Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/14
Il arrive, à ce qu’il paraît, un âge dans la vie de tout écrivain où le fauteuil académique a d’irrésistibles séductions. La cire même dont les critiques avaient bouché leurs oreilles, pour passer devant la sirène, finit avec le temps par se fondre. À vingt ans, on aiguise sa plume contre les quarante ; vingt ans plus tard, on fait ses visites aux trente-neuf. Voilà deux siècles que les choses vont ainsi, et qu’à un moment donné ces sortes d’épigrammes se métamorphosent en aménités. Les aménités sont une gymnastique préparatoire imposée à toutes les espèces de candidats. Il y a donc un moyen sûr pour l’Académie d’avoir à la longue raison des critiques, et ce moyen, c’est la vertu qu’on nomme patience, la même vertu précisément que l’Académie, en quelques-unes de ses séances, se plaît, par une juste réciprocité, à éprouver chez les critiques. Voyant, l’autre jour, M. Saint-Marc Girardin debout devant le pupitre du récipiendaire et M. Victor Hugo assis dans le fauteuil du directeur, je me demandais si le hasard, en chargeant comme à plaisir le poète de répondre au professeur qui s’était constitué son libre juge, avait aussi voulu faire une malice, et ménager aux confrères de l’auteur des Burgraves quelque piquante revanche contre la critique. M. Hugo s’est bien vite chargé de nous détromper et de convaincre l’auditoire qu’il ne parlait que pour son compte. À moins qu’Olympio pourtant ne s’imagine être à lui seul tout l’Olympe ! Mais Jupiter n’avait pas cette prétention.
Nous ne sommes pas pour rien dans un troisième siècle littéraire, et il faut bien qu’on se résigne à voir les écrivains du genre critique prendre quelquefois le pas sur les écrivains créateurs, comme les appelle fastueusement M. de Balzac dans ses préfaces qu’on ne lit plus, en tête de romans qu’on ne lit guère. Ah ! sans doute les créations, comme vous dites dans votre emphatique langage, font avant tout l’honneur des lettres, l’honneur même de la poésie de notre temps. Aussi l’Académie, qui avait bien des raisons momentanées de bouder cette jeune poésie, a-t-elle fini par lui rendre hommage : après s’être un peu fait prier, elle a mis, comme le public, son apostille aux Harmonies, aux Feuilles d’Automne, aux Consolations ; à la prochaine rencontre, elle est disposée, dit-on, à la mettre sur Éloa. Il y a déjà quinze ans qu’elle aurait, tout d’une voix, adopté l’illustre auteur des Chansons, si M. de Béranger n’avait montré à ce propos autant et plus de coquetterie que l’Académie elle-même. Mais, à l’heure qu’il est, les poètes semblent faire défaut chez ceux qui pourront arriver un jour, l’âge manque ; chez ceux qui ont l’âge, c’est autre chose, c’est le présent qui fait par trop contraste avec le passé. Ainsi, pour citer au hasard quelques exemples, le petit poème si virginal de Marie, ainsi les vers fortement colorés du Pianto avaient suscité des espérances que l’avenir n’a point tenues. Maintenant, M. Brizeux a tout-à-fait besoin de ressaisir, par une œuvre nouvelle, cette première veine si fraîche qui s’est amaigrie et comme séchée dans ses Ternaires ; d’un autre côté, après le vide affligeant des Rimes héroïques, on se prend à douter que l’art désormais ait quelque chose à attendre de M. Auguste Barbier. Il ne faut pourtant pas désespérer de l’avenir ; j’en serais triste surtout pour cet autre poète bien autrement vif et original, qui s’élançait dans la gloire comme un chasseur du Tyrol :
et qui, las aujourd’hui de l’air libre des montagnes et aspirant, comme Mignon, au doux climat des loisirs, se laisse aller à cette pente périlleuse du far niente, dont le moindre inconvénient est de ne pas mener à l’Académie.
Il est donc évident que l’Académie bientôt aura épuisé la liste des poètes de quelque renom. Que fera-t-elle alors ?… « Mais, répondra-t-on aussitôt, il se trouve que vous omettez toute une classe d’auteurs, et que c’est précisément celle-là, celle-là seule, que le public lit. Il s’agit bien de critiques vraiment ! que ne nous parlez-vous du roman de tous les jours et de tout le monde, du roman qu’on s’arrache sous forme de feuilletons, qu’on réapplaudit sous forme de drame, qu’on broche en in-octavo, qu’on relie en illustrations ? que ne nous parlez-vous du roman qui donne (et c’est là le point capital) à l’écrivain un équipage pour aller à l’Institut, et au journal des abonnés dont le défraieront ses annonces ? » Voilà ce que répliquera la littérature facile, et la littérature facile aura raison. Si en effet on consent dorénavant à prendre la curiosité pour le bon goût, le scandale pour l’intérêt, et la notoriété pour la réputation, je crois que l’Académie fera bien de recruter ses nouveaux membres dans cette région bruyante des lettres qu’on sait être assez limitrophe de l’industrie pour qu’il surgisse à chaque instant des questions de territoire.
Et d’abord, il y aurait le roi de céans, porté en triomphateur sur le pavois de la presse quotidienne qu’il domine ; heureux metteur en scène qui sait dérober son médiocre style par l’entrain du mélodrame ; homme de ressources qui a inventé fort à propos le conte en dix volumes comme un remède topique pour les journaux in extremis ; sceptique spirituel qui s’est encapuchonné par occasion d’une robe de socialiste ; homme habile surtout qui, maître du succès, veut le garder à tout prix, et exploite à ces fins les mystères de la sacristie avec aussi peu de scrupule qu’il exploitait hier les mystères du bagne. Puis viendrait cet autre écrivain à demi déchu, dont toutes les ambitions ont avorté, qui a voulu avoir son Calas comme Voltaire, son Figaro comme Beaumarchais, son mysticisme comme Swedenborg, ses contes graveleux comme Rabelais, son journal à lui seul comme Grimm ; observateur sagace de la vie domestique qui a gâté son talent par toutes les prétentions et son style par tous les jargons, improvisateur laborieux qui semble devoir finir aussi obscurément qu’il a commencé ; et à qui enfin il ne manquait pour dernière équipée que d’affermer son maréchalat littéraire, non plus à l’état, ainsi qu’il le proposait autrefois, mais à un suzerain de feuilleton auquel il faut des vassaux. Ce serait ensuite le tour d’un autre genre de littérature que j’appellerai, faute d’un meilleur nom, la littérature par commandite. Celle-là a le don de l’ubiquité ; vous la trouvez ici et là, aujourd’hui et demain, partout à la fois : on l’imprime sous le même nom et le même jour au bas de dix journaux de toutes couleurs ; on la joue le même soir sur dix théâtres ; elle a des volumes sous presse dans dix imprimeries, des œuvres en fabrique chez dix romanciers surnuméraires, des comédies commencées sur le bureau de dix collaborateurs. En un mot, c’est la littérature des Sosies ; seulement, la dupe ici n’est pas Sosie. Peut-être quelques esprits moroses trouveront-ils que ce procédé ressemble à s’y méprendre à ces entreprises de mines par actions qui enrichissaient l’entrepreneur aux dépens des actionnaires. Ce n’est pas moi qui le nierai ; mais quel fauteuil académique, je le demande en bonne conscience, sera jamais assez grand pour contenir cette bande de coopérateurs mystérieux dont le gérant, qui a la signature, estampille à sa marque les gloires anonymes ? Il faudrait pour cela (qu’on me laisse emprunter au conte sa familière expression), il faudrait le fauteuil de la mère Gigogne.
Devant ces déportemens divers, on conçoit l’embarras réel de l’Académie. Du jour où ses portes s’ouvriraient à la mêlée confuse du feuilleton, elle cesserait sur-le-champ d’être un salon, d’être ce qu’elle a été dans le passé et ce qu’il faut qu’elle reste dans l’avenir pour garder son caractère de consécration officielle, sa suprématie de goût dans la société polie. Au lieu d’être une compagnie de lettrés de bon ton, elle deviendrait par le fait une sorte de corporation, où se discuteraient les questions de propriété littéraire plutôt que les questions de linguistique, et où l’on parlerait de la contrefaçon beaucoup plus que du Dictionnaire. Dans les choix prochains, il y a donc bien des écueils à éviter ; on devra glisser résolument l’aviron entre le trafic de la pensée et le dévergondage du néo-romantisme, sans compter les prétentions de la littérature surannée, de la prose comme l’écrit M. Vatout, de la poésie comme la rime M. Bonjour. Il faudra à tout prix faire tenir quarantaine aux créateurs pendant quelques années et se rabattre modestement sur ce qu’on appelle la littérature sérieuse, c’est-à-dire les philosophes, les critiques, les historiens. On a vu de pires disettes. Puis viendront encore çà et là quelques-uns de ces personnages illustres qui, dans la vie du monde et des affaires, ont eu commerce avec les lettres : de pareils choix, très sobrement entremêlés aux choix ordinaires, ont ajouté toujours à la considération publique de cette société célèbre, en la rattachant par le lien des personnes aux grands pouvoirs de l’état, en montrant que les plus hautes ambitions trouvaient aussi une dernière et douce sanction dans cette récompense littéraire. Qu’on s’en souvienne, l’Académie vit surtout de traditions, et en tout temps il y a eu, comme on disait au dernier siècle, quelques chapeaux sur les fauteuils. Respectons donc la légitime part des chapeaux, pourvu que sous ces chapeaux il y ait au moins une grammaire française. Nous devenons exigeans.
Au surplus, il y a long-temps que les critiques, pour ne plus parler que d’eux, ont des places de réserve à l’Académie, et c’est justice. Dans une compagnie appelée avant tout à maintenir le goût et l’autorité des choses littéraires, il serait en effet plaisant que les écrivains qui passent précisément leur vie à faire, en toute liberté et individuellement, ce que l’Académie en corps essaie de faire avec plus de réserve, fussent ceux précisément sur lesquels porterait l’exclusion. Quand on professe, comme l’auteur des Orientales, cette théorie, que la postérité a seule le droit de contrôle sur le génie, qu’on ne doit corriger les défauts d’un livre que dans un autre livre, et que le poète enfin ne relève pas de la juridiction des contemporains, on n’est guère disposé, ce semble, à croire au droit qu’a la critique d’être représentée dans cette espèce d’Élysée gigantesque et béat, entre ces quarante colosses aux idées pures, qui, suivant l’optique toujours disproportionnée et cyclopéenne de M. Victor Hugo, forment à l’heure qu’il est ce que les vulgaires mortels appellent l’Académie française. De là l’étonnement qui, dans le solennel et récent discours de M. Hugo, s’étalait naïvement, tout en croyant se cacher : c’est l’enfant qui s’imagine qu’on ne le voit pas parce qu’il a mis la main devant ses yeux. Évidemment le chantre d’Olympio trouve que l’on déroge en donnant l’habit vert aux critiques. On entend bien qu’il s’agit des critiques indépendans. Voilà, dégagée de la splendeur des métaphores, la pensée réelle, la pensée fondamentale de la harangue que nous avons entendue à la dernière séance académique. Le malheur est qu’il suffit de jeter les yeux sur les plus récentes listes de l’Institut pour se convaincre que la doctrine implicitement contenue dans les éblouissantes antithèses du poète n’est nullement partagée par ses confrères. Hier, n’était-ce pas le tour de M. Sainte-Beuve et de M. Saint-Marc Girardin ? Ajoutons que ce pourrait bien être demain celui de M. Nisard, de M. Chasles, de M. Magnin ou de quelque autre pareil. M. Victor Hugo en doit prendre son parti royalement, les royautés littéraires ont leurs traversées tout comme les royautés politiques. Que voulez-vous ? c’est la destinée des malheureux monarques constitutionnels d’être ainsi entravés à tout instant. Il faut se résigner aux misères des temps. M. Hugo oublie que c’est aux chambres, hélas ! et aux chambres qui les discutent, que s’adressent maintenant les discours du trône.
Tout à l’heure nous disions que, la littérature d’imagination faisant manque, l’Académie serait forcément amenée à remplir ses prochains vides par quelques-uns de ces écrivains du genre critique dont on a essayé ici à diverses reprises de caractériser le talent et les travaux. Entre ceux qui n’ont pas trouvé place encore dans cette galerie commencée, entre ceux que le vif éclat de l’esprit et la délicatesse de plume eussent en tout temps menés au fauteuil, M. Saint-Marc Girardin est sans contredit l’un des plus brillans. Le Cours de littérature dramatique qu’il a publié l’année dernière, et dont une édition nouvelle paraît en ce moment même[1] avec quelques modifications piquantes, le discours de réception qu’il vient de prononcer à l’Académie, et auquel la riposte ouvertement hostile de M. Hugo a donné plus de relief encore, c’est là une double occasion que nous voudrions mettre à profit pour réparer de longs retards et régler enfin nos comptes avec ce talent jeune encore, mais qui, tant il a été preste et rapide, a déjà un long passé et presque une histoire.
