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Historiens modernes de la France/Augustin Thierry

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HISTORIENS
MODERNES
DE LA FRANCE.

I.
AUGUSTIN THIERRY.

Lorsqu’il y a vingt ans environ une sorte de réaction et de révolte éclata tout à coup contre la pâle et terne littérature que nous avait léguée l’empire, on ne se borna pas à demander le rajeunissement du système poétique ; on s’efforça encore de faire pénétrer la réforme dans la méthode historique. En effet, le règne de Napoléon n’avait pas été plus favorable à l’histoire qu’à la poésie. Pendant que le nouveau Charlemagne promenait son épopée ossianique de l’Escurial au Kremlin, écrivant l’histoire avec la pointe de son épée sur la carte de l’Europe, la préoccupation des esprits fascinés par ce spectacle était si complète, qu’il ne restait plus nulle part en France, sauf peut-être dans la seconde classe de l’Institut, d’attention disponible à reporter sur le passé. Comme les individus dans les grandes crises de passions ne sentent que la peine ou la joie présente, la France, pendant ce paroxisme de gloire, fut absorbée tout entière par l’effort ou l’émotion de la lutte. Mais quand, après le dénouement funeste de ce drame prodigieux, elle fut retombée dans le calme et eut repris le courant des traditions nationales, elle se trouva, par la conscience même des grandes choses auxquelles elle avait assisté ou concouru, mieux préparée qu’auparavant à l’intelligence des évènemens de même nature qui se sont accomplis dans l’histoire. Cette active génération de la république et de l’empire qui avait vu des transformations sociales, des démembremens d’états, des chutes et des restaurations de dynasties, des chocs violens de castes et de peuples, cette génération qui avait fait ou avait vu faire, de l’histoire et de la poésie en action, sentit, dans son repos plein de souvenirs, le besoin d’une littérature plus poétique et d’une histoire plus réelle. Les compilations sans couleur de Velly, Garnier, Millot, Anquetil, ne lui parurent qu’une solennelle et insipide déception. La jeunesse surtout se prit d’un dégoût immense pour ces récits uniformes, glacés par l’étiquette moderne, et où toutes les nuances de lieux, de temps et de races disparaissaient sous des formules banales et convenues. Le même besoin d’émotions qui demandait à la poésie de nous donner une plus saisissante et plus vive perception du beau, demandait non moins impérieusement à l’histoire une plus franche et plus sensible manifestation du vrai. Alors aussi Walter Scott dans Waverley et dans Ivanhoe, et, long-temps avant, un écrivain qu’on trouve toujours sur le seuil des grandes idées de notre siècle, M. de Châteaubriand, par les Martyrs, avaient ajouté l’autorité de leurs exemples à l’impulsion déjà si puissante qui provenait de la disposition des esprits.

La réforme historique a donc eu les mêmes causes et s’est déclarée dans les mêmes circonstances que la réforme poétique. L’une et l’autre, en effet, tendaient à un but analogue. Il s’agissait de rendre le mouvement et la vie au drame et à l’histoire, d’en finir avec l’uniformité traditionnelle et les types de convention, de revenir à la poésie par l’observation des faits, l’étude des hommes, la peinture intelligente et nuancée des lieux, des temps et des mœurs.

Mais, quoique semblable à plusieurs égards, la tâche de l’école historique était bien plus sûrement réalisable que celle de l’école poétique. Sans doute, il n’est pas plus donné à l’homme d’arriver à la complète expression du vrai qu’à la complète réalisation du beau ; mais l’art peut approcher du premier beaucoup plus que du second, peut-être parce que la matière du vrai existe dans les choses et dans l’homme, tandis que le beau, si on le veut parfait, absolu, n’existe que dans la pensée. De plus, le poète est dans l’obligation de combiner et de réunir le vrai et le beau, ces deux élémens de l’idéal, au lieu que l’historien n’a besoin de se préoccuper que du vrai. Il est assuré que les figures qu’il copie et qu’il s’efforce de ranimer seront d’autant plus belles, ou, du moins, satisferont d’autant mieux aux conditions de l’art (même s’il s’agissait d’Isabeau de Bavière ou de César Borgia), qu’elles seront plus ressemblantes et plus vraies, ce qu’on ne saurait dire, avec la même assurance, de la monstruosité volontaire dans les libres créations de la poésie.

D’autre part, si le but de l’historien est plus simple et plus sûrement réalisable que ne l’est celui du poète, la route que doit suivre le premier est plus rude et plus fatigante. La vérité historique ne se découvre pas par l’instinctive observation de soi-même ou des autres, comme la vérité psychologique et poétique. Le modèle que l’historien doit reproduire n’est ni en lui-même ni sous ses yeux. Il doit, pour retrouver l’image des anciens temps, fouiller péniblement les archives, compulser les chartes, déchiffrer les textes, interroger les monumens. Et quand il a achevé ces explorations patientes, quand il a mesuré dans tous les sens les colosses du passé (laborieux préliminaires qui répondent à l’invention des caractères et au choix des incidens chez le poète), il est à craindre que, fatigué de ces labeurs, il n’ait plus le temps ou la force de rendre la vie et le mouvement à cette poussière des siècles et des hommes qu’il vient de contempler dans leurs tombeaux. Tel est, cependant, l’heureux privilége de la plastique historique, que lors même que l’artiste n’aurait pu terminer son œuvre, lors même qu’il n’aurait ébauché que quelques parties incomplètes du personnage ou de l’époque dont il a fait choix, s’il a bien observé, s’il a su voir et traduire exactement ce qu’il a vu, ces fragmens de vérités seront encore d’un grand prix ; rien de son travail ne périra, et il sera d’autant plus assuré de la durée de son ouvrage, que, dans l’interprétation ou l’exposition des faits, il aura su mettre moins du sien et aura laissé glisser dans la fusion du bronze antique moins d’alliage du temps présent.

Il était donc certain que le mouvement de réforme historique qui éclata vers 1820, et qui poussait à l’étude sérieuse des textes originaux et des monumens une foule d’esprits jeunes et actifs, devait produire des résultats heureux et indubitablement profitables tandis qu’il y aurait eu peut-être quelque témérité à prédire pareil avenir à la réforme poétique. La réussite pour celle-ci était possible, comme l’évènement l’a prouvé à plusieurs égards, mais elle était moins certaine ; les chutes dans cette voie risquaient d’être sans compensations ; le succès, même en partie atteint, devait être long-temps contestable. De plus, il était difficile qu’avec un but complexe l’école poétique ne fît pas quelquefois fausse route. C’est ainsi que trop influencée, pendant un certain temps, par la popularité acquise aux procédés de l’école historique, elle se passionna pour le vrai, à l’exclusion du beau ; et, dans cette recherche exagérée de la vérité à tout prix, elle rencontra la laideur beaucoup plus souvent que la beauté. De là, comme on sait, certains écarts notables, que de plus heureuses et plus pures créations n’ont pas complètement amnistiés.

