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Historiens modernes de la France/M. Thiers

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HISTORIENS
MODERNES
DE LA FRANCE.

IV.
M. THIERS.

Nous sommes bien en retard avec M. Thiers : il est à la veille de publier son Histoire du Consulat et de l’Empire, et nous ne lui avons pas encore payé l’examen qui lui est dû comme à l’historien le plus populaire de la Révolution, au publiciste le plus habile et le plus considérable qu’ait porté la presse libérale des quinze ans. Nous allons tâcher de le faire ici, en nous tenant pour plus de simplicité à l’écrivain, et en laissant en dehors l’orateur et l’homme politique qui a grandi depuis, qui s’est de plus en plus développé à travers des phases diverses, et qui n’a pas encore donné son dernier mot. M. Thiers, à dater du jour de son arrivée d’Aix à Paris, jusqu’au manifeste du National le 27 juillet 1830, c’est là notre sujet pour le moment ; et le sujet est riche, il est attrayant et varié, il prête déjà, dans ces limites, où nous le circonscrivons aujourd’hui, à un jugement d’ensemble, à un jugement impartial, incontestable, bien actuel pourtant, et dont plus d’un trait se reflétera sur les circonstances présentes de ce merveilleux esprit, si fécond chaque jour en preuves nouvelles. La carrière de M. Thiers se partage en deux moitiés distinctes, et il a su déjà se faire tout un passé ; et à travers tout, comme jet naturel, comme vivacité brillante et fraîcheur, jamais esprit n’est resté plus voisin de sa source et plus le même.

Né à Marseille en 1797, élevé à titre de boursier au lycée de sa ville natale, M. Adolphe Thiers alla, vers la fin de 1815, suivre les cours de droit à la faculté d’Aix. Dans les hautes classes de ses études à Marseille, il était devenu, nous dit-on, assez bon humaniste et latiniste, mais surtout il avait poussé les mathématiques en vue de la carrière militaire à laquelle tout alors se rapportait. L’Empire tombant, il se tourna vers le droit et commençait à y réussir. Ces années d’études à Aix ont laissé des traces. C’est là qu’il se lia avec M. Mignet de cette inaltérable et indissoluble amitié qui les honore tous les deux, d’une de ces amitiés que si peu d’hommes de talent savent continuer inviolable entr’eux après la jeunesse. Tout en s’appliquant sérieusement à sa profession d’avocat, M. Thiers s’occupait beaucoup, à cette époque, de philosophie, de haute analyse spéculative, soit mathématique, soit même métaphysique ; l’optimisme de Leibnitz le tentait, et Descartes ne lui était pas du tout indifférent. Cette préoccupation chez un esprit aussi pratique, et qui s’en est montré assez dégagé depuis, pourra paraître singulière à ceux qui ne savent pas combien ces natures actives qu’on voit aboutir ensuite sur tel ou tel point ont été capables, dans leur avidité première, de toutes sortes d’essais, d’entrains curieux en tous sens et de préparations studieuses. On a quelque témoignage de cette veine de réflexions philosophiques et morales dans un Éloge de Vauvenargues, sujet qu’avait proposé l’Académie d’Aix, et pour lequel M. Thiers obtint le prix. Ce prix pourtant ne fut point remporté d’emblée, et l’anecdote s’en est conservée assez piquante. Dans cette ville du midi, toute fervente encore des passions de 1815, le jeune avocat libéral était fort protégé et encouragé par un magistrat de vieille roche, M. d’Arlatan de Lauris, qui goûtait son esprit et présageait ses talens. À la vivacité avec laquelle M. d’Arlatan défendit au sein de l’Académie le discours anonyme, mais qui n’était pas un secret pour lui, les adversaires politiques devinèrent qu’il s’agissait de M. Thiers, et ils s’arrangèrent pour faire remettre le prix à l’année suivante, comme si le morceau ne se trouvait digne en effet que du second rang. Le lauréat évincé ne se tint pas pour battu, et, aux approches du terme fixé, il fabriqua en toute hâte un nouveau discours, qu’il fit cette fois arriver de Paris par la poste. Le secret fut bien gardé. La cabale s’empressa, comme c’était immanquable, d’admirer l’éloge nouveau-venu et de l’opposer au précédent, si bien qu’on lui décerna le prix, et à l’autre seulement l’accessit. Or, en décachetant les noms, il se trouva que tous deux étaient de M. Thiers. Qui fut confus ? messieurs les académiciens. Qui rit de bon cœur ? M. d’Arlatan. Cette espièglerie, venant couronner le vrai talent, eût achevé d’établir à Aix la réputation du jeune avocat, si M. Thiers n’était parti vers ce temps-là même pour la capitale.

