Histoires tristes

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Histoires tristes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 433-440).
HISTOIRES TRISTES

L’ACCUSE.


L’affaire était petite et de mince intérêt,
Cette affaire, entre nous, ne valait pas l’arrêt.
Pour je ne sais plus bien au juste quelle cause
Un homme avait volé je ne sais quelle chose.

L’homme était misérable et la chose de peu.

De vols, il s’en voit trop pour qu’on y prenne feu.
C’est de mieux que cela que le monde est avide;
Aussi cette audience était à peu près vide.
Pourtant autour du poêle, et même assez nombreux,
Se pressait un troupeau d’abonnés malingreux
Ne prêtant à cela qu’une oreille abrutie;
Un groupe d’avocats auprès de la sortie
Causait la trousse au bras, gais dans leurs rabats blancs;
Çà et là, quelques vieux ronflaient entre les bancs.
Et puis la barre, et puis tout au fond du prétoire,
Le tribunal complet siégeant en robe noire;
Mais tout ce monde ailleurs. Le président distrait.
Moins pressant que pressé; — la cause sans attrait
Offrait visiblement au greffier peu de charme;
Le substitut faisait ses ongles, le gendarme
Regardait vaguement quelque chose au plafond;
Un juge sommeillait, gardant un air profond;

On entrait, on sortait sans fin ; la porte lourde
Tombait et retombait avec sa plainte sourde,
Et ce bruit se rhythmait dans ce bourdonnement.
L’huissier même criait : Silence ! mollement.
On voyait qu’après tout, sans cette piètre affaire,
Tous ces gens auraient eu bien autre chose à faire,
Que c’était par pudeur qu’enfin l’on procédait.
Et qu’il se faisait tard et qu’un autre attendait.
Les murs étaient crasseux, une vapeur malsaine
Flottait. — Un jour obscur éclairait cette scène.

Un Christ au-dessus d’eux regardait tout cela.

En face, tout debout, l’homme se tenait là.
Son mouchoir à la main pour cacher sa figure.

C’était un pauvre diable à la tête un peu dure.
Il avait l’air stupide et sombre, il parlait bas.
On le comprenait mal, on ne l’entendait pas.
Sur ses lèvres en feu, les mots semblaient se fondre.
Le juge était forcé de l’aider à répondre ;
Il semblait absorbé dans l’horreur du moment ;
Il était sous le coup de cet écrasement
De démentir des gens ayant fait leurs études ;
Ahuri, méfiant, avec les attitudes
D’un fauve, évidemment cet homme-là sentait
La grandeur de son crime et le peu qu’il était.
La salle, les fauteuils, les robes, la dorure.
Toutes ces majestés lui donnaient la torture.
Et si l’on eût voulu, je crois qu’encore un peu,
N’eût-il pas fait le vol, il en eût fait l’aveu.

Après tout, s’il errait, tant pis ! c’était sa faute !
Le juge, grave et sec, tranchant, la tête haute,
Sans hésitations, sans doutes, convaincu.
Du pouce et de l’index étreignait ce vaincu :
« Oui ? Non ? Très bien ! Assez ! » — Son allure était prompte.
Il ne le jugeait pas, il lui réglait son compte.
Était-il le coupable ou ne l’était-il pas ?
Voilà ! tergiverser, ce n’était pas le cas.
Vous imaginez-vous un interrogatoire
Où l’on serait admis à conter son histoire ?

Mais d’ailleurs si c’était un de ces ronge-faim
Qui vivent d’un hélas, et meurent d’un enfin ;
S’il n’avait jamais eu, dans son sort peu prospère,
Pour mère que la honte et le vice pour père,
Et dans ce qu’il avait peut-être fait de mal
Pour combien était l’homme et combien l’animal,
Pour combien la misère et combien l’ignorance :
S’il saurait seulement épeler sa sentence ;
Si son tort n’était pas d’avoir trop ressenti
En quarante ans de jeûne une heure d’appétit,
Et s’il ne fallait pas que l’étalon fût autre
Pour mesurer au vrai cette vie ou la nôtre ;
S’il n’avait pas, ce hère, une espèce d’honneur.
Et quelque part, dans l’ombre, une ombre de bonheur,
Ici même peut-être une femme brisée,
Ou des petits enfans en bas, sous la croisée ?
C’étaient Là des détails en tout cas superflus.
S’il fallait tout savoir, on n’en finirait plus.
Tous ces grands mots pompeux et bons en théorie
Sont nuls dans la pratique et valent qu’on en rie :
Ces hypothèses-là doivent être en dehors !
Il allait avouer, cet homme… Eh bien ! alors ?
Le reste n’était bon qu’à mettre dans une ode.
Le dossier à sa gauche, à sa droite le code.
L’accusé devant lui, le juge instrumentait.
Et le bruit augmentait et la porte battait,
Et dans la profondeur de cette indifférence
Le patient glissait ; son infime souffrance
Ne pouvait même pas compter pour un régal.
Tout, jusqu’aux murs, disait : Cela m’est bien égal ;
Il soufflait, il geignait, il était tout en nage ;
Cet interrogatoire était un engrenage ;
Toutes ces questions étaient comme des dents,
Il se voyait déjà les deux poings là dedans ;
Il avait beau lutter avec l’horrible angoisse
De l’homme que l’acier vorace happe et froisse.
Il se sentait tirer, aspirer et presser.
Et songeait, haletant, que tout allait passer…