Aujourd’hui que vingt ans nous séparent de nos juvéniles élans de réforme et, comme nous disions alors, de notre 14 juillet littéraire, il semble qu’il soit temps de constater les progrès accomplis, d’enregistrer les solutions définitivement acquises, de glorifier les chefs de cette généreuse croisade, surtout de rattacher respectueusement les conquêtes récentes aux grands résultats précédemment obtenus par les générations antérieures, générations studieuses et glorieuses aussi, dont on oublie trop les services dans la première ardeur des réformes.

Mais dresser un pareil bilan, ce ne serait rien moins qu’écrire l’histoire littéraire de la première moitié du XIXe siècle. Une plume dont tout le monde reconnaît l’autorité en matière de goût (un pinceau plein de finesse et d’éclat, devrais-je dire), a commencé dans cette Revue et a fort avancé la première partie de cette tâche, en composant une série de portraits consacrés à nos principaux poètes et romanciers. Il y aurait, si je ne me trompe, une série analogue à faire de nos principaux historiens. J’émets ce vœu avec l’espoir que de plus habiles et de plus compétens que moi l’entendront et l’accompliront. Sans doute, les difficultés d’une pareille œuvre seraient très grandes : il faudrait, dans la communauté d’instincts, de tendance et de but, qui a présidé au rajeunissement de toutes les branches de notre histoire, distinguer soigneusement les diversités d’esprit, de méthode et de manière. Quand on aurait bien établi ce qui forme le fonds commun, et, pour ainsi dire, le capital social de la nouvelle école historique, il faudrait tenir compte de chaque apport particulier, et s’appliquer à mettre en saillie chaque physionomie individuelle ; il faudrait, au milieu de tant de problèmes historiques, isolément ou collectivement résolus, attribuer à chaque écrivain sa juste part de démonstration ou de découverte : partage épineux et délicat vis-à-vis de chacun et vis-à-vis de soi-même.

L’histoire, suivant les temps et suivant les hommes, se produit sous des aspects indéfiniment variés ; cependant on peut, je crois, ramener toutes les diversités de formes à deux principales. Il y a, d’une part, la discussion, l’interprétation des faits, en un mot, la dissertation ; d’une autre part, il y a l’exposition animée, naïve, pittoresque, c’est-à-dire le récit. M. de Barante a donné, comme on sait, un bel exemple de narration historique dans son Histoire des ducs de Bourgogne. M. Guizot, dans trois célèbres cours improvisés à la Faculté des Lettres[1], et auxquels répondent trois ouvrages éminens de philosophie historique, les Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation européenne, l’Histoire de la civilisation française, a jeté sur les principales révolutions de la société en Gaule les lumières de l’érudition la plus ingénieuse et de la critique la plus savante. M. Augustin Thierry, dont nous allons essayer d’exposer les travaux, a su passer alternativement, et avec une égale fermeté de jugement et de touche, de l’histoire interprétative et philosophique à l’histoire proprement dite.

Quiconque a vu M. Augustin Thierry, ce champion invaincu, quoique mutilé, de la réforme historique, ce Milton jeune encore de l’érudition et de la science, dont la vue s’est usée sur les vieux textes ; quiconque a contemplé cette tête si sereine et si forte qui domine un corps et des membres si affaiblis, n’a pu que sentir redoubler son admiration pour une gloire si chèrement achetée. À la sympathie respectueuse qu’inspirent toujours les hommes éminens se joint l’intérêt qui s’attache à un grand malheur. Certes, elle devait être bien riche et bien puissante cette organisation dont la sève à demi épuisée, ou plutôt refoulée tout entière dans le siége de l’intelligence, produit chaque jour des œuvres d’une portée plus haute, d’un éclat plus vif, d’une raison plus ferme et plus éclairée, comme si, par une compensation providentielle, M. Thierry, à mesure que s’affaiblit l’énergie extérieure de ses organes, sentait croître au dedans de lui l’énergie de cette seconde vue, qui est le génie véritable et la lumière intime de l’historien.

L’anecdote suivante va nous révéler tout ce qu’il y avait de sensibilité poétique et de vigueur, en quelque sorte musculaire, dans cette constitution aujourd’hui languissante, mais qui s’électrisait en 1810 à la lecture solitaire d’une page de M. de Châteaubriand :

« J’achevais, dit-il, mes classes au collége de Blois, lorsqu’un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collége ; ce fut un grand évènement pour ceux d’entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l’admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre ; il fut convenu que chacun l’aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l’heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m’être fait mal au pied, et je restai seul à la maison ; je lisais ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée, qui était notre salle d’études et dont l’aspect me semblait alors grandiose et imposant. J’éprouvai d’abord un charme vague et comme un éblouissement d’imagination ; mais quand vint le récit d’Eudoxe, cette histoire vivante de l’empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m’attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d’un empereur romain, de la marche d’une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Francs.

« J’avais lu dans l’histoire de France, à l’usage des élèves de l’école militaire, notre livre classique : « Les Francs ou Français, déjà maîtres de Tournay et des rives de l’Escaut, s’étaient étendus jusqu’à la Somme… Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 481, et affermit par ses victoires les fondemens de la monarchie française… » Toute mon archéologie du moyen-âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force, que j’avais apprises par cœur : Français, trône, monarchie, étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m’avait donné l’idée de ces terribles Francs de M. de Châteanbriand, parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j’étais saisi de plus en plus vivement ; l’impression que fit sur moi le chant de guerre des Francs, eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé : « Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée ! — Nous avons lancé la francisque à deux tranchans ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l’Océan n’était qu’une plaie ; les vierges ont pleuré long-temps. — Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée[2] ! » Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir ; je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas, je l’oubliai même pendant plusieurs années ; mais lorsqu’après d’inévitables tâtonnemens pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision ; aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans[3]. »

