Historiens contemporains - Amédée Thierry, son oeuvre historique

La bibliothèque libre.
Historiens contemporains - Amédée Thierry, son oeuvre historique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 688-709).
HISTORIENS CONTEMPORAINS

AMEDEE THIERRY. — SON ŒUVRE HISTORIQUE.

Il y a un peu plus d’une année, l’école historique française a perdu un de ses meilleurs représentans, un de ceux qui, continuant à leur façon les méthodes des maîtres illustres dont quelques-uns survivent, se sont placés tout auprès d’eux, avec des titres nouveaux. Amédée Thierry est mort en mars 1873, vaincu non pas, ce semble, par ses soixante-seize ans, mais par une maladie accidentelle comme il en arrive à tout âge; il a été frappé dans la plénitude d’une virile ardeur et d’un noble talent. Soyons, tant qu’on voudra, les observateurs attentifs et, quand il y a lieu, les approbateurs impartiaux de la science étrangère : nous le pouvons sans danger, l’esprit français ayant trop conscience de lui-même après tout pour se laisser aller aux défauts des autres peuples, et ne voulant plus être assez exclusif pour demeurer insensible à leurs bons exemples; mais ne méconnaissons pas nos propres savans alors que l’Europe nous les envie, et ne laissons pas disparaître du milieu de nous sans lui rendre hommage l’éminent historien que nous avons particulièrement ici le droit de regretter. Amédée Thierry a occupé la renommée pendant un demi-siècle, puisque son premier livre important date de cette même année 1828, marquée par les noms retentissans de MM. Guizot, Cousin et Villemain. En s’ouvrant à distance et en suivant avec résolution sa voie particulière, il s’est associé à la gloire de ses prédécesseurs et à celle de son frère. La moindre de ses qualités n’a pas été cette opiniâtreté de travail qui, chez l’historien surtout, devient vertu féconde : il lui a dû l’heureux développement des traits vraiment originaux qui signalent son œuvre.

Ce n’est pas une biographie que nous voulons faire; pour nous, Amédée Thierry est uniquement et tout entier dans ses livres. Comme son frère, il a été tout d’abord le fils de ses œuvres ; mais leurs destinées, il est vrai, ont été bien différentes. Elles sont encore dans toutes les mémoires, les lignes éloquentes d’Augustin Thierry accomplissant son dur sacrifice. Il léguait ses nobles et fières paroles comme un encouragement et une consolation à quiconque, s’engageant dans la voie étroite et y rencontrant l’infortune, se sent de force à payer d’un tel prix l’âpre plaisir du dévoûment à la science. A côté de cet exemple héroïque, Amédée Thierry a donné un autre exemple, rare aussi à sa manière : s’il n’a pas été visité par les infirmités et la maladie, il a subi l’épreuve de la bonne fortune. Plus il s’est servi de ses présens pour s’élever au-dessus d’elle, ne voulant rien d’immérité, plus, ce semble, elle lui est demeurée fidèlement attachée. Aux conditions inégales du sort, les deux frères ont opposé des vertus par là même inégales sans doute, mais éminentes des deux parts et d’un haut prix. Ils ne sont pas nombreux assurément, ceux qui s’offriraient volontiers et avec la même énergie morale à ce que fut la dure destinée d’Augustin Thierry; mais ils sont aussi vraiment rares, les privilégiés de cœur et d’esprit qui savent ne puiser dans les progrès de la vieillesse et les faveurs du sort que des motifs de nouvelle tendresse pour l’indomptable labeur et des assurances de nouveaux succès.

Amédée Thierry s’est fait une place dans notre école historique par une entreprise à part qu’il a courageusement accomplie. Il y avait avant lui entre le second tiers de l’époque impériale romaine et les premiers développemens du moyen âge une vaste lacune. On savait encore, grâce à leurs célèbres réformes, ce qu’avaient fait de principal Constantin le Grand et Julien, sauf à ignorer la vie des peuples pendant leurs règnes; mais quant à la période suivante, quel historien avait étudié en détail, dans l’infinie complexité des causes et des effets, la chute définitive de l’empire d’Occident et la persistance de l’empire d’Orient, les aspects si divers de l’invasion germanique, le mélange des deux sociétés païenne et chrétienne ? S’il est vrai que Gibbon et Tillemont avaient esquissé quelques traits de cette période, c’en était seulement la physionomie extérieure, Tillemont rédigeant de secs résumés sur le règne de chaque empereur avec la conscience respectable de l’annaliste érudit, ou bien traitant à part la monographie de chaque grand évêque, de chaque père ou docteur, avec les scrupules de l’écrivain ecclésiastique, Gibbon apportant à son œuvre une vue plus générale de philosophe et d’historien, sinon une intelligence plus saine et plus droite, mais sans étude particulière et pénétrante. Amédée Thierry au contraire a fait de cette vaste période son vrai domaine; sur cette terra incognita, il a déployé sa tente; il a revécu ces époques ignorées, évoquant les sentimens, les idées, les passions des hommes d’autrefois. Placées entre un monde expirant et un monde nouveau, ces générations devaient offrir à l’observateur, au prix d’un labeur difficile toutefois, une matière d’autant plus intéressante et complexe. C’est le mérite d’Amédée Thierry de nous avoir rendu la curieuse peinture d’une de ces époques de changement et de passage pendant lesquelles, suivant le témoignage d’un païen du Ve siècle, étonné d’un si émouvant spectacle, ce sont non plus seulement les choses, mais les âmes qui se transforment. Et le mérite de l’historien a consisté, non pas seulement dans le succès final, mais aussi dans le choix et l’emploi des moyens, dans une conception à certains égards nouvelle des méthodes historiques.


I.

Le point de départ intellectuel et moral, pour Amédée Thierry, n’a été autre évidemment que ce mouvement fécond des esprits sous la restauration, dont nous honorons encore dans leur verte vieillesse plusieurs glorieux représentans. Il a décrit lui-même quelque part « cette croisade généreuse qui fonda et popularisa chez nous la réforme historique. Peu d’époques littéraires, dit-il, provoquèrent une sympathie plus universelle et plus vive. On eût dit l’existence même de la patrie intéressée à ces recherches, dont elle était le premier objet. Toutes les imaginations semblaient en éveil, tous les cœurs battaient dans l’attente; c’était à qui apporterait son grain de sable à l’œuvre de reconstruction, et les mains qui ne travaillaient pas applaudissaient avec reconnaissance aux travailleurs. » La peinture est exacte dans sa brièveté ; elle correspond aux souvenirs dont nous avons commencé de recueillir presque en témoins la tradition. Après une longue période d’anarchie ou de guerre, l’ardeur du public, revenant aux choses de l’esprit, s’enivrait à une sorte de renaissance. Au milieu des sympathies populaires et de l’universel concours, quelle principale idée assez puissante pour leur gagner les esprits et les cœurs inspirait les fondateurs de la nouvelle école? En quelle mesure Amédée Thierry a-t-il servi tour à tour et lui-même invoqué cette idée première?

