Histoires des solitaires Égyptiens/Introduction et histoires 1 - 37

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HISTOIRES DES SOLITAIRES ÉGYPTIENS


(Ms. Coislin 126, fol. 158 sqq.)





INTRODUCTION


Ce titre, emprunté à la version syriaque[1], correspond au latin Vitae Patrum[2] et nous semble préférable à l’épigraphe « apophthegmes des saints vieillards » (Verba seniorum)[3] que porte notre texte grec. En effet, nous ne trouverons pas seulement de bonnes paroles (apophthegmes) prononcées par les vieillards, mais, le plus souvent, des histoires de moines racontées par l’auteur ou du moins consignées d’après des récits qui lui ont été faits. Ces histoires conservées dans de si nombreux manuscrits grecs sont de deux genres : les unes portent explicitement le nom de leur héros ou de leur auteur : « Macaire faisait… Macaire racontait… », les autres ne portent pas de nom propre : « il y avait un frère qui faisait… un vieillard racontait… ». De bonne heure, la plupart des histoires qui portent un nom d’auteur furent extraites et transcrites à part dans leur ordre alphabétique. La plus importante de ces collections alphabétiques a été éditée par Cotelier[4]. À peu près tout le reste est inédit.

Nous avons parcouru les manuscrits de Paris dans l’espoir — un peu déçu — d’y trouver de nombreuses histoires autres. C’est le cas des mss. Coislin 127 et 108. Le ms. de Londres, Burney 50, qui est formé de deux volumes, est une compilation plus récente encore, car elle renferme un bon nombre de récits du moine Anastase sur les Pères du Sinaï[5] et ne peut donc être antérieure au viiie siècle puisque le moine Anastase écrivait vers le milieu du viie.

Nous avons étudié aussi de petites compilations, comme celle du ms. Coislin 282, fol. 1-96 ; elles ont le grand avantage de ressembler à celles qui ont été traduites en latin du ve au vie siècle et qui constituent les Vitae Patrum. Leur ressemblance avec le latin leur est une garantie d’antiquité, mais une partie de leurs histoires, celles qui renferment des noms propres, en ont été extraites pour figurer dans les apophthegmes alphabétiques et ont donc été éditées par Cotelier ; les éditer à nouveau ferait double emploi. Il s’ensuit donc qu’une édition destinée à compléter celle de Cotelier sans faire double emploi avec elle semblait assez difficile à préparer. Nous avons remarqué enfin que ce travail avait été fait par l’auteur des compilations contenues dans le ms. Coislin n° 126 du xe au xie siècle. Cet auteur, après avoir transcrit les apophthegmes alphabétiques (fol. 1-158), a recueilli ensuite tous ceux qui ne figuraient pas dans cette première partie. Il n’a suivi aucun ordre, les quelques titres correspondent à peine à quelques-unes des histoires qui les suivent, l’auteur semble donc bien n’avoir eu qu’un souci, celui d’être complet[6], et c’est ce qui nous rend sa compilation précieuse, car, pour compléter Cotelier, il nous suffit de l’éditer.

Objet et mode de la présente publication. Nous ne nous préoccupons pas de rechercher les sources, d’étudier l’ancienneté relative ou la crédibilité de nos récits, car ces études critiques ne peuvent guère devenir définitives qu’après une publication complète des textes[7] ; nous avons donc seulement la prétention de les préparer et non de les faire. histoires elles-mêmes ont été citées ou résumées par une multitude d’auteurs[8]. Il n’est donc pas trop tôt d’en publier enfin le texte grec original.


F. Nau.


Mars 1907.

APOPHTHEGMES
DES SAINTS VIEILLARDS[9].


1. On demanda[10] à notre saint père Athanase, l’évêque d’Alexandrie : Comment le Fils est-il égal au Père ? Il répondit : Comme la vue dans deux yeux.

2. On demanda[11] à notre saint père Grégoire le théologien : Comment le Fils et le Saint-Esprit sont-ils égaux au Père ? Il répondit : Si trois soleils étaient proches l’un de l’autre, la divinité est comme le mélange unique de (leur) lumière.

3. Le même dit : Dieu demande à tout homme baptisé les trois choses suivantes : la foi droite de l’esprit, la vérité de la langue et la pureté du corps.