Nous retrouvons dans un article du Constitutionnel (30 novembre 1821) un extrait de cet Éloge de Vauvenargues et les principaux points que le jeune auteur y avait touchés ; Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, y ont chacun leur esquisse au passage, et ces appréciations des moralistes par une plume de vingt-trois ans nous semblent justes autant que délicates, et de cette netteté déjà dont l’heureux style de M. Thiers ne se départira jamais. À propos de Montaigne, par exemple, il dira :

« Montaigne, élevé dans un siècle d’érudition et de disputes, accablé de tout ce qu’il avait lu, et n’y trouvant aucune solution positive, préfère le doute comme plus facile, et peut-être aussi comme plus humain, dans un temps où l’on s’égorgeait par conviction. Aimant tout ce qu’aimait Horace, et comme lui placé dans un siècle où il n’y avait pas mieux à faire, il célèbre le plaisir, le repos, et se fait une voluptueuse sagesse. Parlant de lui-même naturellement et volontiers, écrivant avant le règne des bienséances, il est naïf, original, un peu cynique ; il fatigue par son érudition qui est de trop dans son livre comme dans sa tête ; il doit beaucoup au tour piquant de son esprit, mais beaucoup à sa langue ; il instruit, mais plus souvent il fournit, pour les vérités usuelles, des expressions inimitables. Tout homme qui aime une heureuse oisiveté, qui au milieu des guerres civiles ne sait où est la patrie, au milieu des disputes où est la vérité ; qui est prudent, réservé, franc toutefois, parce qu’il s’estime, cet homme sera Montaigne, c’est-à-dire un indifférent que Solon eût condamné, mais dont nous aimons, nous, la douceur, la grace et la prudence. »

La Bruyère n’y est pas moins justement saisi, et on y peut noter un trait de finesse pénétrante :

« La Bruyère avait un génie élevé et véhément, une ame forte et profonde. Logé à la cour sans y vivre et placé là comme en observation, on le voit rire amèrement, et quelquefois s’indigner d’un spectacle qui se passe sous ses yeux. Il observe ceux qui se succèdent, et les dépeint à grands traits, souvent les apostrophe vivement, court à eux, les dépouille de leurs déguisemens et va droit à l’homme qu’il montre nu, petit, hideux et dégénéré. On voit dans Tacite la douleur de la vertu, dans La Bruyère son impatience. L’auteur des Caractères n’est pas ou indifférent comme Montaigne, ou froidement détracteur comme La Rochefoucauld ; c’est l’homme, son frère, qu’il trouve ainsi avili, et duquel il dit avec un regret douloureux : « Il devait être meilleur. »

Quant à Vauvenargues, M. Thiers estime que, seul, il a donné une doctrine complète sur l’homme, sa nature et sa destination ; et, si c’est là beaucoup dire, il montre du moins que, sans nier le mal, et sans se l’exagérer non plus, Vauvenargues, dans son optimisme pratique, a considéré le monde comme un vaste tout où chacun tient son rang, et la vie comme une action où, à travers les obstacles, la force humaine a pour but de s’exercer. Ces premières pages de M. Thiers sont d’un heureux augure ; elles attestent déjà un auteur qui pense par lui-même et qui n’a nullement besoin de déclamation ; elles n’ont pas d’effort, et elles ont de la portée.

Écrire comme on pense, modeler son style sur les choses, les bons esprits en viennent là d’ordinaire en avançant, mais M. Thiers ne conçut jamais d’autre théorie, même à ses débuts, même en ce concours académique. Cette absence complète de rhétorique vaut la peine d’être notée.