On sait par un vers des Feuilles d’Automne la date exacte de la naissance du poète :
mais un simple critique ne se croit pas de droits à l’hymne autobiographique, et M. Saint-Marc Girardin n’a écrit nulle part, pas même en prose, qu’il était né à Paris le 21 février 1801. Entré fort jeune à l’institution Hallays-Dabot, qui eut tour à tour en lui son meilleur élève et son meilleur maître, il suivit sans interruption les cours du lycée Napoléon, qui dans l’intervalle devint le collége Henri IV. Comme M. Victor Le Clerc, comme M. Villemain, ses prédécesseurs et plus tard ses collègues dans les hautes fonctions de l’Université, le jeune Saint-Marc fut un des lauréats distingués du concours général. Dans les premières années de la restauration, on remarquait ce genre innocent de succès bien plus qu’on ne fait aujourd’hui. Cela se comprend : au sortir des guerres de l’empire qui avaient moissonné régulièrement la jeunesse, un sentiment particulier d’intérêt devait s’attacher à ceux qui entraient ainsi dans la vie avec des palmes moins sanglantes et sous les calmes auspices littéraires. Il se rencontre des années plus heureuses et plus fécondes d’où se détachent des groupes favorisés. On sait, par exemple, cette génération éclatante de la première École normale, d’où sortirent en même temps M. Cousin, M. Jouffroy, M. Patin, M. Dubois, bien d’autres encore. M. Saint-Marc eut aussi pour condisciples plusieurs hommes distingués qu’il devait plus tard rencontrer à la chambre ou dans les affaires, M. Chegaray, M. Lanjuinais, M. de Langsdorf ; au concours général, le collége Bourbon lui envoyait un concurrent tout-à-fait digne de lui et qui devait devenir un jour une plume excellente, M. Vitet. Dans la vie des collégiens, la rhétorique est l’année des grandes victoires : le jeune Saint-Marc battit la plupart de ses rivaux, et, comme pour s’habituer tout de suite au succès qui en tout devait lui être facile, il revint de la Sorbonne au collége Henri IV avec ce prix de discours qu’avait naguère manqué M. Villemain, et avec ce prix de vers latins que M. Sainte-Beuve allait avoir l’année d’après.
Voilà des souvenirs un peu scholaires ; mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un professeur. Cette composition en vers latins ne fut pas d’ailleurs sans influence sur la destinée littéraire de M. Saint-Marc ; elle lui fit connaître M. Villemain, et voici comment. En 1816, comme il n’y avait pas eu de concours général l’année précédente à cause des évènemens politiques, on décida que les élèves exclus par leur âge auraient cette fois le bénéfice d’une année. Le jeune Saint-Marc était dans ce cas ; mais, quand on vint à l’application, sa copie fut éliminée. Il se plaignit, et eut recours à un membre de sa famille, M. Hochet, le secrétaire du conseil d’état. M. Hochet a été mêlé avec distinction à la presse de l’empire, il aime les lettres : les vers du rhétoricien lui plurent, et il les montra à M. Villemain, qui en fut enchanté et prit seulement plaisir à noter avec malice je ne sais quelle faute de quantité échappée à l’étourderie de l’élève. Exclu du concours, le lauréat manqué courut chez son nouveau protecteur, et, ne le trouvant point, lui laissa un mot où l’affaire était expliquée. M. Villemain fut surpris de ce billet, net, vif, courant, et la prochaine fois qu’il vit son jeune homme : « Il faut, lui dit-il, que vous ayez lu et relu la correspondance de Voltaire. » M. Villemain ne se trompait pas : c’était l’ouvrage de prédilection du jeune écolier. Au collége, on raffole de Werther et de l’Héloïse ; M. Saint-Marc aimait déjà Voltaire. On le voit, le naturel chez lui l’emportait d’emblée, et sa première passion étant le bon sens, il se trouva de dix ans en avance sur ceux de son âge, sur ceux qui débutent par les illusions de l’enthousiasme. M. Villemain intervint au profit du concurrent écarté, qui réussit, comme on l’a vu.
Sorti du collége en 1820, M. Saint-Marc Girardin ne se demanda pas long-temps ce qu’il allait faire. Il avait trop le goût d’écrire pour ne pas être écrivain, trop le tact de son temps et l’instinct des affaires pour être tout simplement homme de lettres. Dans un article de ses premiers débuts, on rencontre cette phrase : « Je me souviens toujours que, quatre mois après ma rhétorique, me trouvant avec six de mes camarades de collége, nous nous confiions mutuellement nos projets de littérature et de gloire ; chacun avait sa tragédie en portefeuille ou en idée, et sur six, il y avait cinq Virginie ; la sixième était plus hardie et plus originale : c’était une Mort de Lucrèce[2]. » M. Saint-Marc parle de ses camarades, mais il se garde de parler de lui : c’est que, je le soupçonne, s’il méditait déjà quelque chose, c’était bien moins une tragédie que quelque parodie maligne des tragédies des autres. Ce tempérament critique, cette aptitude, en quelque sorte native, qui se déclaraient d’abord chez M. Girardin, devaient le faire entrer aussitôt et avec décision dans la voie de la polémique littéraire et politique. C’est ce qui arriva. En général, il n’est presque pas un écrivain critique qui, dans sa vie, n’ait fait au moins une échappée dans le domaine de l’imagination. S’il en est peu à qui la poésie soit, comme elle l’est pour M. Sainte-Beuve, une autre partie de la gloire, l’art, ne fût-ce qu’en passant, a tenté chacun à son heure. Ç’a été le début ou le rêve des uns ; pour d’autres, une sorte de retour, un épisode, un projet, une distraction. Presque tous s’y sont laissé prendre : M. Villemain n’a-t-il pas fait Lascaris, M. Chasles la Fiancée de Bénarès, et n’a-t-on pas eu une nouvelle de M. Nisard ? M. Gustave Planche a annoncé un roman, M. Béquet avait écrit le Mouchoir bleu, M. Magnin a laissé jouer une comédie[3], et il a été cité de jolies strophes de M. Ampère. Ce pli rétif de l’imagination se retrouve chez les plus graves, et il n’y a pas jusqu’à l’érudition qui n’ait ses caprices inventifs : j’ai vu, imprimés, des vers de M. Guérard, et les curieux se souviennent du piquant Lysis de M. Le Clerc. Rien de pareil ne se rencontre, que je sache, chez M. Girardin : c’eût été se risquer dans une route où quelques-uns d’entre les meilleurs ont échoué, et M. Girardin n’a jamais eu le goût des mécomptes et du temps perdu. Toute extase de poète, toute tentative douteuse, tout élan inutile, allaient mal à cet esprit avisé, net, positif, ennemi du vague et de la rêverie.
Aussi l’écolier est à peine échappé des bancs qu’on le trouve rédigeant de la critique : il restait fidèle à son penchant. M. Saint-Marc avait fait des études excellentes, il avait de l’instruction et des lettres. L’écueil de ceux qui commencent dans ces conditions, c’est de se perdre aux dilettantismes d’érudit, de se noyer dans les notes et dans les estimables minuties de l’exactitude : M. Saint-Marc, qui, avec son expérience précoce, n’a jamais aimé que les choses nécessaires, se gara de cet autre abus ; il ne tomba pas plus dans le pédantisme, comme font les débutans instruits, que dans le facile dévergondage de l’imagination, comme font volontiers les ignorans. L’intempérance en rien ne lui convenait. Dès 1821, je le trouve taillant et effilant sa plume dans un tout petit journal, heureusement oublié, l’Écho du soir. Il y rendait compte de l’Opéra dans le style le plus délibéré, tandis que son futur collaborateur et ami des Débats, le grave M. de Sacy, y rédigeait des Esquisses judiciaires tout aussi peu puritaines. Le style des deux publicistes faisait là ses goguettes de jeunesse et s’émancipait, mais il ne tarda pas à se ranger. Dès l’année suivante, M. Saint-Marc rédigea, pour l’Académie française, un Éloge de Lesage[4], qui obtint l’accessit : c’était revenir vite à la littérature sérieuse. Dans ce concours, M. Saint-Marc avait suivi les conseils de M. Villemain, qui prenait de plus en plus intérêt à lui et qui mit même, à ce propos, une note tout-à-fait flatteuse dans le Journal des Débats. L’opuscule n’avait pas trop la tournure académique : c’est la meilleure louange que j’en puisse faire. La manière étincelante, les tours débarrassés, la verve franche que nous rencontrerons bientôt sous cette plume alerte et facile, ne se laissent guère, il est vrai, soupçonner ici ; mais sachons gré au jeune lauréat d’avoir, dès sa première brochure, rejeté le bagage de l’emphase officielle et de s’être aventuré tout seul, avec son propre style. On aime, en étudiant un écrivain, à chercher, au sein des tentatives de sa jeunesse, les germes de ce qui se développera plus tard en lui, à démêler les élémens qui finiront par l’emporter. Ce qui frappe surtout dans l’Éloge de Lesage, c’est qu’en plus d’un endroit déjà la vue morale s’entremêle à l’appréciation littéraire. Rien de mieux saisi et de plus finement exprimé, par exemple, que la différence du caractère de Figaro, dont l’intrigue audacieuse ne permet pas de mettre en doute le succès final, avec celui de Gil Blas, plus simple, plus rapproché de nous, et dont l’habileté sans friponnerie laisse toujours au lecteur le plaisir d’être incertain sur le résultat. Pour qui sait deviner, un vrai critique s’annonce dans ces pages, aussi oubliées de l’auteur que de personne.
Sa pointe d’un instant à travers la littérature futile, son rapide passage dans les petits journaux, durent avoir un avantage pour M. Saint-Marc ; ils lui donnèrent tout de suite cette aisance, ce dégagé, cette légèreté, qui seuls sont peu de chose, mais qui, dans un talent cultivé et sérieux, deviennent une grace et un charme. Avisez-vous d’avoir, au grand concours, le prix de discours français et de venir le lendemain rédiger une page pour la presse ; vous êtes bien sûr de vous trouver dépaysé et de faire l’article le plus gauche du monde. Avec son esprit dispos, éveillé, prêt à tout, M. Saint-Marc, au contraire, se trouva tout naturellement journaliste, quand il eut un journal, comme bientôt, avec sa parole preste et acérée, il se trouvera professeur, quand il aura une chaire. Cette idée d’une chaire lui plaisait : le lendemain de ses études, il serait entré volontiers à l’École normale, si sa famille, qui voyait les professeurs suspendus et l’enseignement en défaveur, n’avait désapprouvé ce projet. Il fallait, sous la restauration, se sentir une vocation véritable pour entrer dans l’Université : après avoir commencé et laissé l’étude du droit, M. Saint-Marc Girardin concourut avec succès, en 1823, pour l’agrégation qu’on venait de constituer. Chargé dès-lors de quelques suppléances dans les colléges de Paris, il devint bientôt suspect de libéralisme aux yeux d’une administration méticuleuse : l’abbé Nicolle l’éconduisit poliment. Il fallait attendre des temps meilleurs ; quoique la jeunesse soit impatiente, M. Saint-Marc attendit. Sa vie se passait doucement dans sa famille, et chaque année, aux vacances, il s’en allait gaiement dépenser dans quelque excursion ses minces économies d’agrégé sans chaire et de modeste répétiteur. Les voyages, les douces flâneries à l’étranger ont toujours plu à M. Saint-Marc ; à ses yeux, c’est une manière commode de s’instruire. Aussi, lui qui raille tant de choses définit-il avec complaisance ce qu’il appelle les voyages de badauds[5] : « La badauderie, dit-il, c’est-à-dire voir pour voir, prendre les idées à mesure qu’elles arrivent, se laisser aller aux nouveautés, ne rien étudier et pourtant apprendre, mais d’une manière instinctive, voilà ce que j’appelle la badauderie, et c’est une douce chose qui a ses mérites. » Nous partageons d’autant plus cet avis, que la plupart de ces voyages nous ont valu des pages sémillantes et fraîches, toutes jetées négligemment dans des coins de journaux, et qui, recueillies, composeraient un livre charmant. Un universitaire est contraint de mesurer humblement ses plaisirs à sa bourse : M. Girardin ne fit d’abord que des courses peu lointaines ; il vit la Belgique, la Suisse, les bords du Rhin ; puis bientôt, avec ses économies des Débats, il put visiter l’Italie et séjourner à Berlin. Des traces ingénieuses de ces excursions diverses se retrouvent souvent dans ce qu’écrit M. Saint-Marc. C’est un esprit à qui tout profite ; chez lui, le voyageur sert le lettré, comme le journaliste servira l’homme politique.