Du collége de Blois, M. Thierry passa à l’École Normale, cette oasis intellectuelle, où, malgré la consigne impériale, la haute parole de M. Royer-Collard faisait germer l’indépendance. Témoin des excès du gouvernement militaire et des souffrances inouies que la France eut à subir pendant les dernières années de l’empire, M. Thierry a dû vraisemblablement à cette expérience personnelle, autant peut-être qu’à la fermeté de sa raison, l’avantage de ne s’être jamais incliné devant ce despotisme impitoyable, et de n’avoir jamais cédé aux entraînemens de béate admiration où sont tombés de nobles esprits, faute d’avoir senti le poids de ce régime qu’ils croient si regrettable. En 1814, M. Thierry dut, comme tout ce qui aimait la liberté, trouver en partie l’expression de ses sentimens dans le livre de Benjamin Constant, De l’Esprit de conquête. Malgré l’horreur que lui inspira, en 1815, la double violation de notre territoire, il ne vit dans Bonaparte revenant, sans coup férir, de l’île d’Elbe aux Tuileries, qu’un nouveau Guillaume III, expulsant, par la connivence de l’armée, un autre Jacques II[4], moins dans un intérêt national que pour rassurer, contre l’avidité des émigrés, les barons de l’empire et les barons de la république. Préoccupé, depuis 1814 jusqu’à 1817, des problèmes les plus ardus de l’organisation sociale, M. Thierry retira de sa coopération aux travaux d’un économiste alors aussi injustement ignoré, que plus tard démesurément et follement exalté, l’habitude des études graves et des méditations sérieuses. Il avait, d’ailleurs, instinctivement l’aversion des tyrannies, même révolutionnaires, la haine des prétentions nobiliaires ou sacerdotales, un désir ardent de garanties individuelles, sans préférence marquée pour aucune forme de gouvernement, et, ce qui était plus rare alors, un dégoût très prononcé pour les institutions anglaises, dont la charte octroyée par la monarchie deux fois restaurée ne lui paraissait qu’une hypocrite et ridicule singerie.

Attaché, en 1817, à la rédaction du Censeur européen, la plus grave et la plus intelligente des publications libérales de cette époque, il s’y distingua par le mérite de ses articles et la variété des sujets qu’il y traita.

Une chose remarquable, quoiqu’au fond très naturelle, c’est que M. Thierry, qui devait être un des premiers (le premier peut-être) à lever l’étendard de la réforme historique, M. Thierry, qui devait reprocher si vivement aux disciples de l’abbé de Mably et à l’école philosophique de chercher dans le passé, non la réalité des faits, mais des preuves à l’appui de tel ou tel système, non des évènemens à ranimer par une étude sérieuse et féconde, mais des circonstance et des instrumens de guerre ; M. Thierry est entré, lui aussi, par la voie de la controverse politique dans cette carrière de l’histoire, où il a conquis un si grand nom comme peintre et comme artiste. Ému par l’imprudente provocation de M. de Montlosier, dont le long et véhément pamphlet, intitulé De la Monarchie française, eut, de 1814 à 1816, un si bruyant retentissement, M. Thierry se hâta de demander à l’histoire des armes contre ces rodomontades de l’émigration. La théorie de M. de Montlosier, qui partait des prémisses de l’abbé Dubos pour arriver à une conclusion identique à celle du comte de Boulainvilliers, cette théorie, glorification continuelle des lois, des mœurs, et surtout de la descendance de la race conquérante, poussa ce jeune publiciste dans une exagération en sens opposé. Il crut, lui, dans l’établissement des barbares et dans l’affreux désordre qui, au VIe siècle, succéda dans presque toute l’Europe à la civilisation romaine, apercevoir la cause toujours subsistante de la plupart des maux de la société moderne. Il essaya, entre autres applications de cette idée, de réduire à une suite de violences et de ruses, pratiquées par les envahisseurs normands, tous les prétendus avantages de la constitution actuelle de l’Angleterre. Dès 1817, il écrivit dans le Censeur européen un article où il développait ingénieusement cette thèse, et où il exposait avec une verve moqueuse, et, comme on dit de l’autre côté du détroit, avec humour, les diverses formes d’exploitations auxquelles les conquérans normands et leurs fils, à partir de Guillaume-le-Bâtard et ses compagnons, jusqu’à Charles Ier et sa chambre des lords, soumirent ou essayèrent de soumettre la race anglo-saxonne. Ce morceau de pure polémique, élevé, dix ans après, à toute la gravité de l’histoire, devint dans la Revue trimestrielle, à propos de l’ouvrage de Henri Hallam, Constitutional history of England, une judicieuse exposition de la constitution anglaise, et a mérité d’entrer en partie dans la conclusion qui couronne si dignement l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands.

L’entraînement de la polémique n’a pas conduit seulement M. Thierry vers l’important sujet de la conquête normande, où il trouva l’occasion d’acquérir une si haute renommée ; la revendication exclusive que le parti ultrà-aristocratique osait faire, à son profit, de la nationalité franque, appelait naturellement les représailles des descendans supposés de la nationalité gauloise. Né roturier, comme il le dit, M. Thierry se hâta de relever le gant jeté à la roture avec tant de jactance. Il fit plus, il regarda, en quelque sorte, comme un devoir de piété filiale de restituer aux classes moyennes et inférieures leur part de gloire dans nos annales, de recueillir les souvenirs d’honneur plébéien, d’énergie et de liberté bourgeoises. À ceux qui ressuscitaient dans une intention hostile les souvenirs, qu’on pouvait croire depuis longtemps effacés, de la conquête germaine, il crut qu’il était de bonne guerre de répondre par le souvenir des soulèvemens populaires et de l’affranchissement des communes. En 1817, M. Augustin Thierry, rendant compte dans le Censeur de la correspondance de Benjamin Franklin, invoquait déjà la mémoire de nos aïeux, « ces artisans énergiques qui fondèrent les communes et imaginèrent la liberté moderne. » Cette assertion, précisément inverse de la fameuse proposition de Montesquieu, M. Thierry l’a commentée de toutes les manières, comme publiciste et comme historien, par la dissertation et par le récit, par des articles de journaux et par des livres. Il a voulu prouver, par toutes les voies, qu’en France personne n’est l’affranchi de personne, et qu’historiquement, aussi bien que rationnellement l’égalité des droits n’est pas un vain mot.