Nous ne voulons pas soutenir qu’avant cet essor littéraire de la restauration nulle école n’ait pris pour devise d’aimer et de poursuivre avec un zèle impartial la vérité historique; mais il est permis de croire qu’instruit par les événemens eux-mêmes, on a su mieux que jamais se diriger alors dans l’étude et la recherche de cette vérité. On y était guidé tout d’abord par une idée morale simple et forte, le respect de la liberté humaine, considérée comme source de la responsabilité chez les peuples comme chez les individus. De cette liberté, il faut déplorer sans doute et blâmer la défaillance ou l’abus; mais d’autre part c’est un devoir impérieux pour l’historien, en appréciant ou en essayant de comprendre la conduite des peuples, de tenir un grand compte des tentations ou des difficultés imposées, soit par la nature, soit par la puissance imprudemment concédée à certaines institutions ou à certains hommes : il doit mesurer en un mot le mérite à l’effort plutôt qu’au succès. Or une des manifestations de cette loi morale a été la doctrine de la distinction et de la séparation légitime des races au nom du droit naturel et du commun sentiment de l’indépendance nationale. En présence du fait de la conquête, si fréquemment renouvelé sur la scène générale de l’histoire, cette doctrine commandait à l’historien une grande sympathie pour les vaincus, surtout dans les cas où une longue résistance patriotique, transmise d’âge en âge, attestait la protestation d’une vitalité durable. On comprenait en même temps mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors combien c’était un devoir étroit et une loi de bon sens, pour quiconque aspirait à l’intelligence des siècles passés ou des nations étrangères, de s’initier par une étude patiente aux idées, aux institutions et aux mœurs des divers pays et des diverses époques; on apprenait à observer ce qu’on appelait la couleur locale, on en faisait comme une obligation de déférence et d’équité envers ceux dont on écrivait l’histoire comme à l’égard des lecteurs qu’on voulait instruire. D’une part, en effet, la France de la révolution s’était flattée de servir la cause de tous, non pas la sienne seule, par la propagande de ses principes nouveaux ; de son côté, l’empire avait vu se multiplier en tous les sens, de notre fait ou contre nous, l’invasion et la conquête. A la suite de tant de violences, il y avait eu des réactions légitimes contre les plus puissans envahisseurs; les malheurs avaient porté leurs enseignemens. Une généreuse pensée de respect ou d’égards mutuels, une amère expérience, un aveu de fautes réciproques, avaient achevé de réconcilier l’esprit français avec les autres peuples et avec les autres temps. La doctrine de la distinction des races, née à la fois d’une vue scientifique et d’une idée morale, soucieuse du sentiment national et des droits de chacun, était également éloignée de favoriser, soit les haines réciproques et la conquête, dont elle dénonçait les injustices, soit ce vague cosmopolitisme qui, prétendant abaisser d’injustes barrières, parvient seulement à éteindre dans le cœur de l’homme quelques-uns des meilleurs instincts.

Il est vrai que toute doctrine peut être altérée et corrompue par les esprits faux ou par les ambitions égoïstes. Nous avons vu des politiques rusés et violens transformer celle-ci, au profit de leurs calculs, en cette perfide théorie des nationalités au nom de laquelle, sous le prétexte d’une communauté d’origine plus ou moins authentique, ils ont asservi des peuples très intimement attachés ailleurs par d’anciennes et chères alliances. Nous avons vu même d’intrépides amis du paradoxe attaquer de gaîté de cœur, au nom de la distinction nécessaire des races, des sociétés cimentées par un long et traditionnel travail de fusion, sûre garantie de justice, de concorde et de progrès. Il pouvait n’être pas bien dangereux qu’en France, au XVIIIe siècle, le comte de Boulainvilliers s’obstinât à reconnaître dans les membres de la noblesse française les héritiers des Francs, maîtres légitimes par droit de conquête : ce n’était là sans doute qu’une fantaisie spéculative, ne sortant pas du domaine scientifique ; mais de pareilles erreurs devenaient redoutables lorsque, empruntant le langage du pamphlétaire ou du sectaire et s’adressant à tous, elles réveillaient des haines de classes ou des animosités funestes dans le sein d’une même patrie. Il y a, par exemple, tel volume de Proudhon ou bien tel roman d’Eugène Sue, écrit au lendemain de 1848, où la guerre sociale est ouvertement prêchée en revendication des vieilles libertés celtiques, trop longtemps opprimées, nous dit-on, par la conquête franque. On peut voir dans les Mystères du peuple ou Histoire d’une famille de propriétaires à travers les âges la lutte instituée entre les deux races dans l’arrière-boutique de M. Marik Lebrenn, marchand de toile de la rue Saint-Denis, à l’enseigne de l’Épée de Brennus. L’imagination trop peu réservée de l’auteur choisit ce cadre vulgaire pour y redresser un dernier petit sanctuaire druidique qui ordonne, sans doute en guise de sacrifices humains, les luttes des barricades contre la restauration méditée d’un despote d’origine franque ! Les journées de juin deviennent une revanche de l’idée de race ! La rue Saint-Denis et les boulevards parisiens voient se débattre une fois encore la vieille querelle des Mérovingiens et des Gaulois !

Assurément les deux Thierry n’entendaient pas de la sorte cette idée de la distinction légitime des races qui allait être une des règles de la nouvelle école, et qu’eux-mêmes s’apprêtaient à propager et à défendre: loin de là, ils n’y voyaient qu’une loi de justice et d’honneur. Si l’on a cru pouvoir noter dans l’œuvre d’Augustin un certain excès d’interprétation à cet égard, on ne saurait, sans lui faire un injuste procès de tendance, le soupçonner d’avoir voulu transporter de tels fermens d’agitation dans le domaine des faits contemporains ou de la politique pratique. Amédée Thierry obéissait aux mêmes préoccupations de pure théorie lorsque, dans son Histoire des Gaulois, qui fut, en 1828, son premier livre important, il édifia tout un système ethnographique pour assigner leur juste place à nos premiers ancêtres. Il s’appliquait à étudier d’abord notre histoire nationale précisément parce que c’était un des vœux de l’école historique moderne de raviver partout le sentiment de la patrie; il lui importait de connaître quels élémens ont formé la Gaule, de quels cours d’eau le fleuve s’est formé.

Plus d’une objection s’est produite, dans ces derniers temps, contre sa division en Galls, Kimris et Kimro-Galls, et particulièrement contre l’extension qu’il a donnée au sens du mot Kimris, jusqu’à y comprendre et jusqu’à compter ainsi parmi les populations de race celtique des groupes appartenant sans nul doute à une origine germanique. C’est le cas pour les Cimbres, qu’il range expressément parmi les Celtes. A la vérité, les auteurs anciens eux-mêmes ont longtemps confondu ces deux grandes populations des Celtes et des Germains ; mais cette confusion a cessé à partir de César, qui le premier s’est avancé au-delà du Rhin et a reconnu, puis constaté lui-même la distinction nécessaire des deux nationalités. Si quelques écrivains de l’époque impériale sont retombés, par un langage d’habitude, dans cette erreur, les témoins les plus autorisés, Pline et Tacite, à l’exemple de César, s’en sont bien gardés, et ce n’est pas sans une certaine hardiesse de paradoxe que des érudits, au-delà du Rhin, ont récemment encore soutenu cette thèse dans toute sa rigueur. On ne doit pas accuser Amédée Thierry d’avoir partagé cette opinion : son Histoire des Gaulois l’atteste; c’est sur les confins seulement de la question que sa théorie ethnographique, solidement construite d’ailleurs, a pu prêter à des hésitations et à des doutes.