1826 fut une année active pour M. Saint-Marc Girardin : il retrouva ses fonctions universitaires, il débuta dans un cours public, il s’essaya à la polémique littéraire. C’est M. l’évêque d’Hermopolis qui, après trois années d’interruption, le réintégra dans l’enseignement, en lui confiant la place de professeur-agrégé de seconde au collége Louis-le-Grand. Mais il y a loin d’une classe à un amphithéâtre, et M. Saint-Marc ne manqua point la première occasion qui lui vint de s’adresser à un autre public. On sait qu’à cette époque les cours de la Société des Bonnes-Lettres avaient une couleur semi-politique : M. Girardin, qui alors ne faisait pas de politique, ne se crut nullement engagé en acceptant les offres avantageuses qu’on lui fit, par l’intermédiaire de M. Roger, avec lequel il se trouvait en relation. Il donna donc un cours sur la littérature de la renaissance, comme M. Patin en donnait un sur les tragiques grecs. Au lieu de lire un discours d’apparat, le jeune débutant n’hésita pas à improviser dès sa première entrevue avec l’auditoire. Cette parole agile, fluide, perçante, surprit et charma ; moins animées, les leçons suivantes n’eurent pas le même mordant, mais on sait si M. Saint-Marc s’est retrouvé depuis. La Sorbonne alors touchait presque à sa gloire, et, quoique M. Guizot et M. Cousin se tussent encore, M. Villemain préludait, par sa merveilleuse parole de professeur, à cet enseignement sans exemple que la France entière allait écouter, et qui fut comme l’école de l’esprit public. Il semble difficile que le cours d’un jeune inconnu et surtout un cours particulier ait pu être remarqué au milieu de cet éclat ; pourtant l’opinion éveillée était alors attentive à tout : elle distingua le langage à la fois serein et ému de M. Jouffroy, comme l’improvisation spirituelle et pétillante de M. Girardin. Tous dirent que M. Villemain avait un disciple, et que ce disciple pourrait devenir un émule.
Sans se compromettre nulle part, M. Girardin était devenu orateur dans la chaire monarchique des Bonnes-Lettres, il devint critique dans les cahiers libéraux du Mercure : l’atmosphère d’alentour, si peu saine qu’elle fût, ne nuisait pas à cette vive et personnelle nature. Dès le début de la carrière de l’écrivain, nous avons rencontré un accessit à l’Académie, et hier l’Académie admettait M. Saint-Marc dans son sein ; dès le début de la carrière du journaliste, nous trouvons un critique de théâtre, et, à l’heure qu’il est, c’est du théâtre encore que M. Saint-Marc parle à ses auditeurs de la Faculté : il se trouve que les dernières questions nous ramènent d’elles-mêmes aux premières. Si loin qu’il y ait de la Sorbonne d’à présent au Mercure de la restauration, on peut constater qu’à vingt ans de distance, le critique avait déjà quelque chose de ses qualités d’aujourd’hui, la célérité de diction, les saillies courantes, le tour malignement dédaigneux de l’ironie ; avec son style fringant et de bonne venue, il effleurait vivement chaque sujet, et, se gardant d’appuyer sur les difficultés, il déconcertait les objections par ses aimables badinages d’esprit. Dès ce temps-là, M. Saint-Marc n’avait pas d’autre superstition que la charmante superstition du bon sens.
Commencer par le bon sens en littérature, quand tout le monde, dans le vif mouvement d’alors, commençait par l’illusion, c’était faire vis-à-vis au romantisme, c’était se constituer l’adversaire des novateurs ; mais, avec sa finesse de tact, M. Saint-Marc sentit bien l’inconvénient d’une position qui lui eût mis sur les bras l’impossible défense du théâtre décrépit de l’empire : un esprit si averti et si en garde devait fuir jusqu’à la moindre apparence du ridicule. Aussi n’accepta-t-il jamais ce rôle de contradicteur déclaré, dont la politique d’ailleurs l’eût bien vite distrait. Évitant de se commettre, il se contenta donc de garder une contenance sceptique, railleuse, malignement négative, qui lui donnait tous les avantages. Point de guerre en règle, point de bataille rangée, mais quelque courte rencontre à la légère, quelque passe d’armes à la dérobée, un trait perçant par ici, une sortie d’éclaireur par là. Lors de sa collaboration anonyme au Mercure du dix-neuvième siècle[6], la question littéraire commençait à être vivement débattue : M. Victor Hugo traînait déjà dans ses préfaces la lourde artillerie des métaphores agressives ; au Globe, M. Magnin agitait des théories, remuait des idées ; partout les projets d’affranchissement et de rénovation fermentaient dans les jeunes têtes. En poésie lyrique, on venait d’avoir les Méditations et les Odes. Pourquoi au théâtre n’aurait-on pas des palmes également brillantes ? Le désir était légitime : Cromwell et Henri III n’avaient pas encore désenchanté les sages. J’aime à trouver que, lui aussi, M. Saint-Marc Girardin partagea un espoir que l’expérience, on le conçoit trop, lui fit bientôt perdre : ce court et curieux épisode de son passé est-il fait pour inspirer quelque indulgence sur son présent à ceux qui le trouvent trop morose envers la littérature actuelle ? On en va juger.
La première phrase du premier article de M. Saint-Marc au Mercure est le mot de Beaumarchais : auteur, oseur. On prendrait vraiment le jeune écrivain pour un révolutionnaire ; il se moque des pédans de goût et de morale, il est tout résolu à un changement de dynastie au théâtre. « Quand la littérature est jeune, s’écrie-t-il, il faut oser pour grandir ; vieille, il faut oser pour rajeunir ; enfin je dirais presque comme Danton : ce qu’il faut pour vaincre, c’est de l’audace, de l’audace et toujours de l’audace. » Vous croyez tenir le critique et le prendre en flagrant délit de romantisme ; ne vous y fiez pas, car la question est encore intacte, et il s’agit maintenant de savoir si Hernani méritera d’être osé. D’ailleurs, il pourrait bien y avoir dans tout cela un peu d’amour-propre de métier. « À présent, dit M. Girardin, la critique vaut mieux que les auteurs ; elle est hardie, ils sont timides ; elle a pris l’imagination qu’ils devaient avoir et leur a laissé la sagesse qui lui conviendrait. » Les temps ont changé, comme on voit, et peut-être la critique d’aujourd’hui a-t-elle trop parfaitement repris son rôle. Dans l’attente de ce qui ne vint pas, dans le misérable dénuement de ce qui était, M. Saint-Marc Girardin ne cessait de faire des vœux pour les tentatives dramatiques ; il attaquait l’étroit système des prohibitions en littérature, il se déclarait partisan du laissez faire et du laissez passer. « Tout le monde, écrivait-il, appelle la réforme. » Qu’on ne le croie pas lié pourtant, qu’on ne croie pas que tout à l’heure il passera sous les fourches caudines de la préface de Cromwell ; le protée s’appartient et ne se donne à personne qu’au sens commun. Voyez plutôt si chacun ne reçoit pas une chiquenaude à son tour. Le voilà qui dérange sans pitié la vieille perruque classique, le voilà qui lutine les tragédies où rien ne rompt les rangs, et la poésie surannée où la périphrase gâte tout ; on s’imaginerait avoir affaire à un adepte du cénacle. Mais laissez dire notre impitoyable critique ; il est inépuisable en fines ironies, et, à côté de ses épigrammes sur la littérature uniformément alignée, il se donnera tout exprès le mauvais ton de citer Boileau, il frappera sur les novateurs maladroits, il fustigera tous ces matérialistes de la couleur locale qui croient attraper la poésie du paysage en rimant la flore du lieu, et la vérité historique en habillant leurs acteurs d’après le journal des modes. En somme, le malin railleur met les contendans dos à dos. « On a dit que les écus, s’écrie-t-il, étaient de tous les partis ; il paraît qu’il en est de même de l’ennui ; il est romantique au boulevard du Temple et classique à l’Odéon. » L’ennui, selon M. Saint-Marc, telle était la maladie incurable. On jugera si depuis le théâtre a guéri de cette maladie-là.
Tout cela était dit dans un style industrieux déjà, net, aiguisé, un peu sautillant parfois ; mais ce défaut, si on songe à la monotone et plate critique des Duvicquet de l’époque, avait l’avantage d’agacer agréablement et de taquiner les habitudes du lecteur. L’ingénieuse variété des cadres ajoutait le piquant de l’imprévu à ces sémillantes chroniques. S’agissait-il, par exemple, de la censure et des pièces qu’elle rejetait ? c’étaient des échantillons moqueurs et des fragmens spirituellement parodiés de cette littérature refusée. Talma venait-il à mourir ? vite on supposait une conversation entre l’empereur et lui, et on disait la tenir d’un ami qui avait gardé la manie des dialogues de morts. M. Scribe donnait-il son charmant Mariage de raison ? on lui adressait aussitôt le monologue d’une grisette furieuse d’être ainsi désenchantée de l’amour. Partout enfin se trahissaient l’habileté de plume et d’arrangement, les finesses de l’écrivain. Ce qui plus tard a fait avant tout l’originalité de M. Saint-Marc Girardin en littérature, je veux dire l’heureuse fusion du moraliste dans le critique, s’annonçait déjà, dans ces courts bulletins de théâtre, par des sentences aiguisées, par d’ingénieuses réflexions semées à travers. Dans toutes ces maximes éparpillées, il y a un mot qui me frappe, malgré son extrême simplicité ; le voici : « Le moyen de voir les choses en beau, c’est souvent de ne les connaître qu’à demi. » Est-ce que, par hasard, à cette date reculée du Mercure, M. Saint-Marc aurait entrevu par prévision et deviné plus qu’à demi le véritable avenir de notre théâtre romantique, et par conséquent les tristes mécomptes qu’on sait ? Je le croirais presque à cette phrase singulière dans laquelle le critique annonce formellement la mission d’opposant déclaré qu’il s’est donnée depuis dans son enseignement : « Avec la nouvelle école, notre rôle sera plus piquant. Que de fois nous aurons à crier haro quand on mettra le niais sous le nom de naïveté, et le monstrueux sous le nom d’énergie[7] ! » Cette prophétie, datée de 1826, servirait à merveille d’épigraphe au Cours de Littérature dramatique.
J’ai insisté sur cette polémique oubliée du Mercure, parce qu’elle met en lumière la phase de ferveur à demi novatrice sur laquelle, trois ans plus tard, au beau milieu des triomphes du romantisme, M. Saint-Marc s’exprimait, pour parler avec lui, en vrai classique relaps. « Poètes, disait-il, prosateurs, critiques, oisifs de salon, nous marchions tous d’accord ; je dis nous, parce qu’alors je suivais aussi cette armée, non comme chef ou sergent, je n’aurais osé, mais je faisais foule avec les badauds, venant en queue et criant fort, comme cela se fait dans les séditions où le peuple suit les soldats ameutés[8]. » Certes, c’était là une grande componction pour une bien petite faute ; mais peut-être notre converti, qui n’avait guère été qu’un hérétique assez orthodoxe, exagérait-il à dessein ses regrets, et se faisait-il malicieusement un repentir artificiel. Revêtir le cilice en littérature, c’est se donner le droit de l’appliquer sur le dos des autres. Voyons comment M. Saint-Marc reprit bientôt au Journal des Débats sa tâche ironique du Mercure.
Quand M. Girardin commença d’écrire aux Débats, la querelle littéraire était dans tout son feu. Sans compter la spirituelle brochure de M. de Stendhal et l’éloquent manifeste de la préface de Cromwell, sans compter la polémique harcelante de M. Sainte-Beuve et de M. Magnin (c’était là la guerre dogmatique), le romantisme, qui s’était déjà emparé avec éclat du domaine lyrique, cherchait à étendre ses conquêtes au théâtre, dans le roman, sur tous les points de l’art. En mettant à part les purs littérateurs, trop directement intéressés pour être impartiaux, on peut dire que la jeune école était prise dès-lors au sérieux par plus d’un esprit grave et expérimenté. Au Globe, M. Dubois était fort attentif, M. de Rémusat bienveillant, M. Duvergier de Hauranne tout-à-fait favorable aux hardis essais, aux espérances surtout des romantiques. Non-seulement M. Saint-Marc Girardin, dont le goût susceptible se trouva aussitôt choqué par les bizarreries des novateurs, ne partagea nullement ces sympathies, mais il pensa tout de suite, à propos des Harmonies poétiques et d’Hernani, ce que d’autres ont pensé depuis à propos de la Chute d’un Ange et des Burgraves. Non pas que le très habile critique se mît à la remorque des classiques du Constitutionnel et de l’Académie ; il s’en garda bien et ne revendiqua pour eux que le droit acquis d’ennuyer le public par prescription. Dans sa polémique des Débats, M. Saint-Marc se garda donc de s’enrôler, et reprit, avec un talent avivé par l’exercice et plus étincelant que jamais, son rôle tout-à-fait individuel : ce fut un feu brillant, tel que le pouvait faire un tirailleur adroit et sans pitié qui s’abritait sous le couvert inexpugnable de l’esprit. En sûreté derrière son fort solitaire, il s’amusait à taquiner tout le monde, et, dans son agile prestesse, frappait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. C’était le moyen de dépister les ripostes. D’ailleurs, les personnes étaient rarement désignées avec aigreur, et certaines œuvres même, nées sur les confins de la jeune école, le Voyage de Grèce de M. Lebrun, les poésies de Mlle Gay, étaient abordées sur le ton de la bienveillance : on se rencontrait là sur une sorte de terrain neutre, et il y avait armistice. Quelquefois aussi, une épithète aimable, une sorte de salut à la rencontre, étaient jetés en passant à des noms moins pacifiques : ainsi les mots de jeune homme plein d’esprit et de science[9] accompagnaient une allusion directe à M. Sainte-Beuve. Ces aménités pour les écrivains ne permettaient que mieux l’hostilité rieuse envers les doctrines. Rapide, impossible à atteindre dans sa légèreté, le critique, comme le Parthe, jetait ses traits en fuyant. On était irrité de sa guerre perfide, mais on ne savait où le saisir. Ses alliés non plus de la vieille école ne pouvaient guère compter sur lui : il semblait dire d’eux comme on disait en 1815 : nos amis les ennemis. Si, par exemple, il jouait aux novateurs le mauvais tour de les rendre responsables de la fabuleuse réussite du Solitaire, la littérature de l’empire attrapait aussi son horion : « M. d’Arlincourt, disait M. Girardin, invente comme les classiques de nos jours et écrit comme les romantiques. » C’est ainsi que M. Saint-Marc ne visait pas plus à satisfaire M. Hugo que M. Arnault, et qu’il égratignait aussi bien le tatouage du style que le néant des périphrases ; ce qu’il voulait satisfaire, c’était le lecteur. Débutant, il lui fallait une tribune écoutée ; inconnu, il lui fallait une réputation ; jeune, il lui fallait une certaine autorité près du public. Les Débats lui donnèrent de bonne heure la première ; il conquit vite la seconde à force de verve et d’esprit ; il eut bientôt la troisième en se produisant sous le patronage continu du bon sens. C’est un ami de M. Saint-Marc[10] qui a dit de lui excellemment : « Il s’arrange toujours pour avoir tellement raison, qu’on ne puisse lui donner tort sans se faire injure à soi-même. » Aussi la folle du logis garde-t-elle quelquefois rancune à M. Saint-Marc de cette habile précaution ; tout en sachant qu’il a le plus souvent raison, elle est piquée d’avoir toujours tort.