Et qu’on ne dise pas que dans cette lutte il n’a montré de sympathie que pour la bourgeoisie des villes, et qu’il a oublié ceux qui avaient eu à supporter la plus grande part de souffrances Non, cette accusation n’est pas fondée. M. Thierry n’a établi aucune distinction dans la sympathie qu’il éprouve pour toute la masse roturière soit de condition libre, soit de condition serve. Relisez ces mots écrits en 1820 dans le Censeur à propos des Mélodies irlandaises de Thomas Moore : « …Nous qu’on appelle des hommes nouveaux, sachons nous rallier par des souvenirs populaires aux hommes qui, avant nous, ont voulu ce que nous voulons, aux hommes qui ont comme nous les libertés de la terre de France… Mais ne nous y trompons pas, ce n’est point à nous qu’appartiennent les choses brillantes du temps passé ; ce n’est point à nous de chanter la chevalerie ; nos héros ont des noms plus obscurs ; nous sommes les hommes des cités, les hommes des communes, les hommes de la glèbe, les fils de ces paysans que les chevaliers massacrèrent près de Meaux, les fils de ces bourgeois qui firent trembler Charles V, les fils des révolté de la Jacquerie… »

Mais M. Thierry n’était pas doué seulement du génie de la polémique ; il possédait, et à un plus haut degré, le sentiment et le génie de l’histoire. À l’emportement sauvage et à l’érudition de seconde main de M. le comte de Montlosier, le jeune patriote résolut d’opposer des textes et de la science de bon aloi. Une partie de l’année 1819 fut employée à lire et à extraire tout ce qui avait été publié sur l’ancienne monarchie française, Pasquier, Fauchet, Mably, Thouret et les jurisconsultes, et les feudistes, et les commentateurs du droit coutumier, tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, qu’il faut pourtant dévorer, selon l’expression de Montesquieu, comme la fable dit que Saturne dévorait les pierres. De plus, il étudia à fond, dans l’admirable glossaire de Du Cange, la langue politique du moyen-âge, et s’efforça même de remonter par la connaissance de l’allemand et de l’anglais modernes aux anciens idiomes germaniques et scandinaves. Enfin, en 1820, il aborda la grande collection des historiens originaux de la France et des Gaules. De ce moment, le passé, le présent, l’avenir, tout prit à ses yeux un nouvel aspect ; sa vocation était trouvée. Il ne demanda plus que subsidiairement aux vieilles annales de l’Europe des preuves et des argumens pour les besoins journaliers de la discussion politique ; il se prit à aimer le passé pour lui-même, pour en jouir d’abord, puis pour le ranimer et le faire revivre aux yeux de tous. Les deux grandes questions qui l’avaient préoccupé dès son entrée dans la carrière, la persistance de l’hostilité entre les races conquérantes et conquises, et le soulèvement et l’affranchissement des communes, restèrent toujours les deux points culminans de ses recherches, en se dépouillant, toutefois, peu à peu de ce que la polémique y avait mêlé d’exagération. En effet, pour M. Thierry l’horizon s’était agrandi ; un rayon de la réalité historique l’avait illuminé. Sans peut-être discerner bien nettement encore comment et dans quelle mesure il est permis d’atteindre à la vérité de l’histoire, il sentait vivement, et non sans un mouvement de colère, tout ce qui manquait d’érudition et de talent aux historiens que l’ignorance et le mauvais goût publics plaçaient au rang de classiques[5]. Un morceau sur quelques erreurs de nos historiens modernes, à propos d’une histoire de France à l’usage des colléges, parut en 1820 dans le Censeur. C’était le prélude d’une série d’articles que M. Thierry préparait sur nos origines nationales, et le signal de la guerre à outrance qu’il comptait entreprendre dans ce recueil contre les mesquines compilations extraites de Velly et de ses continuateurs. La censure, qui fut rétablie alors, en mettant fin à l’honorable entreprise de MM. Comte et Dunoyer, obligea M. Thierry à chercher une autre tribune, pour y exposer ses opinions sur notre histoire et sur la meilleure manière de l’écrire. Cette tribune fut le Courrier français.

Depuis le mois de juillet 1820 jusqu’au mois de janvier 1821, M. Thierry inséra hebdomadairement dans le Courrier des lettres qui, par le jour tout nouveau dont elles éclairaient les rapports des conquérans germains et de la population gallo-romaine, eurent le plus grand succès auprès de tous les lecteurs sérieux et amis de la science. Mais l’espèce d’apaisement politique qui gagnait M. Thierry, à mesure que croissait son amour pour l’histoire, l’amenait à traiter de préférence des points d’une érudition de plus en plus spéciale. Exposé, d’une part, aux tracasseries de la censure, qui se faisait l’auxiliaire de la presse anti-libérale, et s’apercevant, d’une autre part, que ses dissertations scientifiques ne répondaient pas suffisamment aux besoins de la presse militante, M. Thierry crut devoir, au mois de janvier 1821, discontinuer ces publications, qui dans les colonnes d’un journal ne se trouvaient pas, il faut le dire, à leur véritable place.

Cette rupture amiable, quoique pénible, du jeune écrivain avec la publicité quotidienne, fut un évènement heureux pour l’histoire. Libre de s’abandonner à ce qu’il regardait, avec raison, comme sa destinée, M. Thierry n’eut désormais qu’un but, à savoir, de mettre en pratique la théorie de rénovation historique qu’il venait d’exposer dans ses Lettres sur l’Histoire de France, de faire, comme il disait, à la fois de l’art et de la science, et d’être dramatique en n’employant que des matériaux obtenus par des recherches directes et scrupuleuses.

Deux grands sujets s’offraient à sa plume ; deux sujets qu’il avait déjà étudiés, médités, sur lesquels il avait même, à plusieurs reprises, risqué des tentatives partielles : l’histoire de l’établissement des race germaniques sur le sol de la France, et l’histoire de l’établissement des Normands sur le sol de l’Angleterre.

Quand je parle ici de ces deux évènemens comme de deux sujets distincts, je n’entre pas suffisamment dans le point de vue de M. Thierry. Pour lui, ces deux révolutions ne sont que deux épisodes d’un fait plus vaste et plus général, deux applications de la marche suivie par les barbares dans l’invasion et la conquête de l’Europe. Ne pouvant traiter, dans toute son étendue, le grand sujet des invasions barbares, ni suivre ce fait immense dans toutes ses ramifications, M. Thierry dut faire un choix et s’arrêter d’abord à la partie de ce vaste ensemble qui pouvait le mieux donner l’idée du tout. Il inclina vers la conquête de l’Angleterre par les Normands, la dernière en date des conquêtes barbares et celle qui se trouve, à ce titre, la plus riche en documens variés et certains. Il la préféra comme étant la plus propre à montrer, dans la dépossession d’un peuple par un autre peuple, l’histoire et en quelque sorte la loi de toutes les dépossessions territoriales Il se livra tout entier à ce travail qui lui permettait à la fois de démontrer ses vues d’historien et de réaliser ses théories d’artiste.

