Historiens de l’Allemagne - Ferdinand Gregorovius

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Historiens de l’Allemagne - Ferdinand Gregorovius
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 27-61).
HISTORIENS DE L'ALLEMAGNE

M. FERDINAND GREGOROVIUS.

Athenaïs, Geschichte einer bysantinischen Kaiserin, 2e édition ; Leipzig, 1882.

L’Histoire de la ville de Rome au moyen âge, souvent citée, bien qu’elle n’ait pas été traduite, a fait connaître en France M. Gregorovius ; elle restera comme le monument de sa vie d’écrivain. Dans un livre attachant sur Lucrèce Borgia, que M. Blaze de Bury a jugé ici même[1], l’auteur allemand s’est constitué le chevalier paradoxal, l’ingénieux défenseur de cette princesse si sévèrement jugée. La plus récente de ses œuvres, Athénais, histoire d’une impératrice byzantine, court récit, d’une érudition colorée, a eu dès le début une vogue réservée d’ordinaire aux œuvres frivoles. L’étrange destinée. de l’impératrice Athénaïs-Eudocie présente en effet l’intérêt. et l’imprévu d’un roman fantastique. Avant de retracer, cette histoire d’après M. Gregorovius, nous voudrions marquer comment elle se rattache à ses précédens ouvrages, dégager la pensée, dominante, l’idée maîtresse dont l’influence se fait sentir à travers ses divers travaux, saisir quelques traits de là physionomie de l’écrivain, son tour d’imagination, la pente naturelle de son esprit, en un mot chercher l’homme à travers les livres.


I

Si nous prenons M. Gregorovius à ses débuts, nous trouvons d’abord parmi ses écrits de jeunesse, à côté d’une histoire estimée de l’empereur Hadrien et d’une tragédie : la Mort de Tibère, une brochure sur la Pologne, qui porte la date significative de 1848. Champion des nationalités, M. Gregorovius proteste contre la souveraine iniquité du partage, véritable crime de la politique de cabinet ; il proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à n’être point traités comme un bétail vil. Il conjure la France, qui est à la tête des nations[2], de prendre l’initiative d’un congrès universel pour redresser les iniquités et relever la nation en deuil. Les peuples d’Europe n’ont pas répondu à cet appel, que l’auteur oublie de dater du royaume d’Utopie. Il n’en est pas moins honorable de crier : « Vive la Pologne ! » bien qu’elle soit morte, et chez un historien de Prusse, ce cri, tout méritoire, vaut la peine d’être noté.

A cet entraînement pour la cause polonaise devait succéder chez M. Gregorovius une sympathie si ardente pour l’Italie, qu’elle l’a conduit à Rome même, où il a vécu dix-huit années, cédant en cela, nous dit-il, à ce mystérieux attrait qui pousse les peuples du nord vers le pays « où un doux vent souffle du ciel bleu, » qui engageait au-delà des monts les barbares germains, puis les empereurs allemands, les lansquenets pillards et ceux qui venaient y chercher un plus noble butin. C’est à cet attrait que cédait Winckelmann, fils d’un savetier de Stendal, dévoré d’un enthousiasme si intense et si exclusif pour la belle antiquité, qu’il se fit catholique afin d’obtenir la protection du nonce et voir Rome : « Quand j’y arrivai, disait-il, je m’aperçus que je ne savais rien et que tous les écrivassiers sont des bœufs et des ânes. » Goethe disait de Rome : « On y lit l’histoire dans un autre esprit ; » et c’est en Italie qu’il vint renouveler son inspiration, qu’il acheva de dépouiller cette écorce qui s’épaissit autour du cœur et de l’esprit de l’homme sous les climats brumeux. Est-il besoin de citer les érudits, les lettrés, les historiens de la Rome ancienne et moderne, les Raumer, les Reumont, les Ranke, les Mommsen, venus pour écrire sur les lieux mêmes une histoire qui est celle de l’univers civilisé ? En ces dernières années surtout, les Allemands s’abattent sur l’Italie comme une nuée. Leur érudition y a pris racine : il était temps de fonder, à notre tour, notre école française à Rome, d’entrer en lice, d’engager cette lutte pacifique pour le profit de la science, dans la ville même dont le nom est le symbole de la domination du monde, alors que les historiens et les érudits allemands semblent vouloir entreprendre une seconde fois la conquête de l’empire romain.

M. Gregorovius nous représente donc l’Allemand à demi Italien, le résident littéraire de l’Allemagne en Italie ; il y a conquis droit de cité. La municipalité de Rome a décerné à l’auteur de l’histoire de la ville au moyen âge, traduite aux frais du roi Victor-Emmanuel, le glorieux titre de citoyen romain, civis romanus. Il connaît l’Italie, non-seulement comme hôte de passage, mais comme on connaît une seconde patrie, parcourue, explorée dans tous les sens, et c’est dans cette confiance que nous ouvrons ses cinq volumes de voyages[3].

On y chercherait vainement des études sur l’art en Italie. M. Gregorovius est un historien exclusif ; s’il s’arrête à considérer une statue, un buste, un tableau, un monument, un paysage, c’est à titre de document historique. Il ne faut pas s’attendre avec lui à marcher dans les routes battues. Curieux de mœurs singulières et de coutumes locales, d’anciennes traditions qui puissent faire revivre à nos yeux les siècles passés, il a écrit deux volumes sur la Corse dont nous ne faisons que citer le titre, car tout le monde en France a lu Colomba. D’autres parties de ses voyages, celles que nous examinerons en premier lieu, sont des sortes de Reisebilder, où le souvenir d’Henri Heine est parfois sensible, mais avec moins de verve et d’humour : la fantaisie se joue plutôt dans le choix et l’opposition des sujets que dans l’esprit même de l’auteur.

Un des traits caractéristiques de l’écrivain allemand, c’est son goût pour la philosophie de l’histoire ; il aime à en saisir les contrastes, les contradictions, la grandiose ironie. Ce qui le captive surtout, c’est l’antithèse entre le monde païen et le monde chrétien, à chaque pas retrouvée en Italie dans les monumens et les ruines, rendue plus saisissante par la caducité de ce monde romain qui semblait éternel, et la vitalité de la secte obscure et méprisée qui, de l’ombre patiente des catacombes, devait surgir un jour et dresser la croix sur le Capitole. En le lisant, nous nous rappelions cette composition de Chenavard où le peintre nous montre, dans la partie supérieure du tableau, un César qui passe sur son char triomphal, entouré de légions, acclamé par la foule, tandis que, sous le sol miné, dans la Rome souterraine, au fond d’une crypte faiblement éclairée, des chrétiens, hommes et femmes, célèbrent leurs pieux mystères. Ces mêmes contrastes, M. Gregorovius les exprime en des images pittoresques, comme par exemple à Caprée, sur les ruines de la villa de Tibère, dans cette retraite où le César blasé lisait peut-être les écrits de l’hétaïre grecque Eléphantis, à la mode dans l’ancienne Rome, et qui traitaient de l’art le plus raffiné de la volupté, le voyageur rencontre un moine franciscain, un ermite boiteux, occupé à marmotter ses patenôtres.

Aux yeux d’un croyant, l’opposition du paganisme et du christianisme est sur tous les points criante, absolue ; un abîme sans fond les sépare. Pour l’historien détaché, bien des rapports secondaires subsistent entre les manifestations en apparence les plus dissemblables de la pensée religieuse ; comme origine commune, on peut les ramener aux instincts de religiosité, tels qu’ils se révèlent dans les religions les plus opposées ; en d’autres termes, il y a, dans l’histoire ainsi comprise, évolution plutôt que révolution. L’exégèse a démêlé tout ce que le catholicisme doit au judaïsme, à la morale stoïcienne, aux théogonies de L’Orient, aux pratiques mêmes du paganisme. Visitant à Agrigente les ruines du temple d’Hercule, notre auteur rappelle la célèbre figure de bronze de l’Hercule de Myron qui occupait ce sanctuaire : Cicéron, en son second discours contre Verrès, rapporte que le menton du dieu avait été usé par les nombreux baisers de ceux qui priaient dans le temple, comme l’est aujourd’hui le pied de bronze de saint Pierre à Rome. Nous sommes devenus seulement moins familiers avec les objets de notre vénération ; les anciens les baisaient au visage, nous les baisons à l’orteil.

Nulle part les vicissitudes de l’histoire ne frappent l’esprit avec plus de force qu’au milieu du ghetto où nous conduit ensuite M. Gregorovius. En quelques pages, il résume l’histoire des juifs à Rome, qui n’est qu’une longue lamentation, une longue imprécation contre les Césars et les papes, et cela dans la ville même où des œuvres sublimes consacrent les plus glorieux souvenirs de leur religion, où le Moïse de Michel-Ange trône dans sa sombre et redoutable majesté, où les peintures de Raphaël racontent les épisodes de la Bible dans le palais du pape où les Psaumes de David retentissent sous toutes les coupoles. Mais Jéhovah, vainqueur du Jupiter Capitolin, n’a pas abdiqué en faveur de Jésus. Les réprouvés du moyen âge prennent enfin leur revanche, en infestant le monde moderne de la maladie de l’or. Par là ils le dominent, et chaque jour leur empire s’accroît, leur Messie est proche, si l’on entend par Messie l’expression mystique de l’affranchissement et de la royauté des peuples.

Au sortir du ghetto, afin de secouer la puanteur qui s’exhale de tant de haillons, M. Gregorovius court vers la côte latine à quelques heures de Rome ; il erre dans des solitudes marines, devant les horizons clairs et dormans, sur la plage au sable luisant et mol, où bruit la mer aux mille reflets. « Là-bas le cap fabuleux de Cîrcé jette au loin ses feux comme un énorme saphir, les petites îles de Ponza soulèvent à peine au-dessus des vagues leurs crêtes bleuâtres, semblables à des calices, des centaines de voiles blanches vont, viennent et disparaissent… » — Les tempes rafraîchies par la brise de mer, notre voyageur retourne, à Rome. En quête de spectacles qui le transportent en plein moyen âge, il visite la chapelle des Morts du Ponte-Sisto, toute tapissée d’ossemens humains, de crânes et de squelettes. Indifférentes à cette mort qui les entoure et semble les guetter, des jeunes femmes en robe de soie prient et chuchotent. C’est pourtant là que se révèle dans son horreur l’essence même du christianisme du moyen âge, le mépris fanatique de la vie riante : « Père, dis-je à un capucin qui se trouvait là, quel désordre au jugement dernier, quand ces crânes, ces bras et ces jambes devront se retrouver, s’adapter les uns aux autres ! — Oui, répondit le moine sérieux, au jugement dernier, quand les morts ressusciteront, il y aura là un grand cliquetis d’os ! » Ce goût des représentations de la mort et de la souffrance se retrouve dans les fresques de San-Bartolomeo et de San-Stéfano-Rotondo, qui expriment des supplices et des tortures avec un réalisme atroce et pourraient former la galerie d’un bourreau. Une religion exposant dans ses temples de pareils spectacles eût semblé à des Grecs un vrai culte de cannibales, eux dont l’art se refusait à exprimer l’horreur de la mort, qui la peignaient sous le paisible et discret symbole d’un génie avec une torche renversée et qui gravaient sur leurs sarcophages des scènes d’amour et de volupté. — En quittant cette chapelle mortuaire, notre guide se rend à un théâtre de marionnettes ; la fureur de la populace de Rome pour les jeux du cirque s’est concentrée de nos jours sur le polichinelle romain lequel « rit et danse à côté des catacombes et des crânes, aussi à l’aise que le grillon dans l’herbe des palais ruinés des Césars et le lézard vert aux reflets d’or qui grimpe le long du tombeau de Cécilia Metella. » — Voici maintenant qu’au sortir du théâtre nous rencontrons en longues files des moines de toute couleur, fantômes du passé : arrêtons-nous devant ce lit de parade où est exposé un cardinal mort. C’est Lambruschini, l’ambitieux Génois : il faillit être pape comme tant d’autres et se vit préférer un de ses anciens protégés, le pauvre comte Mastaï Ferretti. Devant le cadavre dont la figure de cire se détache sur une robe de pourpre, M. Gregovorius récite, en guise de prière, le passage suivant du Don Quichotte : « Il en est de la comédie comme de la représentation de ce monde, où quelques-uns jouent les empereurs, d’autres les papes ; bref, autant de personnages que la scène en peut produire ; mais quand on arrive au dénoûment, C’est-à-dire quand la vie est terminée, la mort leur enlève à tous les costumes qui les distinguent, et dans leurs tombeaux ils se ressemblent tous. »

A Rome, l’image de la mort nous hante ; partout des ruines et des tombeaux ; l’air est rempli de papes morts et de Césars morts. En foulant cette poussière immortelle, on pense au vers du poète :

: Terrain éher et sacré, fait d’alluvions d’âmes[4]. Poète à ses heures, M. Gregorovius décrit en beaux hexamètres, dans son poème d’Euphorion[5], les trois aspects différens sous lesquels la mort antique lui est apparue, à Pompéi, à Rome, à Syracuse, les trois villes d’Italie qui l’évoquent avec le plus de puissance :

« Combien est silencieux, ô mort, et combien beau ton royaume, animé de joyeuses couleurs, au milieu des ruines de Pompéi, où tu semblés jouer avec une poussière d’or et des fragmens de vases brisés !