4. Deux frères selon la chair[12] habitaient Scélé et il arriva que l’un tomba malade. Son frère alla à l’assemblée[13] et demanda la communion au prêtre[14] (pour le malade). Le prêtre dit aux frères : Allons visiter (le malade). Ils y allèrent donc et s’éloignèrent après avoir prié. Le dimanche suivant le prêtre lui demanda comment son frère allait. Il répondit : Priez pour lui. Le prêtre prit encore les frères et alla avec eux près du malade. Quand ils arrivèrent, comme ils étaient assis, celui-là fut sur le point de mourir. Tandis que les frères discutaient et que certains disaient : Il a été gratifié du Saint-Esprit, pendant que les autres en doutaient, son frère, les voyant, leur dit : Pourquoi discutez-vous entre vous ? Voulez-vous savoir qui a la puissance ? — Puis il se tourna vers son frère et lui dit : Est-ce que tu t’en vas, ô mon frère ? Le malade dit : Oui, mais prie pour moi. Il lui répondit : Je ne te permets pas, ô mon frère, de partir avant moi. Puis il se tourna vers les frères assis et leur dit : Donnez-moi une petite natte et un tapis[15]. Il les prit, inclina la tête et rendit le premier l’esprit, puis ce fut le (tour du) malade. Les pères, les ensevelissant tous deux aussitôt, les emportèrent et les enterrèrent avec joie parce qu’ils avaient reçu l’intelligible lumière[16].


5. Deux frères[17] habitaient ensemble au désert. L’un d’eux se ressouvenant du jugement divin, s’en alla errer seul dans le désert. L’autre se mit à sa recherche et, après beaucoup de fatigues, lorsqu’il le trouva il lui dit : Pourquoi fuis-tu ainsi au dehors ? As-tu commis seul les péchés du monde ? Le frère lui dit : Penses-tu que je ne sache pas si mes péchés m’ont été remis ? Certes, je sais que Dieu m’a remis mes péchés, mais je me donne toute cette peine pour voir au jugement (dernier) ceux qui seront jugés.


6. Deux frères[18] étaient voisins et l’un d’eux cachait ce qu’il avait — soit menue pièce de monnaie, soit bouchée de pain — et le jetait chez son prochain. L’autre ne le remarquait pas, mais s’étonnait de voir sa maison se remplir ; un jour cependant il prit l’autre sur le fait, l’attaqua et lui dit : Par tes (dons) charnels, tu m’as fait perdre (?) les (dons) spirituels. Il lui promit de ne plus le faire et ainsi il lui pardonna.


7. Un frère fit une fausse clef[19] ; il ouvrit la cellule d’un vieillard et prit son pécule. Le vieillard écrivit sur un papier : Seigneur frère, qui que tu sois, fais (moi) la charité de me laisser la moitié de mon bien. Puis faisant deux parts de son pécule, il mit le papier (auprès). L’autre entrant de nouveau, déchira l’écrit et prit le tout ; au bout de deux ans il mourut et son âme ne sortait pas (de son corps)[20] ; il appela donc le vieillard et lui dit : Prie sur moi, père, car c’est moi qui ai volé ton pécule. Le vieillard dit : Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Puis il pria aussi et pardonna.


8. Un frère avait un vieillard (pour compagnon)[21] et, voyant qu’il enterrait les morts de manière étonnante, il lui dit : Lorsque je serai mort, m’enterreras-tu ainsi ? Il lui répondit : je t’enterrerai jusqu’à ce que tu dises : C’est assez. Peu après le disciple mourut et ce qui avait été dit fut réalisé. Car le vieillard l’ayant enseveli pieusement lui dit devant tous : Es-tu bien enseveli, ô (mon) fils, ou bien manque-t-il encore quelque petite chose ? Et le jeune homme répondit : C’est bien, ô père, car tu as accompli ce que tu avais annoncé.


9. L’abbé Bésarion dit qu’un homme se retira du monde ayant une femme et aussi une fille catéchumène, mais cependant chrétienne. Il partagea donc ses biens en trois parts. Dans l’intervalle, sa fille étant morte n’étant que catéchumène, le père, pour sa rançon, donna sa part aux pauvres ainsi que celle de sa femme et la sienne propre. Il ne cessait de prier Dieu pour sa fille. Une voix se fit entendre tandis qu’il priait : Ta fille a été baptisée, ne te décourage pas. Il ne voulut pas le croire. La voix invisible dit encore : Creuse son tombeau pour voir si tu la trouveras. Il alla au tombeau, creusa et ne la trouva pas, car elle avait été placée avec les fidèles[22].