Bien que les années 1821 et 1822 aient été marquées en politique par un redoublement de violence entre les partis, et que la portion la plus énergique de la jeunesse libérale, débusquée des brochures et des journaux par la censure, se fût réfugiée dans des affiliations secrètes, il est permis de croire que M. Thierry, tout en prenant part à ce mouvement, auquel il ne put ni ne voulut rester étranger, n’éprouva, cependant, de cette effervescence momentanée qu’une assez faible distraction. Ses idées, ses méditations, ses efforts, tendaient à un autre but. Sans doute aucune de ses convictions n’avait fléchi ; mais une passion nouvelle le possédait presque tout entier. Pendant ces deux années silencieuses et solitaires, plongé dans un nombre infini de recherches préparatoires, courant d’une bibliothèque publique à une autre bibliothèque, réunissant, classant, disposant ses matériaux, courbé, des journées entières, sur les chroniques danoises et anglo-saxonnes dont les grandes pages prenaient sous son regard un corps, une voix, une ame, enivré de ce délire de Pygmalion, de cette joie créatrice de l’artiste qui sent s’animer sa pensée, s’identifiant avec ce qu’il appelait ses vainqueurs et ses vaincus, sympathisant avec toutes les souffrances de la population subjuguée, s’indignant des moindres avanies éprouvées par ces hommes morts depuis sept cents ans, M. Thierry était alors sous le charme de sa première intimité avec son œuvre, sous ce charme qu’il a si heureusement défini, en comparant l’union mystérieuse qui se forme entre l’auteur et son ouvrage au premier mois, au mois le plus doux du mariage.

Alors la communauté de leurs études et le besoin de confident qu’éprouve toute passion véritable, formèrent ou plutôt resserrèrent l’amitié de M. Thierry et de M. Fauriel. Celui-ci avait sur son jeune ami l’avantage de l’âge et d’études depuis long-temps commencées. Quoique les scrupules d’un goût trop sévère n’aient permis à M. Fauriel de publier qu’en 1836 son principal ouvrage, l’Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérans germains, partie détachée d’un ensemble beaucoup plus vaste et dont le monde savant attend impatiemment la complète publication, il avait naturellement beaucoup d’avance sur M. Thierry. On devine sans peine tout ce que celui-ci dut puiser de forces nouvelle dans ses conversations quotidiennes avec un ami, un conseiller d’un esprit si éclairé et si sagace. Il faut lire dans la préface même d’un livre de M. Augustin Thierry (Dix ans d’études historiques), auquel nous empruntons ces détails, ce qu’il raconte de ces entretiens de chaque soir, de ces longues promenades sur les boulevards extérieurs, où s’échangeaient tant de précieuses confidences, où se débattaient tant de graves questions, où s’éclaircissaient tant de minutieux problèmes.

Cependant les difficultés de rédaction et de forme, les hésitations entre les divers modes d’exposition, les corrections, les refontes, toutes ces laborieuses angoisses qu’éprouvent seuls les écrivains de talent, retardèrent de deux ans encore l’achèvement de son ouvrage. Enfin, au printemps de 1825, M. Thierry put mettre au jour son épopée !

Son épopée ! Ce mot est le plus juste que l’on puisse employer pour caractériser cette narration si vive, si animée, d’une couleur si vraie, ce tableau dont le sujet réunit à la fois tant de grandeur et d’unité, et qui offre des mœurs si nouvelles, cette histoire dont les matériaux ne se trouvaient pas seulement dans les chroniques, mais qui étaient épars dans les poètes, dans les chants populaires, dans les bardits du Nord, les ballades galloises et les rimes de nos trouvères. Le succès de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands fut immense ; il surpassa les espérances du jeune écrivain.

Toutefois, ce qui constitue surtout le mérite et l’originalité de cette histoire, l’application heureuse et fréquente du principe fécond et vrai de la distinction des races, a été, par la prédominance un peu exclusive que lui accorde l’auteur, l’occasion de quelques critiques. Si un grand nombre de questions obscures reçoivent une explication inattendue de cette nouvelle lumière historique, il est d’autres questions où l’antagonisme des races ne se montre que comme un élément secondaire. Peut-être, dans quelques parties de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre, M. Thierry a-t-il un peu trop subordonné les élémens principaux à cet élément qui n’est pas toujours le premier. Ainsi, pour citer un des épisodes les plus frappans et les plus dramatiques de cette histoire, dans la longue querelle de Henri II et de Thomas de Canterbury, dans cette lutte de deux grands principes, dans ce duel à mort de l’autorité civile et de l’autorité religieuse, les intérêts de races n’eurent, en réalité, qu’une part assez restreinte. L’habile historien n’a pas manqué, sans doute, d’indiquer les autres intérêts, les autres passions, qui animaient les acteurs de cette sanglante tragédie, dont le dénouement fut l’assassinat d’un archevêque par un roi ; cependant M. Thierry n’a peut-être pas assez montré toute la grandeur de la tâche qu’entreprit Thomas Becket, ce saint dont le tombeau au moyen-âge fut presque aussi visité que le Saint-Sépulcre, non pas seulement parce qu’il était de race saxonne et qu’il avait défendu les intérêts saxons, mais parce qu’il se montra le champion intrépide de l’église universelle, alors abandonnée par la papauté, et le défenseur populaire des libertés du genre humain. D’ailleurs, ce n’est que dans un très petit nombre de cas qu’on peut regretter que M. Thierry fasse prédominer son idée favorite de l’opposition des races. Presque toujours l’usage qu’il fait de ce principe l’amène aux plus heureuses restitutions, et lui permet de rendre à des faits restés insignifians jusqu’à lui une physionomie vivante et nouvelle.

Malheureusement, par suite d’un si dur labeur, sa santé s’était détruite, sa vue s’était éteinte ; son courage seul ne fléchit pas. Apres un voyage en Suisse et en Provence, il se remit, dès les premiers mois de 1826, à de nouvelles études. Mais il lui fallait lire par les yeux d’autrui et dicter au lieu d’écrire. « La transition toujours si rude d’un procédé à l’autre, dit M. Thierry, me fut rendue moins pénible par les soins empressés d’une amitié dont le souvenir m’est bien cher. » Cette main, cette voix, cette amitié qui lui vinrent en aide dans ce moment critique, c’étaient celles d’un jeune homme alors obscur, connu seulement par un Résumé de l’Histoire d’Écosse, auquel M. Thierry avait mis quelques pages d’introduction. Ce jeune homme devait, lui aussi, se faire bientôt un nom illustre comme historien de la Contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II, et comme écrivain politique de premier ordre. C’était Armand Carrel, ce champion si pur et si éloquent de l’honneur national, que nous avons vu si chevaleresquement démocrate, et qui succomba peut-être sous le poids des chagrins politiques autant que sous la balle d’un accidentel adversaire.

Un projet de publication qui, malgré un commencement d’exécution, est demeuré à l’état de projet, fut alors sur le point de réunir dans un même travail deux hommes également éminens, quoique d’un esprit fort dissemblable. M. Thierry et M. Mignet s’associèrent pour la mise en œuvre d’une pensée commune. Il s’agissait d’extraire du texte des chroniques et des mémoires contemporains un récit continu d’histoire de France. M. Thierry rédigea un premier volume ; mais les difficultés que présentait cette entreprise étaient, sans doute, insurmontables, puisqu’elles découragèrent deux esprits aussi fermes et aussi clairvoyans.