Quelle nouveauté n’était-ce pas au reste qu’un livre d’une si saine érudition, d’une si sévère critique, sur des problèmes dont l’étude, par les abus précédens d’une science imprudente, avait été presque discréditée! Qui ne se souvient des excès de l’école celtomane du commencement du siècle? Les quelques volumes de dissertations et de mémoires de la fameuse Académie celtique contiennent, à côté d’estimables travaux, des exagérations devenues légendaires. Le Brigant et son fidèle ami La Tour d’Auvergne ont laissé d’utiles études ; mais le premier surtout a glissé vers d’étranges systèmes, il faisait dériver toutes les langues du celtique : il avait prétendu, dans ses Observations fondamentales sur les langues anciennes et modernes, 1787, démontrer cette commune origine non-seulement pour l’hébreu, le chaldaïque, le syriaque, l’arabe, le persan, le grec, le latin et le français, mais aussi pour le chinois, le sanscrit, le galibi ou langue des Caraïbes, et l’idiome de l’île de Taïti! Le bas-breton devenait la langue-mère universelle; Adam et Eve n’avaient pu parler que bas-breton. Exagérations pardonnables, parce qu’elles sont conformes à une habitude de l’esprit humain. A toute science il arrive, au moment où elle s’essaie et veut établir ses premières bases, de prétendre à un domaine plus étendu que celui qui lui est propre, de s’élancer vers des conclusions extrêmes et d’embrasser plus qu’elle ne saurait tenir. La science des antiquités celtiques ne faisait que s’ébaucher au commencement du XIXe siècle ; elle a marché depuis à grands pas. Le livre d’Amédée Thierry, bien qu’il fût ou précisément peut-être parce qu’il était une œuvre non pas d’érudition spéciale ni de pure archéologie, mais de savoir général et d’histoire, a tracé à cette science ses véritables cadres et ses justes voies. L’interprétation des textes classiques y sert de principale base, sous la condition nettement déclarée que l’étude des caractères physiologiques, des langues et des monumens doit venir l’éclairer de sa triple lumière. On peut voir quel excellent usage l’auteur a fait de la numismatique gauloise, science alors toute nouvelle. L’érudition critique, l’ethnographie, la philologie comparée, ont fait depuis de rapides progrès, et transformé particulièrement les études celtiques, grâce aux travaux de MM. La Saussaie et de Saulcy, d’Arbois de Jubainville, Gaidoz; le livre d’Amédée Thierry peut être dépassé sur certaines questions particulières, au sujet desquelles l’auteur rencontrerait et accueillerait lui-même d’autres informations aujourd’hui; mais il subsiste comme œuvre historique servant de point de départ à ces études, auxquelles il a montré le vrai chemin après qu’elles s’étaient égarées si étrangement.

Appelé à continuer l’Histoire des Gaulois par l’Histoire de la Gaule pendant la domination romaine, Amédée Thierry se trouvait en présence de ce vaste et puissant organisme de la république et de l’empire, auquel aboutissent toutes les grandes civilisations de l’ancien monde, et qui a enfanté toutes celles de l’Europe moderne. Fidèle aux traditions de l’école historique, non pas seulement à un sentiment de généreuse sympathie, mais à une saine intelligence des voies où s’engage la réalité pratique, il interroge les vaincus. Vaincus de la veille, ne devront-ils pas être comptés dès demain dans l’histoire des vainqueurs, pour peu qu’ils mettent en commun avec de nouveaux maîtres, capables de les transformer, ce qu’ils tiennent en réserve de civilisation propre et d’énergie? C’est le grand mérite de Rome de s’être ouverte au concours de tous les élémens étrangers, de les avoir retenus comme pour une sorte d’incubation féconde, et d’avoir préparé ainsi le plus actif foyer du monde moderne. Amédée Thierry a fort bien distingué deux parties dans cette œuvre. Il y a fallu d’abord une force de compression et une longueur de vue qu’un gouvernement aristocratique, armé pour la conquête, pouvait seul peut-être posséder. Telle a été la tâche de la république romaine, tâche différente de celle qui est échue à l’empire. Pendant cette seconde période, la réduction des vaincus étant définitivement acquise, Rome a rempli cette autre mission de répartir parmi tant de sujets, au détriment de son ancienne aristocratie, l’égalité d’un certain nombre de droits politiques et civils, de manière à élever ces peuples, par son administration savante, par la sagesse et l’uniformité de ses lois, par la diffusion de la langue grecque et de la langue latine, vers un niveau bien supérieur à ce que les siècles précédens avaient jamais connu, et de plain-pied avec les premiers commencemens d’une civilisation chrétienne.

Cette différence des rôles assignés à la république romaine et à l’empire, Montesquieu ne l’avait pas signalée. Amédée Thierry a défini par quelques mots en quoi son point de vue se distingue de celui du grand historien philosophe. « Montesquieu, a-t-il dit, s’est fait patricien romain; il a envisagé le monde du haut du Capitole. Fils des vaincus de César, j’ai aperçu le Capitole du fond d’une bourgade celtique, » c’est-à-dire : Montesquieu n’a songé qu’aux vainqueurs, qu’aux droits et aux profits que leur conférait la conquête, et aux conséquences possibles de cette conquête pour la ville éternelle; moi, je me suis enquis des vaincus, j’ai recherché de quel profit leur pouvait être leur défaite, et j’ai trouvé de ce côté, au nom du progrès général, au nom de l’humanité même, une haute justification de la victoire.

Amédée Thierry a été le premier à définir nettement cette transformation profonde qui a eu pour double agent l’action continue de Rome sur les vaincus et des vaincus eux-mêmes sur leurs dominateurs. Nul n’avait encore suivi avec cette ampleur de vue un si vaste mouvement pendant la fin de l’époque républicaine et à travers toute la période impériale, époque précise où il s’est achevé. Il a fort bien montra en premier lieu comment, la cité ayant dû s’ouvrir aux populations diverses de l’Italie et des provinces, ces nouveau-venus ont accéléré par la pression qu’ils exerçaient la marche rapide vers l’égalité, attestée par le progrès du droit prétorien. M. Michelet, avec sa merveilleuse intelligence des temps anciens et du moyen âge, avait déjà signalé le grand rôle que Rome avait rempli : il avait appelé César « l’homme de l’humanité. » Amédée Thierry a été plus loin : étudiant les textes rédigés plus tard par les grands jurisconsultes de Rome, textes qui représentent avec précision la formule légale de l’empire, il a commenté toute cette formule, expression rigoureuse des faits naguère accomplis. Il a fait voir clairement, après la chute de l’aristocratie républicaine sous les coups du parti qu’avait commandé César, la démocratie, enivrée de son triomphe, sacrifiant, pour obtenir l’extrême égalité, tous les pouvoirs et tous les droits, c’est-à-dire les accumulant sur une seule personne, l’empereur, chargé de réaliser et de maintenir une centralisation formidable. Puis, ouvrant à chaque ordre de faits ou d’idées une sorte de voie triomphale, il a montré dans son Tableau de l’empire romain le progrès du monde vers l’unité par le gouvernement et l’administration, par les idées sociales, inscrites dans les livres des philosophes et des poètes, par les nouveaux axiomes du droit, proclamés dans les codes, enfin par la chute des religions païennes et le triomphe du christianisme. À ce triomphe de la religion chrétienne, il a pris soin d’assigner une place à part, prouvant qu’au contraire de l’unité politique, civile et morale, établie dans l’empire par l’action directe du gouvernement et de l’esprit romains, l’unité religieuse et chrétienne s’est fondée en dehors de cette action et précisément contre elle. La religion officielle de Rome païenne était une institution essentiellement aristocratique; que pouvait-il donc y avoir de commun entre elle et cette autre religion qui proclamait un Dieu mort volontairement pour le salut de tous les hommes? Tout l’édifice de la société civile reposait sur l’esclavage; quels liens pouvait-il donc conserver avec une doctrine qui devait, pour être conséquente, commencer par abolir l’esclavage, c’est-à-dire par bouleverser le monde antique ?