10. Un vieillard dit : Voici la voix qui crie à l’homme jusqu’à son dernier souffle : Convertis-toi aujourd’hui.


11. L’abbé Théodote dit : Ne condamne pas le débauché si tu es continent, car tu transgresserais aussi la loi. Celui qui a dit : Tu ne forniqueras pas, a dit aussi : Tu ne jugeras pas.


12. Un possédé[23] du démon vint une fois à Scété et, pendant longtemps, il ne fut pas guéri. L’un des vieillards, pris de compassion, signa le démoniaque et le guérit. Le démon s’irrita et lui dit : Voilà que tu me chasses, je viens chez toi. Le vieillard lui répondit : Viens, cela me fait plaisir. Le vieillard passa douze ans à garder le démon et à le mortifier ; il ne mangeait chaque jour que douze noyaux de dattes. Ensuite le démon s’échappa et le quitta. Le vieillard le voyant partir lui dit : Pourquoi fuis-tu ? reste encore. Le démon lui répondit et lui dit : Dieu te domptera, car lui seul a pouvoir sur toi.


13. On racontait[24] d’un (vieillard) qu’il demeurait en Égypte dans une cellule à une pièce. Un frère et une vierge avaient coutume de venir le voir. Un jour donc, tous deux arrivèrent en même temps près du vieillard. Lorsque le soir fut venu, il déroula une natte et il se coucha au milieu. Le frère, tourmenté, rejoignit la vierge et ils consommèrent le péché. Le vieillard s’en aperçut et ne leur parla pas ; au matin il les congédia sans leur montrer de tristesse. Pendant qu’ils faisaient route, ils se demandèrent si le vieillard s’en était aperçu ou non. Ils retournèrent près de lui pleins de repentir et lui dirent : Abbé, ne t’es-tu pas aperçu comment Satan nous a bafoués ? Il répondit : Oui. Ils lui dirent : Où était donc ton esprit à cette heure-là ? Il leur répondit : À cette heure-là mon esprit veillait et pleurait à l’endroit où le Christ fut crucifié. Ils acceptèrent la pénitence que leur imposa le vieillard, s’en allèrent, et devinrent des vases d’élection.


14. L’abbé Zoïle, le prêtre, qui était de Tamiathis[25], disait avoir entendu raconter à l’abbé Nathaël que sept autres sénateurs avaient voulu imiter l’abbé Arsène et mener la vie monastique à Scété. Ils avaient renoncé à tous leurs biens, s’adonnaient au travail des roseaux[26], peignaient de vils ustensiles en terre et disaient : C’est pour que le grand Dieu voie, qu’il prenne pitié et qu’il nous remette nos péchés.


15. On disait[27] de l’abbé Arsène que personne ne pouvait suivre son genre de vie.


16. On racontait de l’abbé Macaire le Grand qu’il se rendit chaque jour durant quatre mois près d’un frère à Scété et pas une seule fois il ne le trouva oisif. Il y alla une fois de plus, s’arrêta près de la porte en dehors et entendit le frère pleurer et dire : Seigneur, si tes oreilles ne m’entendent pas crier vers toi, aie pitié de moi à cause de mes péchés, car de mon côté je ne me fatigue pas de t’appeler à mon secours.


17. Un novice[28] voulait renoncer au monde. Il dit au vieillard : Je veux devenir moine. Le vieillard répondit : Tu ne le peux pas. Celui-là dit : Je (le) peux. Le vieillard dit : Si tu le veux, va, renonce au monde, puis viens demeurer dans ta cellule. Il s’en alla, donna ce qu’il possédait, se réserva cent pièces de monnaie et vint près du vieillard. Le vieillard lui dit : Va demeurer dans ta cellule. Il alla y demeurer. Tandis qu’il y était, ses pensées lui dirent : La porte est vieille et demande à être remplacée. Il alla donc dire au vieillard : Mes pensées me disent : La porte est vieille et elle demande à être remplacée. Le vieillard répondit : Tu n’as pas encore renoncé au monde, va, renonce au monde et demeure ici. Il s’en alla, donna quatre-vingt-dix pièces de monnaie, s’en cacha dix et vint dire au vieillard : Voilà que j’ai renoncé au monde. Le vieillard lui dit : Va, demeure dans ta cellule. Il alla y demeurer. Tandis qu’il y était, ses pensées lui dirent : Le toit est vieux et demande à être remplacé. Il alla dire au vieillard : Mes pensées me disent : Le toit est vieux et demande à être remplacé. Le vieillard lui dit : Va et renonce au monde. Il s’en alla, donna les dix pièces de monnaie et vint dire au vieillard : Voilà que j’ai renoncé au monde. Pendant qu’il y était ses pensées lui dirent : Voilà que tout est vieux ici ; le lion viendra et me mangera. Il exposa ses pensées au vieillard qui lui dit : Je voudrais que tout tombât sur moi et que le lion vînt me manger pour que je fusse délivré (de la vie). Va, demeure dans ta cellule et prie Dieu.