Un autre point qui ne mérite pas moins de l’être, c’est cette prédilection déclarée pour l’action, qui se retrouvera dans toutes les circonstances de la vie et dans toute l’habitude de la pensée chez M. Thiers. Ainsi, après avoir montré Vauvenargues jeté dans les camps presque au sortir de l’enfance, perdant la santé, mais se trempant l’ame dans les fatigues et, pour tout dire, étudiant ses semblables du sein des glaces de Moravie :

« Qu’apprit-il durant ces cruelles épreuves ?… Que l’homme est malheureux et méchant, que le génie est un don nuisible et Dieu une puissance malfaisante !… Certes, beaucoup de philosophes, sans souffrir, ont avancé pire, et Vauvenargues, qui souffrait cruellement, n’imagina rien de pareil. Le monde lui parut un vaste ensemble où chacun avait sa place, et l’homme un agent puissant dont le but est de s’exercer ; il lui sembla que, puisque l’homme est ici-bas pour agir, plus il agit, plus il remplit son but.

« Vauvenargues comprit alors les ennuis de l’oisiveté, les charmes du travail, et même du travail douloureux ; il conçut un mépris profond pour l’oisiveté, une estime extrême pour les actions fortes. Dans le vice même, il distinguait la force de la faiblesse, et, entre Sénécion, vil courtisan sous Néron, et Catilina, monstrueux ennemi de sa patrie, il préférait pourtant le dernier, parce qu’il avait agi… »

Et encore :

« Le monde, suivant Vauvenargues, est ce qu’il doit être, c’est-à-dire fertile en obstacles ; car, pour que l’action ait lieu, il faut des difficultés à vaincre, et le mal est ainsi expliqué. La vie enfin est une action, et, quel qu’en soit le prix, l’exercice de notre énergie suffit pour nous satisfaire, parce qu’il est l’accomplissement des lois de notre être. Telle est en substance la doctrine de Vauvenargues. On le nomme un génie aimable, un philosophe consolant ; il n’y a qu’un mot à dire : il avait compris l’univers, et l’univers bien compris n’est point désespérant, mais offre au contraire de sublimes perspectives. »

Je n’ai pas craint de citer, parce que tout l’instinct de l’homme se révèle déjà dans ces premiers écrits, et que, si l’on a sans doute un peu au-delà de Vauvenargues dans ce besoin d’action si caractérisé, on a déjà beaucoup de M. Thiers. C’est bien le même qui, dix ans plus tard, dans un admirable article sur les Mémoires de Gouvion Saint-Cyr[1], après avoir montré, à la louange des grands capitaines, que penser fortement, clairement, non pas au fond de son cabinet, mais au milieu des boulets, est, à coup sûr, l’exercice le plus complet des facultés humaines, c’est lui qui ajoutera en des termes tout-à-fait semblables : « Ceux qui ont rêvé la paix perpétuelle ne connaissaient ni l’homme ni sa destinée ici bas. L’univers est une vaste action, l’homme est né pour agir. Qu’il soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain du moins que jamais la vie ne lui est plus supportable que lorsqu’il agit fortement ; alors il s’oublie, il est entraîné, et cesse de se servir de son esprit pour douter, blasphémer, se corrompre et mal faire. »

M. Thiers n’a jamais manqué, à l’occasion, de se prononcer contre cette disposition d’esprit si commune de nos jours, qui consiste à se replier sur soi, à s’analyser, à raconter ses propres émotions au lieu de chercher à s’en procurer de nouvelles ou d’en produire chez d’autres ; il appelle cela le genre impressif et le croit contraire à la destinée naturelle de l’homme, laquelle est plutôt dans le sens actif. Il abonde, lui, dans ce dernier sens.

Vers le même temps où se mettait en marche ce jeune esprit, assurément le moins rêveur, un autre grand talent se déclarait aussi, qui semblait, au contraire, appelé à donner à la moderne rêverie et au monde intérieur son expression la plus suave et la plus ample, la plus enchanteresse et la plus harmonieusement sensible. M. de Lamartine, tel que ses premières œuvres le révélaient, et que rien depuis ne l’a pu effacer encore, était le plus sublime des rêveurs, de ceux qui exhalent et qui chantent leur ame. L’un et l’autre se trouvaient si éloignés à leur point de départ, qu’ils semblaient vraiment ne devoir jamais se croiser. Nous les verrons, au commencement de 1830, s’aborder, se saluer une première fois avec une courtoisie toute chevaleresque, en attendant que plus tard ils se rencontrent face à face, la haute rêverie prétendant à n’en plus être et aspirant à l’action. Quoi qu’il en soit, tous les deux ils représentent, comme deux chefs, les deux grands instincts et les deux principaux courans de ce siècle, duquel on a pu dire tour à tour qu’il est un siècle d’action et un âge de rêverie ; une époque vague, sceptique, et une époque positive. Ce parallèle, on le sent, avec ses contrastes, avec ses contacts aussi, serait fécond, mais délicat à poursuivre ; nous le posons seulement, et nous passons.