« Autre tu m’apparais dans les débris de Rome, comme un César debout qui traverse la voie Appienne et passe sous les arcs béans, muet et sombre, triomphateur du monde, dévastateur des peuples.

« Autre, dans le champ de Syracuse, où la nymphe Arethusa verse encore dans la mer ses larmes mélodieuses, en souvenir de son dieu perdu, où la pierre jaunie marque encore l’ornière des temps, où s’étendent partout des traces de tombeaux, d’aussi loin que le faucon peut dominer la plaine de son regard perçant. »

On distingue déjà le tour d’imagination de notre auteur. Il se plaît à ces alternatives d’ombres et de lumière, à ces oppositions d’antiquité et de christianisme, et à ces images de vie et de mort, que les grands peintres allemands, les Holbein, les Albert Dürer se sont plu à reproduire sous les aspects les plus divers, avec une fertilité d’imagination singulière. Il semble que, dans cette sorte de danse des morts, l’auteur se soit exercé la main pour mieux peindre le moyen âge.


II

Les livres de voyage que nous venons de parcourir ne sont pas seulement les jeux d’une fantaisie amusée, les délassemens d’un laborieux esprit attaché à son œuvre sévère : ils sont comme une préparation et une introduction à l’histoire de Rome. Pour connaître exactement la méthode qui a guidé M. Gregorovius dans ses recherches, il faut lire la préface de J. -J. Ampère à son Histoire romaine à Rome, sorte de discours de la méthode en cette matière. L’auteur du Voyage dantesque, des Portraits de Rome à différens âges, est celui de nos écrivains avec lequel l’auteur allemand, par certains côtés, a le plus d’affinités. Les deux historiens se sont rencontrés à Rome, et l’on peut supposer que cette fréquentation n’a pas été infructueuse. Comme Ampère, M. Gregorovius est venu demander une intelligence du passé plus vive et plus nette, un sentiment plus précis et plus vrai à la topographie, aux monumens, au spectacle du présent lui-même : « Les lieux et les monumens peuvent raviver en nous le sentiment historique en l’éclairant, ils sont tout ensemble la poésie et le commentaire de l’histoire[6]. » Ajoutons qu’ils en sont le plus sûr contrôle.

Un des progrès de notre temps a été le renouvellement de l’histoire par la critique des sources et des documens. Elle a cessé d’être un roman, elle aspire à devenir une science, c’est-à-dire une étude susceptible d’un certain genre de démonstrations et de preuves qui conduit à la certitude. Quelles sont les preuves en histoire ? Il y en a de plusieurs sortes, mais celles du premier ordre sont les monumens et les chartes. Les seules traces certaines, authentiques qui nous restent des générations disparues, les seuls témoins que l’on ne puisse récuser, ce sont tout d’abord les monumens, car il n’y a plus de témoins vivans, les textes sont innombrables et contradictoires, ou très rares et très limités ; une colonne, un temple, une statue, une médaille, ne sont pas seulement des allégations, ce sont des faits ; et l’œuvre première de l’historien consiste à décrire, classer, enregistrer ces faits, à dresser des inventaires et catalogues. Lorsque l’historien se borne à ce travail, qu’il s’interdit toute interprétation, tout aperçu d’ensemble, il écarte assurément plus d’un sujet d’erreur, mais il se condamne à rester dans les régions de l’érudition souterraine, à faire œuvre d’ouvrier, se bornant à extraire du sol les pierres et les matériaux qui forment les solides assises de l’histoire et échappent à tout pyrrhonisme.

A un degré plus élevé, l’historien qui se propose d’ordonner et de relier entre eux tous les matériaux épars, doit posséder le sens de l’union intime, de la relation nécessaire entre toutes les manifestations de la vie d’un peuple, religion, mœurs, arts, institutions, les considérer non comme des productions spontanées, non comme des faits isolés, mais comme les produits d’un même germe intérieur, qui a poussé ses rameaux dans toutes les directions. « Les monumens, dit M. Gregorovius, sont des révélations psychologiques de la vie de l’humanité. L’architecte, l’esthéticien les mesure, les analyse, les classe et les distingue suivant les styles ; l’historien de la civilisation les met en relation synthétique avec la vie elle-même, et il aurait signalé ce qu’ils ont de profondément vrai et de réel s’il lui était donné de mesurer, d’après les monumens, l’organisme intellectuel de l’espèce humaine ; étant donnés la civilisation et l’état d’esprit d’un peuple, certaines créations doivent en résulter avec une nécessité de nature, » comme la cellule, la coquille ou la carapace d’un animal nous révèlent sa structure, ses fonctions, ses mœurs. « La tragédie d’Eschyle, ajoute notre auteur, se comprend mieux, quand on a vu un temple de Pœstum ou de Sicile, qui en sont la traduction architecturale… On ne peut, à la vue d’un temple dorien, s’abstenir de considérer dans quels grands et simples rythmes la vie de la nation grecque a dû se mouvoir, s’il est vrai que la manière de sentir propre à chaque peuple s’exprime de la façon la plus générale et la plus visible dans son architecture religieuse, » et l’architecture des Grecs est noble et simple comme leur âme. L’œuvre d’art considérée de la sorte résume en elle et nous révèle la physionomie de siècles entiers. M. Gregorovius décrit en ces termes tout ce que lui suggère l’aspect de la grande tête byzantine en mosaïque de Jésus-Christ Pantocrator, qui décore l’église de Monreale, près de Palerme : « Cette figure gigantesque exprime une puissance surnaturelle et une sombre majesté. En général, les têtes de Christ byzantines ont quelque chose de démoniaque, comme les figures mystiques des dieux d’Egypte… Ce type nous conduit dans un royaume d’idées bien plus éloigné du monde moderne que ne l’était l’antiquité. C’est une abstraction effroyable, une nécessité qui exclut toute imagination, tout accident, tout libre développement de la vie humaine. D’une pareille figure de Christ sort, comme d’une tête de Méduse, un souffle de pétrification. Je ne puis contempler de pareilles images sans lire l’histoire de l’église chrétienne comme en un miroir prophétique ; l’ascétisme fanatique, l’institution monacale, la haine des juifs, la persécution des païens, les combats dogmatiques, la toute-puissance des papes… Pour le développement de l’art chrétien dans le progrès des siècles, rien n’est plus important que la comparaison d’une pareille tête de Christ avec celle du Titien et de Raphaël ; les deux extrêmes limites de la conception du divin s’y trouvent exprimées. » C’est ainsi que les œuvres d’art sont les meilleurs. documens pour marquer les transformations et les aspirations d’une époque. De même, les œuvres contemporaines s’éclairent les unes par les autres. Il y a plus d’une analogie secrète entre la Somme de saint Thomas d’Aquin et une cathédrale gothique : les poèmes de Dante et de Wolfram d’Eschenbach sont plus faciles à saisir, à la vue d’un dôme italien ou d’un munster allemand. — On voit, par ces exemples, que M. Gregorovius considère les œuvres d’art plutôt en pur historien à titre de renseignemens, qu’en artiste, pour leur beauté propre. Ce point de vue trop exclusif est surtout sensible dans son Histoire de la ville de Rome au moyen âge ; la partie qui touche à la renaissance n’y a pas toute l’importance et tous les développemens qu’on voudrait.

Enfin, l’observation exacte des personnages et des monumens, théâtres des générations évanouies, outre qu’elle en est le contrôle et le témoignage le plus clair et le plus certain, devient un stimulant pour l’imagination trop encombrée d’idées abstraites, parfois même une source d’inspiration imprévue. Se trouvant un jour à Saint-Pierre de Rome, notre historien raconte qu’il s’arrêta, saisi d’étonnement à la vue du pape Paul III, Farnèse, appuyé sur son tombeau. Il considère avec attention les autres monumens funéraires que renferme la métropole de la chrétienté. En présence de ces papes assis sur leurs sarcophages, la main solennellement étendue dans un geste de commandement, il lui semble qu’il se trouve au milieu d’un sénat de dieux, tout au moins de vice-dieux, comme on désignait parfois les papes au moyen âge. Excité par ce spectacle, dise décide à suivre tous les tombeaux des papes, d’église en église, de ville en ville, et se rend jusqu’à Avignon pour se représenter, non plus d’après les livres, mais, d’après le relief des monumens, d’après la vérité ou la louange exagérée des inscriptions latines, toute l’histoire de la papauté. Le petit ouvrage intitulé Monumens funéraires des papes[7] est un précis sans sécheresse de toute cette histoire, une manière de vestibule où seraient exposés tous les bustes des saints-pères. Ces figures de vicaires du Christ, de dictateurs spirituels de la chrétienté sont aussi intéressantes à considérer que les bustes des césars romains. Notre historien observe avec une minutie d’antiquaire jusqu’à la coupe de leurs barbes saintes, dont il décrit en ces termes les variations : « Depuis des siècles, aucun pape jusqu’à Jules II n’avait porté de barbe. Il lui convenait bien d’être le premier qui prît cette enseigne de force virile. François Ier, Charles-Quint et leurs courtisans imitèrent, dit-on, son exemple, quoique les successeurs immédiats de Jules II paraissent de nouveau rasés. Clément VIIe fît revivre cet usage, lorsqu’après le pillage de Rome par les mercenaires du connétable de Bourbon, il laissa croître sa barbe en signe de douleur. Depuis, dans les monumens funéraires qui suivent jusqu’au XIXe siècle, on rencontre ces têtes de papes barbus. Ce ne sont pas toujours barbes d’apôtre, qui donnent du moins une dignité patriarcale ; nous considérons avec étonnement ces visages de saints-pères, qui promènent du haut de leurs sarcophages des regards pleins d’une ardeur martiale, avec de grosses barbiches et d’épaisses moustaches, comme un Wallenstein ou un Tilly. Dans le siècle de Henri IV et de la guerre de Trente ans, tous les papes ressemblent à des officiers en campagne et à des généraux de cavalerie. » — C’est comme une revue de tous les crânes de la papauté : nouvel Hamlet, M. Gregorovius les a pesés dans sa main, murmurant, en forme de conclusion, ces trois mots de saint Grégoire le Grand, d’une mélancolie si profonde en leur brièveté ; Fructus mundi ruina.

Après avoir fréquenté les tombeaux des papes, l’historien voyageur parcourt l’Italie méridionale, à la recherche de tous les souvenirs de leurs mortels ennemis, les empereurs allemands de la maison de Souabe, et surtout du glorieux Frédéric II, « le brave, l’accompli, l’infortuné empereur Frédéric II, dit Macaulay, un poète dans un âge d’écoliers, un philosophe dans un âge de moines, un homme d’état dans un âge de croisés, » et de ses malheureux descendans, les derniers Hohenstaufen, Conrad, Manfred et Conradin[8]. Qu’on imagine les sentimens d’un légitimiste breton en pèlerinage à Quiberon ou à Sainte-Anne d’Auray, et l’on pourra se rendre compte de la ferveur avec laquelle M. Gregorovius visite Foggia, Andria, Castel del Monte, Lucera, Manfredonia, Bénévent, Tagliacozzo, évoque des scènes vieilles de sept siècles. Cela pourra sembler d’un pédantisme exagéré, mais leur propre histoire est pour les Allemands une religion.