Ce n’est pas que M. Girardin aime le moins du monde les lieux communs : les lieux communs ne plaisent à ce rare esprit qu’en ce qu’ils cachent de vieilles vérités qu’on rajeunit par une forme mordante, par toutes les ressources d’une plume consommée. Et puis, au milieu de nos caprices usés, au milieu de notre originalité banale, il se trouvait précisément que, pour notre goût désaccoutumé et blasé, le vrai avait tout le charme du faux, le bon sens toute la séduction de l’extraordinaire, la sagesse tout l’air de la fantaisie. De là vient que M. Saint-Marc Girardin eut les avantages du sens commun qu’il affichait, et plut par l’air de paradoxe qu’il affectait de ne pas avoir. Ce n’est point que chez lui le critique quelquefois n’ait ses promptitudes et ses audaces ; mais sa témérité, si vive qu’elle soit, ne l’égare jamais. Il peut se risquer sur la pente, se pencher exprès sur l’abîme ; n’ayez pas peur, ce n’est qu’un jeu, un jeu charmant et habile. Il n’est même pas besoin de garde-fous : son tact est là pour l’avertir. S’il se permet quelque paradoxe réel, ce n’est qu’en passant, ce n’est qu’avec toutes sortes de précautions spécieuses : encore l’épigramme sert-elle d’enveloppe aux yeux du lecteur. Le fil ne passe qu’avec la piqûre. On peut citer, comme exemple en ce genre, un fort malicieux et pétillant article de la fin de 1828 sur le premier ouvrage de M. Émile Deschamps, les Études étrangères. On était alors très préoccupé de la rime et du rhythme, on croisait la lance sur les questions de versification : M. Girardin trouva piquant de rattacher sur ce point les tentatives romantiques à l’école précisément qu’on venait de renverser ; il prétendit, à l’aide d’exemples subtils et finement choisis, qu’en cherchant à couper et à varier l’alexandrin, les novateurs continuaient tout bonnement les recettes de l’abbé Delille[11]. En un mot, M. Saint-Marc Girardin disait au romantisme qu’il était hérétique d’intention beaucoup plus que d’effet, et il le traitait comme un enfant qui bat sa nourrice. Il est vrai que c’était un enfant sublime, comme le disait Châteaubriand de M. Victor Hugo ; mais M. Hugo est-il résolu à n’être jamais que cela ? Nous le craindrions presque, à en juger par ses discours académiques, car c’est toujours cette manière splendide et puérile que caractérisait si bien M. Planche, c’est toujours cette absence du sentiment des proportions et de la réalité qui choquait incessamment dans son théâtre.
La contenance de M. Saint-Marc Girardin à l’égard de l’école romantique de la restauration nous semble maintenant en lumière M. Saint-Marc, dans ce temps-là, prenait plaisir à se moquer avec sa plume de journaliste des excès contre le goût, comme depuis il s’est moqué avec sa parole de professeur des excès contre la morale. Mais ce qui me paraît marquer plus particulièrement son rôle littéraire d’alors, c’est qu’il est toujours resté individuel, c’est qu’il ne s’est jamais mêlé aux sectes et aux groupes d’aucune sorte. En évitant ainsi les combats réguliers comme les luttes organisées, en ne dépensant ses forces au profit de nulle école, M. Girardin gardait pour lui-même tous les avantages de son talent, tout le fruit de ses efforts ; il n’était ni gêné par des engagemens, ni coudoyé par des rivaux. On brille plus à l’aise dans un tournoi que dans une mêlée. Une autre remarque encore qui, selon moi, sert à déterminer la position particulière de M. Girardin comme critique au milieu de l’insurrection de poètes qui précéda la révolution de juillet, c’est combien il était moins sensible alors et moins attentif qu’il ne l’a été depuis à cet éclat de la poésie lyrique, qui sera peut-être la seule gloire, mais la gloire très brillante de la nouvelle école. On en jugera par un exemple. Ayant occasion de dire son avis sur les Nouvelles Méditations de Lamartine, qui contenaient les Préludes, le Crucifix, et tant d’autres morceaux incomparables, M. Saint-Marc Girardin écrivait : « M. de Lamartine n’a réussi qu’une fois encore. Dans ses premières Méditations, il a lutté contre l’expression jusqu’à ce que la pensée poétique se montrât au dehors aussi pure qu’il l’entrevoyait dans son esprit. Ici, rien de cela. » Certes, M. Girardin en conviendra, cette critique est bien sévère, si elle n’est pas outrée ; l’inspiration se trouve du coup sacrifiée à la correction. Voilà comment les Nouvelles Méditations étaient jugées en 1828 ; voyons comment Jocelyn le sera dix ans plus tard. Je me rappelle que, quand Jocelyn parut, M. Saint-Marc faisait son cours à la Sorbonne sur le XVIIIe siècle ; il parlait, je crois, de Voltaire. Eh bien ! le professeur n’y put pas tenir, tant le courant de cette grande poésie l’avait saisi et emporté ; il jeta donc loin de lui la Pucelle et le Mondain, et, prenant tout à coup le volume d’hier, il raconta, durant deux leçons, les sentimens suscités en lui par cette récente lecture, il parla du poète et du poème avec une verve, avec une émotion et une éloquence que n’oublieront jamais ceux qui étaient là. Sans doute, ces séances où l’enthousiasme domine ne reviennent pas souvent dans le spirituel enseignement de M. Girardin ; mais aussi on avouera que Jocelyn ne paraît pas tous les jours.
Tout ce que je veux constater par là, c’est que l’expérience et les années ont modifié le rôle de M. Saint-Marc Girardin à l’égard de la littérature contemporaine. Peu à peu son dédain a cessé d’être aussi général ; maintenant il prend ses points, il circonscrit le débat, et ne s’attaque plus qu’aux endroits vraiment vulnérables, aux honteux dévergondages du drame et du roman. La vérité est de dire que là-dessus M. Girardin a été prévoyant, qu’il a vu clair avant personne : les gerbes les plus lumineuses, tout le jeu brillant des étincelles, ne l’ont pas empêché de découvrir dès l’abord ce que tous nous voyons aujourd’hui, je veux dire la triste carcasse du feu d’artifice. Toutefois ce bon sens précurseur faisait aller le critique quelque peu loin. Aujourd’hui, son propre exemple, tant de pages d’une exquise littérature, nous serviraient à le confondre, s’il écrivait encore, comme en 1828, des phrases pareilles à celle-ci : « La littérature politique est la seule qui, avec l’histoire, ait peut-être encore de l’avenir en France. Quant au reste, poésie, tragédie, discours académiques, je crains bien qu’il ne faille dire avec Virgile : Claudite jam rivos, pueri[12]. » Les Harmonies, les Feuilles d’automne, les Consolations ont heureusement donné de glorieux démentis à cette prédiction par trop dégoûtée ; je crains bien que M. Girardin n’eût raison que sur la tragédie, car, pour les discours académiques, il nous prouvait lui-même hier qu’on en pouvait encore faire de charmans.
Quant au brillant avenir que le jeune écrivain réservait d’un ton si exclusif à la littérature politique, je m’explique cette prédilection. Lorsqu’il lançait cette prophétie, M. Saint-Marc venait précisément de débuter dans ce genre de polémique active par des articles qui faisaient éclat, et qui, du jour au lendemain, transformèrent le jeune universitaire, inconnu la veille, en publiciste important. Mais comment M. Saint-Marc Girardin était-il entré au Journal des Débats ? Ceci nous ramène à ses antécédens académiques, à cet Éloge de Bossuet, qui partagea le prix avec l’excellent morceau de M. Patin, et dont M. Hugo a bien voulu dire que le style en était à la fois « vigoureux et ingénieux. » Nous ne contredirons pas l’illustre poète, quoique le discernement des nuances ne soit pas précisément son fait. Cette fois, il rencontrait plus juste qu’il ne se l’était imaginé certainement lui-même. Quelque chose en effet de nouveau me frappe dans ces pages ; il y a là un tour ferme, des touches énergiques, auxquels la légèreté brillante de ce pinceau ne nous avait pas accoutumés jusqu’ici. Marche pressante à travers les choses, pensée remuante et qui ne s’attarde pas à approfondir, sens net et dégagé, investigation entreprenante et rapidement poussée en tout sens, M. Saint-Marc Girardin avait déjà toutes les qualités vives qu’il a portées depuis dans ses divers travaux sur l’histoire de la politique et des lettres. Une vue piquante faisait le fond de cette étude sur Bossuet, et intéressait habilement l’opinion contemporaine à ces pieux débats des théologiens du grand siècle ; M. Saint-Marc montrait comment il n’y a pas de querelles où n’entre au fond l’esprit de liberté. À partir du XVIe siècle, la liberté, c’est d’examiner la foi ; au XVIIIe, elle passe de la théologie dans les lettres ; aujourd’hui elle est dans la politique : en tout temps elle s’établit dans notre passion dominante. Juger ainsi, c’était faire des disputes du quiétisme une question libérale de 1828 : nous surprenons là l’un des traits distinctifs du talent de M. Girardin. Avec lui, sans rien perdre de leur vérité et de leur couleur, les vieux évènemens rajeunissent, les vieilles idées reprennent leur fraîcheur ; le critique sait les recettes de la fontaine de Jouvence. En rendant compte au Globe de l’éloge couronné, M. Magnin, au milieu de beaucoup de délicates louanges, regrettait de voir M. Girardin, dans ses appréciations du passé, trop désintéressé des opinions et des personnes. C’est que le politique, chez M. Saint-Marc, commençait à envahir sur le littérateur.
Ce détachement un peu sceptique que peuvent donner la paisible étude de l’histoire et l’expérience des choses dans les temps calmes, il eût été bien difficile de le garder long-temps au sein des luttes passionnées de la restauration. Toute plume alors était une arme ; la plume acérée de M. Girardin ne pouvait rester au repos. M. Girardin avait l’instinct des affaires, le goût de l’action ; un premier-Paris, écrit aux Débats par occasion, et qui se trouva être une sorte d’évènement, fit de l’heureux jeune homme un collaborateur politique, un polémiste de tous les jours. L’Éloge de Bossuet avait beaucoup plu à M. de Féletz, qui ne connaissait point le lauréat ; un jour, il parla de lui si vivement à ses amis du journal, qu’on eut l’idée de l’attacher à la rédaction. M. Armand Bertin, qui rencontrait souvent M. Saint-Marc au théâtre du Gymnase, si à la mode alors, se chargea de la négociation, qui fut facile, comme on l’imagine. Quelques semaines plus tard, en août 1827, paraissait dans le Journal des Débats cette série d’articles sur Beaumarchais qui furent si remarqués. On sait combien la différence des auditoires peut modifier les qualités d’un orateur : l’écrivain n’échappe pas à cette influence, à ce magnétisme des alentours. Il y a toujours profit ou perte dans le voisinage qu’on se fait. Le talent de M. Girardin, au sortir des ternes cahiers du Mercure, s’aviva singulièrement dans cette atmosphère alors si lumineuse et si excitante du Journal des Débats. Rien de mieux fait, rien de plus lestement tourné que ces articles, prompts, animés, allant au vif. Le style ne se perd plus aux gentillesses mignardes, aux affectations dogmatiques : il a hâte, il est décidé, il mêle la verdeur au naturel ; la concision épigrammatique lui plaît, il donne du relief à ce qui pourrait paraître insignifiant ; il aiguise encore ce qui serait naturellement spirituel, de sorte que chaque mot devient un trait et jaillit en étincelle. Cette allure sans apprêt, cette familiarité de bon aloi, relevées à propos par l’élégante désinvolture des tours, étaient dans la critique une nouveauté faite pour séduire ; elle séduisit et mit bientôt en réputation ces flexibles saillies d’un talent que le public commençait à apprécier. Pour comble de bonheur, la censure, dont le règne allait prochainement finir, supprima le dernier des articles sur Beaumarchais ; on se l’arracha quelques mois plus tard. En montrant dans l’auteur de Figaro un novateur sans scrupule, un promoteur hardi des idées, M. Girardin disait : « C’est là une gloire ou un crime que ne lui pardonneront guère ceux qui marchent en arrière, ceux qui marchent de côté, et enfin ceux qui ne marchent pas du tout. » M. Saint-Marc était de ceux qui marchaient en avant.