Forcé de choisir un autre sujet d’ouvrage, M. Thierry songea à étendre, à corriger, à compléter les Lettres sur l’Histoire de France qu’il avait adressées autrefois au Courrier Français. Mais, depuis que M. Thierry avait commencé à prêcher la réforme historique, cette révolution s’était à peu près accomplie. D’une part MM. Guizot, Sismondi, de Barante, d’une autre MM. Thiers et Mignet, avaient ou achevé ou commencé de publier leurs grands travaux. M. Trognon avait, dans deux ingénieux essais[6], tenté de faire revivre les parties les plus effacées de l’époque mérovingienne ; M. Michelet avait traduit la Science nouvelle de Vico, et préludait déjà, dans une remarquable préface, à l’histoire idéaliste. M. Monteil venait de faire paraître les premiers volumes de son Histoire des Français des divers états ; M. Amédée Thierry, émule de son frère, mettait sous presse son Histoire des Gaulois. Ce fut donc bien moins la partie polémique et, en quelque sorte, révolutionnaire des lettres adressées en 1820 au Courrier Français, que leur partie scientifique et positive, que M. Thierry se proposa d’étendre et de perfectionner. Ses études, de plus en plus solides, sur l’histoire des deux dynasties franques, et son talent de narration, accru encore et assoupli par la pratique, lui permirent de faire de ses douze premières lettres la meilleure et la plus savante introduction à la véritable histoire de France, à cette histoire qui ne commence à mériter ce nom qu’à l’avènement de la troisième race. Dans les treize autres lettres qui paraissaient pour la première fois dans ce volume de 1827, l’affranchissement des communes, ce problème qui préoccupait M. Thierry depuis 1817, est traité ex professo, avec calme et gravité, bien qu’avec une passion qui, pour être contenue, n’en est pas moins profonde. Trois grands récits de révolutions communales, l’insurrection de Laon, celle de Reims, celle de Vézelay, sont, indépendamment de leur extrême importance historique, des chefs-d’œuvre de narration, comparables, sinon supérieurs, aux plus belles pages qu’ait laissées en ce genre l’auteur des Puritains d’Écosse et de la Prison d’Édimbourg. Dès l’année suivante (1828), la réimpression de ces lettres, qui comptent aujourd’hui six éditons, permit à l’auteur de se livrer à un nouvel et complet remaniement de son ouvrage.

De si grands travaux recommandaient leur auteur à l’estime et à la reconnaissance publiques. Presque aussitôt après la publication de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, le gouvernement du roi Charles X s’honora en prenant, en faveur du jeune historien, l’initiative d’une rémunération qui fut approuvée de tous. Au commencement de 1830, la classe d’histoire de l’institut (l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) appela M. Thierry, dont les souffrances s’étaient aggravées et qui vivait retiré depuis 1828 dans une ville de province, à une place de membre titulaire vacante dans son sein. Après la révolution de juillet, il fut attaché, quoique absent, à la maison du jeune duc d’Orléans par un titre littéraire. Enfin, en 1831, et ce n’est pas ce qui dut lui être le moins sensible, il fut loué presque sans réserve dans le dernier chef-d’œuvre imprimé de M. de Châteaubriand, dans la préface des Études historiques.

M. Augustin Thierry signale l’année 1829 comme ayant été la fin de sa carrière d’activité et de jeunesse, et le commencement d’une carrière nouvelle, où il regrette de ne pouvoir avancer que d’une marche beaucoup plus lente. Quant à moi, si je ne me trompe, cette seconde carrière qui, après un temps d’arrêt, s’est rouverte avec éclat, en 1833, par l’insertion dans cette Revue d’une nouvelle série de Lettres sur l’Histoire de France, me paraît plus belle encore que la première et dans un progrès continu. En effet, de retour à Paris dans une disposition d’esprit de plus en plus calme et résigné à ses souffrances, ayant, comme il le dit si éloquemment lui-même, fait amitié avec les ténèbres, entouré de toutes les compensations que peuvent fournir l’estime universelle, les affections de famille et les soins d’une compagne digne de le comprendre et quelquefois de l’imiter[7], M. Thierry, dans la demi-solitude que lui ont faite à la fois sa situation et ses habitudes de travail, partage la puissance de son esprit entre plusieurs grandes tâches, dont il poursuit l’accomplissement, et dont il nous reste à montrer la direction et l’importance. D’abord il s’occupa avec une persévérance qu’on ne peut trop admirer, de la correction et de la révision définitive de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands. Faisant ensuite un choix parmi ses mélanges, il les recueillit, en un volume, sous le titre de Dix ans d’Études historiques. C’était, en quelque sorte, la liquidation de son passé ; une série nouvelle de travaux allait réclamer son zèle.

À la fin de 1836, M. Thierry fut appelé par la juste confiance de l’autorité à la surveillance d’une entreprise immense et qu’on pourrait appeler bénédictine, devant laquelle son dévouement à la science n’a pas reculé. M. Guizot, qui, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, avait acquis tant de titres à la reconnaissance des lettres, en publiant, vers 1824, la traduction des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie jusqu’au XIIIe siècle, ministre de l’instruction publique en 1833, pensa avec raison que les efforts isolés de quelques particuliers ne pouvaient suffire à la mise en lumière des pièces innombrables qui intéressent notre histoire et que renferment les bibliothèques, les archives et les divers dépôts publics du royaume. Il institua près le ministère de l’instruction publique, à la fin de 1834, un comité chargé de la cherche et de la publication des monumens inédits de l’histoire de France. Ce comité reconnut bientôt la nécessité de former une collection des chartes des communes et des statuts municipaux des villes de France, collection assez complète pour rivaliser avec les grands recueils consacrés à l’histoire de la noblesse et du clergé, et se trouver à la hauteur de la fortune politique de ce troisième ordre, le dernier en date, long-temps le moindre en pouvoir, mais que la Providence, dit M. Thierry, destinait à vaincre les deux autres et à les absorber dans une seule masse nationale, désormais compacte et homogène[8]. Désigné par la nature de ses travaux à la direction de cette entreprise, M. Augustin Thierry fut ainsi amené vers cette importante question des communes par laquelle nous l’avons vu entrer dans la carrière de l’histoire. Mais, à présent, ce ne sera pas avec un nombre plus ou moins limité d’exemples et de documens partiels, c’est en présence de tous les titres originaux, recueillis de toutes les parties du royaume, qu’il va porter sur ce problème un jugement complet et solennel Dans ces modifications, ou, pour mieux dire, dans cet agrandissement progressif de sa pensée, on ne peut qu’admirer la force d’intelligence, l’impartialité d’esprit et la parfaite bonne foi de l’écrivain. Laissons-le parler :