M. Thiers était nouvellement arrivé à Paris en septembre 1821. Nous avons la date précise dans une page d’album écrite de sa main sous ce titre : Arrivée d’un jeune méridional à Paris ; c’est une description de ses premières et confuses impressions à une première vue, c’est sa satire à lui des Embarras de Paris :

« Bientôt courant dans les rues, l’impatient étranger ne sait où passer. Il demande sa route, et tandis qu’on lui répond, une voiture fond sur lui ; il fuit, mais une autre le menace. Enfermé entre deux rues, il se glisse et se sauve par miracle. Impatient de tout voir, et avec la meilleure volonté d’admirer, il court çà et là. Chacun le presse, l’excite, en lui recommandant un objet ; il voit pêle-mêle des tableaux noircis, d’autres tout brillans, mais qui offusquent de leur éclat ; des statues antiques, mais dévorées par le temps ; d’autres conservées et peut-être belles, mais point estimées par un public superstitieux ; des palais immenses, mais non achevés ; des tombeaux qu’on dépouille de leur vénérable dépôt, ou dont on efface les inscriptions ; des plantes, des animaux vivans ou empaillés ; des milliers de volumes poudreux et entassés comme le sable ; des tragédiens, des grimaciers, des danseurs. Au milieu de ces courses, il rencontre une colonnade, chef-d’œuvre de grandeur et d’harmonie… C’est celle du Louvre… Il recule pour pouvoir la contempler, mais il heurte contre des huttes sales et noires, et ne peut prendre du champ pour jouir de ce magnifique aspect. On déblaiera ce terrain, lui dit-on, etc., etc. — Quoi ! se dit l’enfant nourri sous un ciel toujours serein, sur un sol ferme et sec, et au milieu des flots d’une lumière brillante, c’est ici le centre des arts et de la civilisation ! Quelle folie aux hommes de se réunir ainsi dans un espace trop vaste pour ceux qui ont à le parcourir, trop étroit pour ceux qui doivent l’habiter ; où ils fondent les uns sur les autres, s’étouffent, s’écrasent, avec la boue sous les pieds et l’eau sur la tête ! etc., etc. »


Patience ! lorsque M. Thiers sera un jour ministre de l’intérieur ou des travaux publics, il saura mettre ordre à cela. Il serait piquant d’écrire, en regard de cette page de jeunesse, le résumé de son budget de ces années (1832-1834) concernant les embellissemens de Paris.

Les impressions du jeune Marseillais dans ce monde nouveau qui s’ouvrait à lui furent bientôt d’un tout autre ordre. Recommandé à Manuel, il le fut par lui à M. Laffitte, à M. Étienne, et entra au Constitutionnel en même temps que M. Mignet entrait au Courrier. Les deux amis réussirent aussitôt, chacun dans sa ligne parallèle et dans sa nuance. Tandis que l’un burinait déjà jusque dans ses moindres pages les traits d’une pensée grave, élevée et un peu puritaine, l’autre lançait sur tout sujet son esprit prompt, alerte et vigoureux. Du premier jour, M. Thiers fut aisément égal ou, pour parler vrai, supérieur (M. Étienne à part) à la rédaction habituelle du Constitutionnel, et il laissait surtout bien loin derrière lui toutes ces jeunes recrues si naturellement traînantes, les Bodin, Léon Thiessé et autres. Ce qu’il y avait de peu compliqué dans les théories, soit politiques, soit littéraires, du Constitutionnel, ne lui déplaisait pas ; l’esprit de M. Thiers est de ceux qui, bien différens en ce point de plusieurs autres esprits distingués et dédaigneux de ce temps-ci, ne se rebutent jamais du simple, et il se réservait d’en relever ce qui touchait au commun par la vivacité et l’à-propos de ses aperçus. Nous pourrions remarquer et choisir plus d’un de ces articles de début ; mais aucun ne nous paraît plus caractéristique de cette première manière, déjà si ferme et si sûre, que celui qu’il écrivit sur la brochure de M. de Montlosier, ou, comme il l’appelle, sur ce long cauchemar de 300 pages, intitulé : De la Monarchie française au 1er mars 1822. L’offense d’un esprit juste à voir un tel ramas d’incohérences, la douleur d’un jeune homme à voir un vieillard s’égarer si violemment, le ressentiment d’un homme nouveau qui prend sa part dans l’injure proférée par le patricien endurci, et le zèle du futur historien à venger des noms vénérés, le respect aussi des cheveux blancs qui, sans l’amortir, rehausse plutôt et aggrave la vigueur de la réplique, tous ces sentimens très mesurés, très apparens, respirent dans l’excellent article que le jeune publiciste, par une forme anticipée, convertit volontiers en une sorte de discours directement adressé à l’adversaire :