Cet itinéraire du patriotisme allemand a été écrit après les années 1866 et 1871. Témoin de la guerre des volontaires de Garibaldi contre Rome en 1867, notre auteur raconte ces événemens avec le sens des analogies de l’histoire ; il voit revivre sous les traits modernes d’un chef de bandes en chemise rouge mainte figure du passé, maint condottiere du moyen âge, un fra Monreale, un Sforza d’Attendolo, un Piccinino, un Fortebraccio. Il n’est pas jusqu’aux mêmes scènes qui ne soient reproduites, le jour où Garibaldi entrait à cheval dans l’église de Monte Rotondo, comme autrefois Francesco Sforza dans la cathédrale de Milan, et le roi Ladislas de Naples dans l’église de Saint-Jean de Latran, après être devenu maître de la ville. Quand l’état pontifical s’effondre, après mille ans d’existence, « tombe en poussière comme une momie par l’ébranlement de la puissance allemande, » et avec lui le pouvoir temporel, c’est un dénoûment, chose aussi rare et aussi précieuse pour l’historien que pour le romancier, — le dénoûment de l’histoire du moyen âge, que M. Gregorovius salue dans cet événement, c’est le couronnement des efforts si longtemps stériles des tribuns de Rome et des empereurs d’Allemagne contre l’omnipotence des papes. L’auteur oublie seulement le rôle de la France dans cette entreprise de destruction : il oublie de rappeler que la révolution française y a conquis sa part d’honneur, ou, si l’on veut, d’indignité. Mais en même temps que le pouvoir temporel des papes semble s’abîmer à jamais, la papauté grégorienne s’achève dans la déclaration d’infaillibilité, et l’antique querelle, aussi vieille que le catholicisme, et qui durera autant que lui, la querelle des deux souverainetés, la lutte temporelle et spirituelle du pape et de l’empereur, du prêtre et du roi, se rallume plus ardente, malgré l’affaiblissement matériel de la papauté ; guelfes et gibelins sont toujours aux prises. M. Gregorovius ne se fait pas d’illusions : les empereurs d’Allemagne répéteront peut-être encore plus d’une fois ce mot mélancolique de Frédéric II : « O heureuse Asie ! ô heureux monarques de l’Orient, auxquels les inventions des papes ne préparent aucun chagrin. » Peut-être même les successeurs de Henri IV feront-ils quelques pas sur la route de Canossa émaillée de fondrières ; mais du moins Frédéric Barberousse ne dort plus dans sa montagne du Kyffhaürer, et l’œuvre que l’empereur Henri VI s’était efforcé de constituer, un empire d’Allemagne sous une dynastie héréditaire, est devenue une réalité. Enfin l’inévitable, l’inoubliable Conradin est vengé pour toujours. Les Italiens avaient noyé leur haine dans le sang des vêpres siciliennes, les Allemands ont repu la leur à Sedan : « Je ne pense pas, s’écrie M. Gregorovius, qu’il ait été donné à aucun Allemand avant moi de considérer avec des sentimens aussi élevés le champ de bataille de Conradin. » Ainsi se termine la lutte séculaire du germanisme et du romanisme par le triomphe définitif du germanisme.

Il faut rendre à M. Gregorovius cette justice qu’il ne conçoit la domination du germanisme qu’à l’état « de lien national qui, au cœur de l’Europe, protégera et fortifiera la paix, la liberté et le travail de la civilisation de l’Occident… Ce ne sera pas un gouvernement de césars conquérans d’après l’ancien système… car la nation allemande est patiente et juste… L’Allemagne est une terra sacra, un sanctuaire de la pensée, un temple de la science. » Un temple, mais aussi une caserne, un arsenal ; et n’est-il pas à craindre que « la voix rauque » du caporal prussien n’effarouche les blondes muses de la Germanie et ne les chasse au fond des bois dans des retraites inaccessibles ? Dès lors, l’Allemagne ne risque-t-elle pas de perdre cette régence intellectuelle du monde que M. Gregorovius décernait à la France en 1848 et qu’il prédit maintenant à sa patrie en termes immodestes : « L’Allemagne a sur les autres nations cette force, dont on ne se rend pas encore aujourd’hui assez compte, de s’insinuer dans la nature intime des autres peuples, de se les assimiler sans perdre son propre caractère germanique, de pénétrer et de comprendre le monde dans toutes ses époques, dans toutes ses tendances et dans tous ses efforts. 17universalité de l’esprit allemand est capable d’attiser à soi tous les esprits du monde et de devenir ainsi le grand atelier d’une civilisation vraiment humaine. Elle ressemble en cela aux Hellènes, dont elle a pris le cosmos de l’esprit des mains des Italiens, relevant ainsi ces deux peuples de leur mission de citoyens du monde. Elle est l’Hercule des peuples qui accomplit ses travaux pour le monde entier, afin de le délivrer de toute tyrannie… On le comprend de nouveau aujourd’hui que l’Allemand, héros de l’humanité, après un long épuisement politique, mais non intellectuel, se dresse de nouveau et laisse pressentir au monde quel avenir attend l’Allemagne parce que sa mission n’est pas encore accomplie… Si l’émancipation politique de l’Europe est l’œuvre de la révolution française, son émancipation intellectuelle et morale sera l’œuvre de la réforme et de ses continuateurs… »

Ivre de sa récente fortune, l’Allemagne se croit appelée à l’hégémonie du monde civilisé, comme jadis Rome et la Grèce. C’est le secret de l’avenir ; pour le présent, de si hautes prétentions sont contestables. Ces peuples héros n’ont pas été seulement victorieux, ils ont séduit et charme le monde ancien. Or l’Allemagne contemporaine ne domine que par la force brutale, et naguère M. de Moltke la déclarait haïe. Elle ne sera vraiment investie d’une mission civilisatrice universelle que si, moins redoutée, elle découvre l’art de se faire aimer.


III

A juger d’après les sentimens exaltés que nous venons d’exposer, le lecteur pourrait être en juste défiance sur le degré de chaleur et de sympathie, ou même sur la stricte impartialité avec laquelle M. Gregorovius abordait l’histoire de la Rome catholique et papale du moyen âge, qu’il s’était proposé d’écrire. Mais alors l’Allemagne jouissait de la paix religieuse, le bon accord régnait entre Berlin et le Vatican. On pourrait même affirmer, sous couleur de paradoxe, que les Allemands se sont trouvés dans des conditions particulièrement favorables pour traiter un pareil sujet. Les Italiens, les Romains voient la papauté de trop près, ils sont engagés trop avant, si l’on ose dire, dans les coulisses du sanctuaire. En France, l’ardeur de la querelle qui se poursuit sans trêve entre l’église et la révolution jette nos écrivains contre le double écueil de l’apologie ou du pamphlet[9]. Nous ne possédons même pas une traduction scrupuleusement exacte de l’Histoire des papes des quatre derniers siècles par M. de Ranke, cité, quoique protestant, comme une autorité, du haut des chaires catholiques : mais le texte original, rendu on français, a été altéré par excès de pieux zèle. Nous souhaitons que M. Gregorovius, s’il trouve un traducteur, ne tombe pas entre des mains engagées dans la controverse[10].

On ne saurait attendre de nous la critique d’un ouvrage[11] qui demanderait à lui seul une étude compétente et approfondie. Nous devons nous borner à indiquer par quelques traits quel esprit anime cette œuvre considérable, qui ne comprend pas moins de dix siècles, du Ve jusqu’à la fin du XVe, depuis l’invasion des barbares jusqu’à la renaissance. Elle présente l’intérêt, l’animation, la variété, d’un drame de Shakspeare, sur la scène la plus haute, en présence de tous les peuples d’Europe, d’autant plus agités par les émotions de l’action sanglante que leur propre destinée s’y joue.

Fidèle à sa méthode, M. Gregorovius s’attache surtout à peindre avec un soin extrême le décor de la ville éternelle dans ses transformations successives. C’est à la longue étude, à la patiente observation des monumens, qu’il demande l’inspiration et l’intuition nécessaires à sa longue entreprise. Il se félicite d’avoir pu contempler « la ville décomposée par le temps, encore couverte de la rouille des siècles. Le charme mélancolique de la barbarie du moyen âge y régnait. Papes et cardinaux se mouvaient sur cette scène comme des personnages traditionnels, tandis que les mines séculaires, qui toutes encore n’étaient pas fouillées, pédantesquement nettoyées et archéologiquement civilisées, rappelaient toujours dans leur abandon pittoresque les mirabilia urbis Romœ. J’ai donc reçu ainsi autrefois le dernier souffle de l’historicité de la Rome du moyen âge et sans elle je n’aurais jamais eu l’idée d’écrire cette histoire. »

La seule topographie de cette Rome, « dont le nom a roulé pendant des siècles comme un tonnerre, » la seule description des monumens nous dirait d’âge en âge toutes les destinées du peuple, toutes les transformations de la pensée humaine, écrite en blocs de pierre. Nous assistons à la ruine lente de l’énorme cité des césars, rongée par le ver secret d’un despotisme sans âme, à la lente construction de Ja ville chrétienne qui fait surgir des catacombes tout son arsenal souterrain, à la réédification d’une Rome païenne dans le bel âge de la renaissance. Toutes les misères, toutes les gloires, tous les tumultes, ont laissé leur trace dans l’aspect de la ville par des édifices ou des destructions. L’état de la ville durant le séjour des papes à Avignon, les maisons branlantes et ruinées, les rues dépavées, le Capitole et le forum, où paissaient les chèvres et les vaches, les places transformées en marais, suffisent à dépeindre dans son silence et sa morne désolation l’histoire de ce temps.

Sur cette scène, centre de la pensée et de la foi de l’univers catholique, s’agitent papes et empereurs, tribuns et condottieri, Orsinis et Colonnas, guelfes et gibelins ; les barbares, les pèlerins des jubilés, les moines, les flagellans la parcourent et se succèdent comme des flots toujours renouvelés. Le fanatisme religieux, l’amour et l’honneur chevaleresques, la liberté démocratique, ces puissans leviers des foules populaires, ces causes des croisades, de l’inquisition, de la guerre civile, s’y trouvent exprimées par de grandes figures romantiques ; c’est Arnaud de Brescia, le fougueux ennemi du pouvoir temporel, prophète et martyr de ce que nous appelons nos idées modernes, dont la cendre fut jetée dans le Tibre pour que les Romains ne pussent l’honorer ; c’est Cola di Rienzo, tribun grisé d’antiquité, comme don Quichotte par les romans de chevalerie ; c’est saint Dominique, et Dante, et Pétrarque, et saint François, « qui mit la pauvreté sur un trône d’or. » — Les héroïnes non plus ne manquent pas, saintes et courtisanes, nonnes et amazones ; Theodora, Marozia, Berthe, Irmengarde, qui, à la tête des factions, aidèrent à décider le sort de l’Italie et de Rome ; à côté d’une comtesse Mathilde, sorte de Deborah guerrière, une Catherine de Sienne, pauvre fille du peuple, animée de l’amour le plus pur et le plus prophétique, qui avait échangé son cœur contre celui du Christ et mourut à trente-trois ans minée par le profond chagrin que lui causaient les divisions de l’église : « Ceux que l’humanité admire le plus, dit M. Gregorovius, à propos de cette figure attendrissante de sainte Catherine, ce sont surtout ces êtres qui ont surmonté leur propre moi, et nous considérons cet oubli de soi-même comme une action incompréhensible et comme la solution du plus haut problème dans la nature. » — Ce jugement ne rappelle en rien les remarques railleuses de Voltaire sur la vie de sainte Catherine racontée par son confesseur. Il n’est permis de parler d’une Jeanne d’Arc ou d’une Catherine qu’avec un sentiment de poétique respect[12]. Si l’on voulait citer des morceaux, on choisirait chez notre historien deux scènes immortelles de la papauté : Léon Ier devant lequel l’effroyable Attila se retire, Henri IV dans sa chemise de pèlerin, prosterné aux pieds de Grégoire VII. La dictature morale que donnait aux papes la foi des peuples s’y révèle dans tout son éclat. L’action des moyens spirituels, l’ascendant de la force morale, voilà ce qui élève parfois le moyen âge au-dessus de notre temps. On peut aimer ou haïr l’autorité du prêtre, mais « la victoire de ce moine sans armes a droit à l’admiration du monde plus que toutes les victoires d’un Alexandre, d’un César ou d’un Napoléon. »