« Il y a, certes, un grand mérite d’à-propos dans l’intention de recueillir et de rassembler en un seul corps tous les documens authentiques de l’histoire de ces familles sans nom, mais non pas sans gloire, d’où sont sortis les hommes qui firent la révolution de 1789 et celle de 1830… De grandes leçons et de beaux exemples pour le siècle présent peuvent sortir de la révélation de cette face obscure et trop négligée des dix derniers siècles de notre histoire nationale. Il y avait chez nos ancêtres de la bourgeoisie, cantonnés dans leurs mille petits centres de liberté et d’action municipales, des mœurs fortes, des vertus publiques, un dévouement naïf et intrépide à la loi commune et à la cause de tous ; surtout ils possédaient à un haut degré cette qualité du vrai citoyen et de l’homme politique qui nous manque peut-être aujourd’hui, et qui consiste à savoir nettement ce qu’on veut, et à nourrir en soi des volontés longues et persévérantes.

« Dans toute l’étendue de la France actuelle, pas une ville importante qui n’ait eu sa loi propre et sa juridiction municipale, pas un bourg ou simple village qui n’ait eu ses chartes de franchise et ses priviléges communaux ; et, parmi cette foule de constitutions d’origine diverse, produit de la lutte ou du bon accord entre les seigneurs et les sujets, de l’insurrection populaire ou de la médiation royale, d’une politique généreuse ou de calculs d’intérêts, d’antiques usages rajeunis ou d’une création neuve et spontanée (car il y a de tout cela dans l’histoire des communes), quelle admirable variété d’inventions, de moyens, de précautions, d’expédiens politiques ! Si quelque chose peut faire éclater la puissance de l’esprit français, c’est la prodigieuse activité des combinaisons sociales, qui, durant quatre siècles, du XIIe au XVIe, n’a cessé de s’exercer pour créer, perfectionner, modifier, réformer partout les gouvernemens municipaux, passant du simple au complexe, de l’aristocratie à la démocratie, ou marchant en sens contraire, selon le besoin des circonstances et le mouvement de l’opinion. Voilà quel spectacle digne d’intérêt et de méditation m’ont présenté les deux mille pièces ou sommaires de pièces authentiques dont j’ai déjà pris connaissance[9]… »

Mais, comme on le pense bien, le triage et le classement méthodique des pièces de cette vaste collection, où l’art ne peut entrer que pour peu de chose, ne suffisaient pas aux besoins d’une pensée et d’une imagination aussi actives que celles de M. Thierry. Il entreprit donc parallèlement un autre travail, dont il a terminé et publié, l’année dernière, la première moitié. Je veux parler des deux volumes intitulés Récits des temps mérovingiens, livre de science et de style, le plus achevé, suivant moi, qui soit sorti de cette plume si habile, et qui a reçu des mains de l’Académie française la couronne historique que le legs de M. le baron Gobert a autorisé cette compagnie à décerner.

Ce dernier ouvrage se compose de deux sections bien distinctes. La première, qui remplit presque un volume, consiste en de nouvelles Considérations sur nos origines sociales ; la seconde contient six Récits ou épisodes, destinés à faire revivre la Gaule du VIe siècle.

Il ne s’agit point ici, comme on voit, de la première invasion ni de la fougueuse arrivée des conquérans germains sur notre sol. Cette peinture, après M. de Châteaubriand[10], n’était plus à faire, et M. Thierry lui-même a raconté ailleurs plusieurs des scènes les plus caractéristiques de cette terrible collision[11]. Ce qu’il veut peindre dans ces Récits, c’est la seconde période de la conquête franque, celle où commence une sorte d’échange de mœurs ou plutôt de vices entre les deux races ; c’est ce moment de civilisation indécise et complexe où la physionomie germanique et la physionomie gallo-romaine semblent se confondre dans un état intermédiaire, qui n’est ni la franche barbarie du Nord, ni la vieille corruption romaine, situation nouvelle, qu’on pourrait appeler la barbarie gallo-franque.

Ces Récits n’offrent point une histoire continue des évènemens arrivés sous la première race. À la suite exacte des faits et à l’unité de composition, très difficiles à conserver au milieu des complications politiques de cette époque, M. Thierry a préféré le récit par masses détachées, ayant chacune pour fil la vie ou les aventures de quelque personnage célèbre. L’auteur n’a donné, dans les deux volumes déjà publiés, que six tableaux épisodiques ; il ne lui faut pas moins de deux nouveaux volumes pour compléter cette histoire ou plutôt cette série d’histoires disposées par groupes et fractionnées par petits centres d’action, à peu près comme l’était elle-même la société mérovingienne.

Nous n’insisterons pas sur le mérite de ces six morceaux, qui nous montrent, sous toutes les faces, la vie politique, civile et religieuse du VIe siècle, l’intérieur de la maison des rois francs, la condition périlleuse et turbulente des seigneurs et des évêques, les guerres civiles et privées, la misère et les intrigues des vaincus, les violences qui éclataient jusque dans les basiliques et dans les monastères de femmes. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes ont ces Récits trop présens à la mémoire pour que j’en parle plus longuement. On ne peut oublier, quand une fois on les a vues, ces grandes figures, types gradués de toutes les nuances de la barbarie, Fredegonde, Hilperick, Mummolus, Leudaste, Brunehilde. Je dirai seulement que nulle part l’auteur n’a employé un mode d’exposition plus grave, plus vrai, une touche plus large, plus harmonieuse. Chaque groupe, si artistement détaché du fond des chroniques, est en soi une narration parfaite. Quant à l’ensemble et à l’impression totale qui doit en résulter, il est aisé dès à présent de la prévoir. Aussi aspirons-nous bien vivement au moment où nous jouirons de la vue entière de l’édifice, et où nous pourrons d’un coup d’œil en embrasser toute l’ordonnance.