Aussi le trouve-t-on mêlé de près à la guerre terrible que le Journal des Débats ne cessa de faire à un gouvernement rétrograde, durant ces décisives années. Son premier article politique fut inséré le 27 novembre 1827 : c’était le lendemain de cette trop célèbre émeute de la rue Saint-Denis, par laquelle la police de M. de Villèle espérait effrayer le pays sur le résultat des récentes élections. À l’âcre et fine ironie qui perçait dès la première ligne, à la svelte prestesse des images, à la vie qui courait impatiemment dans ces phrases, à ces airs surtout de légèreté mondaine, à ce ton mélangé de conversation et d’éloquence, on devinait un style inaccoutumé, une plume nouvelle. M. Saint-Marc montrait le ministère enflant le mannequin de la révolution pour effrayer les bonnes gens, et jetant dans la balance le gourdin de ses espions. M. de Villèle n’était-il pas un trop grand homme pour disparaître autrement que dans une tempête, et ne fallait-il point sonner la trompe aux royalistes pour sauver solidairement M. de Corbière et les Bourbons, le ministère de cinq ans et la monarchie de quatorze siècles ? À cette hypocrite stratégie, M. Girardin opposait l’invraisemblance ; il demandait si c’était le lendemain de la victoire que le parti libéral serait allé gaminer séditieusement sur les places publiques. Se souvenant de je ne sais plus quel passage mordant de Chamfort ou des Actes des Apôtres, il l’imitait habilement et l’appliquait avec verve à la circonstance :
« Tartufe s’était mortifié dimanche soir. Lundi et mardi il se vengea. La canaille se mit à courir Paris, en criant vive l’empereur ! cri défunt qui ne ressuscite personne, cri exhumé des cartons de la police, car son ignorance des choses d’aujourd’hui trahit son origine. Le peuple accourt pour voir, la bourgeoisie s’assemble pour s’indigner de pareilles provocations. Alors gendarmerie à cheval et à pied, troupes de ligne, s’élancent sur le tout, sabrant, fusillant, renversant…
Qu’il faisait beau voir nos soldats prendre la rue aux Ours, s’emparer de la rue Greneta, marcher au pas de charge dans la rue Saint-Denis, tourner la rue Mauconseil, s’élancer sur le passage du Grand-Cerf, tirer sur les fenêtres gabionnées de pots de fleurs, tout cela à la lueur des réverbères, à défaut du soleil d’Austerlitz ! Voyez cette cavalerie victorieuse qui court à plein galop ! Gare ! laissez passer la victoire ! Gare aussi pour ces civières chargées de blessés qu’on porte à l’Hôtel-Dieu ! Ce sont aussi des trophées, et le bulletin de la grande bataille est affiché à la Morgue ! »
Plus loin, avec non moins d’entrain ; il disait encore :
« Que les électeurs y songent bien ! S’ils nomment les élus du ministère, qu’arrivera-t-il ? Une obscurité commode couvrira les évènemens de la semaine. Pas d’éclaircissemens, pas d’enquêtes ni sur les causes ni sur les moyens. Puis, comme bientôt la censure sera établie, la littérature de la police proclamera hardiment que c’était une sédition électorale, que l’opposition voulait renverser la monarchie, mais que, le bon Dieu aidant, les factieux ont été vaincus. Comme cela sera vrai et noble ! Comme il sera honorable pour la France d’avoir voulu renverser la monarchie en se barricadant rue aux Ours ! Comme il sera beau que la gendarmerie ait sauvé le trône et l’autel en prenant d’assaut la rue Coquillière ! »
On n’était pas habitué alors à ce libre ton, à ces tournures à la fois enjouées et sérieuses. L’article touchait la plaie à nu ; le ministère indigné délibéra s’il ferait saisir le journal, et n’osa point. Cela fit éclat ; l’opinion soulevée prit le parti du journaliste ; tout le monde avait pris le parti de l’écrivain, et reconnu que la presse comptait un maître de plus.
M. Saint-Marc nous parlait l’autre jour à l’Académie de ces courtes rencontres que les passions politiques font quelquefois de la justice : on était dans un de ces momens-là, dans un de ces momens où, comme il le disait encore lui-même, le journaliste doit tenir à la puissance de sa pensée plus qu’à la célébrité de son nom. Aussi M. Girardin n’hésita-t-il point à donner dès-lors le pas à ces luttes anonymes de la politique quotidienne sur les succès brillans de la publicité littéraire. À force de talent, d’ailleurs, quelques rares noms percent les mystères du bureau de rédaction et se font jour jusqu’au public : il y a des styles dont le relief trahit l’auteur, et, le voile se déchirant à certaines heures, la signature apparaît. M. Carrel, M. Saint-Marc Girardin, M. de Sacy, furent de ceux-là. Aux Débats d’avant 1830, M. Girardin et M. de Sacy représentaient la jeune génération, celle qui le lendemain de juillet devait tenir le dé dans le journal ; c’étaient des héritiers présomptifs. Déjà autorisé et de plus en plus en crédit, quelques mois après son entrée aux Débats, M. Saint-Marc y avait introduit M. de Sacy, son ami de longue date. M. de Sacy n’avait guère écrit jusque-là ; il sortait du barreau où son improvisation un peu sobre, mais ferme, et son argumentation aussi solide qu’accentuée lui promettaient une carrière digne du nom illustre qu’il porte. Ces fortes qualités de sa parole se reproduisirent sous sa plume, avec d’autres mérites excellens qui ont fait de lui un publiciste consommé. M. de Sacy apportait dans la discussion des journaux ce qu’on n’y apporte guère, les saines traditions du XVIIe siècle et de Port-Royal, une dialectique vigoureuse et nette, une diction en tout fidèle à la bonne langue. La trace des Provinciales n’est nulle part mieux marquée peut-être que dans les bonnes pages de M. de Sacy : l’ironie n’y nuit pas à l’éloquence. La polémique politique, dès qu’il l’eut abordée, s’empara si bien de M. de Sacy, que l’ambition même ne l’en fit jamais sortir.
Le Journal des Débats alors avait besoin de quelques talens nouveaux pour suffire aux dangers croissans de la lutte. Il fallait aux folles tentatives du pouvoir opposer l’indignation, et l’indignation est surtout une vertu de la jeunesse. M. de Châteaubriand venait encore au bureau du journal, mais il n’y écrivait plus ; l’éclat de son nom, il est vrai, le récent souvenir de sa polémique, étaient bien faits pour exciter les jeunes émules qui venaient l’entendre. De son côté, M. Fiévée, vieilli, était alors plus utile par son expérience du jeu politique et par les traits de sa conversation que par la prose finement subtile de ses articles. M. de Salvandy lui-même, qui avait un instant continué M. de Châteaubriand, n’était plus tout-à-fait aussi assidu. Souvent M. Bertin l’aîné en était réduit, pour son service de tous les jours, aux rédacteurs qu’il avait plus directement sous la main, à M. Duvicquet, dont les premier-Paris (grace à la passion politique) paraissaient un peu moins communs que les feuilletons, et à M. Béquet, qui, à la chute du ministère Martignac, eut les honneurs d’un procès célèbre. Dans cette situation, le concours actif de M. Saint-Marc et de M. de Sacy fut une bonne fortune pour les Débats, comme leur accession aux Débats fut une bonne fortune pour les deux écrivains. Outre toute la verve qu’il n’a cessé d’y semer en prodigue, M. Saint-Marc Girardin a eu dans la presse politique une originalité qu’on ne lui saurait contester : l’un des premiers il a introduit dans les discussions politiques ce ton de la causerie, cette simplicité de bon goût qui souvent sont la meilleure langue des affaires. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il ne chercha pas après sa manière, c’est qu’il eut tout de suite, dans ces controverses, une aisance et un naturel qui semblaient venir de vocation.
Lors de l’avènement du dernier et insensé ministère de Charles X, les attaques de la presse redoublèrent de vigueur ; chaque numéro de journal était un appel frémissant aux passions du pays, chaque article respirait une émotion sincère, parce que, convaincu, on était sûr de convaincre. La moindre étincelle faisait gronder la foudre dans cette atmosphère électrique. Le 10 août 1829, on avait saisi les Débats, à cause des quelques lignes de M. Béquet, qui se terminaient par la phrase connue : malheureuse France, malheureux roi ! Poursuivi et bientôt condamné, le journal ne recula pas : cinq jours après l’article de M. Béquet, un article de M. Girardin paraissait, bien autrement hardi, et dans lequel la trinité ministérielle était triplement marquée de son passé comme d’un stigmate ; M. de Polignac s’appelait Coblentz, M. de Bourmont s’appelait Waterloo, M. de Labourdonnaye s’appelait 1815. L’objurgation, l’apostrophe, la moquerie, le dialogue, les formes les plus animées du langage se succédaient avec entraînement. La polémique devenait une sorte de drame. On liait ces malheureux ministres à leur passé, comme les chrétiens que leurs persécuteurs attachaient à un cadavre ; on les poussait aux abîmes des coups d’état, en leur disant : « Savez-vous qu’il y pourrait périr encore des trônes et des dynasties ? » C’était annoncer la prochaine révolution. M. Girardin avait raison de le dire, à armes égales, l’opposition devait être plus forte que le pouvoir. Ce ministère imbécile voulait, ainsi que Commode, descendre dans le cirque, et il croyait que les gladiateurs adverses, comme ceux de l’empereur romain, n’avaient que des glaives de plomb. M. Saint-Marc leur montra en vain le glaive d’acier étincelant aux mains de la presse. Un combat à mort s’engageait, et dès-lors on pouvait dire à la liberté : Morituri te salutant.
C’est dans ces luttes d’avant-garde, dans ce feu croisé de menaces, que se passa la mémorable année du ministère Polignac. Des deux côtés, on parlait de coup d’état et de liberté : quand la liberté et le coup d’état se rencontrèrent, ce fut une révolution. Cette révolution fit naturellement de M. Saint-Marc Girardin un homme politique ; le journaliste de la restauration devint, dès le lendemain, un maître des requêtes de juillet. Il ne faudrait pas croire, du reste, que ces préoccupations de la polémique active aient jamais enlevé M. Girardin aux lettres : sous cette main agile, la littérature et la politique marchaient de front. Et puis, le critique, en mainte occasion, se trouvait servir le publiciste. C’est ainsi que ses articles sur Beaumarchais firent connaître le prince de Talleyrand à M. Girardin. Charmé de cette clarté qui ne sentait pas le travail, du montant tout français de ce style, le vieux diplomate avait désiré voir le jeune écrivain ; il se l’était fait amener par M. Villemain. Cette conversation dégagée, courant droit à l’à-propos, toujours prompte à la repartie, dut plaire à M. de Talleyrand, qui, comparant l’auteur à ses articles, se répéta peut-être que le style, c’est l’homme. M. Saint Marc commençait à percer ; il n’eut pas de peine à se produire, à avoir accès chez M. de Broglie, chez M. Molé, dans les meilleurs salons. Nommé professeur de rhétorique au collége Louis-le-Grand par le ministère réparateur de M. de Martignac, M. Saint-Marc s’avançait aussi peu à peu dans la hiérarchie universitaire, tandis qu’un prix nouveau, et cette fois plus important, lui était décerné par l’Académie française et achevait de le mettre en crédit dans la littérature officielle.