Dans la diversité et le malheur des temps, au milieu des invasions, des assauts, des pillages, des guerres civiles, des pestes affreuses, à travers cette mêlée d’où s’élève une immense clameur confuse faite de cris de haine et de chants sacrés, l’église poursuit son œuvre, la plus grande qui ait été jamais tentée, celle d’une société de peuples réunie par un lien moral. Noble éducatrice de l’Europe au moyen de ses établissemens religieux, gardienne dans ses cloîtres des reliques de l’antiquité grecque et latine, elle élève les peuples par la foi, l’espérance et le remords à une existence supérieure : « Des bienfaits sont sortis de Rome, des maux aussi, inquisition, bûchers, superstitions, asservissement des consciences ; mais devant une conception historique supérieure, puissent même les sombres tourmens des siècles s’adoucir et les péchés de la vieille despote des peuples être compensés par la puissance de l’idée religieuse et la grande pensée de l’harmonie du monde que représentait Rome et par laquelle elle a affranchi l’Europe du chaos de la barbarie et de l’anarchie brutale ! » Citons encore ce tableau de la papauté idéale telle que la conçoit notre auteur ; rien ne peut mieux rendre la pensée dominante qui l’a guidé à travers cette histoire et le jugement d’ensemble auquel il aboutit :

« Qui pourrait nier que l’idée d’une sainte ville cosmopolite de la paix éternelle au milieu des combats de l’humanité, d’un asile général et toujours paisible de l’amour, de la civilisation, du droit et de l’apaisement, ne soit une idée grande et admirable ? Si le divin pouvait être figuré en toute pureté dans l’ordre des choses humaines, le pape en eût été l’image par l’idée même qu’il représente ; si l’institution de la papauté, fondée sur l’amour et la liberté, sans esprit de domination et d’ambition terrestres, sans rigidité dogmatique, se développant à mesure que le cercle de la vie s’élargit, élastique comme elle, avait marché du même pas que le mouvement de la société et de la science, il n’y aurait pas eu de forme cosmique plus élevée, dans laquelle l’humanité eût eu la conscience permanente de son unité et de son harmonie. Mais, après l’écoulement de sa première et magnifique époque, la papauté, dans, le grand drame de l’histoire, est devenue le principe essentiellement rétrograde. La plus grande idée qui soit dans l’instinct du monde n’a pas été réalisée ; pourtant il suffit qu’elle ait vécu un jour dans la papauté pour en faire la plus vénérable des institutions que l’histoire ait jamais vues, et parce que la ville de Rome était le théâtre classique de cette idée, elle s’est assuré par là, à jamais, l’amour patriotique de l’humanité. »

Si nous résumions pour nous-mêmes et dans des notes rapides l’impression de cette lecture avec la pleine licence de plume que, simple lecteur, on se permet même à l’égard des ouvrages considérables, sans viser le moins du monde à un jugement en dernier ressort, sans vouloir abuser de ce qu’il n’a pas été traduit, n’ignorant pas d’ailleurs que l’esprit d’une grande œuvre ne se reproduit pas en quelques lignes, nous dirions de M. Gregorovius : Il est écrivain ; dans cette histoire si touffue, où tant de points restent encore à étudier et tant de découvertes à faire, il a eu le mérite de tracer les grandes lignes, d’ouvrir les avenues. Nous considérons trop volontiers les Allemands comme novices dans l’art de composer un livre : un jugement aussi sommaire ne saurait s’appliquer à notre historien. Sans perdre de vue la philosophie de l’histoire, la marche des idées, le fil conducteur qui relie les événement, il n’abuse pas des considérations générales. Ses récits ont parfois la vivacité et le relief des anciennes chroniques. La partie de son œuvre traitée avec maîtrise est celle qui concerne les rapports des papes et des empereurs ; on sent qu’il y a donné tout son cœur d’Allemand. Il met en lumière ce double aspect des siècles qu’il raconte, à la fois barbares par l’ignorance, la superstition, et romantiques par l’aspiration mystique au surnaturel, l’effort douloureux et la lutte violente pour réaliser l’idéal chrétien. Mais peut-être ne s’est-il pas enfoncé assez profondément dans le catholicisme du moyen âge, dans cet état d’âme et d’imagination si singulier, si éloigné même de nos mœurs religieuses, partant si difficile à saisir dans ses origines et dont les événemens extérieurs ne sont que les manifestations variées. Comme conséquence, il voit trop uniquement les personnages par le dehors, il les dessine plutôt qu’il ne les peint. M. Gregorovius semble répondre d’avance à cette critique lorsqu’il marque une juste défiance pour les prétendus portraits historiques :

« Les hommes du passé sont des problèmes pour ceux qui les jugent. Quand nous n’échappons point aux plus grandes méprises, dès que nous voulons comprendre les figures cou nu es des contemporains, à quelle erreur ne sommes-nous pas exposés aussitôt que nous nous représentans l’intime essence des hommes qui se dressent devant nous comme des ombres, car toutes les circonstances de leur vie personnelle, toute la trame des conditions de nature, de temps et de milieu qui les a formés et les secrets les plus profonds de leur être, nous ne les avons sous la main qu’a l’état de fragmens, de suite interrompue de faits dont il nous faut former un caractère. »

Sans doute bien des traits modernes se glissent sous la plume quand nous essayons de faire revivre les hommes d’autrefois. Cependant une psychologie supérieure, qui tient aussi de la divination, permet de découvrir les secrets mobiles des caractères. Il semble que M. de Ranke ait pénétré plus avant au cœur de la papauté, à des époques, il est vrai, beaucoup plus rapprochées de nous. Pour suivre en ses profondeurs et ses replis le catholicisme du moyen âge, il faut l’âme vibrante et voyante d’un Michelet ou l’insinuante et universelle sagacité avec laquelle un Sainte-Beuve a pu réveiller en plein XIXe siècle les vieux messieurs de Port-Royal. Nous exprimons là trop brièvement et d’une façon assurément trop tranchante et trop absolue ce qui exigerait plus de nuances, de tempéramens, un cortège de preuves, mais aussi un plus long discours.


IV

Aux deux points extrêmes du moyen âge, au Ve siècle qui en est le prologue, et au XVe, qui en a marqué le dénoûment, M. Gregorovius a choisi et dressé sur un piédestal savamment orné deux figures de femme, deux princesses, l’une byzantine, l’autre italienne, qui sont comme la vivante image de leur époque. Les destinées de la païenne Athénaïs, convertie au christianisme, devenue la femme de Théodose II, impératrice de Byzance, puis exilée du trône et terminant ses jours dans la morne solitude d’un monastère de Palestine, ces destinées traversées par d’étranges hasards et par les plus éblouissans caprices de la fortune, reflètent avec éclat le pêle-mêle agité des mœurs, la mobile confusion des esprits, la lutte du monde antique expirant et de l’esprit nouveau, le triomphe de la croix, la défaite et la déchéance des dieux de la Grèce.

Ces dieux vaincus devaient mille ans plus tard, au temps de la renaissance païenne du XVe siècle, secouer la poussière des ruines et ressusciter triomphans au cœur même de Rome, à la cour du pape. Cédant à son goût pour les époques de transition, M. Gregorovius en a peint les oppositions fortes et tranchées sous la figure de Lucrèce Borgia. L’intérêt que l’auteur apporte à l’étude des sociétés en travail de renouvellement pourrait être considéré comme un signe du temps, comme la préoccupation naturelle d’un enfant du siècle, de ce XIXe siècle secoué, lui aussi, par le rude enfantement d’un paganisme nouveau, encore indéterminé, où les jeunes divinités d’Homère cèdent la place à d’autres dieux plus durs et plus abstraits, le progrès, la science, l’art, l’honneur, la justice sociale. Entre la foi nouvelle et la foi ancienne il y a pourtant cette différence sensible que le paganisme et le christianisme étaient des mondes fermés, pleins d’unité et d’harmonie, tandis que la pensée moderne, en prenant son essor devant les horizons qui s’ouvrent à perte de vue, n’a pas encore trouvé son centre ; elle ne sait où se poser, où se fixer.

Toute l’histoire du monde s’explique par deux conceptions fondamentales de la vie humaine qui ont tour à tour dominé durant douze et quatorze siècles, je veux dire le naturalisme et le mysticisme. Le point de vue mystique, celui des sociétés malheureuses de l’Inde bouddhiste et de l’Europe au moyen âge, dont le héros fut le moine, l’ascète, consiste à considérer l’existence terrestre comme une préparation à une transition mystérieuse au moment de la mort ; et de cette conception découlent le morne assombrissement de l’âme exilée, l’anéantissement du désir charnel, le détachement des liens de famille et de patrie, l’abandon de la volonté propre, et le parfait renoncement. En compensation, l’ascète arrive à l’extase ; il glisse sans secousse hors de la vie réelle, loin du monde tangible, dans la région des rêves ; il erre au bord du grand secret, à des hauteurs vertigineuses, au-dessus de l’espace et du temps, devant l’océan d’éternité sans rivages et de lumière ineffable que son regard ébloui aperçoit.

L’autre conception du monde, le naturalisme, est celle d’Homère et de l’antiquité, de la renaissance et du XVIIIe siècle, celle des adeptes de la nature réaliste tournés vers les joies de la vie et qui s’y épanouissent avec fierté, qui estiment avec Achille qu’il vaut mieux être bouvier parmi les hommes que roi parmi les ombres, que chien vivant vaut mieux qu’empereur enterré, qu’on doit élever l’homme non en vue de la mort, mais de la vie présente, disposer le navire pour la courte traversée, détourner sa pensée de l’irrémédiable et prochain naufrage dans ce gouffre nocturne d’où la nature indifférente nous a tirés pour nous y plonger de nouveau. Le bienfait du naturalisme, c’est qu’il nous excite à développer le corps, à fortifier la volonté, à exercer l’âme aux vertus pratiques, à l’amour, à l’amitié, au patriotisme, au culte de l’art et de la science. Son danger et son écueil, c’est que, bornant tout à l’heure qui fuit, il pousse à la jouissance immédiate, au sensualisme, à l’épicurisme égoïste et à la décadence[13].

Cette opposition, qui se retrouve au cœur même de l’homme, est exprimée, en vers que chacun sait, au début de Rolla :


: Regrettez-vous le temps où le ciel, sur la terre,
: Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
:………..
: Et quand tout fut changé, le ciel, la terre et l’homme,
: Quand le berceau du monde en devint le cercueil…


C’est le contraste d’Athènes et de Jérusalem, de la Grèce et de Rome chrétienne, la lutte des Grecs et des Nazaréens, du spiritualisme judéo-chrétien et de l’hellénisme, « duel qui n’est point encore terminé, dit Henri Heine, et qui ne le sera peut-être jamais. » D’autres poètes s’en sont inspirés ; par exemple, M. Leconte de Lisle, dans le Dialogue d’Hypatie et de Cyrille. Telle est aussi l’antithèse que M. Gregorovius a cherchée dans Athénaïs. « C’était le temps où le paganisme antique, dans la ville de Platon, livre à la foi chrétienne le dernier combat désespéré, où les anciens dieux de l’Olympe sont engloutis dans une effrayante conflagration, où les rois barbares, Alaric, Genséric et Attila, comme des cavaliers apocalyptiques, promènent leurs bandes dévastatrices à travers les pays de la vieille civilisation, où les grands théologiens chrétiens, leurs alliés dans la destruction du beau monde antique, Jérôme, Augustin, Jean Chrysostome, les deux Grégoire grecs, Cyrille et le pape Léon Ier fixent l’édifice dogmatique de l’église, et où enfin cette bizarre création grecque asiatique, le byzantinisme, commence à montrer sa première physionomie déterminée. »

Fidèle à sa méthode, M. Gregorovius a cinglé vers Athènes pour y chercher l’inspiration de son livre. Gibbon a raconté comment, assis un jour à rêver au milieu des ruines du Capitole, pendant que les moines déchaussés étaient à chanter vêpres dans le temple de Jupiter, l’idée d’écrire la décadence et la chute de la ville éternelle se présenta pour la première fois à son esprit. C’est sans doute en souvenir de ce passage que l’auteur allemand écrit dans sa préface : « Lorsque, sur l’Acropole, assis devant le temple de la Victoire aptère ou devant le Parthénon, on s’abîme dans la méditation de l’histoire de la Grèce, alors apparaissent à l’imagination exaltée, plus claires et plus personnelles, les figures du passé, et l’on est bientôt, comme Ulysse dans le royaume des ombres, entouré d’un chœur d’esprits helléniques auxquels on aimerait à adresser plus d’une question. » L’image d’Athénaïs une fois évoquée, M. Gregorovius s’est enquis des ouvrages qui se rapportaient à ce sujet ; or il se trouvait, nous dit-il, en présence d’une matière neuve ; « les Allemands, chercheurs infatigables, auxquels pas un coin caché de la vie du monde n’a échappé, n’ayant pas encore approfondi cette matière. » Notre auteur oublie seulement que M. Amédée Thierry, dans ses Récits de l’histoire romaine au Ve siècle, publiés ici même, a consacré tout un article à Athénaïs[14]. On serait tenté de signaler dans cette omission une de ces mises au secret (sekretiren) des écrivains français, dont nos voisins sont coutumiers. Mais ce qui prouve la bonne foi de M. Gregorovius et nous empêche de lui chercher querelle, c’est qu’il se propose de réparer dans une prochaine édition de son livre cette négligence non préméditée.