Cette idée d’une importante distinction entre la république romaine et l’empire, la première des deux époques ayant son rôle à part comme tout aristocratique et guerrière, la seconde comme toute démocratique, en dépit de certaines apparences, avec une vaste mission civilisatrice, Amédée Thierry l’exposait dès 1840 dans son Introduction à l’histoire de la Gaule sous l’administration romaine. Il est à propos de remarquer cette date, afin qu’on ne croie pas apercevoir après coup dans sa théorie quelque reflet direct ou indirect des événemens ultérieurs. A quelque temps de là cependant, en 1842, un prince destiné à un retentissant avenir, mais alors prisonnier dans le château de Ham, adressait à un de ses amis une lettre où il s’exprimait à peu près en ces termes : «je viens de lire l’Introduction de M. Amédée Thierry; voilà de l’histoire sérieuse et vraie. Qu’importe que Tibère ait été cruel et que Caligula ait fait nommer son cheval consul, s’ils ont fait avancer les peuples par la grande politique des Césars ? Parce que le Tibre roule des eaux fangeuses, en est-il moins le fleuve qui arrose la ville éternelle?» Nous ne voulons pas rechercher en quelle mesure les pages écrites par Amédée Thierry pouvaient correspondre aux théories écloses dans l’imagination du prince, ni quel progrès firent plus tard ces idées; nous avons voulu seulement constater par un témoignage digne de remarque le caractère de nouveauté et le retentissement de ces explications historiques. Qu’il y ait dans la théorie émise une grande part de vérité, cela est incontestable; les progrès de l’épigraphie et de la science du droit ont démontré qu’en effet l’administration et la législation romaines ont rendu de grands services aux peuples, surtout pendant les trois premiers siècles de l’empire, et il n’est pas moins certain que les provinces avaient subi de la part de l’aristocratie républicaine, au lendemain de la conquête, beaucoup de cruelles injustices. Il est vrai de plus qu’il serait excessif d’attribuer à ces mots de république et d’empire un sens destiné à demeurer dans l’histoire toujours le même, et, sans avoir égard à la différence des temps, de comparer des régimes très divers. Il subsiste cependant qu’il appartient en effet à une république aristocratique de savoir fonder une vaste domination, comme ont fait l’Angleterre et Venise, par la ténacité de desseins et la longueur de vues, et, en second lieu, que le nom d’empire est demeuré pour désigner proprement l’absolue suprématie d’un seul homme tenant dans sa main une société abaissée sous le niveau de l’égalité ultra-démocratique. Il s’ensuit que nous ne devons pas trop médire des scrupules d’un Montesquieu. Qu’on admire, si l’on veut, la grande tâche administrative et civile accomplie par l’empire romain; mais on ne saurait oublier que cet empire a enfanté un monstre, c’est-à-dire un système de gouvernement qui consiste à réduire les meilleurs au niveau des plus bas en livrant le pouvoir au caprice d’un seul homme, et en se servant de l’égalité pour tuer la liberté. Ce système a fait son chemin dans l’histoire : il est devenu le châtiment des peuples qui s’abandonnent : il s’appelle césarisme.

Ce n’est pas le césarisme qu’Amédée Thierry a voulu célébrer; on ne l’a jamais vu exalter le despotisme ni la plèbe; il n’a pas sacrifié dans ses sympathiques éloges la liberté à l’égalité; il a eu pour les temps où s’est produite la pensée de l’indépendance politique, et pour les caractères qui s’en sont faits les interprètes, des admirations sincères et de reconnaissans souvenirs; il applaudit aux vertus républicaines de l’ancienne Rome, et accuse le peuple qui les a laissées tomber dans l’oubli ; il est témoin attristé bien plus souvent qu’admirateur enthousiaste de certaines révolutions, dont il distingue les causes lointaines et les résultats prochains, qui font avancer, il est vrai, le char de l’humanité tout en sacrifiant de nobles causes, de respectables souvenirs. De la sphère élevée où plane ainsi l’historien, les vues intéressées disparaissent pour ne laisser place qu’à la sincère observation de la vérité philosophique et morale. Que les politiques viennent après cela revendiquer le bénéfice d’assimilations plus ou moins fausses dont ils prétendront autoriser leurs calculs, il n’en est pas responsable, et ne s’en fait solidaire que dans la mesure de ses convictions et de ses affections. Ce qu’Amédée Thierry a obtenu de faveurs sous l’empire renouvelé n’a pu être offert et n’a profité en réalité qu’à l’homme de lettres, au penseur, au savant.


II.

Comme il avait observé la formation du monde romain, Amédée Thierry devait en étudier aussi la décadence et le [illisible] dente et inspirée. A vrai dire même, ses travaux précédens semblent n’avoir été qu’une préparation à cette nouvelle recherche, d’autant plus intéressante qu’elle conduit aux origines du monde moderne. Ce qu’on appelle quelquefois les basses époques, c’est-à-dire les périodes n’ayant d’autre caractère dominant que de servir de transition entre un âge et un autre, passe à tort, aux yeux de certains historiens que suit trop fidèlement l’opinion générale, pour indigne d’étude, rebutant et stérile. On aime mieux courir aux grands siècles, pendant lesquels de puissantes impulsions, individuelles ou générales, ouvrent des voies communes et imposent l’unité, où la lumière abonde, où l’esprit humain, touché de l’étincelle divine, produit les merveilles, et au-dessous des merveilles les œuvres délicates et charmantes en une telle quantité que nous avons peine aujourd’hui à les retrouver et à les compter. Les temps intermédiaires méritent de fixer aussi l’attention laborieuse de l’historien, et la récompensent par des résultats qui ont leur prix. Ce sont des époques noyées dans l’ombre; cependant sous cette ombre on voit se défaire et se refaire la trame secrète et continue de l’histoire. Au sens général, décadence veut dire transformation, transition du passé à l’avenir. Tant que dure visible encore la physionomie du passé, c’est un soin touchant que celui qui s’applique à en suivre la dégradation successive. Les institutions et les dogmes prennent avec l’âge, aussi bien que les édifices, un air de flétrissure et de langueur qui invoque la sympathie, l’indulgence, une sorte de respect. Dès que paraissent à l’horizon les lueurs nouvelles, c’est un vif plaisir que d’en recueillir les rayons et de surprendre les premiers linéamens du jour prochain. Quelquefois les plus grandes scènes du renouvellement historique se meuvent et les transformations s’accomplissent dans le silence et les ténèbres, parfois aussi au bruit des écroulemens et des chutes retentissantes. Ces divers caractères s’attachent à la vaste époque de transition entre les temps anciens et le moyen âge, qu’Amédée Thierry a particulièrement étudiée. La vie du IVe et du Ve siècle tantôt sommeille et paraît devoir expirer au sein de la décadence byzantine, tantôt afflue dans les solitudes mystiques du désert ou au milieu des querelles religieuses, ou bien s’agite tumultueusement sur ces champs de bataille qui voient se briser les dernières forces impériales et s’élever les nouveaux royaumes. Amédée Thierry lui-même a dépeint avec énergie en quelques lignes le terrible aspect de ces catastrophes. « Lorsqu’une société, dit-il, par suite de bouleversemens pareils à celui qui vint alors ébranler l’empire, est jetée hors de ses cadres séculaires, les événemens qui s’y produisent n’ont plus de raison ni [illisible] et parfois même plus de vraisemblance : la fiction semble [illisible] devenue un art, avec la réalité, ou plutôt l’imagination du plus hardi romancier reculerait devant l’extraordinaire et l’imprévu qu’amène la simple combinaison des choses. Dans ces momens d’universel désordre, le monde des faits humains ressemble à une planète qui, chassée de son centre de gravité, erre de chocs en chocs à travers des espaces inconnus. Le logique et l’illogique, le possible et l’impossible viennent à chaque passe heurter dans l’histoire. L’historien s’arrête, dérouté lui-même au milieu de ce chaos; il croirait l’humanité passée des lois de la Providence sous la fantaisie du hasard. »