Le Tableau de la Littérature française au seizième siècle, qui fut couronné en même temps que le brillant morceau de M. Philarète Chasles, est demeuré l’une des plus agréables esquisses de M. Girardin. Ne vous avisez point de chercher là une étude minutieuse et savante, l’auteur se garde de pénétrer ; il court sur son sujet, il l’effleure avec grace. Ce que j’aime surtout, c’est que dans ces spectacles confus du XVIe siècle, au milieu de tous ces drames sans dénouement, de tous ces procès en litige, cette intelligence facile porte partout la lumière après elle. En tout, M. Saint-Marc a la vue nette et pratique des choses. Dans ce qui regarde les appréciations purement littéraires, il y aurait sans doute bien des vues à redresser, plus d’un tableau à compléter ; mais l’ensemble avait et a gardé un tour animé qui séduit, des proportions heureuses dans leurs limites. Le croquis est vivement tracé, et il plaît. Ce qui donne surtout du prix à ce petit livre, c’est la sagacité avec laquelle M. Girardin a mis en relief le caractère de cet esprit, libre penseur et cependant mesuré, plus riche qu’un autre en idées propres à tous les hommes, de cet esprit persistant qui s’égare parfois et se transforme, mais qui finit toujours par se retrouver et se reconnaître. Certes c’est bien là l’esprit français, et il était ingénieux de suivre à la piste sa trace à travers les capricieux détours du XVIe siècle. Toutefois, on a depuis un peu trop abusé de cette vue, et il se trouve qu’à force de parler de l’esprit français, on finit par omettre l’esprit humain. De ce temps-ci, l’excès du patriotisme n’est à craindre qu’en littérature.
Les succès d’académie ne suffirent pas plus que la politique à absorber la plume active de M. Girardin. Cette plume se réservait encore pour l’examen courant des ouvrages parus, pour quelques vives et curieuses études d’érudition littéraire que son instinct de critique désignait à M. Girardin, et auxquelles il s’arrêtait le temps juste d’en prendre la fleur. Aux Débats, durant ces années si bien remplies, on le trouve parlant de tout à merveille et sans difficulté : il arrive sans fatigue et semble repartir plus dispos ; c’est un charme pour lui de courir d’une aile à l’autre ; la variété le distrait, le contraste l’amuse ; il se jette sans peine à l’endroit le plus sérieux, et en ressort prêt à badiner ; sa souplesse d’esprit le tire de tout. La fantaisie même ne lui déplaît pas par occasion, et il profite sans retard de sa première étude de l’allemand pour donner à la Revue de Paris d’élégans extraits d’Hoffmann, qui eurent le mérite de venir avant la traduction excellente de M. Loève-Veimars. Cette faculté d’appropriation diverse et immédiate, ce don de s’attaquer aux matières les plus disparates, cet art enfin qui se multiplie à plaisir et se fait un jeu des apprentissages, voilà encore quelques-unes des qualités significatives qui rendirent à M. Girardin toutes les routes abordables et faciles. On eût dit, en ces années fécondes, que l’exercice continu ne faisait que renouveler ses forces ; aussi, sans compter, le Journal des Débats, le trouve-t-on mêlé à toutes les jeunes entreprises, un peu à la Revue française, dont l’éclat sérieux ne devait durer qu’un instant, beaucoup à la Revue de Paris, qui commençait alors la longue carrière qu’elle a fournie. Enfin il était partout, excepté au Globe, où la nouvelle école primait sous l’autorité de M. Dubois, que le style miroitant des Lettres dramatiques du Mercure avait momentanément mis en méfiance. Au milieu de cette diversité d’essais, M. Saint-Marc s’était, on le devine, réservé certains points particuliers qui lui plaisaient davantage. En histoire littéraire, il en arrive toujours ainsi ; outre les libres excursions en tous sens, on s’habitue, on se cantonne volontiers dans quelques endroits de prédilection qui sont comme des asiles pour les retours.
M. Saint-Marc Girardin revenait de Berlin quelques jours avant les journées de juillet. Il rapportait de cette excursion beaucoup de vives impressions : il y avait connu Hegel (il ne vit familièrement Schelling qu’à son voyage de 1833), Michelet, et surtout Édouard Gans, qu’il a depuis si délicatement apprécié, et qui le jugeait fort bien lui-même dans cette phrase que j’emprunte à ses Souvenirs : « M. Girardin, esprit fin et caustique, dont l’ironie respecte cependant les principes essentiels des choses[13]. » Avec sa vivacité française, M. Saint-Marc avait plu à Gans, et, lui apprenant beaucoup sur la France, il en avait tiré beaucoup sur l’Allemagne. Il est vrai que dans ses Briefe aus Paris[14], M. Gutzkow, avec ce ton de fatuité enthousiaste qui lui est propre, réclamait récemment le monopole de cette éducation germanique de M. Girardin : « Il me demanda, dit-il, des renseignemens et m’apprit la France ; je lui appris l’Allemagne. » Voilà une instruction aussi vite donnée que reçue ! À en juger toutefois par les Lettres de Paris, M. Gutzkow aurait été, sous un si habile maître, un bien mauvais écolier. Nous soupçonnons même que le touriste allemand se donne un peu légèrement ces airs de précepteur à l’égard de M. Saint-Marc. Il suffisait à M. Saint-Marc d’avoir Gans pour cicérone : le familier enseignement de l’un des plus éloquens causeurs de notre siècle dispensait des leçons de M. Gutzkow. Ces libres entretiens avec quelques-uns des chefs de la pensée dans une langue voisine, ce contraste du calme de la vie de famille et des agitations de la philosophie, tant de différences avec la France dans la forme des institutions et dans les monumens de l’intelligence, tout cela agit fortement sur l’esprit du voyageur. Il revint si préoccupé de ce qu’il venait de voir, que l’insurrection des trois jours, à laquelle il assistait deux semaines plus tard, ne put le lui faire oublier. Aussi, quelques mois après la révolution, quand M. Girardin monta dans la chaire d’histoire de la Faculté des Lettres, comme suppléant de M. Guizot, il ne manqua pas d’y parler de l’Allemagne, et il en parla pendant trois ans.
Un collègue éminent de M. Saint-Marc à la Sorbonne, le regrettable M. Fauriel, disait souvent qu’une fois maître des origines, on savait tout ; M. Fauriel allait un peu loin, et j’ajouterai naïvement, comme correctif, ce simple mot : quand on sait le reste. Mais ce reste est précisément ce que tout le monde d’ordinaire connaît le mieux, parce qu’on le pratique plus facilement, parce qu’on l’aborde sans effort. Il faut convenir toutefois que l’étude des commencemens a l’avantage de mieux faire comprendre ce qui vient après, en permettant de toujours rapporter les effets aux vraies causes, les développemens aux principes. Voilà pourquoi, ayant parlé au long de l’écrivain qui s’essayait sous la restauration, il nous reste beaucoup moins à dire de l’écrivain qui depuis s’est certainement perfectionné et étendu, mais qui n’a pu perfectionner que les mérites connus de nous et s’étendre que dans le sens que nous savons. Quand un caractère est bien fait, quand un talent est sain et par conséquent régulier dans son développement, il faut que le biographe renonce au mot de M. Royer-Collard : « On s’attend à de l’imprévu. » Tel est le cas de M. Saint-Marc Girardin, à qui arriva, du reste, le même bonheur facile qu’à toute sa génération : le flot de juillet le souleva et le mit en vue. M. Girardin avait déjà l’avantage de s’être donné lui-même de l’avance, d’être entré d’emblée dans la pratique, sans perdre les belles années de la jeunesse aux vagues aspirations et aux poétiques tentatives. La révolution de 1830, en portant subitement aux affaires les hommes jeunes, interrompit ou plutôt brusqua bien des carrières : ceux qui s’étaient mis en marche la veille se trouvèrent arrivés le lendemain. Ainsi en advint-il à M. Girardin. Dès lors, chaque année pour lui fut un pas en avant : peu à peu l’humble orateur des Bonnes-Lettres devint professeur en Sorbonne et député, le journaliste fut fait conseiller d’état, l’universitaire de collége s’assit au Conseil royal, et l’ancien lauréat enfin entra de plain-pied à l’Académie. Il serait superflu de suivre M. Saint-Marc dans toutes ces voies si légitimement ouvertes à son activité. On n’aurait désormais affaire qu’à des choses ou à des écrits trop récens pour n’être pas connus de tous : quoique le bruit n’en paraisse pas être monté jusqu’aux sphères olympiennes de M. Victor Hugo, on nous permettra de ne pas insister et de croire le lecteur mieux informé que le poète ne s’est donné l’air de l’être. L’homme et l’écrivain sont déjà en lumière pour nous : les prémisses étant connues, nous ne serons pas long sur les conséquences. Voyons seulement comment le journaliste et le professeur se sont depuis lors maintenus dans l’homme public.
Ce n’est pas le lendemain des journées de juillet qu’on pouvait demander à M. Girardin de revenir à la littérature : de toute façon, la politique devait avoir son quart d’heure de suprématie. Le Journal des Débats, dans ces graves circonstances, avait plus que jamais besoin de ses jeunes collaborateurs ; M. de Châteaubriand s’était tout-à-fait retiré devant le nouvel ordre de choses, et de son côté M. de Salvandy, qui fuyait le voisinage de la révolution, avait cessé de donner des articles. Jusqu’à son entrée à la chambre, M. Saint-Marc fut donc, avec M. de Sacy, le rédacteur actif et toujours prêt de la partie politique des Débats. Les temps étaient durs : il fallait être tous les jours sur la brèche, vis-à-vis de l’insurrection républicaine et de l’insurrection royaliste ; mais bien avant ces révoltes-là une première émeute s’était rencontrée, l’émeute des solliciteurs. Ce fut la petite pièce comique après le drame de juillet. On se rappelle, dans la Curée de M. Barbier, la cynique peinture de ces prétendus révolutionnaires du lendemain,
Effrontés coureurs de salons,
Qui vont de porte en porte et d’étage en étage
Gueusant quelque bout de galons.
La Curée ne fut publiée par la Revue de Paris que le 20 septembre 1830 ; l’article sur les Solliciteurs parut dans les Débats du 16 août. Ce n’était pas, on le devine, la verve brutale du faiseur d’iambes ; mais, sans se laisser troubler par ce bruit de canon dont l’air semblait ébranlé encore, M. Saint-Marc retrouvait son esprit railleur de la veille et écrivait la comédie de l’insurrection intrigante. On voyait sous sa plume les bataillons d’habits noirs s’élancer dès le matin de tous les quartiers de Paris et faire le blocus des ministères ; on voyait cette foule agile se précipiter vers les antichambres, à pied, en fiacre, en cabriolet, suant, haletant, la cocarde au chapeau, le ruban tricolore à la boutonnière, la pétition sous le bras. Il en venait de tous les régimes, de toutes les générations, de toutes les provinces ; les coches arrivaient remplis, les impériales des pataches étaient surchargées, et les six chevaux des diligences soufflaient, attelés à tant d’intrigues. « Tout, disait M. Girardin, se remue, s’ébranle, se hâte, le nord, l’orient, l’occident, et, pour comble de maux, la Gascogne, dit-on, n’a pas encore donné. » Mais citons quelques lignes :
« Il y a quinze ans, en 1814, les martyrs de la fidélité inondaient les antichambres, la Vendée assiégeait les bureaux. C’était l’insurrection des Gérontes ; l’ambition alors avait des cheveux blancs, et l’intrigue portait de la poudre. Aujourd’hui l’insurrection est plus jeune. Géronte est hors de cause, il ne sollicite plus. Valère le remplace dans les antichambres, et, à le voir, il n’a pas dégénéré de son devancier. Le costume et le langage diffèrent, mais c’est la même chose au fond. On fredonne la Marseillaise au lieu de Vive Henri IV ou Charmante Gabrielle ! On contait les persécutions souffertes sous Marat et Robespierre ; on conte ses disgraces sous MM. de Corbière et Peyronnet. Du reste, même genre de forfanterie, même manière de se faire valoir. Les victimes abondent, il y en a de toutes les époques. Les héros aussi pullulent ; les uns se sont battus en personne, lisez le journal où leur nom est cité ; mais ne lisez pas l’erratum du lendemain, car les belles actions rapportant quelque chose, tout le monde veut les avoir faites, et il y a des exploits qui ont cinq ou six maîtres : il faudra bientôt que les tribunaux jugent cette nouvelle question de propriété. Ceux qui ne se sont pas battus ont aussi leurs titres ; l’un a un parent mort à l’attaque du Louvre, l’autre est cousin d’un élève de l’École polytechnique. L’intimé aujourd’hui ne dirait plus :
il serait bâtard d’un des vainqueurs de la Bastille, et oncle d’un des braves du pont de la Grève, et, à ce titre, l’intimé demanderait une place de procureur-général. »
Plus loin, c’était un portrait, un souvenir de La Bruyère :
« Hippias est administrateur-général. — Comment cela, bon Dieu ? — Hippias, le 24 juillet, s’est foulé le bras en tombant de cheval : il est resté six jours dans sa chambre, le septième il est sorti le bras en écharpe, et le huitième il a été nommé administrateur-général. Voilà l’histoire d’Hippias. Ajoutons qu’il a renvoyé le valet qui l’accompagnait le jour de sa chute. — Mais Hippias n’entend rien à l’administration ; c’est un homme aimable. Vous savez… — Tête sans cervelle ! je vous dis qu’Hippias est sorti le bras en écharpe. »
C’est ainsi que, sous un air de plaisanterie, le publiciste fustigeait courageusement l’esprit d’intrigue et de cupidité ; c’est ainsi qu’il frappait sans pitié sur ces délateurs pour lesquels personne n’était bon citoyen s’il avait une place. L’odieux venait après le ridicule. M. Saint-Marc, du reste, abandonnait le ton railleur pour parler des acteurs de la révolution :
« J’aurais voulu mettre en parallèle avec l’avidité des solliciteurs l’admirable désintéressement du peuple ; je n’en ai point le courage. Les gens en veste font trop de honte aux hommes en habit… J’aime ce peuple qui a montré que son éducation était faite, qu’il avait appris à l’école de la liberté le désintéressement, l’humanité, l’abstinence, et surtout l’intelligence si difficile des conditions auxquelles la société se maintient, c’est-à-dire l’ordre et le respect de la propriété ; ce peuple dont il faudrait baiser les haillons, puisqu’il les a gardés au milieu de toutes les tentatives de la révolte et de la guerre. »
On reconnaît d’avance le vers de la Curée :
J’ai eu d’autant moins de scrupule à découper ces passages, à extraire quelques lambeaux de ces feuilles perdues, que M. Saint-Marc est avant tout un fils de la presse, j’ajoute vite un fils reconnaissant ; dans son discours de réception, il a eu le bon goût de le dire lui-même. On aura beau faire maintenant et gémir, les journaux sont devenus une des formes essentielles de la pensée : l’Académie, en sanctionnant la presse, s’est montrée intelligente. Il y a tel article qui vaut mieux que tel gros livre : c’est la différence de la petite monnaie d’or au gros sou.