Nous n’insisterions pas sur ce dernier ouvrage, et nous nous bornerions à renvoyer le lecteur curieux d’histoire byzantine à M. Amédée Thierry si M. Gregorovius n’avait traité le sujet d’une façon toute personnelle. Le vrai titre de son livre serait plutôt Athènes, Constantinople et Jérusalem au Ve siècle. Athénaïs passe comme une ombre flottante devant ces trois décors ; c’est surtout dans les villes et leurs monumens que l’auteur cherche l’âme d’une civilisation et d’une époque. Nous résumons, d’après lui, ce récit comme pièce justificative de nos précédentes critiques en le transposant dans le cadre et les proportions qui nous sont donnés sans trop altérer le style et la couleur du modèle :

Au IVe et Ve siècles de notre ère, Athènes n’était plus qu’une ville de province sans importance politique. On ne voyait au Pirée ni navires de guerre ni bateaux marchands ; la ville plus riche de Corinthe, siège du gouvernement byzantin, attirait tout le commerce. Pas de richesses à acquérir sur le sol d’Attique, maigre et pierreux. Mais on y pouvait vivre loin des préoccupations vulgaires et des intérêts bas, dans l’oubli de soi-même et du monde.

Athènes déchue avait conservé son importance littéraire. La foi aux anciens dieux d’Homère y subsistait au milieu des glorieux souvenirs de l’histoire, des splendides monumens du passé. Seule survivante des écoles de l’antique sagesse, la célèbre Académie de Platon entretenait un foyer d’enthousiasme pour les lettres grecques et attirait la jeunesse avide de s’instruire. La vie des étudians rappelle assez celle des universités de Padoue et de Bologne au moyen âge, de Gœttingue et de Halle au XVIIIe siècle. La qualité d’ancien élève de l’école d’Athènes donnait dans le monde honneur et considération. Nous lisons dans une lettre du spirituel néoplatonicien Synesius de Cyrène que les étudians, parce qu’ils avaient fréquenté l’Académie et le Lycée, « se promenaient parmi les mortels comme des demi-dieux parmi des bêtes de somme. » Temples, tombeaux, platanes, bois d’oliviers sur les bords du Céphise, Acropole, Propylées, Parthénon, Érechtéum, ce paysage, ces monumens debout, presque intacts bien qu’abandonnés et sans culte public, évoquaient les morts illustres. On se montrait encore les modestes demeures qu’avaient habitées les poètes, les orateurs, les philosophes immortels. Assis sur les fauteuils de marbre du théâtre de Dionysos, le regard errant sur la mer lumineuse d’Égine et de Salamine, on pouvait réciter les vers qui exaltèrent les citoyens d’Athènes sur cette scène du monde. La fréquentation idéale des génies de l’antiquité faisait de l’étude à Athènes un culte de héros, une initiation aux mystères de la sagesse antique. Grégoire de Nazianze, après avoir fréquenté Athènes, considérait ce séjour comme dangereux pour le salut des jeunes chrétiens, tant la ville païenne exerçait sur les âmes un charme insinuant. Boèce, dernier sage de Rome, qui, dans sa prison, quoique chrétien, demandait ses consolations dernières à la philosophie antique, avait passé plusieurs années en Grèce. C’est aussi à cette école d’Athènes que Julien avait puisé ses germes de haine pour la religion du Christ. Au chapitre VII de son Saint Paul, M. Renan nous a tracé un tableau d’Athènes à côté duquel celui de M. Gregorovius paraîtra pâle. L’historien français s’attache aussi à faire ressortir en traits saillans l’antipathie du génie grec et du génie chrétien dans des pages qu’on n’oublie pas les ayant une fois lues.

Mais la vieille cité de Périclès, rivale des écoles d’Alexandrie, d’Antioche et de Constantinople, était en dehors des grands courans historiques et des questions vitales qui agitaient le monde. C’était surtout un musée, un sanctuaire de l’art. L’Académie, en décadence, vide d’idées, où l’on n’enseignait que ce qui était connu depuis des siècles, où les rhéteurs ne disaient rien qui n’eût été dit mille fois avant eux, ne vivait plus que de l’ombre de sa réputation passée. Nulle étincelle de vie nouvelle n’en pouvait jaillir.

Bien que nous connaissions, par l’ouvrage d’Eunapius, les sophistes célèbres du IVe siècle, nous ne possédons aucun détail sur Leontius, le sophiste dont la remarquable fille Athénaïs devait porter le diadème d’impératrice byzantine. Elle naquit après l’invasion des Goths, vers l’an 400. Leontius consacra son enfant à la déesse de la sagesse, comme en témoigne le nom qu’il lui donna, au temps même où le paganisme hellénique allait tomber d’une chute irrémédiable. Athénaïs grandit dans la maison de son père, remplie d’objets d’art et d’antiquités. Le professeur était savant et riche ; Athénaïs reçut l’éducation la plus soignée. Le programme d’études d’une jeune Grecque du meilleur monde ou d’une dame de la cour de Byzance comprenait la grammaire, la rhétorique, la musique, la poésie et l’art de faire des broderies d’or. — Peut-être M. Gregorovius va-t-il un peu loin en disant que, même en ces derniers temps de l’hellénisme, une pareille éducation ferait honte à l’éducation de nos femmes, qui, pour la plupart, ne savent pas le grec. Mais le champ des lettres modernes est plus vaste et plus varié. On est moins coupable d’ignorer Eschyle quand on possède Cervantes et Shakspeare, Molière, Dante et Goethe. — Le grec classique, au temps d’Athénaïs, était d’ailleurs une langue vivante, et il serait injuste de nous représenter la fille de Leontius sous les traits d’une Bélise ou d’une Philaminte en herbe. Elle n’oublia jamais Homère ; elle récitait avec le même art achevé les chœurs tragiques et les beaux passages de Démosthène et de Lysias, écrivait des épîtres en prose et en vers, discutait sur des passages de vieux auteurs, parlait, improvisait. Athènes était alors remplie de l’étonnante érudition et de la gloire d’Hypatie, cette dernière muse de la Grèce, victime du fanatisme des chrétiens, qui traînèrent son beau corps nu et sanglant dans l’église et sur les places d’Alexandrie. À peine le paganisme avait-il cessé de persécuter que le christianisme persécutait à son tour. Hypatie ouvre la longue liste des martyrs de la liberté.

L’église, au Ve siècle, avait perdu cette figure jeune et sympathique des premières communautés chrétiennes, luttant pour leur existence, sorte de sociétés secrètes, de corporations mystérieuses, vouées à l’amour et à la liberté morale. Novelli temerarii, rudes, pauperes, desperati, tels étaient les noms que les Romains donnaient aux premiers chrétiens, synonymes de révolutionnaires grossiers et exaltés : mais de pauvre qu’elle était, l’église était devenue riche ; de révolutionnaire, conservatrice, d’opprimée, oppressive, elle ne se recrutait plus seulement parmi les humbles, mais parmi les patriciens et les empereurs. Déjà la pureté du dogme s’était altérée. Sur les simples et sublimes préceptes de l’évangile s’étaient greffées les explications, inventions et élucubrations des théologies, des sectes et des hérésies : tout l’appareil du miracle et de la superstition. À cette condition seulement, le christianisme pouvait se répandre sur le monde et absorber les anciens cultes.

Athénaïs avait-elle quelque connaissance des doctrines de l’église ? Les sophistes païens, s’ils les lui firent connaître, les lui présentèrent sans doute altérées afin de mieux mettre en évidence la supériorité de la foi des grands ancêtres. Si l’on ferme les yeux sur la hauteur morale du christianisme, nous dit M. Gregorovius, si l’on s’arrête à l’écorce, il est aisé d’en inspirer l’éloignement. Ces symboles chrétiens, empruntés à la souffrance et à la mort, ces légions de saints dont les cadavres décomposés pourrissent sous les autels, tandis que le chrétien, qui les vénère à l’égal de talismans, vient les entretenir de ses plaintes et de ses espérances, devaient blesser comme une sorte de mythologie d’hôpital le sens esthétique de ces Grecs, hommes naturels, heureux de vivre sous leur ciel clair, et habitués à contempler les rayonnantes figures de l’Olympe. Assurément, ces dieux avaient leurs ridicules : Lucien, le Voltaire grec, les a raillés ; mais la religion antique a créé des types éternels de beauté divine et d’héroïque humanité. Sans elle il y aurait dans notre civilisation un vide que le christianisme aurait été impuissant à remplir ; « l’éternelle vérité du paganisme, c’est l’art. » — En écrivant ces lignes, notre auteur passe sous silence les vices qui ont déshonoré le paganisme et rendu le christianisme nécessaire et bienfaisant, le matérialisme du culte païen, qui n’était parfois que la sanctification de la débauche sous l’œil favorable des dieux viveurs. Que l’on imagine le catholicisme ne subsistant plus, lui aussi, qu’à l’état de souvenir historique, mais se rappelant aux hommes par l’évangile, l’Imitation, les Fioretti, le poème de Dante, les dômes, les cathédrales et les vierges de Raphaël, n’offre-t-il pas des images qui peuvent rivaliser avec celles de l’antiquité et un idéal plus rapproché du cœur ?

Élevée dans la foi païenne, cette religion d’esprits heureux, instruits et distingués, Athénaïs ne courait dans sa ville natale aucun danger. Les édits n’avaient pu encore triompher de la tolérance des mœurs. Les temples fermés n’étaient pas détruits. Tout s’était borné à l’interdiction du culte. Athénaïs ne vit jamais les Panathénées, si ce n’est sculptées sur le Parthénon ; elle ne fit jamais sa prière dans le temple des Muses. Le culte des dieux de l’Olympe s’était réfugié au foyer domestique.

Leontius n’avait rien négligé pour sa fille, sauf de lui chercher un époux digne d’elle, en quoi il se montrait père égoïste. La légende, afin de mieux mettre en lumière ce que le bonheur de la jeune Grecque eut d’inespéré, rapporte qu’elle fut déshéritée au profit de ses deux frères, que son père lui laissa seulement cent pièces d’or, la trouvant assez dotée de grâces naturelles. En vain supplia-t-elle ses frères, Valerius et Gesius, de lui laisser sa part de patrimoine. Elle essuya un dur refus et se rendit à Constantinople près de sa tante, qui était chrétienne.

Théodose II régnait alors à Byzance sous la tutelle de sa sœur Pulchérie, presque aussi jeune que lui. Trois figures de femmes reflètent l’esprit de cette époque : à côté d’Athénaïs païenne, et bientôt chrétienne, d’Hypatie, « sainte et marbre du paganisme mourant, dont elle éclaire de sa belle figure le dernier crépuscule, » apparaît Pulchérie, la pure orthodoxe, qui, dans l’église de son temps, fut une puissance personnelle. Elle avait transformé la cour la plus corrompue en un cloître, où, avec les petites princesses ses sœurs, elle chantait des hymnes, travaillait, priait, brodait nuit et jour. Toutes les trois firent vœu de virginité, et ce vœu solennel, Pulchérie, non sans une pieuse ostentation, l’inscrivit en lettres d’or et de pierreries sur l’autel de Sainte-Sophie, où chacun le pouvait lire. Versée dans les lettres grecques, latines et sacrées, elle entreprit l’éducation de son frère Théodose, choisit ses compagnons et ses maîtres et lui donna jusqu’à des leçons de démarche et de maintien. L’éducation d’un prince byzantin peut rappeler celle d’un ancien Bourbon d’Espagne. Théodose II ne fut toute sa vie qu’un auguste hochet entre des mains de femmes, de prêtres et d’eunuques. On exhibait de temps à autre l’enfant impérial à ce peuple léger de Constantinople, avide de spectacles. « Précédé d’une troupe de trabans, de cavaliers magnifiques montés sur des chevaux splendidement caparaçonnés, de gardes à la lance d’or et au bouclier d’or, l’empereur paraissait, vêtu de pourpre, couvert de bijoux, de bracelets étincelans au bras, de joyaux aux oreilles, un diadème de perles sur la tête, assis sur un char d’or traîné par des mules blanches. »

Comme il commençait à désirer le mariage, Pulchérie dut se mettre en quête d’une femme. La pieuse vierge n’ignorait pas qu’elle allait se donner une rivale ; mais la durée de la dynastie exigeait ce sacrifice et l’imposait à son abnégation. Aidée de Paulinus, jeune noble, compagnon de Théodose, elle passa d’abord en revue tout Constantinople, toute la noblesse de l’empire. Des émissaires, dépêchés dans les provinces, cherchèrent vainement la femme digne d’occuper le trône.