Enfin le magistrat s’arrêta, fit un geste,
Regarda ses voisins et d’une façon leste
Prononça quelques mots dans le bruit ; c’était fait !
Condamné ! Mais cela n’en fit pas plus d’effet ;

Personne pour si peu ne détourna la tête ;
L’homme seul recula, fléchit comme une bête
Qu’on assomme, et sortit hagard, muet, perclus.

Il eut de la prison, je crois,., je ne sais plus.

LA MORTE.


Le chemin bordait ce taudis,
Un souffle avait poussé la porte ;
En passant, on voyait la morte
Sur son grabat, les pieds raidis.

Avec sa croix, sa branche verte,
Son eau bénite et son linceul,
Le pauvre corps était là, seul.
Les yeux fermés, la bouche ouverte.

Ah ! comme il faisait beau dehors !
Au fond de la chaumière sombre.
Une chandelle auprès du corps
Tristement palpitait dans l’ombre.

À terre, un petit chat jouait
Avec le fuseau du rouet,
Accroupi dans la bière vide.
La vieille morte était livide

Et le réduit silencieux.
C’était au printemps ; — une mouche
Bourdonnait autour de ses yeux
Et du trou béant de sa bouche.

Il venait des cieux irisés,
On entendait dans les ramures,
Ces sons qui semblent des murmures.
Ces bruits qui semblent des baisers.

L’onde et la rive avaient entre elles
Et l’ombre avait avec le jour
De ces ravissantes querelles.
Petits secrets du grand amour.

Les verts atomes de la sève
Fermentaient dans le jour vermeil...
La morte dormait son sommeil,
Ce sommeil qui n’a pas de rêve.

Dans l’abîme de son repos.
Elle paraissait consternée
D’entendre dans la cheminée
Gazouiller les petits oiseaux.

O vie implacable et sacrée
Qui ne connaît ni paix, ni deuil!
Egoïsme de ce qui crée!
La vie envahissait ce seuil.

Du rayon furtif couleur d’ambre
Rayait le sol mystérieux,
Et le liseron curieux
Se glissait du toit dans la chambre.

Parfums, ardeurs, frémissement!
La nature folle et navrante
S’étalait là cyniquement
Dans son ivresse indifférente.

De partout, de près et de loin,
La joie, en vagues étouffées.
Venait caresser par bouffées
Ce vieux cadavre dans ce coin.

Et déjà visible et féconde
Coulait sur ce reste pâli
L’action rapide, — cette onde
Dont chaque flot s’appelle oubli.


CELLES-LA.

I.


Le sais-tu seulement ce qu’elle est devenue
Celle qui vint s’offrir à tes premiers baisers.
Celle qui vit rougir en ton âme ingénue
L’aube de ces désirs aujourd’hui méprisés?
Inconnue,
Elle est allée où vont tous ces amours brisés.

Un hasard les amène, un hasard les emporte,
Et le caprice en fait et défait le lien;
Ce qu’elle est devenue? hélas! tu n’en sais rien;
Peut-être qu’elle vit, peut-être qu’elle est morte,
Que t’importe?
Et pourtant, souviens-toi, cette enfant t’aimait bien.

O faciles amours de nos jeunes années.
Grandissantes si tôt, si vite abandonnées,
Et qui dans les chansons, les parfums, les couleurs,
Ont vécu d’un sourire et n’ont pas eu de pleurs,
Et sont nées
Et mortes en un jour ainsi que font les fleurs !

Ah! baisers à l’évent! cœur qui flambe ! œil qui brille!
Grelot dans un lilas! beau rire de métal!
Trésors des premiers ans, comme l’on vous gaspille!
Mais si le rire est doux, le réveil est brutal...
Pauvre fille,
Qui songe à toi peut-être en son lit d’hôpital!

Celle que tu nommais jadis ta bien-aimée.
Car, ne fût-ce qu’un jour, tu l’as ainsi nommée,
N’a peut-être pas même une si douce fin.
Y songes-tu parfois qu’elle peut avoir faim?
Affamée!
Elle qui t’a donné le pain de l’âme enfin!