Comment se dirigera l’observateur parmi tant de désastres? Quel fil rencontrer au milieu de ces ruines? Si Dante a visité les enfers, au moins avait-il pour « maître, guide et seigneur » le divin poète devant qui, pour l’entendre, les enfers eux-mêmes eussent volontiers fait silence. Pour qui veut pénétrer dans le IVe et le Ve siècle, sauf Ammien pendant quelques années, il n’y a plus d’historiens contemporains; les obscurs chroniqueurs, les froids panégyristes, les hagiographes, ont pris leur place. S’il y a encore des poètes, ils ont peu d’écho. Toute grande voix s’est tue, excepté celle des pères de l’église; toute information précise a disparu, hors, pour ce qui les concerne, celle des écrivains ecclésiastiques. Il y a les monumens de législation et du droit, mais dispersés et mutilés. En tout cas, il est vrai, ce ne sont pas les textes contemporains qui manquent : saint Jérôme, dans l’édition du bénédictin dom Jean Martianay, a cinq volumes in-folio; saint Jean Chrysostome en a treize, saint Basile trois, le Code théodosien, avec les commentaires de Godefroy, six. On doit ajouter une bonne partie de la collection byzantine, les vies des saints, les actes des conciles, etc. C’est de quoi encourager les auteurs de monographies ou bien les annalistes, c’est de quoi aussi désespérer les historiens, et de fait nul historien n’avait encore entrepris de traiter à part une période si complexe. Lebeau y a consacré les premiers volumes de son Histoire du has-empire ; mais son travail, à quelques égards méritoire, n’aboutit qu’à une compilation. L’estimable et austère Le Nain de Tillemont en a traité les principaux épisodes religieux dans ses Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, il en a suivi le développement politique dans son Histoire des empereurs, toutefois sa conscience de prêtre et de janséniste lui laisse peu de liberté : Charles Perrault, son contemporain, déclare que « son exactitude à ne rien faire dire à ceux qu’il cite que ce qu’ils disent précisément va jusqu’au scrupule. » Tout au contraire l’historien moderne met l’effort même de sa conscience à mériter le don de la divination, à évoquer l’âme et la vie des temps écoulés, à interpréter une vérité historique dont les textes livrent le secret seulement à une science devenue un art, et qu’un sage secours de l’imagination rend ardente et inspirée. Telle a été la science d’Amédée Thierry ; voyons-le, dans les divers ouvrages qu’il a consacrés à l’étude du IVe et du Ve siècle, faire preuve d’éminentes qualités, différentes à plus d’un titre de celles dont ses premiers livres nous avaient offert les témoignages. Son talent va changer d’aspect : aux grandes vues générales, aux remarquables efforts d’une puissante synthèse, aux théories et aux systèmes, aux vastes tableaux de deux grandes civilisations, celle de l’ancienne Gaule, celle de Rome païenne, vont succéder de fines analyses de caractères et de mœurs, de curieux récits mettant en scène et faisant revivre sous nos yeux les personnages de ces anciens temps, avec leur costume, leur langage, leurs passions. Les passions humaines sont, après tout, ce qui engendre les grands faits de l’histoire, qu’on voit se dessiner peu à peu sur cette trame vivante, toute morale et humaine.

Démembrement et ruine de l’antique domination de Rome, invasion des barbares, chute définitive de l’édifice païen et triomphe du christianisme, tels sont les grands changemens qui occupent la période formée par le IVe et le Ve siècle. Ils ne se sont pas accomplis sans donner lieu à de vives agitations morales, jalousies et haines, dévoûmens et regrets, religieuses espérances, déceptions amères. Nulle scène, pour l’historien qui aurait le courage d’y pénétrer, pour qui conserverait, au milieu d’une mêlée si ardente, une vue calme et maîtresse d’elle-même, ne devait être plus féconde.

Le plus puissant levain de toute époque est l’idée religieuse. Elle exalte et soulève, elle transporte et fanatise, elle enfante également la charité sublime, le renoncement du martyre, les élans et les écarts du mysticisme, les excès de l’intolérance, la persécution. Là où elle brille, se concentrent bientôt l’émotion et la vie. Or il y a peu de siècles dans l’histoire où la lutte des intérêts religieux ait produit des effets aussi complexes que pendant la période étudiée par Amédée Thierry. Il a dû s’attacher d’abord à expliquer et à décrire ces effets; de là sont issus avant tout ses deux remarquables livres sur saint Jérôme et saint Jean Chrysostome. Le premier avait pour objet de dépeindre la société chrétienne de l’Occident, le second celle de l’Orient.

On n’attend pas que nous refassions l’analyse de récits que tout le monde a lus ici même : nous voudrions seulement indiquer comment ils nous instruisent et de quelle méthode ils procèdent. Saint Jérôme et saint Chrysostome ont exercé tous les deux une puissante action sur leur siècle par des moyens divers. Le premier, après avoir acquis toute la science de son temps, après s’être épris à toujours de littérature antique, court au désert, y accomplit ses grands travaux d’exégèse, et de là, dans les lettres qu’il adresse à Rome, décrit l’âpre jouissance et la suprême sainteté de la solitude en Jésus-Christ, avec un tel enivrement d’éloquence convaincue que toute une partie de la haute société romaine abjure pour le suivre la richesse et la volupté. Qui ne se rappelle ces pieuses figures de matrones, Marcella, Paula, Eustochium, Furia, Fabiola, qui changent en un sévère couvent la riche demeure de l’Aventin et forment au saint, dans Rome même, une église domestique avant de le suivre en Palestine pour y fonder avec lui des associations religieuses et l’assister jusque dans ses études hébraïques ou syriaques? Ces travaux d’érudition sacrée, ces ardentes conversions de l’aristocratie romaine, courant à la pénitence pour y puiser une nouvelle vie, ce sont bien là les traits les plus vivans de cette société occidentale, au milieu de laquelle le paganisme conserve encore un vaste empire : il y faut des coups d’autant plus éclatans, qui viennent frapper les âmes d’élite et sachent tout ébranler autour d’elles et par elles.

Saint Jean Chrysostome, lui, né dans un des foyers les plus actifs de la civilisation grecque, à Antioche, n’est pas fait pour la solitude. Il la recherche d’abord comme la vraie source des hautes pensées, mais promptement la vie pratique le réclame, c’est-à-dire la charité et l’ardente pitié. Tandis que saint Jérôme convertit par ses savans écrits d’exégèse des consciences raffinées, saint Jean Chrysostome, lui, prêche et enivre le peuple des villes. Du haut de son siège de Constantinople, avec des accens et des éclats de tribun, il prend la défense des petits et des humbles contre les gens de cour, contre les mauvais évêques, contre l’impératrice Eudoxie, celle qu’il appelle publiquement la nouvelle Hérodiade. Sa vie n’est qu’un long combat qui attire sur lui d’affreuses violences, enlèvement, exil, transportation aux extrémités du monde romain, mort cruelle sous les étreintes de la fièvre, entre les mains des soldats. Et ce même homme qu’on a pu comparer aux Gracques, qui tenait dans sa main tout le peuple de Constantinople et pouvait le soulever d’un mot, s’est gardé de prononcer jamais ce mot formidable; aux éclats de sa parole populaire, qui traitait de la morale et du dogme bien plutôt que des arguties théologiques, il a mêlé des accens d’une incomparable douceur, auxquels il a dû ces profonds sentimens d’affection filiale qui ont confondu bien des âmes avec la sienne. Il faut se rappeler particulièrement la très fine étude qu’Amédée Thierry a faite des dix-sept lettres de Chrysostome à sa chère diaconesse Olympias. Ces lettres ou traités étaient célèbres dans l’antiquité même pour la hauteur des pensées et la beauté du style; elles étaient comptées par l’église d’Orient entre les plus belles perles de sa couronne. Olympias est triste, triste des infortunes et des souffrances de celui qu’elle respecte comme un père, triste du triomphe de la violence et de l’iniquité. Saint Jean Chrysostome la console, non plus à la manière des anciens rhéteurs, pour qui ce secourable office était devenu un genre littéraire, qui oubliaient de grands maux s’ils savaient par cœur un grand nombre de morceaux consolatoires, et croyaient facile de préparer aux âmes souffrantes, du milieu des prospérités et de la richesse, des recettes efficaces. Chrysostome, lui, parle d’une souffrance que personnellement il endure; s’il sait la dominer pour lui-même, n’enseignera-t-il pas à d’autres les moyens de la dominer? Sa doctrine est autre que celle du stoïcisme antique. Il ne dit pas seulement : Méprisez la douleur et méprisez ceux qui vous l’infligent sans raison; il dit : «Mettez du prix à votre souffrance, et ne murmurez pas à l’excès contre les circonstances ou les hommes qui se trouvent en devenir les instrumens. Offrez-la au contraire en holocauste ou en remercîment à Dieu même, car, dans les desseins de sa providence, elle a pour fin votre progrès vers un but éternel ou bien le salut des autres hommes et l’ordre moral du monde; vos tribulations peuvent être ce que sont la tempête pour épurer l’air vicié, l’hiver et les frimas pour sauvegarder et mûrir le grain sous la terre, la nuit pour raviver nos corps. Soyez les ouvriers obéissans d’une œuvre sublime qui deviendra vôtre par le bon vouloir et par la récompense finale; marchez le front levé dans les traverses de la vie, non-seulement avec résignation, mais avec allégresse, avec actions de grâces pour la Providence, qui nous conduit toujours au bonheur quand nous aimons le bien. » Voilà certes une doctrine nouvelle que ne connaissait pas le paganisme; nouvelles aussi, à vrai dire, sont et la douleur qu’elle veut calmer et la relation que révèle ce dialogue intime entre deux âmes. Cette relation s’appelle l’amitié spirituelle, la plus haute et la plus sainte des amitiés, et cette douleur s’appelle la tristesse chrétienne, celle dont l’âme pouvait bien être saisie alors que, repliée sur elle-même par le christianisme, elle apercevait le contraste de son humilité avec les horizons immenses qui lui étaient ouverts.