Sur ces entrefaites, Athénaïs est introduite dans le palais ; elle vient présenter une supplique touchant l’héritage paternel. Admise en présence de Pulchérie, elle se jette à ses pieds. Le charme de la tristesse, unie à la beauté et à l’éloquence, fut si puissant que Pulchérie retint Athénaïs auprès d’elle et enflamma l’imagination de son frère par le récit de cette entrevue. Théodose et Paulinus, cachés derrière un rideau, virent l’Athénienne et furent transportés. Le jeune empereur en devint aussitôt épris. On baptise donc Athénaïs, on change son nom païen en celui d’Eudocie. Pulchérie lui sert de marraine. La fille déshéritée du sophiste Leontius est fiancée à Théodose II. L’idée de mésalliance, du moins en ce qui concerne les femmes, semble ignorée de l’antiquité. Ce préjugé moderne était si indifférent aux empereurs, souvent sortis eux-mêmes des situations les plus basses, qu’on vit le grand Justinien épouser une courtisane, cette Theodora, applaudie de tout Constantinople pour son art de représenter au théâtre des scènes de lubricité. Athénaïs était sans tache : cette union fut blâmée seulement par les familles patriciennes qui avaient des filles à marier. Mais Pulchérie trouvait son propre avantage à donner pour femme à son frère une orpheline sans protecteurs. Les noces impériales furent célébrées le 7 juin 421, au milieu des réjouissances publiques, des représentations théâtrales et des courses de char.

La conversion d’Athénaïs pouvait être sincère. Mais quel changement dans sa destinée ! Transportée comme par enchantement de sa petite ville de province à moitié déserte dans le plus beau palais du monde, il lui était permis de penser que Constantinople valait bien une messe. En ce palais de Byzance, Constantin s’était efforcé de surpasser le Palatin de Rome. Au bord du détroit qui sépare l’Europe des rivages d’Asie se dressait la demeure impériale, des escaliers de marbre descendaient jusqu’à la mer ; des navires curieusement ouvragés étaient à l’ancre. Comme le Palatin, la résidence formait un labyrinthe de monumens et de jardins, où le luxe de l’Orient se mêlait aux arts de la Grèce : au centre, la salle du trône ; plus loin « la chambre de porphyre qui recevait les impératrices quand approchait l’heure inquiète où un héritier né dans la pourpre était donné à la misère du monde. » La garde prétorienne campait sous des portiques à toiture dorée. Des portes et des parcs conduisaient jusqu’à l’hippodrome. Puis c’étaient les bains de Zeuxippe, la maison des lampes ou le bazar illuminé de la Corne d’or, le port encombré de vaisseaux chargés des trésors de l’Inde, de la Perse et de l’Arabie, puis encore les immenses forums, des basiliques, des thermes, des colonnades, des obélisques, des arcs de triomphe. M. Gregorovius fait l’inventaire brillant de tant de richesses accumulées.

De même que l’ancienne ville du Tibre, Byzance avait ses sept collines, son capitole. Il ne lui manquait que la grandeur historique. Cette froide imitation était rachetée par sa situation incomparable sur le Bosphore, qui en faisait la capitale du monde gréco-romain. Peuplée de Romains, de Grecs, de Syriens, d’Egyptiens, d’Arméniens, de Juifs, de Huns et de Germains, c’était une ville artificielle, sans nationalité et partant sans âme, une poussière d’individus, un chaos de populations disparates dont le nombre surpassait déjà la population de la Rome d’autrefois. « Paganisme et christianisme, monde à l’agonie et monde ardent et jeune, richesse asiatique et populace pauvre et avide, foi chrétienne et foi chaldéenne, moines semblables à des fakirs et philosophes mendians, raffinemens d’Hellènes et rudesse de Scythes, on trouvait dans ce creuset comme un résidu des religions de l’Orient, les vices et les vertus de l’antique et moderne humanité, le sérieux sombre ou l’hypocrisie de l’ascétisme chrétien et l’épicurisme le plus frivole. » Une seule passion unissait cette foule bariolée, les jeux du cirque, où les partis de cochers étaient un pouvoir dans l’état. Il faut lire les homélies de Jean Chrysostome pour se rendre compte des vices, des vanités, du fanatisme, de la superstition de ce peuple incohérent.

Un des caractères bizarres de la ville, c’était le mélange de paganisme et de christianisme que l’on trouvait dans les monumens, sous Constantin. La statue de l’empereur, faite avec une statue d’Apollon, dont on avait changé la tête, était surmontée d’un nimbe formé de sept clous, qu’on disait clous de la vraie croix, et des morceaux de cette croix étaient enfermés comme talismans dans le buste d’airain d’Apollon. Une déesse de la Fortune portait le symbole de la croix. La religion nouvelle s’appropriait ainsi ce qu’elle ne détruisait pas, elle convertissait de force jusqu’au peuple d’airain et de marbre. On vit le même spectacle à Rome, sous Sixte V, lorsque l’église, triomphant de la renaissance païenne, imposait partout ses emblèmes.

Constantinople formait alors le plus grand musée d’art que le monde ait jamais vu. Les statues, moins nombreuses qu’à Rome, étaient des œuvres d’artistes immortels qui servaient de trophée au despotisme des césars et à la nouvelle religion conquérante. Lorsque la jeune impératrice prenait place à l’hippodrome, où, plus tard, sa propre statue devait être placée à côté de celle de l’empereur, elle apercevait mille souvenirs de son pays natal, ses anciens dieux, le trépied de l’Apollon Pythien de Delphes, célèbre offrande des Grecs après Platées. Elle pouvait voir réunis aux thermes splendides de Zeuxippe la collection des grands hommes de la Grèce, un Homère pensif, incomparable chef-d’œuvre, une statue d’Hélène si belle que, selon l’expression d’un poète, bien qu’elle fût de bronze, elle éveillait le désir d’amour. La plupart de ces chefs-d’œuvre périrent par les incendies, les émeutes, les tremblemens de terre, le fanatisme des chrétiens, la fureur de destruction des barbares dans les provinces. Les derniers restes furent anéantis par les croisés, en sorte que ces musées de Constantinople, où tant de chefs-d’œuvre étaient accumulés, ont été perdus pour l’humanité. C’est du milieu des débris de Rome que devaient ressusciter les dieux et les héros antiques qui ont inspiré l’art de la renaissance.

Au milieu des splendeurs de son palais, Athénaïs-Eudocie devait s’imposer par sa grâce, sa dignité, sa dextérité au monde dangereux qui l’entourait. Elle traversait des salles pavées de marbre, recouvertes chaque matin de poudre d’or par des centaines d’esclaves, suivie de ses dames d’honneur, au milieu d’une nuée de chambellans qui se prosternaient jusqu’à terre sur son passage. Le premier fonctionnaire de la cour était l’eunuque préposé à la sainte chambre à coucher. Tout le cérémonial, emprunté par Dioclétien et Théodose Ier au roi de Perse, était rigoureusement observé. On a vu refleurir ces traditions byzantines à la cour de Louis XIV, le roi soleil.

Dans cette captivité solennelle, l’impératrice, hantée peut-être par le souvenir de ses bois d’oliviers, posséda du moins durant de longues années l’amour de son mari. Théodose II était blond, de moyenne taille, avec un nez fin, des yeux noirs et pénétrans, ombragés de longs cils. Il avait l’abord plein de grâce et de courtoisie. L’érudition d’Athénaïs ne le touchait pas moins que cette délicate beauté grecque. Il était possédé de la manie des livres, surtout des livres sacrés, à l’égal d’un Ptolémée Philadelphe, et travaillait la nuit, à la lueur d’une lampe, dont l’huile se renouvelait elle-même par un mécanisme ingénieux. Il aurait pu passer les examens d’un bon élève des jésuites de l’époque, s’il y avait eu des jésuites, en astronomie, botanique, mathématiques et minéralogie. Sozomène le proclame un second Salomon. Les flatteurs et les moqueurs (c’est tout un) l’appelaient le Calligraphe, à cause des beaux manuscrits à lettres d’or, qu’il composait en copiant les Évangiles. Il aimait à discuter théologie avec les évêques, à entonner avec ses sœurs un cantique matinal : deux fois la semaine, il jeûnait, sans autre délassement que la chasse. En ses premières années de règne, chacun vantait l’humilité, la bonté, la douce égalité d’humeur de ce prince qui devint si ombrageux et si cruel. Sa piété était pleine d’élan. Souvent, au milieu d’une représentation du cirque, il criait aux spectateurs de chanter des cantiques et se dirigeait en procession vers une église. Il se faisait donner les vêtemens des évêques défunts et les portait. On lui demandait un jour pourquoi il ne punissait pas une offense de mort : il répondit : « Je voudrais pouvoir ressusciter les morts. » En un mot, il avait toutes les qualités, hormis celles d’un prince viril, d’un homme d’état et d’un soldat. Les prêtres qui le gouvernaient le portaient aux nues, les hommes méprisaient sa faiblesse.

Eudocie, dans cette cour dévote, se laissait gagner à l’influence de ses belles-sœurs. Au lieu du Timée et du Phédon, elle lisait la Bible, les écrits des pères ; fidèle à la poésie, elle composa des vers à l’occasion de la victoire des généraux de Théodose contre les Perses. Elle fit mieux : elle mit au monde une fille, en 422, Lucinie-Eudoxie, appelée à d’étranges destinées. L’heureux père, en cette circonstance, lui accorda la dignité et le diadème d’Augusta. Elle se trouvait ainsi l’égale de sa belle-sœur. Mais Pulchérie continuait à gouverner sans partage. Toute l’influence d’Eudocie se bornait à protéger ses amis, à obtenir des places pour ses frères. N’était-ce pas à leur méchanceté qu’elle devait l’empire ? Elle se vengea en créant l’un préfet d’Illyrie ; l’autre, ministre d’état. Il est probable aussi qu’elle usa de ce qu’elle avait de pouvoir en faveur de sa patrie à demi anéantie par les barbares. Théodose accorda aux villes grecques des dispenses d’impôts. Cependant Pulchérie, dans son zèle pieux, s’efforçait d’extirper l’hellénisme. Le Christ achevait la conquête de l’Olympe. En 429, la célèbre Minerve d’or et d’ivoire disparut de son temple d’Athènes, et ce qu’elle est devenue, nul ne le sait. — La dernière étincelle de vie antique ne subsistait plus que dans l’Académie de Platon, mais dégénérée en une phraséologie creuse et vide, en une sorte de magie. On la toléra jusqu’au VIe siècle. Justinien n’eut pas la patience d’attendre que l’Académie mourut de sa belle mort, ni assez d’esprit pour supporter dans l’unité de son empire chrétien cette contradiction inoffensive, ce vestige d’un glorieux passé. Il défendit, en 529, l’enseignement de la philosophie à Athènes et confisqua la petite rente académique dont vivaient les professeurs, braves gens qui radotaient, mais d’une telle modération et pureté de mœurs, qu’ils auraient pu servir de modèles aux chrétiens eux-mêmes. Les sept derniers sages de la Grèce, les sept derniers académiciens : Damacius, Simplicius, Eulalius, Priscianus, Hermias, Diogène et Isidore prirent alors une résolution tragique ; ils abandonnèrent l’ombre chère de leurs platanes, et, mal vêtus, mal nourris, émigrèrent vers la Perse lointaine, la contrée des mages. Arrivés à Ctésiphon, le mal du pays les prit tous les sept et ils demandèrent à rentrer dans leur patrie. Par un article spécial du traité de paix qu’il conclut en 533 avec l’empereur Justinien, le roi de Perse, héritier des grands ennemis d’Athènes, le protecteur des derniers Athéniens, stipula qu’ils pourraient revenir à Athènes sans être molestés. Voyant devant eux le prodigieux engloutissement du monde antique, n’y comprenant rien, ils moururent désespérés, sans se douter qu’Athènes redeviendrait un jour le sanctuaire de la civilisation et le joyau du monde.