« Non, s’écrie-t-il, non, nous n’avions pas, avant 89, tout ce que nous avons eu depuis ; car il eût été insensé de se soulever sans motif, et toute une nation ne devient pas folle en un instant.

« Ces concessions que vous appelez des bienfaits, et moi des restitutions, n’ont été conquises que par la Révolution ; ce mot seul les rappelle toutes, et le mot opposé rappelle leur privation. Songez-y bien, monsieur le comte, les premiers ordres, ducs, prélats, présidens, avaient refusé l’impôt territorial ; ils avaient demandé les États-généraux pour menacer la cour. Lorsqu’ils furent pris au mot, ils n’en voulurent plus ; ils refusèrent le doublement du tiers état et le vote par tête ; ils ne consentirent à l’égalité des charges que lorsqu’ils se virent exposés à tout perdre par un refus ; ils n’abandonnèrent leurs priviléges que par un mouvement de pudeur excité dans la nuit du 4 août. Songez qu’avant 89, nous n’avions ni représentation annuelle, ni liberté de la presse, ni liberté individuelle, ni vote de l’impôt, ni égalité devant la loi, ni admissibilité aux charges. Vous prétendez que tout cela était dans les esprits, mais il fallait la Révolution pour le réaliser dans les lois ; vous prétendez que c’était écrit dans les cahiers, mais il fallait la Révolution pour l’émission des cahiers. »

Et plus loin, à propos des recettes féodales que M. de Montlosier propose comme remèdes à la situation du moment :

« Tout cela donc ne signifie rien. Mais quelques hommes dépités veulent se satisfaire ; ils trouvent un prétexte pour nous injurier et nous couvrir de leur mépris. Ce que je connais de plus déplorable au monde, c’est de voir des vieillards avoir tort, et je n’ai jamais tant souffert qu’en voyant M. de Montlosier se permettre la violence et l’injure. Il parle sans cesse des vanités plébéiennes ; il rappelle continuellement notre bassesse et nos crimes. Je n’invoquerai pas les lois contre cette insulte aux classes, mais j’opposerai à ces injures chevaleresques le langage de ma raison bourgeoise et écolière. Oui, dirai-je à M. de Montlosier, nous avons des prétentions comme vous : c’est l’orgueil qui, chez nous, demande l’égalité, et qui, chez vous, la refuse ; mais entre ces deux orgueils, lequel est coupable, de celui qui demande le droit commun ou de celui qui le conteste ? Vous ajoutez que parvenus à l’égalité, nous voulons dominer, et qu’une fois dominateurs, nous sommes aussi dédaigneux que vous-mêmes ; et vous citez la noblesse impériale. Vous avez raison ; mais moi, je n’attache pas l’orgueil au sang comme vous y attachez le mérite : je l’impute aux situations. Quand les plébéiens sont placés où vous êtes, ils peuvent s’oublier comme vous ; mais, en attendant que nous partagions vos torts, permettez-nous de les blâmer. Je suis tout aussi franc que vous, et, je l’avouerai, de votre côté et du nôtre, il n’y a que des hommes et des passions d’hommes. Il n’y a entre vous et nous de différence que la justice de la cause. Chez nous comme chez vous, il peut y avoir eu des vanités, des passions féroces. Des plébéiens nés dans vos rangs auraient déclaré la guerre à leur patrie ; mais convenez aussi que des nobles nés dans nos rangs auraient pu être dans le Comité de salut public. Nous sommes tous hommes, monsieur le comte, et cette condition est dure. Tous les partis ont leurs bons et leurs méchans, et ne diffèrent que par le but ; mais vous conviendrez qu’entre un Bailly mourant la tête et le cœur plein de vérité, et un Desprémenil mourant plein d’entêtement, quoique le sacrifice soit le même, le mérite ne l’est pas. Tous deux ont succombé pour leur cause ; mais lequel pour la vérité ? »