18. Un vieillard dit à un autre qui était charitable et se rencontrait avec les moines et les séculiers : La lampe éclaire beaucoup (d’hommes), mais brûle sa propre bouche.


19. On racontait[29] d’un vieillard qu’il marchait dans le désert et voilà que deux anges firent route avec lui, l’un à droite et l’autre à gauche. Ils vinrent à rencontrer un cadavre le long de la route et le vieillard se boucha le nez à cause de la puanteur ; les anges en firent autant. Quand ils eurent avancé un peu, le vieillard leur dit : Vous sentez donc aussi cela ? Ils répondirent : Non, c’est à cause de toi que nous nous sommes bouché le nez aussi : nous ne sentons pas les impuretés de ce monde et elles n’arrivent pas jusqu’à nous, mais nous sentons les âmes qui puent dans les péchés.


20. Il y avait un vieillard[30] qui mangeait chaque jour trois biscuits. Il lui arriva un frère et quand ils s’assirent pour manger il lui servit trois biscuits ; comme il n’en avait pas assez, il lui en donna trois autres. Lorsqu’ils furent rassasiés et se levèrent, le vieillard condamna le frère et lui dit : Il ne faut pas céder à la chair. Le frère fit repentance au vieillard et s’en alla. Le lendemain, lorsque arriva le moment du repas du vieillard, il se servit les trois biscuits selon la coutume, il les mangea, puis il eut encore faim et résista (à ce désir). Il en fut de même le jour suivant. Il commença donc à faiblir et il connut qu’il était abandonné de Dieu. Il se prosterna avec larmes devant Dieu et l’interrogea au sujet de l’abandon dans lequel il se trouvait ; il vit un ange qui lui dit : Cela t’est arrivé parce que tu as condamné le frère. Reconnais donc que celui qui peut résister ou faire quelque bien ne le fait pas de sa propre force ; mais c’est la bonté divine qui fortifie l’homme.


21. On racontait d’un certain vieillard des cellules[31] qu’il était reclus et n’allait pas même à l’assemblée. Il avait un frère selon la chair qui demeurait dans une autre cellule. Celui-ci tomba malade et fit dire à l’autre de venir le voir avant sa mort. Il répondit : Je ne puis pas y aller parce que c’est mon frère selon la chair. Il lui fit encore dire : Viens au moins cette nuit pour que je te voie, il répondit : Je ne le puis pas, sinon mon cœur ne sera pas trouvé pur devant Dieu. Et le frère mourut sans qu’ils se fussent connus.


22. Les pères racontaient[32] qu’il existait un certain chef de communauté dont le serviteur devint négligent et quitta le monastère pour aller dans un autre lieu. Le vieillard allait constamment le trouver et le supplier de revenir, mais il ne le voulait pas. Le vieillard le fit durant trois ans et le serviteur, persuadé enfin, revint (au monastère). Le vieillard lui commanda d’aller ramasser de la paille. Pendant que le serviteur le faisait, par l’opération de Satan, il perdit un œil. Le vieillard en fut très attristé et vint le réconforter tandis qu’il souffrait, mais le serviteur lui dit : C’est moi qui en suis cause, je souffre cela pour t’avoir causé tant de fatigues. Au bout d’un certain temps, il fut délivré de la souffrance — l’affliction lui restant — et le vieillard lui commanda encore d’aller ramasser des feuilles de palmier. Pendant qu’il travaillait, par l’opération de l’ennemi, une branche se détendit et lui creva l’autre œil. Il vint donc au monastère et y vécut dans le silence sans plus rien faire. L’abbé du monastère devint malade et lorsque son appel (sa mort) fut proche, il le connut d’avance, réunit tous les frères et leur dit : Mon appel est proche, prévoyez pour vous. Chacun commença à dire : À qui nous confies-tu, abbé ? Le vieillard se tut, fit venir l’aveugle seul et lui annonça son appel. Celui-ci pleura et dit : À qui me confies-tu, moi qui suis aveugle ? Le vieillard dit : Prie afin que je trouve grâce devant Dieu et j’espère que le dimanche tu présideras l’assemblée des fidèles. Quelques jours après sa mort l’aveugle vit et devint le père de la communauté.