J’avais une intention tout à l’heure en citant l’éloge senti que M. Girardin avait fait du peuple de 1830 : on était dans la lune de miel de la liberté. Cela m’amène à indiquer un dernier article politique moins gaiement célèbre dans l’histoire des journaux que celui des Solliciteurs, mais qui, grace aux frémissantes passions d’alors, eut bien plus de retentissement. À la fin de 1831, M. Saint-Marc revenait d’Italie : arrivé à Lyon, il y fut pendant deux jours retenu par l’émeute et poursuivi des plus vives inquiétudes pour sa femme qui l’accompagnait. Échappé à ce sinistre spectacle et revenu à Paris, M. Girardin, cédant à l’indignation mal comprimée de ses souvenirs, écrivit les pages si souvent citées sous le nom d’article sur les barbares. C’est à tort que ce morceau fut attribué à d’autres plumes célèbres ; il est bien de M. Saint-Marc. On y lisait : « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières[15]. » On devine quels longs et violens orages souleva, dans les journaux, cet acerbe manifeste contre les prolétaires. M. Saint-Marc Girardin ne s’est guère laissé emporter que cette fois à cet extrême langage : un de ses dons, au contraire, est de garder dans l’ardeur du combat toute sa présence d’esprit. La presse a ses tacticiens comme l’armée, et il n’y a de bons généraux que ceux qui sont calmes devant le canon. Cette fois, M. Girardin avait cédé à l’emportement transitoire de la passion. Qu’on se rappelle donc, comme un heureux contraste, son jugement de tout à l’heure sur les prolétaires de juillet. Je l’aime mieux aussi le jour où il recommandait chaleureusement aux électeurs la candidature d’un violent adversaire, avec qui il croisait le fer tous les jours, M. Armand Carrel. Et cependant M. Saint-Marc savait la personnelle hostilité de M. Carrel qu’irritaient au plus haut degré son jeu leste et sa volubilité de glaive. La générosité fait rarement l’honneur des partis.
Aux élections de 1834, le collége de Saint-Yrieix élut député M. Saint-Marc Girardin, qui, de la suppléance de M. Guizot à la Sorbonne, venait de passer comme titulaire à la chaire de poésie française laissée par M. Laya. Sa présence à la chambre éloigna tout d’abord M. Girardin de la presse ; depuis lors, il ne fut plus le polémiste ardent et quotidien de tout à l’heure, mais seulement un rédacteur en service extraordinaire, qui ne se mêlait des controverses politiques qu’à la rencontre et sur des questions isolées. Les loisirs, de toute façon, lui eussent manqué pour cette tâche ; c’était bien assez déjà de s’occuper d’affaires au Palais-Bourbon, de poésie à la Faculté, d’administration au Conseil royal. Je n’ai rien à toucher ici de la carrière parlementaire de M. Girardin et de l’importance que, dans ces dernières années, il a commencé de prendre à la chambre. Sans doute, avec un peu de bonne volonté, on retrouverait quelque chose du lettré (comme disait M. Hugo) dans l’homme politique, et il ne serait pas difficile de noter quelque ressemblance entre l’orateur et le professeur : M. Girardin ne pouvait manquer d’être spirituel à la tribune, comme il l’est dans sa chaire… Sed non, attinet ad edictum prætoris ; nous n’avons en vue que le critique.
C’est au critique qu’il faut rapporter deux volumes relatifs à nos voisins du Rhin, et pourtant très différens de sujet, que M. Girardin publia vers 1835. Le premier portait le simple titre de Notices, et était tout bonnement un recueil de fragmens agréables et peu étendus, une gerbe d’épis rapidement gainés dans les articles antérieurs et les leçons de M. Girardin. Le second, sous le nom de Rapport sur l’instruction intermédiaire, contenait le récit d’un voyage officiel entrepris dans le midi de l’Allemagne pour étudier de près ces sortes d’établissemens, alors sans analogues en France, et où se trouve organisée l’éducation professionnelle. Ce qui me frappe surtout dans ces deux livres, c’est le vif amour des choses allemandes ; je le retrouve empreint à toutes les pages. Comment un critique aussi positif a-t-il pu se complaire à une littérature où la rêverie domine ? Comment un professeur naturellement imbu de la tradition universitaire a-t-il pu parler avec sympathie de ces écoles industrielles de l’Autriche où le dessin linéaire a remplacé sans façon l’étude du grec ? Nous retrouvons là le tour indépendant qu’affectionne l’esprit tout personnel de M. Girardin. Vous croyiez que les brouillards du Rhin allaient l’enrayer, que les mythes lui répugneraient, qu’il ne se donnerait jamais le temps de discerner à travers la brume les méandres capricieux de cette poésie ; et le voilà au contraire qui brave tout et se jette, en pleine Forêt-Noire, dans les sombres profondeurs des Niebelungen. C’est qu’avec lui cette forêt s’illumine si bien qu’on voit devant soi : seulement, prenez garde que ces jeux de clarté ne soient factices, et que, le magicien parti, vous ne retombiez dans les ténèbres. Tacite, avec son merveilleux langage, a peint d’un mot ces bandes germaines dont le vent apportait de loin le bruit à Germanicus, inconditi agmninis murmur ; en entrant dans la littérature allemande, on éprouve quelque chose d’analogue. Mais, quand les Romains revinrent plus tard, ces armées confuses s’étaient disciplinées, elles avaient des drapeaux et des chefs, insueverant sequi signa. Chez M. Girardin, c’est cette dernière Allemagne seulement, c’est l’Allemagne ordonnée et régulière qu’on rencontre ; l’écrivain a transporté ses qualités à son sujet même, le peintre s’est un peu peint dans le portrait. Il y a des inconséquences qu’on aime ; passons donc à M. Saint-Marc son faible pour l’Allemagne et cette indulgence dont il fut un peu prodigue au-delà du Rhin, un peu avare en deçà.
Dans son livre de l’Instruction intermédiaire, comme dans le Rapport sur le projet de loi de l’instruction secondaire, qu’il fit à la session de 1836, et qui annonçait déjà dignement l’excellent morceau de M. Thiers, M. Saint-Marc Girardin sut ne pas cacher son penchant pour les études professionnelles. Avec nos préjugés de collége et de la part d’un professeur en Sorbonne, il y avait presque là du courage. C’est que le moraliste (chez M. Girardin il aime à tout se subordonner) avait été frappé d’un vice flagrant de la société française. Notre système actuel d’éducation éveille en effet des ambitions et des amours-propres qu’on ne peut ensuite satisfaire, et qui, par l’étude, n’ont pas eu le temps, le loisir de se rendre légitimes. Le collége, évidemment, donne trop de ces demi-connaissances avec lesquelles on n’est ni un savant, ni un praticien, et qui ne sont bonnes qu’à augmenter chaque année la recrue des désœuvrés incapables. « Toutes les fois, disait M. Saint-Marc, que la société, par le vice de ses écoles, fait un demi-savant, elle fait un mécontent prétentieux qu’il lui faudra plus tard satisfaire ou qui deviendra l’ennemi mortel de son repos. » Je doute que l’utile ouvrage de M. Saint-Marc Girardin sur l’Instruction intermédiaire contienne la solution des difficiles problèmes qu’il soulève, mais il est plein de vues et de faits qui la peuvent hâter : c’est déjà quelque chose.
Il en est de l’esprit comme de la figure : avec l’âge les contours se marquent de saillies, la physionomie se caractérise, le trait distinctif apparaît nettement. M. Saint-Marc Girardin est un critique moraliste ; telle est la tendance qui, chez lui, a fini par prédominer sur les autres. C’est donc par le côté moral et pratique qu’il aime de plus en plus à aborder la littérature : derrière l’homme de talent, derrière l’homme qui écrit, il se plaît à chercher l’homme de la société, l’homme de la famille. Pour lui, c’est un plaisir de montrer que les qualités de l’esprit ne se doivent pas séparer de celles du cœur, et que le mérite ne dispense pas du devoir. En un mot, il ramène volontiers la science littéraire à la science de la vie ; il abonde en déductions immédiatement applicables par chacun dans la pratique. Certes, de quelque façon qu’on la juge, cette manière est originale. M. Saint-Marc n’est pas un historien érudit des lettres, comme l’ont été M. Patin pour l’antiquité, M. Ampère pour le moyen-âge ; il ne se plaît pas au tableau, comme le tente M. Villemain, au portrait, comme s’y applique M. Sainte-Beuve ; ce n’est pas plus un professeur de grande esthétique comme Lessing qu’un professeur de goût comme La Harpe. Tous, dans leur procédé divers, font de la littérature leur point de départ : M. Girardin, au contraire, part de la morale et du sens commun pour arriver à la littérature. C’est un centre où il revient toujours et qui le conduit à tout. Le cadre moral lui sert à ramener à l’unité la variété des sujets et des aperçus : il en use comme d’une méthode.
Mais, dira quelqu’un, la morale confine au sermon, et M. Saint-Marc pourrait bien risquer maintes fois de n’intéresser que tout juste ceux qui l’écoutent. Pure erreur ! le critique sait parfaitement qu’en morale un peu de médisance est permis, et la médisance n’ennuie jamais. C’est donc bien moins une morale dogmatique qu’une morale agressive et moqueuse : elle fustige impitoyablement toutes les vanités et toutes les faiblesses, tandis que le bon sens, lui servant d’auxiliaire tombe sans merci sur les ridicules. Rien n’échappe à ce feu croisé, à ce feu nourri des deux alliés ; et, comme dans cette plaine du Midi où le représentant Fréron donnait le signal, ceux qui ont fait les morts à la première décharge s’imaginent en vain que le critique leur fait grace ; ils ne se relèvent que pour être frappés à leur tour. Voyez quelle succession d’amères railleries pour les vertus de contrebande, pour tout ce qui est outré et factice, pour la rêverie qui s’affiche comme pour la sensibilité qui s’étale, pour les fous rêves de l’ambition précoce comme pour les vanités qui se croient méconnues ! Personne n’est ménagé, et moins que d’autres ceux qui s’avisent d’écrire : après les œuvres, les auteurs. Aussi, c’est une grêle d’épigrammes sur toutes nos maladies littéraires, sur le clair-obscur de notre prose, et sur les vagues langueurs de notre poésie, sur nos génies qui ne donnent que des prospectus, et sur nos socialistes qui réforment beaucoup le monde, mais ne réforment pas du tout leur conduite. Il n’est pas jusqu’aux pauvres érudits qui ne reçoivent un horion en passant ; M. Saint-Marc ne pardonne pas plus aux nébuleux inventeurs des cycles et des symboles qu’à ces gens à découvertes dont le métier spécial est de retrouver ce qui est connu. On le voit, en quittant M. Girardin, personne n’est disposé à rimer un drame humanitaire, pas plus qu’à imprimer un in-octavo de vers individuels : le maître habile vous a enseigné à ne jamais faire dans la vie ce qu’on appelle un pas de clerc. Après l’effervescence de juillet, les caustiques avertissemens de M. Saint-Marc ont eu au moins le résultat de dégriser beaucoup des jeunes gens à qui l’exaltation avait monté la tête. Les folies d’alentour ne donnaient que trop raison à ce désenchantement railleur ; on rencontrait à chaque pas les habits bariolés des saint-simoniens ; le théâtre de l’abbé Châtel était ouvert à tout venant, le phalanstère pérorait, les femmes libres faisaient des pétitions à la chambre ; enfin l’émeute était dans les esprits, comme elle était dans la rue, comme elle était dans les lettres. M. Girardin, l’un des premiers, osa ridiculiser tout cela et tomber sur les égaremens des sectaires comme sur le dévergondage des écrivains. J’avoue que la poésie et l’enthousiasme furent un peu froissés dans la bagarre ; mais la faute était-elle seulement à M. Saint-Marc ?