Nous ne faisons, à vraiment parler, qu’analyser un chapitre d’Amédée Thierry. Qui pourra dire que ces pages d’observation psychologique et morale, se mêlant à l’histoire religieuse, ne soient pas de nature à éclairer d’un jour inattendu et nécessaire le tableau général du IVe et du Ve siècle ? L’éclosion et le premier essor des plus hautes idées, des sentimens les plus intimes qui doivent inspirer une époque, ne sont-ils pas de ces principaux traits que l’historien doit d’abord recueillir? Qui pourtant, avant Amédée Thierry, avait entrepris de montrer l’influence et l’action de ces sentimens et de ces idées sur la même scène où s’agitaient les événemens purement politiques d’une si intéressante époque? On eût cru jadis se montrer médiocrement respectueux envers la mémoire des pères de l’église et des saints en mêlant de propos délibéré au récit de leur vie la peinture de leur temps. On s’apercevait bien de la sécheresse des chroniqueurs et des hagiographes, qui ne visent qu’à l’accumulation des miracles, et ne préparent qu’à leur insu et comme malgré eux des matériaux pour l’histoire; mais on était trop exclusivement préoccupé de faire servir chaque récit à l’édification : on eût craint d’être irrévérencieux en tenant compte des détails familiers où se peignent, avec la farouche énergie et la violence, l’ardeur et la sincérité des premiers siècles. Bossuet, écrivant le panégyrique de saint François d’Assise, se gardera bien de raconter l’épisode trop simple à son gré du loup de Gubbio. Il aimera mieux, au risque d’enlever quelque chose à l’originalité du saint qu’il veut célébrer, comprendre et résumer sa vie dans une de ces maximes générales qui doivent servir à l’enseignement chrétien : la carrière de saint François d’Assise lui deviendra un texte pour exalter « la pauvreté selon l’Évangile. » Prononçant le panégyrique de saint François de Sales, il ne mêlera pas à la majesté de sa propre exposition des citations nombreuses d’un style tel que celui du célèbre évêque de Genève, si pittoresque et si tendre. A la timidité de Tillemont, on peut juger qu’une partie des scrupules qui pesaient sur l’orateur de la chaire enveloppaient aussi l’historien. C’est que, en dépit de sa foi, encore à certains égards intacte et sereine, le XVIIe siècle se sentait toutefois embarrassé devant la légende ; il n’en accueillait plus la candeur naïve et il n’en devinait pas encore toute la portée historique. Notre temps a été plus hardi; parmi nos contemporains morts d’hier, il est des noms célèbres qui prouvent que, parmi nous, la chaire même et la littérature chrétiennes se sont donné de plus grandes libertés et y ont puisé de nouveaux et puissans effets.

Le foyer de la vie, au IVe et au Ve siècle, était donc transporté dans l’église et abandonnait l’état. Ici tout semblait se démembrer et mourir en de violentes convulsions si l’on regarde à l’occident romain, dans l’excès de la décrépitude et de la torpeur, si l’on regarde à l’orient. Le volume d’Amédée Thierry intitulé Récits de l’histoire romaine au cinquième siècle, Derniers temps de l’empire d’Occident, décrit la chute de Rome impériale et l’extinction de l’autonomie italienne; le volume intitulé Nouveaux récits de l’histoire romaine aux quatrième et cinquième siècles. Trois ministres des fils de Théodose, raconte surtout les intrigues de la cour byzantine. À ce titre, ce dernier ouvrage se place à côté du Saint Jean Chrysostome pour donner une peinture singulièrement originale de ce que fut le bas-empire. C’est peut-être ici que le talent d’Amédée Thierry s’est le mieux montré dans toute son ampleur, avec son art merveilleux à grouper les détails de manière à créer la vie. Arrêtons-nous un instant à cette autre partie de son œuvre.

Nous ne sommes plus autant que naguère tentés de médire de l’empire byzantin; grâce à d’ingénieuses recherches, auxquelles il est juste de dire qu’Amédée Thierry a donné l’exemple à la fois et le signal, cet empire a obtenu de nos jours le regain de quelque popularité. Il est certain qu’il a servi la cause de la civilisation en arrêtant pendant une longue série de siècles la barbarie asiatique ; il a puissamment aidé à la propagation du christianisme, surtout il a ouvert aux institutions romaines, politiques ou civiles, un refuge qui leur a permis de subsister après la ruine de l’empire occidental, et de porter, au profit de l’Occident même, de derniers fruits. Il en est arrivé de même pour beaucoup de traditions antiques dans le triple domaine des lettres, des sciences et des arts. Au moment où l’invasion barbare et le désordre général menaçaient de les détruire en Occident, elles ont été recueillies par l’empire d’Orient, qui, plus tard, après des siècles d’engourdissement et de torpeur, les a transmises fécondes encore au génie moderne de la renaissance. À ces utiles services de l’époque byzantine a préludé pendant le IVe siècle une sorte de réveil de l’esprit grec, qui a enfanté l’hellénisme de Julien et l’enseignement des rhéteurs dans les écoles de Syrie, de Grèce ou d’Egypte. Ce réveil n’avait-il pas, en dernier résultat et malgré ses efforts contraires, préparé les voies à la prédication du christianisme? Ce qui est sûr, c’est que la religion nouvelle se répandit bien plus vite en Orient qu’en Occident ; mais elle y contracta des habitudes de subtilité funeste, et y décida le mouvement irrémédiable et définitif de la décadence du monde grec. Jusqu’à ce que de grands empereurs comme Justinien l’arrêtent sur cette pente, quel affaissement moral que celui de cette société! Comme le petit esprit, selon l’expression de Montesquieu, se nourrissant d’oiseuses discussions, de querelles théologiques, y raréfie l’air jusqu’à le rendre à peine respirable! Pour quelques mâles velléités des empereurs ou de ceux qui les entourent, que de passions à la fois violentes et mesquines, que de caractères avilis, que de criminelles ambitions, sans énergie que pour d’obscurs complots, et sans nulle grandeur !