23. Un domestique[33] devint moine et passa quarante-cinq ans à vivre de sel, de pain et d’eau. Son maître, saisi de componction, embrassa aussi la vie anachorétique au bout d’assez de temps et devint le disciple de son propre serviteur avec grande obéissance. Le temps de sa mort arriva et il dit au vieillard : Je vois les Puissances[34] qui viennent près de moi (pour chercher mon âme) et que tes prières font retourner en arrière. — Lorsque la mort du vieillard arriva, il vit un ange à sa droite et un à sa gauche qui lui dirent : Veux-tu venir, abbé, ou devons-nous partir ? Le vieillard leur dit : Je le veux, attendez, prenez mon âme, et il mourut ainsi.


24. Un vieillard dit : Joseph d’Arimathie[35] prit le corps de Jésus et le mit dans un linceul blanc dans un tombeau nouveau, c’est-à-dire dans l’homme jeune. Que chacun prenne donc soin de ne pas pécher pour ne pas outrager Dieu qui habite en lui et ne pas le chasser de son âme, car Israël reçut la manne pour se nourrir dans le désert et le véritable Israël reçut le corps du Christ.


25. Le vieillard dit : Sors ton glaive[36]. Le frère dit : Les passions ne me le permettent pas. Le vieillard dit : (Il est écrit) : Invoque-moi au jour de ton affliction, je te délivrerai et tu me loueras[37]. Invoque-le donc et il te délivrera de toute tentation.


26. Un frère qui avait été à l’étranger, interrogea un vieillard et dit : Je veux retourner chez moi. Le vieillard lui dit : Sache, ô frère, qu’en venant de ton pays jusqu’ici, tu avais le Seigneur pour guide, mais tu ne l’auras plus, si tu retournes.


27. Un vieillard[38] envoya son disciple puiser de l’eau. — Le puits était loin de leur cellule. — Il oublia d’emporter la corde et s’en aperçut en arrivant au puits ; il se mit en prière et cria : Ô puits ! ô puits ! mon abbé m’a dit : Remplis la cruche d’eau. Aussitôt, l’eau monta en haut, le frère remplit (sa cruche) et l’eau retourna à sa place.


28. Un évêque[39] allait chaque année près des pères à Scété. Un frère, le rencontrant, le conduisit à sa cellule, lui donna du pain et du sel et lui dit : Pardonne-moi, seigneur, de n’avoir rien autre à te donner. L’évêque lui dit : Je veux l’an prochain, lorsque je viendrai, ne pas même trouver de sel.


29. Un frère dit qu’il y eut une discussion dans une laure d’Égypte ; tous prirent la parole, les grands et les petits. Un seul ne parla pas et lorsqu’ils sortirent, un frère lui demanda : Pourquoi n’as-tu pas parlé ? Celui-là, pressé par le frère, dit : Pardonne-moi, mais j’ai dit à ma pensée : Si le tapis[40] qui est sous moi ne parle pas, tu ne parleras pas non plus. Voilà pourquoi j’ai gardé le silence sans parler.


30. Un vieillard[41] était malade et, comme il n’avait pas ce qu’il lui fallait, le chef d’une communauté le reçut et lui donna le nécessaire ; il dit aux frères : Gênez-vous un peu pour que nous donnions le nécessaire à un malade. Or le malade avait un pot d’or ; il creusa sous lui et le cacha ; il mourut sans l’avoir fait connaître. Quand il fut enterré, l’abbé dit aux frères : Enlevez ce lit d’herbes de là. En l’enlevant ils trouvèrent l’or, et l’abbé dit : S’il ne l’a pas fait connaître durant sa vie, mais ne l’a pas même dit à sa mort et a mis son espérance en lui, je ne veux pas le toucher, mais allez l’enterrer avec lui. — Le feu descendit du ciel et, durant de nombreux jours, resta au-dessus de son tombeau à la vue de tous, et ceux qui le virent furent dans l’admiration.