Est-ce qu’en y pensant rien ne brûle ta joue ?
Et peut-être est-ce encor pire que tout cela!
(Qui sait à quel poteau la misère les cloue?)
Peut-être est-elle où sont les autres que voilà :
Dans la boue...
Un lambeau de ta vie est pourtant resté là !

Lâcheté de la vie! oubli! dédain suprême !
Ainsi donc c’est ainsi qu’elles doivent finir.
Celles que l’on désire et l’on flatte et l’on aime?
Dans la nuit sans écho du plus sombre avenir,
Et sans même
Cette aumône du cœur qu’on nomme souvenir!

II.


Un soir, un soir d’hiver, je marchais par la ville,
A l’heure où, délivré de son travail servile,
Chacun cherche au hasard ou demande au désir
De quel nouveau travail il fera son plaisir;
Où le vice pavoise, où la cité s’allume.
Où cette autre Vénus, née aussi de l’écume.
Rôde, offrant à voix basse au passant qui la fuit
Ces marchés dont la honte a besoin de la nuit.

Il avait plu, la rue était pleine de boue.

Une femme parée et le fard à la joue,
Sur le trottoir fangeux, de l’un à l’autre égout.
Allait et revenait, soulevant le dégoût.
Comme un sillage au sein de la vivante houle ;
On se poussait du coude, on riait dans la foule.
Quelques-uns l’insultaient, d’autres hâtaient le pas,
Les plus démens passaient et ne la voyaient pas.

Et le fard et l’injure et la boue et la soie,
Cette misère vraie et cette fausse joie,
Et le luxe avili de cet être insulté,
Et tant de vice en proie à tant de lâcheté.
C’était triste.

Et, songeant à cette infortunée.
Je me disais : « C’est donc pour cela qu’elle est née!
Oh! penser qu’autrefois elle fut un enfant
Comme d’autres, de ceux qu’on chérit, qu’on défend.
Un de ces êtres purs où tant d’espoir se fonde.
De l’innocence rose et de la pudeur blonde.
Et que c’est devenu la chose que voici !
Est-il un crime au monde égal à celui-ci?
Qui donc a fait cela? Ce n’est pas toi, nature;
Tu ne te connais plus dans cette créature,
Ce rebut du mépris qui ne dit jamais non.
Et qui n’a plus de sexe et qui n’a plus de nom.
Et par l’opprobre seul tient encore à ce monde.
Dans ce chiffre inconnu d’une série immonde!
Qui donc a fait ce spectre en disant : Il en faut !
C’est toi, société pudique et sans défaut;

Ce fantôme est ton œuvre, ô grande indifférente,
C’est toi qui lui dis : Marche ! à cette honte errante;
C’est toi qui passes là, jeune homme, c’est nous tous,
Nous qui nous traînions hier à ses genoux
Alors qu’elle était jeune et qu’elle était rebelle;
C’est nous, c’est toi, vieillard, toi, qui, la voyant belle
Et qui la sachant pauvre avec cette beauté,
A fait de sa pudeur rougir sa pauvreté.

Et dire que peut-être au fond de ce cadavre
Une femme est vivante et que tout cela navre,
Et qu’il lui vient au cœur le dégoût qui m’y vient,
Et qu’elle désespère et qu’elle se souvient!

Oh! l’âme que ce corps doit avoir pour compagne,
Ce lis dans ce fumier, cet ange dans ce bagne !...

Quel est donc le passé qu’elle paie à ce prix?...
Et si pour nos mépris elle avait du mépris ?
Qui sait ce qui se passe au fond de sa pensée,
Et les dédains muets de cette ombre offensée?
Que doit-elle penser des hommes après tout?
Dans ce cœur saccagé que reste-t-il debout?
Quel dernier souvenir ou quel espoir suprême?
Et qu’attend-elle encore? O Dieu! peut-être elle aime!,

Peut-être aussi, — cela serait presque un bonheur, —
Lui reste-t-il encore cette sorte d’honneur
De sortir de l’abîme où son passé la jette,
Cet être qui se vend peut-être se rachète;
La moitié d’elle-même en vend l’autre moitié... »

Et mon cœur se remplit d’une immense pitié,
Et la voyant passer près de moi, dans sa course,
Je lui tendis la main et lui donnai ma bourse.
Elle s’arrêta court et ne comprenant pas,
Et comme je disais : « Prenez, prenez, » tout bas,
La pudeur empourpra sa figure encor belle.
Par un étrange effet de l’honneur dépravé.
Et jetant fièrement l’argent sur le pavé :
« Je ne demande pas l’aumône ! » me dit-elle.


EDOUARD PAILLERON.