Théodose, en mourant, partage l’empire entre ses deux fils. Honorius, l’aîné, régnera en Occident, sous la régence du généreux Stilicon, ou, pour mieux dire, sous celle de l’ambitieuse Sérène, femme du chef barbare. Déjà Théodose, de son lit de mort, a dû consentir à fiancer son fils à la fille de Sérène, qui est sa nièce; mais ce n’est pas assez pour l’ambition de celle-ci : elle veut élever plus près encore vers l’espoir de la succession impériale le régent son mari, et tout bas on murmure qu’elle a ménagé pour lui la vacance éventuelle du trône en faisant boire à son gendre un philtre qui le condamne à la stérilité. En attendant, elle veut que son mari puisse joindre à la régence d’Occident la tutelle de l’empereur d’Orient, et c’est dans Constantinople le signal d’intrigues semblables à celles qui déshonorent l’Italie. Arcadius, de son côté, inaugure en sultan inerte la série des despotes de Byzance. Il déteste son préfet du prétoire, le Gaulois Rufin ; mais celui-ci le domine par la peur. Rufin veut, lui aussi, comme Stilicon, devenir beau-père de l’empereur; il compte ensuite gagner les soldats, se faire associer à l’empire, et faire disparaître quand il le voudra l’ombre qui lui fait obstacle. Il puise cette audace dans un esprit délié, opiniâtre, souple, libre de tout scrupule, dans un talent d’intrigue auquel viennent en aide les dons naturels, dans une ambition sans frein. Déjà il a obtenu à force d’instances non pas que l’indolent et insensible Arcadius soit épris de sa fille, mais, de guerre lasse, qu’il promette de l’épouser; il croit toucher au but de ses désirs quand une absence temporaire vient le livrer sans défense à des pièges cachés. Un troisième rival, Eutrope, chef des eunuques et chambellan, se tient aux aguets. Marier l’empereur, l’asservir par une femme, c’est aussi l’objet de ses basses menées; il y réussit, et met sur le trône une fille barbare, la fière Eudoxie, qui va devenir la vraie dominatrice de l’empire.

Cette triple scène : le grand Théodose à son lit de mort, obsédé par les obscures intrigues de la femme de Stilicon, — Honorius, son fils aîné, hydropique, impuissant, meurtrier du courageux Vandale qui seul méditait encore de sauver l’empire, heureux de soigner sa basse-cour ou de faire combattre ses léopards loin de Rome, dans ses nouvelles résidences de Milan ou de Ravenne, — Arcadius, esclave du Gaulois Rufin, puis de l’eunuque Eutrope, puis de sa femme Eudoxie, et n’échappant à ces jougs honteux que par des perfidies et des meurtres, — voilà la tragédie de la décadence, envahissant l’Occident et l’Orient, mais identifiée surtout avec le byzantinisme. Amédée Thierry déroule à nos yeux ce drame sinistre avec un luxe surprenant de détails qui fait revivre ces cadavres ensevelis. Arcadius, Sérène, Rufin, Eutrope, la fière Eudoxie, ces pâles fantômes redeviennent familiers au lecteur après que l’historien les a évoqués par une sorte d’art magique du fond de l’obscure nécropole où personne avant lui ne les avait distingués parmi tant d’ombres confuses.

Le troisième fait général qui domine cette grande époque du IVe et du Ve siècle, et qui contribue à lui donner son vrai sens, c’est, avons-nous dit, après le triomphe longtemps débattu du christianisme et la profonde décadence de l’empire, l’invasion des barbares. Amédée Thierry a su la caractériser et la dépeindre avec des couleurs vraiment originales. Considérant d’abord le grand mouvement de l’invasion dans son plus vaste ensemble, et ne le séparant pas des causes qui l’ont déterminé, il a consacré jusqu’à deux volumes à l’histoire d’Attila et de ses successeurs. C’est en effet le déplacement des Huns en Orient qui a chassé les tribus gothiques de leurs demeures sur les bords de la Mer-Noire, et les a forcées à chercher un refuge dans l’intérieur de l’empire. L’irruption de cette race doit intéresser l’historien des premiers commencemens de l’Europe moderne, non pas seulement à cause de ses rapports avec l’invasion germanique, mais parce qu’elle a suscité dans les pays latins et chez leurs voisins barbares, outre les résistances nationales, des émotions et des terreurs dont on voit persister la trace dans une série de traditions qui forment en partie l’histoire intellectuelle et morale de ces peuples. Bien plus, certains groupes hunniques ayant pu se fixer dans la vallée du Bas-Danube, après la mort du conquérant et la destruction de son empire, le souvenir de leurs destinées importe à qui veut connaître le mode de formation de cette partie de la société européenne. Les Magyars d’aujourd’hui, par exemple, se rattachent par l’origine aux tribus d’Attila, et l’on sait de quelle reconnaissance ils ont salué les études d’Amédée Thierry, qui leur reconstruisait leur propre histoire.