Certes la conviction, le sentiment profond de ce que j’appellerai la vérité sociale, éclate dans ces pages où le jeune écrivain, si prononcé pour les choses, ne se montre guère disposé à de grandes illusions sur les hommes. Cet article pourrait se dire assez justement un article-ministre ; l’instinct s’y montre, la vocation y perce, le pronostic aurait pu dès-lors se tirer. Et ceci me rappelle en effet que, dans ces années de début, un soir que sur un des sujets de conversation politique à l’ordre du jour, M. Thiers avait brillamment parlé, Félix Bodin, qui l’avait écouté sans l’interrompre, s’approcha de lui lorsqu’il eut fini, et lui dit : « Mais savez-vous, mon cher ami, que vous serez ministre ? » Le compliment fut reçu sans étonnement et comme par quelqu’un qui pouvait répondre : « Je le sais. »

Il ne faudrait pas que nos jeunes gens d’aujourd’hui se réglassent là-dessus dans leurs ambitions futures ; outre que de tels talens sont infiniment rares, les temps aussi sont fort changés. Il y avait alors des partis en ligne, de grandes opinions rangées en présence ; il y avait des positions régulières à emporter, des principes légitimes à faire prévaloir, une vérité sociale en un mot, et c’est la conscience de cette vérité qui développait et doublait les jeunes talens, occupait les jeunes passions, et leur donnait tout leur emploi dans une direction à la fois utile et généreuse.

Mais ce n’était pas en politique seulement que la plume de M. Thiers faisait ses premières armes ; alors, comme aujourd’hui, on était fort tenté au début d’écrire sur toutes sortes de sujets. Je ne sais plus qui a dit : on commence toujours par parler des choses, on finit quelquefois par les apprendre. Le fait est que les mieux doués commencent par deviner ce qu’ils finissent ensuite par bien savoir. C’est ce qui arriva au jeune écrivain pour le salon de peinture de 1822, dont il rendit compte dans le Constitutionnel ; ces mêmes articles parurent durant l’année, réunis en brochure. Quoi qu’en puisse penser aujourd’hui l’auteur, très sévère sur ses premiers essais et dès long-temps mûri en ces matières, j’ose lui assurer que cette brochure se relit encore avec plaisir, avec utilité. Si le coup-d’œil historique sur les révolutions de la peinture laisse infiniment à désirer et peut compter à peine en ce qui concerne l’Italie, que M. Thiers n’avait pas visitée encore, les considérations générales sur le goût, sur la critique des arts et sur les divers mérites propres à ceux du dessin, restent des pages très agréables et très justes, des gages d’un instinct très sûr et d’une inclination naturellement éclairée. L’examen de la Corinne au cap Misène, de Gérard, amène un portrait de Mme de Staël et une appréciation qu’on a droit de trouver rigoureuse, mais qui n’est pas moins pleine de sens et bien conforme à ce que M. Thiers devait sentir en effet. Il n’y a même de tout-à-fait injuste dans ce jugement que l’avantage décidé que le critique accorde au peintre sur le romancier. Ce même Salon de 1822 renferme de généreux conseils à Horace Vernet[2] et une page commémorative pour le jeune Drouais ; Drouais, ce premier élève de David, « qui mourut, dit M. Thiers, dévoré de ses feux et ravi avant l’âge, comme Gilbert, André Chénier, Hoche, Barnave, Vergniaud et Bichat. »

