Histoires incroyables (Palephate)/29

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CHAP. XXIX.

Bellérophon (1).

On raconte que Bellérophon était porté par un cheval ailé. Pour moi je pense que jamais cheval n’a pu voler, fût-il couvert des plumes de tous les oiseaux. Si pareil animal avait existé, nous en verrions encore. On ajoute qu’il tua la Chimère d’Amisodare. Or, la Chimère était un monstre, lion par la partie antérieure, serpent par la queue, et chèvre par le milieu du corps : il y en a même qui pensent que ce monstre a existé avec trois têtes. Mais le serpent, le lion et la chèvre ne peuvent pas user des mêmes aliments, et c’est un conte absurde que de prétendre qu’un animal mortel (2) puisse exhaler du feu. Et laquelle de ces trois têtes aurait été adaptée au corps ? Voici la vérité de cette tradition : Bellérophon était un Phrygien, originaire de Corinthe, vaillant et beau garçon qui s’étant équipé un bon navire, exerçait bravement la piraterie sur les côtes. Son vaisseau s’appelait Pégase, comme chaque vaisseau a encore aujourd’hui son nom particulier, et il me semble bien plus naturel de donner le nom de Pégase à un navire qu’à un cheval (3). Le roi Amisodare habitait au bord du fleuve Xanthus. Tout près était une montagne escarpée nommée le Telmisse. Deux chemins y aboutissent en avant, du côté de la ville des Xanthiens : il y en a un troisième, au revers de la montagne, qui regarde la Carie ; tous les autres côtés sont inaccessibles. Entre les deux chemins le mont vomit des flammes par une large ouverture. Plus haut est une autre montagne qu’on appelle la Chimère. Or, dans ce temps-là, à ce que disent les gens du pays, la partie antérieure du chemin était habitée par un lion, et la partie opposée par un serpent, également redoutés des pâtres et des bucherons. Bellérophon étant survenu, à cette époque, mit le feu à la montagne, et ces animaux malfaisants périrent dans les flammes qui embrasèrent le Telmisse. Les gens du pays dirent que « Bellérophon amené par Pégase avait abattu la Chimère d’Amisodare ; » et c’est ce qui donna naissance à la fable (4).

(1) Dans le passage d’Homère que nous avons cité plus haut (note 1 du chap. XXVI) Glaucus en faisant sa généalogie rappelle en quatre vers cet exploit de son aïeul Bellérophon et décrit la Chimère de la même manière que Paléphate (iliad. Rhaps. 6, v. 179-183). Lucrèce en donne la même idée en prouvant qu’un pareil assemblage est absurde :

                 Flamma quidem vero quùm corpora fulva leonum
              Tàm soleat torrere atque urere, quàm genus omne
              Visceris in terris quodcumque et sanguinis exstat,
              Quî fieri potuit, triplici cum corpore, ut una
              Prima Leo, postrema draco, media ipsa Chimæra
              Ore foràs acrem efflaret de corpore flammam ?

                                                   (De nat. rer. V, v. 899-904).

Ovide la décrit aussi en deux vers :

              Quoque Chimæra jugum mediis in partibus ignem,
              Pectus et ora leæ, caudam serpentis habebat.

                                                   (Métam. IX, v. 648-649).

Apollodore (liv. 2, chap. 3, p. 56 et 57 de l’édition de Heyne) et Hyginus (fable LVII p. 121-122 des Mythographes latins de Van Staveren) s’accordent avec les poètes que nous venons de citer.

(2) Les anciens regardaient les astres comme des animaux (V. Ovid. métam. lib. 1er, v. 72 et 76).

(2) C’est, je suppose, parce que Pégase signifie : qui sort d’une source.

(4) Héraclite (fable 15, page 74 des opusc. mythol. de Thomas Gale) suppose que Chimère était une femme qui régnait despotiquement à l’aide de deux frères nommés Lion et Dracon (serpent) et qu’elle fut tuée par Bellérophon.

Plutarque (Traité des vertus des femmes) rapporte une autre tradition sur cette fable. D’après cette version c’était Amisodare lui-même qui, parti d’une colonie de Lyciens auprès de Zélée, exerçait la piraterie sur les côtes de la Lycie avec une flotille commandée par un nommé Chimère, homme très-courageux mais féroce. À la proue du navire monté par Chimère était la figure d’un lion et à la poupe celle d’un serpent. Il faisait beaucoup de mal aux Lyciens ; mais Bellérophon lui donnant la chasse, sur Pégase, l’atteignit et le tua (Plutarque, tom. 7, p. 18 de l’édition de Reiske).

Servius (sur le v. 288 du liv. VI de l’Énéide) dit qu’en réalité la Chimère est une montagne de la Lycie dont le sommet jetait encore des flammes de son temps (au Ve siècle) ; que des lions se tenaient dans la partie supérieure, que le pied de la montagne était infesté de serpents et que la partie moyenne abondait en pâturages où les chèvres se multipliaient (tom. 6, p. 367 du Virgile de Lemaire) ; mais je n’ai rien trouvé de semblable ni dans Pline l’ancien, ni dans Pomponius-Méla. C’est pour avoir rendu cette montagne habitable, ajoute Servius, que Bellérophon eut le renom d’avoir tué la Chimère (ibid).