31. L’évêque d’une certaine ville[42], par l’opération du démon, tomba dans la fornication. Un jour que l’on se réunissait à l’église et que personne n’avait connaissance de son péché, il le confessa devant tout le peuple et dit : J’ai péché. Puis il déposa son manteau sur l’autel et dit : Je ne puis plus être votre évêque. Tout le peuple pleura et cria : Que ce péché soit sur nous, mais conserve l’épiscopat. Il répondit : Vous voulez que je conserve l’épiscopat, faites donc ce que je vais dire. Il fit fermer les portes de l’église, puis se coucha la face contre terre devant une porte de côté et dit : Il n’aura pas de part avec Dieu celui qui passera sans me fouler aux pieds. Ils firent comme il le demandait et, lorsque le dernier fut sorti, une voix vint du ciel et dit : À cause de sa grande humilité, je lui ai remis son péché.


32. Un autre était évêque d’une certaine ville[43] et il lui arriva de tomber dans une maladie au point qu’on ne le reconnaissait plus. Il y avait là un monastère de femmes, et la supérieure, apprenant que l’évêque était si malade, prit deux sœurs avec elle et alla le visiter. Tandis qu’elle parlait avec l’évêque, l’une de ses sœurs qui se trouvait près du pied de l’évêque le toucha pour voir comment il allait. Il fut ému à ce contact et dit à la supérieure : Je ne reçois pas de soins de ceux qui sont autour de moi, daigne donc me laisser cette sœur pour me servir. L’autre, ne soupçonnant rien de mal, la lui laissa. Poussé par le diable, il lui dit : Fais-moi cuire quelque chose pour que je (le) goûte. Elle fit comme il l’avait dit et, après avoir mangé, il lui dit : Couche avec moi. Et il accomplit le péché. Elle devint enceinte et le clergé l’arrêta disant : Apprends-nous qui t’a rendue enceinte. Elle ne voulut pas l’avouer. Alors l’évêque dit : Laissez-la, c’est moi qui ai commis ce péché. Quand il fut guéri de sa maladie, il entra dans l’église, déposa son manteau sur l’autel, s’en alla, prit un bâton en sa main et gagna un monastère où il n’était pas connu. Or l’abbé de la communauté, qui recevait des révélations, connut qu’un évêque devait venir au monastère ; il l’annonça au portier et lui dit : Fais attention, frère, car un évêque doit venir nous trouver aujourd’hui. Le portier, pensant qu’il viendrait avec une litière ou du moins avec un certain apparat, comme un évêque, ne s’aperçut de rien. Mais l’abbé sortit à sa rencontre et le salua en disant : Sois le bienvenu, seigneur évêque ! Celui-ci, tout stupéfait d’avoir été reconnu, voulut s’enfuir à un autre monastère. L’abbé lui dit donc : Partout où tu iras, j’irai avec toi. Il le pria donc beaucoup et le fit entrer dans le monastère ; il s’y repentit en vérité et mourut en paix au point qu’il y eut des prodiges à sa mort.


33. Il y avait dans la Thébaïde un vieillard nommé Iliérax qui avait atteint près de quatre-vingt-dix ans. Les démons qui voulaient l’amener à la négligence par la longueur du temps (de sa vie) vinrent le trouver un jour et lui dirent : Que feras-tu, ô vieillard ? car tu as encore cinquante autres années à vivre. Il leur répondit : Vous m’avez grandement affligé, car je m’étais préparé pour (vivre) deux cents ans. Les démons le quittèrent en hurlant.


34. Un anachorète[44] lutta durant un certain nombre d’années dans les régions du Jourdain. Il eut la grâce de ne pas être attaqué par l’ennemi, de sorte qu’il injuriait le diable devant ceux qui venaient le visiter ; il leur disait, pour leur édification, que le diable n’était rien et ne pouvait rien contre les athlètes s’il ne les trouvait semblables à lui : sordides et asservis au péché, tels étaient ceux qu’il énervait. Il ne se doutait pas qu’il était protégé par le secours divin et qu’il lui devait de ne pas subir les attaques de l’ennemi. Un jour donc, par la permission divine, le diable lui apparut face à face et lui dit : Que t’ai-je fait, abbé ? pourquoi me couvres-tu d’injures ? T’ai-je jamais tourmenté ? Mais lui, couvrant le démon de crachats, usa encore des mêmes paroles : Va loin de moi, Satan, car tu ne peux rien contre les serviteurs du Christ. L’autre le flatta en disant : C’est vrai, c’est vrai, mais tu dois vivre encore quarante ans et, durant tant d’années, comment ne trouverais-je pas une heure pour te duper ? et, après avoir jeté l’appât, il disparut. L’autre se mit à réfléchir et à dire : Voilà déjà tant d’années que je m’épuise ici et maintenant Dieu veut me faire vivre encore quarante autres années, je vais partir et aller dans le monde, je verrai ceux qui agissent autrement que moi, je passerai quelques années avec eux, puis je reviendrai et reprendrai ma vie ascétique. Dès qu’il eut pensé cela, il le mit en œuvre. Il se leva, quitta sa cellule et marcha. Non loin de là, un ange du Seigneur fut envoyé à son secours et lui dit : Où vas-tu, abbé ? Il répondit : À la ville. L’ange reprit : Va à ta cellule et n’aie rien de commun avec Satan, car il t’a bafoué. — Il rentra en lui-même, retourna à sa cellule et mourut trois jours plus tard.


