Histoires incroyables (Palephate)/53

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CHAP. LIII.

Quel est celui qui a, le premier, découvert l’usage du fer ?

Vulcain (1) fut celui qui, à l’aide de prières mystérieuses, obtint du ciel le secret de fabriquer des armes de fer, ce qui le fit appeler dompteur du fer, et considérer comme inventeur de l’art de s’en servir dans la guerre. Il fut déifié pour avoir établi des lois protectrices de la continence et procuré aux hommes un moyen de subsistance dans la fabrication des armes, et un moyen de puissance et de conservation dans l’emploi qu’on en fait à la guerre : car, avant lui, les hommes se battaient à coups de pierres et à coups de massues (2). Après la mort de Vulcain, son fils Hélios (le soleil) régna sur l’Égypte pendant quatre mille quatre cent soixante-dix-sept jours qui font douze ans, trois mois et quatre jours : car les Égyptiens ne connaissaient pas alors d’autre manière de supputer la durée du temps, et ils calculaient les révolutions diurnes en années (3). Les périodes de douze mois ne furent trouvées qu’après l’établissement de la royauté. Le fils de Vulcain, Hélios, qui fut roi aussi, était un grand philosophe : ayant appris qu’une Égyptienne riche et considérée, entretenait un commerce adultère avec un jeune homme qu’elle aimait, il résolut de la prendre sur le fait, afin d’assurer le maintien de la loi portée par son père Vulcain. Ayant été averti du moment assigné à ce criminel rendez-vous, qui devait avoir lieu pendant la nuit, et en l’absence du mari de l’Égyptienne, Hélios, accompagné de quelques-uns de ses soldats, qu’il avait choisis, va la surprendre dans les bras de son amant, et, pour la punir, il la fait promener publiquement à travers toute l’Égypte. Cet exemple fut l’origine de la chasteté qui règne en Égypte : car il fit aussi mourir le complice de l’adultère et en fut grandement loué par les Égyptiens. C’est cette histoire qu’Homère raconte poétiquement en disant que le soleil (Hélios) découvrit l’intrigue nocturne de Vénus et de Mars (4). C’est l’impudique passion découverte par le roi Hélios, qu’Homère a désignée sous le nom de Vénus. Mais ce qu’on vient de lire est la vérité, telle que l’a racontée le sage Paléphate (5).

(1) Il y a dans le texte, qui n’est qu’un fragment faisant suite à d’autres passages : le même Vulcain. D’après la préface de Diogène de Laërte (tom. 1, p. 1 de l’édit. de Huebner), les Égyptiens considéraient Vulcain, fils du Nil, comme le plus ancien philosophe. Cicéron le mentionne avec d’autres Vulcains (de Nat. Deorum. lib. III, sect. 22, p. 318-319, tom. 12, édit. de Lemaire) de même que Suidas au mot Hélios, et Ampélius, au chap. IX (libro memoriali, p. 355 de l’édit. de Lemaire à la suite de Florus). N. B. On y lit Nini filius au lieu de Nili.

(2) La succession des diverses espèces d’armes est décrite avec une précision et une énergie remarquable dans ces vers de Lucrèce :

            Arma antiqua manus, ungues, dentesque fuerunt,
            Et lapides et item sylvarum fragmina rami,
            Et flammæ atque ignes, postquàm sunt cognita primùm :


            Posteriùs ferri vis est ærisque reperta,
            Et prior usus erat quàm ferri cognitus usus,
            Quò facilis magis est natura et copia major.

                                             (De Rerum nat. lib. V, v. 1282-1287).

Il est à remarquer que dans tous les temps on a considéré comme des bienfaiteurs de l’humanité ceux qui ont inventé des armes plus meurtrières que celles dont on se servait auparavant. Lucrèce, à la suite du morceau que nous venons de citer, parle de la découverte des armes de fer, du même ton que l’auteur qui cite Paléphate, et pas un historien de l’antiquité n’a refusé des éloges aux capitaines qui ont imaginé de nouveaux moyens de destruction. C’est qu’au fond il est certain que les batailles deviennent d’autant moins sanglantes, que les armes dont on se sert sont plus expéditives. On peut voir, entr’autres, sur ce sujet, les réflexions de Condorcet, à propos de l’invention de la poudre à canon, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

Goguet remarque que, dans Homère, au temps de la guerre de Troie, non-seulement les armes, mais encore les outils et tous les instruments des arts mécaniques étaient de cuivre (2e  époque, liv. II, tom. 2, p. 206). Hésiode avait dit aussi dans les travaux et les jours (v. 134-135) que les armes d’airain (de cuivre) avaient précédé la découverte du fer ; et le fer devait, en effet, être découvert un des derniers, ne se trouvant pas, comme l’or, l’argent et le cuivre, à l’état de lingots naturels (v. Goguet et en outre Hausman, de Arte ferri conficiendi veterum, commentat. societ. Gotting. rec. vol. IV, 1816-1818, p. 6).

(3) Je suis forcé de laisser à de plus habiles, le soin de choisir entre plusieurs variantes également obscures pour moi, et d’éclaircir ce passage relatif à l’astronomie des anciens : je me suis borné à traduire littéralement le texte de Fischer.

(4) Cette aventure est racontée par Homère avec une complaisance et des détails d’une naïveté qui ne peut nous sembler que très-plaisante, à nous autres modernes (Odyssée liv. IX, v. 266 366) : malgré la haute moralité que Plutarque (De audiendis poetis, tom. 6, p. 67 de Reiske) et Athénée (lib. XII, sect. 3, tom. IV, p. 399 de Schweighœuser) prétendent faire ressortir de ce chant de Demodochus, j’avoue que j’aurais été tenté de le chercher plutôt dans l’Arioste que dans Homère.

(5) On peut voir dans Goguet (1re époque, liv. II, tom. 2, p. 179) les traditions des anciens, les plus opposées, sur l’époque de la découverte du fer. D’après Aristote cité par Hausman, (dans la dissertation que nous avons mentionnée note 2), c’est dans l’ile d’Æthalie ou d’Ilva (l’île d’Elbe) qu’on a commencé à exploiter le fer. Hécatée de Milet dit en effet que cette île tirait son nom de ce que ceux qui travaillent le fer sont enfumés : Æthalie signifie, en grec, noir de fumée (Hecatæi Milesii fragmenta, Klausen, Berlin 1831, in-8o , p.48 no 25) ; Étienne de Byzance, au mot Æthalé, île des Tyrrhéniens, rapporte ce passage d’Hécatée ; Pline l’ancien (lib. III, cap. 12, tom. 2, p. 116 de l’édition de Lemaire) cite aussi l’île d’Elbe (Ilva) appelée Æthalie par les Grecs, comme très-productive en mines de fer ; Virgile y avait aussi fait allusion dans l’Énéide :

                                   Ast Ilva trecentos
              Insula, inexhaustis Chalybum generosa metallis.
                                                           (Éneid. X, v. 174-175).

Et Servius (sur les mêmes vers, tom. 7, p. 81 du Virg. de Lemaire) dit qu’à l’île d’Elbe le fer semble se reproduire à mesure qu’on l’exploite : le nom moderne de Porto-ferrajo atteste que ces mines n’ont pas été épuisées par les anciens.