L’invasion des barbares dans l’empire ne s’est pas faite uniquement par ces coups de force auxquels de grands déplacemens de peuples donnaient lieu et qui rompaient toutes les digues; elle s’est faite aussi par de sourdes et lentes infiltrations : nous avons tenté ici même naguère de montrer avec précision ces différences. Sans disserter spécialement à ce sujet, Amédée Thierry s’est placé dans son œuvre à un point de vue qui est très probablement celui de la pure vérité historique. Dans aucun livre on ne trouvera mieux décrite que dans ses pages la série de conditions diverses suivant lesquelles tant de barbares étaient parvenus dès le commencement du IVe siècle à s’établir au milieu des provinces romaines. Il y avait bien longtemps que Rome, fidèle aux plus anciennes maximes de sa politique, employait les Germains à son service ou à ses plaisirs, comme soldats, comme gladiateurs, comme esclaves. Tant que persistait la force d’assimilation dont elle avait pendant si longtemps disposé, ses duretés étaient, pour les peuples réservés à sa conquête, comme la rançon d’une participation future au grand rôle de leurs vainqueurs; cette force une fois épuisée, de tels rapports enfantaient le plus souvent la lutte et la haine. Toutefois l’affaiblissement intérieur de l’empire laissa pendant longtemps se continuer des empiétemens considérables qui allaient fixer l’ennemi au centre même des provinces. Il n’y a qu’à jeter sur la carte de l’empire au IVe siècle un regard général, en tenant compte des informations que donne la Notitia dignitatum, pour apercevoir que la barbarie gagne et s’étend à partir et en-deçà de chaque frontière. On y voit établies, comme dans les « confins militaires » de certains empires modernes, des colonies d’étrangers, de Germains, à la fois cultivateurs et soldats, limitanci milites. Bien plus, dans presque toutes les parties et jusqu’aux extrémités occidentales de l’empire, figurent des groupes barbares, ces Laeti, ces Gentiles, engagés pour cultiver les terres désertes et pour les défendre. Ajoutez d’autres groupes encore, souvent adjoints, sous le nom de fédérés, à ce qui reste des légions, et dont les chefs arriveront, par leurs services signalés ou par leurs audacieuses usurpations, à des alliances impériales et à la toute-puissance dans l’état. Ce sera un fédéré, cet Alaric, roi des Goths, qui ne connaîtra d’abord d’autre vœu que de servir l’empire romain et de parvenir aux fonctions de maître des milices, au titre de patrice, au rang de consul peut-être. C’est, dans les Nouveaux récits d’Amédée Thierry, un remarquable morceau d’histoire finement observée et décrite que les pages où il a pas à pas suivi quel prestige et quelles ambitions, puis quelle convoitise, quelle tentation irrésistible, quelle furie de profanation à ses propres yeux sacrilège, quelles voix mystérieuses enfin ont entraîné de degré en degré le puissant chef barbare. Il eût été jusqu’au bout un fidèle allié, au lieu d’être le premier violateur de Rome, si l’empire eût conservé jusqu’alors assez de force et de sagesse pour mettre à profit de tels services. En face de lui était ce Stilicon, autre type du barbare établi dans l’empire, épris de la majesté romaine jusqu’à se dévouer à la venger et à la défendre. Qu’on relise dans le même volume d’Amédée Thierry ce qui concerne ce ministre, et l’on sera étonné de pénétrer à la suite de l’historien, grâce aux lumières que projette son étude morale, vers certaines vues d’une période aussi complexe, qu’on n’avait pas soupçonnées. Cela est peu de chose encore en comparaison de l’infinie variété de caractères et de situations qu’il a notées, chemin faisant, à travers ces temps que pénètre la barbarie. Veut-on observer avec lui quelles diverses conditions religieuses offrait l’invasion silencieuse et lente, voici, à la tête des Goths, le célèbre Ulphilas; élevé dans Constantinople, prêtre et plus tard évêque, il a converti son peuple à l’arianisme en s’aidant de sa fameuse traduction de la Bible. Une fois convertis, il a obtenu de les établir dans une province riveraine du Danube, où il est devenu leur chef politique et religieux. A côté d’Ulphilas, quelle étrange figure que cet autre évêque goth dont nous parlent les historiens de l’église orientale ! Théotime a pour diocèse la Petite-Scythie, c’est-à-dire le pays sauvage, à peu près inconnu des Romains, qui confine avec les régions demi-désertes du Bas-Danube. Vêtu d’un costume demi-barbare, laissant flotter sur sa robe épiscopale l’épaisse chevelure des Goths, il va recruter ses ouailles dans les marchés., et attire ses néophytes à de grands festins où il les catéchise. De retour dans sa solitude, il déploie les rouleaux de sa bibliothèque, et s’exalte en lisant Origène. C’est dans les chroniqueurs byzantins qu’Amédée Thierry a trouvé les élémens de ces sortes de peintures, mais seulement à l’état d’indications éparses, qu’il a fallu deviner, réunir, interpréter, et qui ne prenaient que par des rapprochemens ingénieux la couleur et la vie. N’est-il pas vrai cependant que de telles pages font revivre à nos yeux la vie morale des temps passés? n’est-il pas vrai que nous avons ici une vue intéressante et directe d’une des plus curieuses formes qu’affectait l’introduction des barbares dans l’empire? Et ne faut-il pas à l’historien, pour animer ainsi de simples textes d’annalistes à peu près inconsciens, cette sorte d’imagination qui, inspirée par une science profonde et un juste sentiment des idées et des mœurs, fait pressentir et saisir à coup sûr tout ce que ces textes contiennent de couleur locale et d’exacte réalité? Les caractères de femmes, curieuses de toutes les nouveautés, ne manqueront pas au milieu de cette barbarie qui incline vers la civilisation, depuis Eudoxie jusqu’à l’humble affranchie d’Ausone, Bissula, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Plusieurs de ces Germains sont devenus, parmi la société romaine, des savans ou des poètes : le Franc Mellobaude a mérité par ses vers une statue en plein forum ; le Goth Fravitta excellait par son goût vraiment attique. D’autres en revanche conservaient leur grossièreté native, comme ce Goth Sarus, auquel il fallut, quand on voulut se rendre maître de lui, jeter le lacet, comme fait le chasseur à la bête fauve. Un grand nombre, la plèbe infime de ces Francs et de ces Goths, se pliaient aux divers métiers dans les grandes villes : « Il n’y a pas une seule de nos familles, écrit l’évêque Synésius au commencement du Ve siècle, où quelque Goth ne soit homme de service. Le maçon, le porteur d’eau, le portefaix sont des Goths. »

Les naturalistes observent avec curiosité, sur certains rivages baignés par les eaux sous les ardeurs du soleil, des flores et des faunes étranges qui naissent d’incessantes et fécondes infiltrations; de même l’introduction des élémens germaniques peu à peu mêlés à la civilisation romaine, dans un temps où celle-ci n’exerçait plus comme autrefois une absorbante influence, a donné lieu à une multitude de formes et de combinaisons morales dont il pourrait être un jour à propos de faire une étude complète; on aurait ainsi une page importante et nouvelle de l’histoire de l’invasion germanique. A vrai dire toutefois, sans composer à ce sujet une dissertation expresse, Amédée Thierry a tracé, au moins pour les grands traits, cette histoire spéciale dans le cadre plus compréhensif et plus large d’un tableau de la société romaine aux IVe et Ve siècles. Nul n’a fait plus que lui un équitable et intelligent appel à toutes les sources de lumière et d’intérêt, nul n’a mieux su féconder par une patience infatigable et un travail dévoué, mais en même temps par une ingénieuse comparaison des indices les plus fugitifs et par une divination puissante, quelques-unes de ces vastes parties du champ de l’histoire qui paraissent n’offrir au premier regard que landes et bruyères. Il a été récompensé moins encore par les honneurs et l’heureuse fortune que par le privilège rare d’avoir pu consacrer à l’achèvement de sa noble tâche jusqu’aux dernières années, jusqu’aux derniers mois d’une longue vie.

Nous avons dit que sa biographie était tout entière dans son œuvre historique. Comment taire cependant le bonheur que lui a procuré l’affection de ses fils ? L’un d’eux, en faisant bien son devoir comme officier pendant la dernière guerre, lui a causé, après quelques vives craintes, une grande joie et un légitime orgueil. L’autre, M. Gilbert Thierry, a été son plus intime confident, son collaborateur, son conseiller même. C’est de lui que nous attendons la publication de plusieurs volumes encore, auxquels il ne manquait plus que d’être révisés. Quoi qu’il ajoute cependant, l’unité de l’œuvre est depuis longtemps acquise. Parti de l’histoire de la Gaule, c’est-à-dire de l’une des provinces les plus influentes et les plus actives parmi celles qui devaient composer l’empire romain, Amédée Thierry s’est vu conduit à étudier ce grand corps politique dont la Gaule faisait partie. Il a suivi le génie particulier de nos ancêtres dans son accord plutôt que dans son entier mélange avec le génie de Rome, comme on suit les eaux d’un fleuve traversant un lac sans tout à fait s’y confondre. Il a vu ensuite tout le vaste bassin se diviser en deux branches, celles-ci s’embarrasser au milieu de marécages et d’alluvions étrangères, et puis se perdre et disparaître dans un océan ; c’est-à-dire, il a raconté le partage du monde romain en deux empires, il a observé les curieuses vicissitudes de l’Orient et de l’Occident, ici les progrès singuliers de l’invasion, là d’incontestables signes de décadence, la corruption et l’inertie, jusqu’à ce que le mélange des anciens et des nouveaux élémens eût donné naissance à un monde nouveau. Amédée Thierry a pris de la sorte un rang élevé parmi les hommes éminens qui se sont faits chez nous les historiens des origines de la société moderne, à côté de M. Guizot, à côté de ce frère qu’il appelait lui-même son illustre maître. À l’œuvre de ces grands esprits, il a su ajouter une œuvre originale qui intéresse l’histoire de notre patrie, celle de la civilisation à laquelle nos sociétés modernes ont fait le plus d’emprunts, et qui rend à la connaissance familière des hommes toute une grande époque de transition où naissent quelques-uns des problèmes politiques, religieux et moraux qui ont le plus agité les siècles ultérieurs.


A. GEFFROY.