35. Un illustre anachorète qui disait : Pourquoi me combats-tu ainsi, Satan ? entendit Satan répondre : C’est toi qui me combats fortement.


36. Un anachorète vit un démon qui en poussait un autre à aller éveiller un moine. Il entendit l’autre répondre : Je ne puis le faire, car jadis je l’ai éveillé ; il s’est levé et m’a brûlé par ses chants et ses prières.



DES OFFICIERS ROYAUX[45].


37. On racontait[46] qu’un officier percepteur, jeune, de très bel aspect, gérait les deniers royaux. Il avait dans une certaine ville un ami illustre qui possédait une jeune femme. Celui le reçut lorsqu’il passa par là ; il demeura dans sa maison et mangea avec sa femme ; il avait de l’amitié pour lui. Comme il demeurait longtemps près d’eux, la femme commença à penser à lui sans qu’il en eût connaissance. Comme elle était chaste, elle ne lui révéla pas ses pensées, mais attendit et souffrit. Il arriva qu’il se mit en route selon son habitude ; quant à elle, ses pensées la rendirent malade et elle s’alita. Son mari lui amena des médecins qui l’auscultèrent et dirent au mari : Elle a peut-être quelque souffrance de l’esprit, car elle n’a aucune maladie corporelle. Son mari s’assit auprès d’elle, la supplia et dit : Dis-moi ce que tu as. Celle-ci, timide et rougissante, ne le confessait pas d’abord, mais elle lui dit enfin : Tu sais, Seigneur, que par charité ou par simplicité tu introduis ici de jeunes personnes, et moi, comme femme, j’ai été frappée par l’officier royal. Son mari, ainsi renseigné, se tut et lorsque plus tard l’autre revint, il alla au-devant de lui et lui dit : Tu sais, mon frère, combien je t’ai aimé, je t’ai reçu avec charité et t’ai fait manger avec ma femme. L’autre dit : C’est vrai, Seigneur. Et il lui dit : Voici que ma femme pense à toi. L’autre, en l’entendant, non seulement ne songea pas à elle, mais, emporté par la charité, il fut très affligé et il lui dit : Ne t’afflige pas, Dieu (nous) secourra. Il s’en alla donc, se coupa les cheveux, puis il prit une substance[47], s’en oignit la tête et la figure au point de les brûler ainsi que les sourcils. Il fit disparaître toute sa beauté et sembla un ancien lépreux. Il se couvrit donc d’un voile et alla rendre visite à la malade et au mari qui était près d’elle, puis, relevant (le voile), il leur montra sa tête et son visage et commença à dire : Voilà ce que m’a fait le Seigneur. Quand elle le vit passé d’une telle beauté à une telle laideur, elle fut dans l’étonnement. Dieu, voyant la peine (que cet homme avait prise), enleva les tentations de la femme et elle oublia toutes ses pensées. Alors l’officier royal prit le mari à l’écart et lui dit : Voilà que, grâce à Dieu, ta femme n’est plus malade, elle ne verra plus mon visage. — Cela s’appelle mettre l’âme au-dessus de l’amour et rendre le bien pour le bien.