M. Thiers, à son aurore, avait surtout et il n’a jamais perdu le culte de ces beaux noms, de ces jeunes gloires, de ces victimes à jamais couronnées : historien, il leur dressera un autel, et, dans des pages dont on se souvient, il s’inspirera éloquemment de leur mémoire. On lui a, plus d’une fois, reproché de n’avoir pas de principe théorique général, de ne pas croire assez au droit pris d’une manière abstraite ou philosophique, d’accorder beaucoup au fait. Je ne discute pas ce point, quoiqu’en ce qui concerne l’art on le trouve bien décidément croyant au vrai et au beau. Mais il avait, il a, ce que j’aime à nommer le sentiment consulaire, c’est-à-dire, un sentiment assez conforme à cette belle époque, généreux, enthousiaste, rapide, qui conçoit les grandes choses aussi par le cœur et qui fait entrer l’idée de postérité dans les entreprises ; ce qui le porte à s’enflammer tout d’abord pour certains mots immortels, à s’éprendre pour certaines conjonctures mémorables et à souhaiter, par quelque côté, de les ressaisir ; ce qui lui faisait dire, par exemple, à M. de Rémusat, vers ce temps des nobles luttes commençantes : « Nous sommes la jeune garde[3]. » Cette étincelle sacrée, qui l’anime comme historien, ne lui a fait défaut en aucune autre application de sa pensée, et tout pratique qu’il est et qu’il se pique d’être, je ne répondrais pas qu’elle ne l’ait embarrassé plus d’une fois comme politique.

Dans l’automne de 1822, M. Thiers voyagea dans le midi et aux Pyrénées, en faisant le tour par Genève, Marseille, jusqu’à Bayonne, et en pénétrant dans les montagnes à cette extrême frontière où s’agitaient l’agonie de la Régence d’Urgel et les débris de l’armée de la Foi. La relation de ce voyage parut en 1823 sous ce titre : Les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et décembre 1822. Le but principal de cet écrit, tout de circonstance, était de donner des notes exactes et de rapporter de fraîches informations sur ces mouvemens politiques auxquels l’opinion prenait alors tant d’intérêt. Mais, la part faite à ces observations et préoccupations libérales, ce petit écrit se recommande encore, après bien des années, par quelques pages plus durables : des descriptions lumineuses et faciles annoncent, dans le voyageur, l’habitude précoce et la faculté de voir géographiquement des ensembles, de décrire de haut et sans effort la configuration des lieux et des bassins qui se dessinent devant lui. Les chapitres sur Marseille sont à la fois pleins d’amour et de réflexion : on n’a jamais mieux rendu, ni d’un trait plus approprié, la beauté de ligne et de lumière de ce golfe de Marseille, cette végétation rare et pâle, si odorante de près, la silhouette et les échancrures des rivages, la Tour Saint-Jean qui les termine, « au couchant, enfin, la Méditerranée qui pousse dans les terres des lames argentées ; la Méditerranée avec les îles de Pomègue et de Ratoneau, avec le château d’If, avec ses flots tantôt calmes ou agités, éclatans ou sombres, et son horizon immense où l’œil revient et erre sans cesse en décrivant des arcs de cercle éternels. » L’histoire civile de Marseille, avec ses vicissitudes et ses reviremens, s’y résume très à fond ; son génie s’y révèle à nu, raconté avec feu par le plus avisé de ses enfants. Marseille, qui se croyait encore royaliste, y est démontrée la cité la plus démocratique du midi ; et, lui promettant dans un très prochain avenir l’union de la richesse et des lumières, l’auteur finit le tableau d’un trait : « Il tient à son sol, à son sang, de tout faire vite, le bien comme le mal. »

Mais je n’aurais pas tout dit de cet écrit presque oublié, et je croirais manquer à ce que le critique doit aux premiers essais de l’auteur qu’il étudie, si je n’indiquais, ou plutôt si je n’extrayais tout un tableau qu’on ne songerait pas à y chercher, et qui me semble la perfection même. Il y a dans la première touche de la jeunesse, quand elle réussit, une grace, une fraîcheur, une félicité, qui pourra se conserver ensuite plus ou moins légère, se ménager jusque sous des qualités plus fortes, mais que rien désormais n’égalera. Voici le tableau : c’est la vallée d’Argelez, vue du prieuré de Saint-Savin. Le passage est un peu long, mais il ne semblera point tel, nous l’espérons, à qui l’aura lu en entier. Nous ne savons si le peintre des Pyrénées, Ramond, a fait une description plus fidèle ; il n’en a pas rencontré assurément de plus transparente et de plus limpide :