On ne remarque pas un moindre progrès dans les Considérations dogmatiques qui sont placées devant les Récits. Ce que M. Thierry avait fait dans un ouvrage précédent à propos des livres d’histoire narrative, il le complète aujourd’hui en jugeant les livres d’histoire systématique. Il soumet au plus scrupuleux examen les théories fondamentales et les diverses formules qu’on a essayé d’époque en époque d’imposer aux origines de la société française. Dans cette appréciation vraiment impartiale des faits et de leurs commentaires, on n’aperçoit aucune trace de polémique, aucune passion que celle du vrai. De tant de livres où le bien et le mal sont à tout moment confondus, M. Thierry ne cherche à dégager que les choses bonnes. On dirait un affineur, uniquement occupé à extraire de la mine l’or le plus pur. Jamais, il faut le dire, l’auteur n’avait procédé avec une méthode aussi exacte, aussi large, aussi véritablement scientifique ; jamais il n’avait prononcé de jugemens qui eussent, à un aussi haut degré, le caractère de décisions définitives. M. Thierry ne s’est non plus montré nulle part aussi juste appréciateur des travaux de ses devanciers. Tout en énumérant les résultats obtenus depuis vingt ans par la nouvelle école historique, il témoigne, dans les termes les mieux sentis, sa reconnaissance et son respect pour l’ancienne et grande école des Bénédictins et pour celle de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. C’est à cette dernière compagnie, en effet, et à un de ses plus illustres membres, à Fréret, que semble remonter l’honneur d’avoir éclairci le premier les ténèbres des origines franques. M. Thierry analyse un admirable mémoire lu dans la séance publique de 1714 par Nicolas Fréret, qui n’avait alors que le titre d’élève. Dans ce mémoire, le jeune savant traitait de l’établissement des Francs au nord de la Gaule, et résolvait les principales difficultés du sujet dans le sens de la vérité. D’autres mémoires étaient préparés et devaient suivre. Mais ce beau travail, qui renversait sans pitié l’hypothèse plus patriotique que judicieuse des colonies gauloises, et qui restituait à la conquête son caractère purement germain, souleva d’inconcevables susceptibilités. L’auteur fut arrêté par lettre de cachet et enfermé quelque temps à la Bastille. Dès-lors ses travaux académiques prirent un autre cours, et la connaissance des véritables bases de l’histoire de notre pays fut retardée de plus d’un siècle.

Il ressort de l’ensemble des Considérations de M. Thierry non-seulement une foule de vérités particulières, mais une vérité plus générale, que l’auteur n’a pas expressément formulée, mais qui est la conclusion et en quelque sorte la morale de son ouvrage. C’est que les réformes ne sont pas, comme on le croit quand on les commence, une rupture complète avec toutes les traditions du passé. Non, une réforme n’est pas un sentier fantastique à travers le vide ; ce n’est pas le pont de Milton jeté sur le chaos. Au contraire, une réforme légitime est presque toujours la reprise d’une voie antérieurement suivie et délaissée à tort. En 1825, par exemple, quand le terrain manquait sous les pas des imitateurs de la tragédie de Voltaire, on aurait voulu voir la nouvelle école retourner avec audace aux libertés du drame antique ou du moins au dialogue si net et si nerveux de Corneille. En un mot, une réforme n’est pas nécessairement un élan vers l’inconnu. Ce peut être, et souvent ce doit être un retour à de grandes lignes, qu’on reprend au point où elles ont été abandonnées, pour les conduire et les prolonger par-delà. Pourquoi n’en serait-il pas des révolutions de la poésie et de l’histoire comme de celles du commerce et de la navigation du monde ? Après avoir quitté au XVe siècle la route de l’Inde par l’Égypte, et avoir appris à doubler le cap de Bonne-Espérance, l’Europe n’est-elle pas à la veille de délaisser la voie ouverte par Gama, et de reprendre, en l’accélérant, celle de l’Égypte, frayée par Alexandre ? La nouvelle école ne pouvait remonter à un sentier plus sûr que celui qu’avait indiqué Fréret. Aujourd’hui, grace à tant de travaux et d’efforts, elle est bien loin du point de départ. Au reste, tous nos lecteurs auront été, je l’espère, frappés, comme nous le sommes, de marche ascendante qu’a suivie, d’un pas si ferme, le talent de M. Thierry ; ils auront admiré cette perfection croissante de jugement et de style, cette vocation précoce, cette impartialité qui est née et qui a grandi au milieu des orages politiques, ce génie presque divinatoire dont le souffle a rendu la vie à toutes les populations obscures qui ont, sans presque laisser de traces, foulé le sol de l’Angleterre et de la France. Plusieurs de nos contemporains se sont illustrés par l’histoire ; mais nul, je le crois, n’a considéré le passé sous autant d’aspects divers. M. Thierry a traité l’histoire en publiciste, en critique, en philologue, en artiste. Ajoutons que personne ne s’est plus religieusement renfermé dans le cercle de la science ; personne ne s’est consacré plus pieusement au culte de l’histoire nationale ; personne n’a donné à la réforme historique une impulsion plus efficace. À Dieu ne plaise que j’aie la prétention d’assigner des rangs, ou que je veuille diminuer en rien les statues qui nous restent à élever ; je désire seulement que l’on comprenne bien comment, au moment d’ouvrir une galerie des historiens modernes, le nom de M. Thierry s’est présenté le premier à notre plume.


Charles Magnin.
  1. En 1821 et 1822 et de 1828 à 1830.
  2. Voy. les Martyrs, livre VI, tome V des œuvres choisies, pag. 268-271.
  3. Voy. Récits des temps mérovingiens, préf., pag. XVIII et suiv.
  4. Voy. Censeur européen, no  du 17 novembre 1819, et Dix ans d’études historiques, 3e édit., pag. 145.
  5. M. Thierry reconnaissait, pourtant, dès-lors de grandes et honorables exceptions. Il rendait, entre autres, pleinement justice, dans un article du Censeur européen du 21 juin 1819, aux qualités éminentes de l’Histoire de Cromwell, de M. Villemain.
  6. Ces deux morceaux ont été réunis sous le titre suivant : Manuscrit de l’ancienne abbaye de Saint-Julien à Brioude ; Histoire du Franc Harderard et de la vierge Aurelia, légende du VIIe siècle, et le Livre des Gestes du roi Childebert III, chronique du VIIIe siècle, retrouvées et traduites par un amateur d’antiquités françaises. Paris, Brière, 1824, 2 vol. in-12.
  7. On n’a pas oublié sans doute des fragmens pleins de vérité d’observation et d’une grande finesse de pensée qui ont été insérés dans cette Revue, par Mme Augustin Thierry sous le titre de Philippe de Morvelle. Ces morceaux, recueillis et complétés, ont paru en un volume in-8o, sous le titre de Scènes de mœurs aux dix-huitième et dix-neuvième siècles.
  8. Voy. Rapport au ministre de l’instruction publique, 10 mars 1837.
  9. Voy. le Rapport du 10 mars 1837.
  10. Voy. les Martyrs, livres VI et VII, et les Études historiques, étude sixième, Mœurs des barbares.
  11. Voy. les Lettres sur l’histoire de France, lettres VI, VII et VIII.