  1. Histoires des solitaires Égyptiens du désert d’Égypte. Ms. de Londres add. 12173, fol. 117v.
  2. Cf. Migne, Patr. lat., t. lxxiii, col. 107-1066
  3. Ibid.
  4. Cf. Migne, Patr. lat., t. lxv ; Krumbacher, Byz. Litt., 2e ed. p. 188.
  5. Nous en avons relevé douze, à savoir : t. II, fol. 50, les chap. i, ii, iii, iv, v de notre traduction ; fol. 57, le chap. xi ; fol. 139, les chap. xxiii à xxvi ; fol. 143, les chap. xxix et xxxviii.
  6. Il a même ajouté à la fin (fol. 311-329 et 349v) tous les récits de Daniel le scétiote (Voir l’édition si complète et si bien étudiée qu’en a donnée M. Clugnet, ROC, 1900-1901.)
  7. Voir l’étude de Dom C. Butter, The lausiac history of Palladius, I, Cambridge, 1898, p. 208-215.
  8. Nous renverrons assez souvent par le simple mot Paul suivi de la page, aux extraits de notre ouvrage insérés par Paul Euergétinos († 1054) dans sa grande compilation : Συναγωγὴ τῶν θεοφθόγγων ῥημάτων… Athènes, 1901.
  9. Le grec ajoute « Père, bénis », formule qui précédait les lectures publiques comme le latin : « jube, damne, benedicere ».
  10. Coislin 108, f. 291 ; 127, f. 308.
  11. Ibid.
  12. Litt. « naturels », pour les distinguer des frères « spirituels » ou membres d’une même communauté.
  13. Litt. « l’église ». Item au n° 21.
  14. Il n’y avait qu’un prêtre en titre pour tous les solitaires de Scété.
  15. Embrimium et ἐμϐρίμιον. Voir les glossaires Ducange. Cf. infra, no 29.
  16. Parce qu’ils avaient vu un fait surnaturel.
  17. Coislin 127, f. 50v.
  18. L, fol. 21r. Coislin 127, f. 76v. B, p. 595.
  19. B, p. 808. Paul, 253.
  20. Son agonie se prolongeait.
  21. Dans la vie érémitique, où chaque solitaire vivait de son côté et à sa manière, les moines devaient se mettre cependant sous la conduite des vieillards. En général chaque vieillard avait un disciple qu’il instruisait et qui le servait.
  22. Se trouve, sans être attribué à Bésarion, dans B, p. 765, n. 170 et dans le manuscrit 1596, p. 556 (ROC, 1903, p. 93). Inutile de dire que l’équivalence du baptême et de l’aumône n’est pas admise en théologie. — Jacques d’Édesse (viie siècle) cite ce récit sous le nom de l’évêque Pallade, pour montrer qu’on peut prier pour les hérétiques défunts. Cf. F. Nau, Les canons et les résolutions canoniques de Rabboula… Jacques d’Édesse…, librairie Lethielleux, Paris, 1906, p. 71.
  23. L, fol. 85r. B, p. 603. Paul, 191.
  24. M, 1018, n. 15. Le latin attribue ce récit à Pastor. Paul, 287.
  25. Ou Damiette.
  26. En lisant θρύα au lieu de τρία (?).
  27. B, p. 479, n. 104.
  28. Paul, 48.
  29. B, p. 780, n. 214 ; M, 1014, no 18.
  30. Paul, 287.
  31. Désert proche de Scété. B, p. 839, n. 15. Cette histoire fait l’objet d’une question dans B, p. 938-939. Coislin 127, f. 76v.
  32. L, fol. 33r. B, p. 598, n. 404 ; E, p. 723, n. 402.
  33. B, p. 764, n. 169.
  34. Nom d’un ordre des anges.
  35. Cf. B, p. 865, n. 73.
  36. Cf. Juges, ix, 54. B, p. 752, n. 143 ; Coislin 127, f. 20v ; M, 1056, 1. Le latin a conservé la meilleure rédaction.
  37. Ps. xlix, 15.
  38. B, p. 685, n. 616 ; M, 756, n. 28 et 1004, n. 17 ; E, p. 798, n. 609. Paul, 116.
  39. L, fol. 74v ; B, p. 499, n. 160.
  40. Cf. supra, no 4.
  41. Coislin 127, f. 105.
  42. Ms. grec 919, fol. 151r. Cf. B, p. 301. Paul, 136.
  43. Ms. 919, Ibid. Paul, 16.
  44. Paul, 19.
  45. Magisteriani. Cf. Glossaire de Ducange et M, 988, note 24.
  46. Coislin 232, fol. 166 ; Grec 1036, fol. 234v ; 1596, p. 365. Paul, 364.
  47. Ce nom manque dans Ducange qui donne seulement le sens de « lame ».