Un faible lien de souvenirs rattachait à Athènes Athénaïs-Eudocie. Elle se trouva bientôt en rapports personnels avec la cour de Ravenne par les fiançailles de sa fille, âgée de deux ans, avec Vatentinien III, empereur d’Occident, qui en avait cinq : Placidie-Augusta, mère et tutrice de Valentinien, gouvernait l’Occident, comme Pulchérie l’Orient. Les deux empires étaient entre les mains débiles de ces pieuses femmes quand surgirent les deux fléaux destinés à ruiner l’antique civilisation, Genséric et Attila. — M. Gregorovius ne rend pas assez justice à ces barbares, il ne signale en eux que le génie de destruction, tandis qu’ils ont été nos véritables sauveurs, sans lesquels nous serions encore byzantins, l’état de l’Europe serait celui d’une Chine chrétienne, momifiée dans la stupéfaction et dans l’hébétude. Mille ans de barbarie et de moyen âge nous ont sauvés de cette mort vivante. Invasions, famines, pestes, tremblemens de terre, incendies, combats furieux des factions du cirque, intrigues d’eunuques, émeutes de moines, se renouvelaient à Constantinople sous chaque règne. Plus encore que par les Perses, les Huns et les grands rois barbares, la paix intérieure du royaume était menacée par les querelles des théologiens. On peut lire tout au long dans l’ouvrage d’Amédée Thierry sur Nestorius et Eutychès ces controverses obscures touchant la nature du Christ, ou la question de savoir si Marie était mère de Jésus d’une façon humaine ou surnaturelle, — controverses infructueuses, tandis que celles qu’on agitera plus tard au moyen âge avaient une tout autre portée : par exemple, la question de savoir « si le Christ et ses disciples avaient ou non possédé un manteau, » impliquait celle de la légitimité des biens de l’église.

Rien d’original n’est sorti de Constantinople pour la civilisation. « Nous trouvons là, dit Macaulay, qu’une société polie, une société dans laquelle le système de jurisprudence le plus compliqué et élaboré était établi, dans laquelle les arts du luxe étaient bien compris, dans laquelle les œuvres des grands écrivains anciens étaient conservées et étudiées, a pu exister pendant près de dix siècles sans faire une seule grande découverte dans la science ou produire un seul livre qui puisse être lu par d’autres que par les érudits curieux. » La sévérité de ce jugement doit être tempérée par cette considération que, si l’empire byzantin a été stérile en chefs-d’œuvre, l’Europe entière du IVe au XIIe siècle lui ressemble. Constantinople a pourtant créé avec Sainte-Sophie un nouveau type d’architecture ; le Bas-Empire, l’état le plus civilisé de l’Europe jusqu’au XIIe siècle, a été le gardien des traditions antiques dans les lettres et les arts. Son école de peinture et de mosaïque a inspiré la renaissance. italienne ; ses juristes ont codifié le droit romain ; ses savans pot transmis aux Arabes le dépôt de la science antique. L’empire grec ne représentait pas, il est vrai, l’avenir, et il a été vite dépassé par les peuples plus jeunes de l’Occident ; mais il représentait le passé, et il est regrettable que son agonie, si curieuse à étudier comme exemple de la dégénérescence d’une nation, n’ait pas duré jusqu’à nous. Les Turcs, qui n’ont su que détruire, ont été bien inférieurs aux Byzantins qui, du moins, savaient conserver : « Il y eut à Constantinople, ajoute Macaulay, des controverses, des guerres en abondance : et ces choses, mauvaises en elles-mêmes, ont été en général favorables au progrès de l’intelligence… Mais ces agitations ressemblaient aux grimaces et aux contorsions d’un cadavre galvanisé et non aux efforts d’un athlète. »

Athénaïs se trouva mêlée à ces troublantes et stériles querelles sur la Trinité, la Vierge, mère de Dieu, l’incarnation du Verbe dans le sein de Marie, elle qui n’avait réfléchi qu’aux problèmes intellectuels de Platon, de Pythagore et d’Aristote. Notre historien, toujours préoccupé d’exprimer dans cette figure d’Athénaïs l’antithèse du monde grec et du monde chrétien, oublie d’ajouter que la subtilité sophistique des rhéteurs d’Athènes au Ve siècle ne différait guère de la scolastique vide des théologiens de Byzance : de l’une à l’autre, la transition était toute naturelle. Aussi verrons-nous bientôt la fille du. rhéteur Leontius, l’impératrice Eudocie, se jeter avec passion dans la mêlée théologique.

Elle avait alors d’autres joies. L’événement le plus heureux de sa vie fut le mariage de sa fille avec l’empereur Valentinien. Mais, séparée de son unique enfant, dans la solitude de son palais, elle partit, sur le désir de l’empereur, au printemps de 428, pour Jérusalem. Elle allait remercier Dieu du mariage de sa fille et des autres bienfaits reçus ou espérés.

Des navires la conduisirent en vue des rivages d’Ilion, où, comme des voix de sirènes, les souvenirs des héros, des sages, des poètes et des anciens dieux de la Grèce l’appelaient en vain. Chrétienne croyante en pèlerinage vers la terre promise, elle abhorrait maintenant ces dieux comme des démons de l’enfer ; car les chrétiens d’alors ne refusaient pas le droit d’exister aux dieux du paganisme. Ils incarnaient en eux les mauvais esprits. Dans les Dieux en exil, Heine nous les montre errant encore parmi nous sous des déguise-mens, et, en effet, les dieux de l’Olympe sont immortels comme nos instincts, immortels comme le péché. Vénus a ses temples secrets toujours fréquentés, Mars est le dieu des hommes de fer et de sang, Mercure préside encore au négoce. Ce sont les tentateurs que le chrétien exorcise chaque jour dans sa prière : a Christ, délivre-nous de la tentation, c’est-à-dire : délivre-nous des dieux de la Grèce, du démon de colère et du démon d’amour. »

Débarquée à Antioche, l’impératrice fut reçue avec éclat dans la quatrième ville de l’empire romain, célèbre par son luxe, ses voluptés, ses actrices, ses spectacles d’un relâchement incroyable et son école de théologiens. Tant de vices n’empêchaient pas les habitans de s’adonner avec zèle à la nouvelle religion du Christ. Au lieu de sacrifier à Apollon daphnéen, à Jupiter et à Calliope, ils adoraient avec ferveur les reliques du martyr Babylas.

D’Antioche, Eudocie suivit l’itinéraire des pèlerins à Jérusalem, tracé dès l’année 333 ; elle s’arrêta aux stations sanctifiées par les grands souvenirs bibliques. Une destinée bizarre l’avait conduite des bois d’oliviers de sa patrie jusqu’aux palmiers de la cité de David et de Salomon, les deux pôles opposés de la civilisation humaine. Le génie d’Athénaïs, les dons des muses, la science et l’art grecs, tout cela était sans valeur sur ce sol de rochers arides, que Jésus et ses pauvres disciples avaient foulé de leur pied vainqueur. La clé des mystères de Jérusalem n’est que dans la foi, la piété, l’abandon, le renoncement.

Rien n’y rappelait la Grèce, ni écoles, ni œuvres d’art, ni monumens historiques, sauf quelques ruines du temps des rois juifs et de la domination romaine. Hadrien avait étouffé dans le sang la dernière résistance désespérée des Juifs. A la place du temple antique de Salomon, centre vénéré du monothéisme, s’élevait un temple de Jupiter. Le tombeau du Christ sur le Golgotha avait été comblé et souillé par un sanctuaire de la Vénus la plus vulgaire. Ce n’est que sous Constantin que le temple de la déesse de joie fut démoli et le divin tombeau rendu à la piété des chrétiens. Bannis de Jérusalem, les malheureux Juifs n’avaient pas la consolation d’y pleurer leur sort, d’y pousser des gémissemens en lacérant leurs vêtemens. Des Syriens, des Phéniciens, des descendans de la colonie d’Hadrien composaient la petite population de Jérusalem ; il y avait parmi eux des païens cachés, car la vieille religion de Syrie, le culte d’Astarté et de Mithra, se perpétuait malgré les édits. Un père de l’église, Grégoire de Nysse, nous a laissé un tableau lugubre de la corruption de Jérusalem, contre laquelle il met les pèlerins en garde. Mais le sens idéaliste des chrétiens fervens transformait cette Sodome vivante en un paradis céleste, rempli des divins souvenirs du Golgotha, du Jourdain, de Bethléem[15].

Le pèlerinage d’Hélène et de Constantin avait attiré de nouveau les regards des chrétiens vers Jérusalem. Saint Jérôme s’y fixa en 386, suivi de sa pieuse amie Paula. Des pèlerins d’Occident venaient y terminer leur existence. Hormis l’Egypte, il n’y avait pas de contrée où l’on comptât tant de moines, de nonnes, de solitaires sur les monts, au fond des vallées. L’impératrice Eudocie demeura une année entière à Jérusalem, logée dans un cloître ; elle hantait les lieux saints, visitait, comme les autres pèlerins, les reliques de la passion, infidèle au souvenir d’Homère et s’abîmant dans la contemplation de la croix. Selon la légende, Hélène avait retrouvé en 326 la vraie croix intacte. Cette croix, devenue le symbole de l’empire, de la domination du Christ sur toute la terre, avait prouvé qu’elle était la vraie en opérant des miracles. Les évêques de Jérusalem gardaient ce palladium de la chrétienté dans le saint sépulcre ; ils faisaient un si grand commerce des morceaux de la croix, vendus aux pèlerins en qualité de talismans, d’amulettes, qu’en peu de temps cette croix eût été dissoute si elle n’avait possédé la vertu du renouvellement indéfini. Ces reliques, source de revenus pour le clergé, s’ajoutaient aux dons volontaires des pèlerins, au commerce de l’huile des lampes du saint sépulcre, des images du Christ et de la Vierge, œuvres de l’apôtre saint Luc ou des anges.

On vit plus tard se développer à Rome, au moyen âge, une passion non moins étrange, ignorée de la belle antiquité grecque, le désir de posséder des saints cadavres, qui devint une fureur au point qu’on falsifiait des squelettes, de même que de nos jours on falsifie le vin. Pour protéger les morts contre les marchands de reliques, qui fouillaient les tombeaux comme des hyènes, on était obligé de veiller la nuit dans les cimetières. Lorsque saint Romuald menaça de quitter l’Italie, on voulut l’assassiner afin de garder ses ossemens dans le pays, leur attribuant la venu de reliques miraculeuses.

En souvenir de ce pèlerinage à Jérusalem, qui pour les chrétiens avait l’importance d’une initiation aux mystères d’Eleusis, Athénaïs rapporta les deux chaînes avec lesquelles le cruel Hérode avait fait enchaîner l’apôtre Pierre. Elle envoya une de ces chaînes à sa fille, qui fit bâtir à Rome, pour les recevoir, la basilique de Saint-Pierre-ès-Liens, où encore aujourd’hui, après quatorze siècles, on les conserve, on les vénère.

De funestes épreuves frappèrent Athénaïs lors de son retour à Constantinople. Un nouveau personnage s’était emparé de la confiance de Théodose, l’eunuque Chrysaphius, dont la belle figure ravissait l’empereur. Cet insidieux Iago brouilla les deux belles-sœurs, et des historiens ont raconté que le motif de cette jalousie aurait été la possession du beau Paulinus, maréchal de la cour. Chrysaphius réussit à éveiller la jalousie de Théodore contre l’amant prétendu de sa femme. Une pomme, envoyée par Athénaïs au maréchal, acheva de convaincre l’empereur et Paulinus fut mis à mort, qu’il eût goûté ou non au fruit défendu. Profondément humiliée, Athénaïs, avec le consentement de l’empereur, se réfugia à Jérusalem vers 441 ou 444, non sans espoir de retour dès qu’elle aurait réussi à convaincre son mari de son innocence.

Les historiens byzantins sont très sobres de détails sur la vie d’Athénaïs dans l’exil. Ils nous ont seulement raconté une effroyable tragédie qui nous dévoile un caractère impétueux chez cette femme, que nous imaginions si calme et si douce. Eudocie avait pris pour compagnons de voyage le prêtre Sévère et le diacre Jean. Théodose ayant appris que ces deux clercs fréquentaient déjà sa femme à Constantinople et recevaient d’elle des cadeaux, envoya au comte Saturninus l’ordre de les égorger ; le comte s’acquitta de sa mission à Jérusalem, sous les yeux mêmes de l’impératrice. Transportée de fureur en voyant massacrer des hommes dont le seul crime était l’amitié qu’elle avait pour eux, Athénaïs tua Saturninus, oubliant devant cet outrage les préceptes de la philosophie et les prescriptions du christianisme, dans le voisinage même du saint sépulcre. Ainsi l’inspiration démoniaque d’une minute venait détruire la belle harmonie d’une vie pleine de grâce et de dignité.

