin de ne pas juger et condamner les autres, car la prière est le miroir du moine, ainsi que l’obéissance et la pratique du bien. Car l’âme est une fontaine, si on en retire les ordures, elle se purifie, mais si le puits se remplit, Dieu ne vient plus nous arracher à la prison, il nous jettera à la prison ». Item B, p. 773, n. 189. Paul, 418, 451.
  38. Paul, 345.
  39. Paul, 437.
  40. Coislin 127, fol. 77.
  41. L, fol. 156 r° Cf. supra, 93. B, p. 809, n. 279.
  42. L, fol. 159 r° et 98. B, p. 811, n. 292. M, 797, n. 171 et 1036, n. 10. Paul, 140.
  43. Paul, 140.
  44. B, p. 810, n. 288. Paul, 341. Cf. L, fol. 160 : « Je n’ai pas conscience que les adversaires m’aient trompé deux fois de la même manière » (sic B, p. 575, n. 349 et p. 868, n. 88).
  45. B, p. 877, n. 124. Cette pensée est répétée et expliquée dans B, p. 925. M, 932, n. 111. Paul, 339.
  46. C’est-à-dire « remet sa conversion au lendemain », comme l’explique Paul, 16.
  47. Peut-être : « de brûler le bois (mort) ». B, p. 817, n. 317, écrit : « ce sont des bois qui brûlent ». Paul, 345, écrit : « comme le feu brûle le bois, ainsi le travail du moine est de brûler les passions ».
  48. L, fol. 159 r° M, 1037, 11 sous le nom de Motoïs. Paul, 140.
  49. Paul, 418.
  50. L, fol. 97 v°. B, p. 545, n. 277.
  51. B, p. 735, n. 85.
  52. B, p. 736, n. 87. Paul, 56.
  53. Paul, 435.
  54. cette pensée est développée dans M, 967, n. 85.
  55. Nous lisons μειραϰίον
  56. B, p. 631, n. 475.
  57. Paul, 45.
  58. M, 859, n. 10, où cette pensée est attribuée à Moyse. Coislin 137, fol. 45.
  59. Vient ensuite le chapitre sur les saints anachorètes que nous avons publiée ROC, 1905, p. 409 à 414 et que nous ne reproduirons donc pas ici.