En blâmant ce qu’on fait, M. Saint-Marc est naturellement amené à dire ce qu’on devrait faire. Volontiers donc il prêche aux jeunes gens le double culte de la tradition et de la famille[16]. Quand les autres dieux tombent, c’est, selon lui, les dieux pénates qu’il faut sauver. M. Girardin songe moins aux voies idéales qu’aux réalités de la vie, et il recommande à ceux qui débutent de prendre plutôt les grandes routes que les chemins de traverse, plutôt la petite morale qui convient aux honnêtes gens que la grande morale qui convient aux cœurs sublimes. De pareils préceptes iraient mal à ceux qui se sentent une vocation pour la poésie et l’héroïsme, mais ils vont à merveille au plus grand nombre, ils sont usuels pour ceux qui ont une carrière à entreprendre, un état à embrasser. Tel est le thème favori de M. Girardin ; on le retrouve ingénieusement reproduit, développé, appliqué dans presque tout ce qu’il a écrit depuis 1830. En somme, c’est le moraliste qui a le dé ; il pénètre partout, même chez le publiciste : les belles études que M. Girardin a données sur Washington et sur La Fayette ne sont que la recherche dans l’histoire des effets produits par l’alliance de la morale et de la politique.
Mais c’est bien plus encore dans sa chaire qu’avec sa plume que M. Saint-Marc s’est donné le rôle de moraliste ; il est professeur de conduite, si je puis dire, plus que professeur de poésie. Ce difficile métier lui plaît ; il en a le goût, il y revient avec plaisir ; ses absences ne sont jamais que momentanées. L’habitude et le don l’ont rendu si sûr de lui dans son improvisation que, contre l’usage, il s’inquiète peu des goûts de son auditoire, qu’il ne flatte jamais. L’empressement de la foule, les applaudissemens bruyans ne le surprennent guère ; il est prêt à tout, et le public aussi bien le sifflerait, que l’orateur ne se décontenancerait pas. M. Saint-Marc a une manière tout-à-fait à lui de s’attirer la popularité, c’est de la taquiner : il n’excite pas les bravos, on peut dire qu’il les surprend. Plus d’un est venu avec une clef forée dans sa poche et de grands airs hostiles, qui s’en est retourné penaud, après avoir claqué des mains. L’habile dupeur désarme les hostilités en faisant rire : aussi a-t-il le droit de railler les ridicules des auditeurs, parce que chacun d’eux s’excepte et pense au voisin. C’est le seul cours, assurément, où il n’y ait, au lieu de complimens et de madrigaux pour la foule, que des épigrammes contre elle et des égratignures. M. Saint-Marc sait si bien son jeu, qu’il peut se permettre les conseils les plus délicats à donner, les plus difficiles à recevoir, ceux qui touchent à l’amour-propre. Certes, il faut plus que de la dextérité, il faut du courage pour fustiger de cette façon, devant le public, tous les mauvais penchans du public, pour fronder tous ses engouemens, pour mettre au vif ses plus chères faiblesses. « Ne riez pas, messieurs, disait M. Saint-Marc après avoir lu un fragment boursouflé de je ne sais quel drame moderne, ne riez pas trop, car peut-être irez-vous l’applaudir demain. » M. Girardin est le seul professeur qui, en chaire, ait tout-à-fait conquis son franc parler.
Une autre nouveauté de cet enseignement, c’est de ne se laisser arrêter par aucune pruderie universitaire. M. Villemain, lui-même, avec sa souple parole, s’interdisait soigneusement tous les sujets scabreux : ainsi, on a de lui tout un volume de leçons de Voltaire, et ni Candide ni l’Ingénu, les deux chefs-d’œuvre de leur auteur, n’y sont désignés, même par voie d’allusion. M. Girardin n’a pas cette réserve ; en lieu si grave, il parle de la Pucelle, il parlerait de la Guerre des Dieux, et cela avec une finesse, un tact, un art merveilleux qui, finalement, tournent au profit de la morale. Cela tiendrait-il à ce que M. Saint-Marc fait son cours bien plus encore avec des sentimens qu’avec des idées ? Des idées, on n’en a qu’un certain nombre, et beaucoup en font montre comme d’une inépuisable armée, tandis qu’ils n’ont que quelques invalides tournant autour d’une coulisse ; les sentimens, au contraire, sont inépuisables, ils donnent au discours le mouvement et la vie communicative : on sent que c’est un homme qui parle. M. Saint-Marc connaît d’ailleurs à merveille toutes les ressources, toutes les stratégies de la chaire ; il ménage adroitement l’intérêt, se fait discursif, accoste l’épisode, épargne sa matière, et sait enfin ne pas imiter ces soldats qui, recevant des vivres pour la semaine, mangent tout le premier jour. Ajoutez à cela une parole leste et aiguillonnée, qui ne tient pas à terre, qui court, glisse, ondoie, sème les traits dédaigneux, tourbillonne dans le persiflage, et jette en ricochets les mots heureux. Vous sortez piqué contre le professeur qui a ainsi lancé ses sarcasmes sur vos plus chères illusions, vous jurez même de ne plus revenir, et c’est vous pourtant qui, à la leçon suivante, gravirez le premier les marches de l’amphithéâtre !
M. Saint-Marc Girardin parla long-temps, dans sa chaire, de la littérature du XVIIIe siècle ; dans ces dernières années, il a traité des passions au théâtre depuis Corneille. Ce sont les premières de ces leçons qui, recueillies l’année dernière, ont formé ce volume du Cours de littérature dramatique, si bien reçu du public. L’ouvrage devant avoir plusieurs tomes, on ne saurait encore porter un jugement sur le cadre que s’est tracé M. Girardin ; mais on peut apprécier le coin du tableau qu’il nous a montré. C’était une idée heureuse et parfaitement appropriée au procédé de moraliste cher à M. Saint-Marc, que d’aborder l’histoire littéraire, non plus par siècles, non plus par groupes ou par individus, mais par les passions même du cœur humain. Le critique prend un de nos sentimens comme l’amour paternel ; il choisit une des situations que la nature nous impose, comme la lutte contre la douleur physique : puis, ce sentiment une fois isolé, cette situation une fois mise à part, il en suit la trace dans l’art, il s’ingénie en adroites comparaisons, il cherche comment on a représenté ces choses autrefois, comment on les représente aujourd’hui, et si le présent n’a pas à tirer profit de ces modèles du passé. Ce qu’il y a dans ces intéressans parallèles de vues, d’esprit, de bon style, de pages charmantes, on le devine : naturellement M. Girardin a mis là ses qualités.
Quoique M. Hugo n’en ait pas touché un seul mot dans sa réponse de l’autre jour, le Cours de Littérature dramatique nous ramène à l’Académie, puisqu’il a été l’occasion de la candidature de M. Saint-Marc au fauteuil. Mais qu’on me laisse, avant de terminer, produire deux ou trois réserves essentielles que je tiens à marquer, et qui pèsent à ma conscience de critique. Commençons par un grand mot auquel ses voyages d’Allemagne ont dû habituer M. Girardin : son esthétique ne me paraît pas assez ouverte, assez compréhensive ; elle croit trop aux littératures convenues, aux arts poétiques. Pour nous, nous voulons bien des chartes littéraires, mais il faut qu’elles aient toujours leur article 14 ; les hommes de génie ont les priviléges des despotes. Qu’arrive-t-il quand on admet ainsi des barrières dans l’art ? C’est que la Muse quitte les sommets de l’idéal et de l’enthousiasme pour descendre à mi-côte, sur les terrains moyens. À force de vouloir des poètes raisonnables, on risque tout simplement de les transformer en prosateurs. Ce ne sont point des poètes tels que les feraient les préceptes de M. Girardin que Platon eût chassés de sa république ; il les eût mis aux affaires. Une autre remarque que je veux noter encore, c’est comment, en partant toujours de la donnée morale et non de la donnée littéraire, M. Saint-Marc Girardin se trouve mettre sa critique en laisse. De la sorte, tout ce qui ne rentre point dans ses cadres n’est pas abordé par lui ; c’est là le côté exclusif de son talent : il condamne les sentimens raffinés au nom de la morale, la rêverie au nom du bon sens. Ne pourrait-on pas citer pourtant tel chef-d’œuvre qui n’est que la traduction sublime d’un sentiment exagéré, telle ode qui doit tout son charme au vague de la rêverie, tel conte que la fée du caprice a touché de sa baguette ? La fantaisie est notre dixième muse. J’ai d’excellentes raisons pour ne pas défendre les déportemens du drame moderne contre l’analyse corrosive de M. Girardin ; mais on conviendra pourtant qu’en choisissant ce point, et en ne parlant pas du reste, le malin critique s’est donné trop beau jeu. Il triomphe contre le Roi s’amuse, dont il parle ; les Feuilles d’automne, dont il ne parle pas, triomphent contre lui. L’école nouvelle est battue où il l’attaque, mais elle n’est pas battue partout, comme son silence le laisse croire ; la poésie lyrique reste la plus belle conquête littéraire de notre temps. Il est une dernière objection qu’on avait unanimement soumise à M. Saint-Marc Girardin au nom du goût : à ces raisons-là, M. Saint-Marc se rend toujours. Il a compris qu’on fait trop d’honneur à certains ouvrages en les discutant au milieu d’un livre sérieux, et, dans la récente édition qu’il vient de donner de son Cours de littérature dramatique, le nom du Père Goriot a disparu du texte.
Certes, on comprendrait à la rigueur que M. Victor Hugo, librement discuté au dehors par M. Girardin, lui eût fait poliment quelques-unes de ces objections ou d’autres pareilles ; mais c’était à la condition, imposée par les plus simples convenances académiques, de rendre justice au brillant passé d’un confrère dont l’avenir pourrait être plus brillant encore. Le récipiendaire précisément avait revendiqué dans son spirituel discours « la plus vieille et la plus gracieuse des libertés françaises, la liberté de la bonne compagnie, où tout peut se dire, pourvu que tout se dise bien. » M. Hugo a profité de la liberté, mais pas du précepte ; il a oublié que dans les tournois littéraires la chevalerie est encore de mise. Sa harangue tendue et lourde a quelquefois atteint l’éloquence, et nulle part l’urbanité. On sait le profond dédain que M. Victor Hugo professe pour la critique : comment l’illustre poète a-t-il donc consenti à s’essayer dans un genre si misérable, et comment, s’abaissant jusque-là, a-t-il si mal réussi ?
- ↑ Un volume, Bibliothèque Charpentier.
- ↑ Mercure du dix-neuvième siècle, tome XVII, p. 367.
- ↑ Racine ou la Troisième représentation des Plaideurs. On trouve précisément, dans le Mercure de 1826, l’éloge de « cette charmante petite pièce » par M. Saint-Marc Girardin. (Voyez tome XII, p. 38.)
- ↑ Didot, 1842, in-8o de 30 pages.
- ↑ Journal des Débats, 29 mai 1832.
- ↑ C’était une série d’articles de théâtre publiés périodiquement sous le titre de Lettres sur la littérature dramatique. On les trouvera disséminés dans les cahiers de 1826 et de 1827.
- ↑ Mercure du dix-neuvième siècle, t. XV, p. 274.
- ↑ Débats, 28 décembre 1828.
- ↑ Débats, 19 décembre 1828.
- ↑ M. de Sacy, Débats du 5 décembre 1833.
- ↑ Récemment encore, à propos des Glanes de Mlle Bertin, M. Saint-Marc, reprenant sa railleuse insinuation de 1828, montrait que l’école romantique a abusé de la description, tout comme l’école de l’empire ; puis il ajoutait : « On tient toujours de ses parens, voulût-on même les oublier et les démentir. » Mais, en ne parlant plus, cette fois, que du seul penchant descriptif, et en abandonnant le reste du rapprochement, M. Saint-Marc a jugé lui-même son ancien et spirituel paradoxe.
- ↑ Débats, 30 novembre 1828, à propos de la Correspondance de Courier.
- ↑ Ruckblicke auf Personen und Zustande, Berlin, 1836, in-12, p. 69.
- ↑ Leipzig, 1842, in-12, t. I, p. 68.
- ↑ Dans le Globe saint-simonien du lendemain (9 décembre 1831) M. Michel Chevalier déclarait cet article « l’un des plus dignes d’attention que la presse eût enfantés ; » il y voyait « un mélange fort curieux de traits de perspicacité et des plus barbares préjugés de caste. » Les esprits les plus distingués étaient encore sous l’empire des violences de parti.
- ↑ M. Girardin a toujours aimé pour lui l’existence de famille qu’il recommande volontiers aux autres : les plus cruelles épreuves, venues de cette vie même, l’y ont ramené. Écoutons un Allemand juger sur ce point M. Girardin. « Les dernières heures que je passais à Versailles appartenaient à M. Saint-Marc. Je le trouvai au milieu de sa famille, devant le feu, dont on ne pouvait encore se passer le soir, entouré de ses chers petits enfans, qui, à huit heures, venaient gentiment donner la main et dire bonsoir. Je compris qu’en France aussi on peut être heureux parmi les siens. » (Gutzkow, Briefe aus Paris, t. 2, p. 94.) Il est curieux de voir l’idylle germanique juger de la sorte la critique française.