La fin du règne de Théodose fut assombrie par ses cruautés et les défaites de ses armées, sans que lui-même payât jamais de sa personne sur le champ de bataille. Il ne dut son salut qu’à une paix honteuse conclue avec les Huns en 447. Il mourut enfin dans sa cinquantième année d’un accident de cheval, Pulchérie fut proclamée impératrice ; trop faible pour gouverner seule dans des circonstances critiques, elle épousa Marcien, veuf, âgé de cinquante-quatre ans, rude et énergique soldat, fils d’un soldat de Thrace. Mais elle ne pouvait oublier son vœu, et le mariage fut tout platonique.

Eudocie voyait s’évanouir dans le tombeau de Théodose, l’heureux rêve de sa vie. Pour elle plus d’espoir de retour dans le palais de Constantinople. Son sort était décidé, c’était l’abandon, le solitaire exil à Jérusalem jusqu’à sa mort. Nous la trouvons passionnément mêlée aux querelles théologiques qui bouleversaient la Palestine. Marcien et Pulchérie étaient catholiques éprouvés. Après l’hérésie de Nestorius, qui faisait un Christ trop humain, avait éclaté celle d’Eulychès, qui le figurait comme trop divin, au-dessus et en dehors de l’humanité. La doctrine moyenne de l’Homme-Dieu, les deux natures réunies en une seule personne, prévalut dans l’église et devint formule canonique. Mais les monophysites, ou partisans d’une seule nature divine, se soulevèrent en Palestine. Dix mille moines et anachorètes, à moitié sauvages, conduits par un fanatique nommé Theodosius, assiégèrent Jérusalem, incendièrent les maisons, commirent des atrocités, terrorisèrent toute la contrée. Athénaïs s’était laissé détourner du catholicisme par Theodosius. Cette Athénienne si cultivée, si délicate, s’alliait à la plèbe monacale. Même après la défaite de son parti, elle demeura, monophysite obstinée, malgré les tentatives des chefs de l’église et de l’empire, de Pulchérie et du pape Léon, dont tous les efforts échouèrent devant son obstination. Il ne fallut rien moins pour la ramener à l’orthodoxie qu’un grand malheur de famille : assassinat de l’empereur Valentinien, son gendre, captivité de sa fille et de ses petites-filles, emmenées à Carthage par Genseric après le pillage de Rome. Quelques prêtres zélés lui représentèrent ces calamités comme un châtiment de son hérésie. Ébranlée, anxieuse, elle résolut de consulter le saint le plus célèbre de l’époque sur la vérité ou l’erreur des doctrines monophysites.

Ce prophète, Siméon Stylite, qui avait été gardien de troupeaux, s’était élevé à un idéal de sainteté et d’austérité : c’était comme un virtuose de l’ascétisme, passé maître dans l’art de se torturer lui-même. Importuné par des hommages qui inquiétaient son humilité et pour se soustraire à la foule des pèlerins accourus de Syrie, de Perse et d’Arménie, de la Grèce et de Rome, il s’était réfugié au sommet d’une colonne qui avait le double avantage de l’éloigner de ce bas monde et de le rapprocher du ciel. Son habileté gymnastique se riait des lois de l’équilibre. Debout au sommet de sa colonne, il passait le jour à incliner la tête jusqu’aux pieds, et la nuit en prières, les mains levées vers les étoiles. Pour guérir les folies et les misères désespérées de ce temps, il fallait de ces vertus étranges et exaltées qui elles-mêmes touchent à la folie. Debout sur son monument, le Slylite se sentait heureux et libre ; il voyait à ses pieds les vices et les vanités des hommes, « et, ajoute spirituellement notre auteur, nul n’a le droit d’en rire : n’y a-t-il pas de par le monde de plus grands fous que lui, dont chacun se croit au sommet de sa colonne Trajane ? » L’influence de Siméon sur les affaires ecclésiastiques de son temps était aussi grande qu’au moyen âge celle d’un saint François, d’un saint Dominique ou d’un abbé de Clairvaux. Athénaïs lui envoya des ambassadeurs chargés de lui soumettre ses doutes et perplexités. Il répondit : « Sache, ô ma fille, que le diable, voyant les richesses de ta vertu, t’a demandée au Seigneur pour te cribler comme le froment. Le misérable Théodosius est devenu l’instrument de ta tentation… » Et il engageait Athénaïs à s’adresser à un saint anachorète, Euthymius, qui résoudrait tous ses doutes. — Cet autre prophète du désert, tout chenu, vivait dans une laura voisine de Jérusalem. On appelait ainsi un ensemble de cabanes espacées les unes des autres, mobiles comme des guérites, où vivaient les solitaires, qui pouvaient ainsi camper et décamper, portant leur maison sur leur dos. Euthymius fuyait la présence des femmes. Eudocie eut grand’peine à l’atteindre : il la convertit au catholicisme en l’année 446.

Dans la déserte et chaude Jérusalem, séparée de ses enfans, qu’elle savait captifs et misérables, Eudocie s’adonnait aux œuvres pieuses. Elle traduisait les livres de la Bible, elle invoquait aussi le secours des muses de la Grèce et cherchait à se consoler par la poésie. Elle se révèle à nous comme une gracieuse artiste, de bonne et saine culture littéraire, racontant ses pieuses et édifiantes histoires en une langue excellente, sur le rythme d’Homère. Le poème qui nous reste d’elle a pour sujet les amours de saint Cyprien et de sainte Justine, et leur commun martyr à Nicomédie pendant la persécution de Dioclétien. L’idée profonde du poète, c’est l’insuffisance des sciences profanes et leur impuissance, la lutte du bon esprit et de l’esprit malin, la vertu du signe de croix, la conversion et le salut des hommes, œuvre des femmes. C’est le sujet traité par Dante, Milton, Calderon, dans el Magico prodigioso et la Devocion de la Cruz, et enfin dans la légende de Faust.

Cyprien, un magicien, consacré dès l’enfance à Apollon et voué au culte des divinités de la Grèce, acquiert toutes les sciences, dans ses voyages en Phrygie, en Égypte, en Chaldée. Il connaît la vertu des plantes et les maladies, et tout ce que le serpent diapré, prince du monde, oppose aux décisions de Dieu ; il sait discerner la voix des morts au fond des sépulcres et le chant des sphères, il pénètre dans la région des métamorphoses, assiste à l’accouplement monstrueux de l’esprit de ténèbres avec les dragons, d’où naissent les passions et les crimes de la terre. Il voit face à face Satan lui-même qui l’éblouit de ses trompeuses images. À Antioche, toutes les femmes tombent victimes de ses sortilèges, hormis Justine, qu’il aime éperdument. En vain il lui envoie les démons pour la tenter, car il a fait un pacte avec le diable. Elle est sauvée grâce à la vertu du signe de croix. Vaincu à son tour par la croix, Cyprien confesse des crimes si énormes qu’il désespère de son salut. Mais le prêtre Eusèbe le console et lui rappelle l’infinie miséricorde de Dieu. De persécuteur, le magicien devient chrétien fervent ; il brûle ses livres de magie (τὰς βίϐλους τοῦ διαϐόλου). Les prêtres en procession chantent Alléluia. Sainte Justine, en signe d’allégresse, coupe ses beaux cheveux, elle fait le salut de Cyprien, son ami chaste, qui devient prédicateur, et couronne sa conversion par le martyre.

L’impératrice Eudocie mourut à Jérusalem vers l’an 460. À ses derniers momens, elle témoigna encore de son innocence et de l’injustice des soupçons qui avaient causé la mort de Paulinus. Elle mourut consolée par la foi catholique. Contre la vieillesse défaillante, l’amère solitude, le paganisme n’avait ni secours, ni consolations ; il abandonnait l’homme au jour de l’impuissance, à l’heure de l’agonie.

Telle fut la destinée d’Athénaïs : l’aimable Athénienne nous apparaît à travers ce récit comme une ombre aux traits fins et rigides, détachée d’une mosaïque byzantine. M. Gregorovius lui rend un semblant de vie par la grâce du style et la couleur des descriptions, mais les pensées qu’il prête à cette impératrice du Ve siècle sont celles d’un Allemand érudit et lettré du XIXe, qui a cherché à peindre dans une figure plus symbolique qu’historique l’antithèse d’Athènes et de Jérusalem, de l’Acropole et du saint sépulcre.


J. Bourdeau.
  1. Les Borgia, étude historique, Revue du 15 mars 1877.
  2. Die Idee des Polenthums, p. 166 ; Kœnigsberg, 1848.
  3. Wanderjahre in Italien : Leipzig : , 1881.
  4. Mme Ackermann, le Déluge.
  5. Euphorion, Eine Dichtung ans Pompeji, 4e édit. Leipzig, 1880. Le sujet de ce poème est le dernier jour de Pompéi. Les élégies romaines de Goethe, les poésies d’André Chénier, les poèmes antiques de Leconte de Lisle, la peinture d’Alma Tadéma, peuvent donner l’idée du genre. — L’auteur raconte les amours pudiques d’un jeune sculpteur esclave avec la fille de son maître, l’homme le plus riche de Pompéi. Ils échappent à la mort qui anéantit les richesses et le rang qui les séparent, et vont vivre heureux en Égypte. Cette idylle n’est qu’un prétexte à de brillantes descriptions.
  6. Préface de l’Histoire romaine à Rome, de J.-J. Ampère, datée de la roche Tarpéienne, avril 1861.
  7. Die Grabdenkmäier der Päpste, Marksteine der Geschichte des Papsttums, 2e édit. ; Leipzig, 1881. Traduit en français par M. Sabatier, d’après la 1re édition.
  8. Ce Ve volume de voyages, Wanderjahre in Italien, Apulische Landschaften, 2e édit. ; Leipzig, 1880, était destiné à former le texte d’un album qui aurait reproduit tous les paysages historiques se rapportant à l’histoire des Hohenstaufen. C’eût été un ouvrage analogue au livre publié en 1819 aux frais du duc de Luynes : Recherches sur les monumens et l’histoire des Normands et de la maison de Souabe dans l’Italie méridionale. Mais il ne s’est pas rencontré en Allemagne de Mécène pour subvenir aux frais de cette publication.
  9. L’Histoire de saint Pie V, par M. le comte de Falloux, est une apologie ; l’Histoire des papes, de M. P. Lanfrey, est un pamphlet dirigé contre le pouvoir temporel.
  10. A côté de M. de Ranke et de M. Gregorovius, nous ne pouvons omettre M. de Reumont, dont l’Histoire de Rome a été inspirée par le plus noble dévoûment au saint-siège.
  11. Geschichte der Stadt Rom im Mtitelalter, 8 vol., 3e édit., 1875.
  12. Proclamée patronne de Rome, afin d’intercéder en faveur du maintien du pape, elle qui autrefois l’avait ramené d’Avignon, la sainte nationale de l’Italie était en vogue vers 1866. À cette occasion, un auteur français, Mme de Flavigny, a publié une histoire approfondie de sainte Catherine, inspirée par la plus pure orthodoxie. Dans un ouvrage récent sur le même sujet, M. Alfonso Asturaro étudie les phénomènes psycho-pathologiques présentés par les saintes et les possédées du moyen âge (Santa Caterina da Siena, asservazioni psicopatologiche ; Napoli, 1881). Ce n’est pas sans appréhension que l’on voit ces dures mains d’opérateurs toucher à des apparitions diaphanes. On l’a dit avec esprit, ce n’est plus le bourreau du comte de Maistre, c’est le médecin aliéniste qui est devenu la pierre angulaire de l’histoire et des sociétés humaines.
  13. Dans son cours d’esthétique à l’École des beaux-arts, Italie, Ve leçon, M. Taine présente avec le relief de pensée et d’expression que l’on connaît ce double point de vue que nous venons de résumer.
  14. Voyez la Revue du 15 octobre 1871.
  15. On peut comparer ce tableau à celui du voyago plus récent que M. Gabriel Charmes a publié dans la Revue du 15 juin 1881. Bien des traits communs subsistent une distance de quatorze siècles.