Histoires poétiques (éd. 1874)/Le Jardinier

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 299-302).



Le Jardinier


Notre bon jardinier s’est remarié, mais non sans peine… Des voisines jalouses, imitant la voix de la défunte, cherchaient, la nuit, à effrayer le veuvier. Enfin une autre superstition l’a emporté… C’est toute une histoire fantastique et bien du pays.

Lettre de famille.


I

Lorsqu’un soir Geneviève entra dans le jardin,
Sans bruit et sans effort la clef tourna soudain,
Douce, elle s’avança par les routes sablées,
Et le linot chantait gaiment sur les allées :
Prophète de bonheur, musicien de Dieu,
Il semblait annoncer la maîtresse du lieu.
D’un village voisin, à la fin d’un dimanche.
Le visage enfermé sous une cape blanche,
Veuve, elle venait voir un ami, son parent.
Veuf aussi, sans famille, esprit morne et souffrant,
Qui s’animait un peu, lorsque par sa visite
Elle éclairait l’enclos que tout seul il habite.

Il sourit à la voir. Surmontant ses douleurs,
Il lui montra longtemps et ses fruits et ses fleurs,
Puis ils vinrent s’asseoir dans un coin du parterre,
Aux marches d’une chambre en deuil et solitaire.

II

C’était un frais jardin entoure d’un grand mur,
Et dont le jardinier, vert encor bien que mûr,
Avait nom Joasin : les pêches et les poires.
Les vignes d’où pendaient de longues grappes noires,
De riches espaliers, un puits large et profond
Dont les seaux en été ne trouvaient pas le fond,
En faisaient un délice ; et quand, l’après-dînée,
De ses nombreux enfants la dame environnée
De la ville arrivait, et que par le pourpris
Volait l’essaim joyeux, c’était un paradis.
Là le bon jardinier, heureux avec sa femme.
Vécut longtemps ; l’un d’eux trop tôt dut rendre l’âme ;
À son mari penché sur le bord de son lit.
En mots entrecoupés, pâle et froide, elle dit :
« Je meurs, en vous laissant presque une autre moi-même.
Adieu ! Pour bien l’aimer, prenez celle que j’aime.
Je meurs !… » Ah ! de quelle autre, à son dernier moment.
Parlait-elle ? Or, voici, passé l’enterrement,
Les mois de deuil passés, que sous les murs plus d’une,
Désireuse d’entrer, rôdait après la brune.
Mais la clef venait-elle à tourner, une voix.
Des logis d’alentour bien connue autrefois.
Aigre, aiguë et pareille à la voix de l’épouse.

Tout à coup éclatait, menaçante et jalouse !…
Ou peut-être la voix de celles qui l’aimaient
En vain, et devant qui les portes se fermaient.
Donc, le bon jardinier se remit à l’ouvrage,
Tâchant, grâce au travail, de reprendre courage ;
Sarclant, bêchant toujours ; toujours la serpe en main,
Pour émonder la vigne ou tailler le jasmin ;
Sans relâche il allait de la serre aux charmilles,
Fléau des limaçons, destructeur des chenilles,
S’oubliant tout le jour, et réjoui le soir
De voir ses belles fleurs briller sous l’arrosoir.
Pourtant il se disait, ce cœur simple et fidèle :
« Quoi ! toujours seul ici ! De qui donc parlait-elle ? »

III

Or, Geneviève un soir rentra dans le jardin,
Et, la voyant, le veuf en tressaillit soudain :
Un vieillard, son aïeul, qui d’une âme aumônière
Recueillit, pauvre enfant, la morte en sa chaumière,
Un vieillard la suivait… Si tard, dans quel dessein ?
Nulle voix dans l’enclos ne troubla Joasin ;
La clef tourna sans bruit ; sous son toit de ramure
Le linot, s’éveillant, reprit son gai murmure ;
D’eux-mêmes dans l’air pur frissonnaient les lilas ;
On vit la mouche à miel reboire au chasselas,
L’eau du puits bouillonner comme par un prodige,
Et les fleurs qui dormaient s’entr’ouvrir sur leur tige.
Harmonieux accords ! Le jardinier comprit.
Le calme d’alentour entra dans son esprit.

Oui, celle qui venait sous cette noble escorte
Était bien celle-là que désignait la morte.
Il rcgarda, joyeux, Geneviève et l’aïeul,
Et dit : « Dieu soit loué ! je ne serai plus seul. »