Histoires poétiques (éd. 1874)/Un Celte

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 224-226).
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Un Celte


Paris, 1er mars 1854.


I

Si fort que l’ouragan sur nous gronde aujourd’hui,
Lorsqu’un tel homme meurt, il faut parler de lui.
 
Jamais je n’ai posé le pied dans son école.
De plus calmes esprits m’ont versé la parole ;
Mais aimons dans chacun ce qui fut simple et beau :
Gloire soit au génie et paix à son tombeau !
Le voilà descendu dans la fosse commune :
Dispute, taisez-vous ! apaisez-vous, rancune !
Vers le pauvre l’orgueil ne l’aura point conduit ;
L’amour qui le guidait m’a fait voir dans sa nuit :
Enfant de ce pays, je sais son âme entière ;
Ecoutez cette histoire autour de la civière :

II

Lorsque, battant de l’aile et la poitrine au vent,
Toutes ses sœurs ont fui vers le sud, au levant,

 
Quel amour retenait l’hirondelle obstinée
Dans un trou ténébreux de cette cheminée,
D’où ses plaintes tombaient jusqu’au fond du foyer
Près duquel méditait un vieillard prisonnier ?
Lamennais ! — C’était lui dont la pensée active
Sous les pesants verrous ne restait point captive.
La bise cependant, parmi ces rêves d’or,
Tristement murmurait dans le long corridor,
Et le penseur voulut voir pétiller la flamme,
Pour réjouir un peu son corps faible et son âme ;
Mais, lorsque la fumée emplit le tuyau noir,
Un cri monta dans l’air, un cri de désespoir ;
Et l’hirondelle, allant du toit à la fenêtre,
Suspendue aux barreaux, semblait gronder le Maître.
Le Maître ! un prisonnier !… Il s’émut toutefois,
Et sa main doucement jeta l’eau sur le bois.
En vain gronda la bise, en vain depuis novembre
Jusqu’en mars pluie et neige assiégèrent la chambre :
Le tison resta mort. Blotti sous son manteau,
Le sage tendrement souffrit pour un oiseau ;
Mais, au moindre rayon, pour son ami fidèle
Gaîment au bord du toit gazouillait l’hirondelle.

III

Tel était ce vieillard ; et, devant son cercueil,
Combien vont le charger d’impiété, d’orgueil !
Non ! — Un esprit superbe, un cœur plein de tendresse
Un Celte pris soudain d’une invincible ivresse,

 
Dans l’un ou l’autre dogme effréné tour à tour,
Mais toujours débordant d’innocence et d’amour…
Oh ! n’ai-je point osé, moi sans titre (et de honte,
Quand vient ce souvenir, une rougeur me monte),
Sans voir là ses amis, moi, poète indompté,
L’attaquer corps à corps dans son autorité !…
Puis, des pleurs dans les yeux, condamnant ma folie,
Confus, devant le Maître enfin je m’humilie.
Et lui, m’ouvrant les bras : « Venez, mon cher enfant !
Ce que vous avez fait, je l’ai fait bien souvent.

— Tels nous sommes, Bretons, dis-je, et l’un comprend l’autre
L’audace d’un Titan et le cœur d’un Apôtre ! »