« Tandis que je gravissais, dit le voyageur, par une matinée très-froide, le sentier escarpé qui conduit à Saint-Savin, un brouillard épais remplissait l’atmosphère. Je voyais à peine les arbres les plus voisins de moi, et leurs troncs se dessinaient comme des ombres à travers la vapeur. À peine arrivé au sommet, je fus ravi de me trouver au pied d’une gothique chapelle, et ses ogives, ses arcs si divisés, ses fenêtres en forme de rosaces, ses vitraux de couleur à moitié brisés, me charmèrent. Enfin, me dis-je en passant sous l’antique porte, voici une véritable abbaye. C’était pour mon imagination un ancien vœu réalisé. Des Espagnols travaillaient dans la cour. Ces robustes ouvriers remuaient avec gravité d’énormes pierres, et j’appris qu’à cause de leur patience et de leur sobriété, on les employait dans nos Pyrénées françaises aux travaux les plus difficiles. Mon compagnon de voyage demanda le propriétaire, et tout à coup un petit homme vif et gai se présenta en disant : « Voici le prieur ; que lui demande-t-on ? — Voir la vallée et son prieuré. — Bien venus, nous dit-il, bien venus ceux qui veulent voir la vallée et le prieuré ! » Il nous ouvrit alors une porte qui, de cette cour, nous jeta sur une terrasse. — « Tenez, ajouta-t-il, vous venez au bon moment ; regardez et taisez-vous. » Je regardai en effet et de long-temps je n’ouvris la bouche. La terrasse sur laquelle nous nous trouvions était justement à mi-côte, c’est-à-dire dans la véritable perspective du tableau, en outre sous son vrai jour, car le soleil se levant à peine donnait un relief extraordinaire à tous les objets. Le brouillard, que j’avais un instant auparavant sur la tête, était alors au-dessous de mes pieds ; il s’étendait comme une mer immense et allait flotter contre les montagnes et jusque dans leurs moindres sinuosités. Je voyais des bouquets d’arbres dont le tronc était plongé dans la vapeur et dont la tête paraissait à peine ; des châteaux à quatre tours qui ne montraient que leurs cônes d’ardoise. La moindre brise qui venait soulever cette masse l’agitait comme une mer. Auprès de moi, elle venait battre contre les murs de la terrasse, et j’aurais été tenté de me baisser pour y puiser comme dans un liquide. Bientôt le soleil, la pénétrant, l’agita profondément et y produisit une espèce de tourmente. Soudain elle s’éleva dans l’air comme une pluie d’or ; tout disparut à travers cette vapeur de feu, et le disque même du soleil fut entièrement caché. Ce spectacle avait le prestige d’un songe ; mais, un instant après, cette pluie retomba, l’air se retrouva aussi pur, le brouillard aussi épais, mais moins élevé. Grace à cet abaissement, de nouveaux arbres montraient leurs têtes ; des coteaux inaperçus tout à l’heure présentaient leurs cimes grises ou verdoyantes. Ce mouvement d’absorption se renouvela plusieurs fois, et, à chaque reprise, le brouillard, en retombant, se trouvait abaissé et une nouvelle zône était découverte. Nous rentrâmes alors chez le possesseur qui, en vertu des lois de la Constituante, a succédé aux riches oisifs qui s’ennuyaient autrefois de ce beau spectacle et n’y voyaient que des rochers et d’humides vapeurs. C’est le médecin de Cauterets qui a fait cette acquisition et qui est le patron naturel de ces montagnards, leur conseil dans toutes leurs affaires, leur organe auprès de l’autorité, leur médecin quand ils sont malades. Il s’est nommé le prieur de Saint-Savin ; les habitans lui en ont donné le titre, et il a obligé l’évêque même à le lui conserver. ............... Je me rendis de nouveau sur la terrasse pour jouir d’un spectacle tout différent, celui de la vallée délivrée des brouillards, fraîche de la rosée et brillante du soleil. Dans ce moment le voile était tiré ; je voyais tout, jusqu’à l’écume des torrens et au vol des oiseaux ; l’air était parfaitement pur ; seulement, quelques nuages qui se trouvaient sur la direction ordinairement plus froide des eaux ou des courans d’air circulaient encore dans le milieu du bassin, se traînaient peu à peu le long des montagnes, remontaient dans leurs sinuosités, et venaient se reposer enfin autour de leurs pointes les plus élevées, où ils ondoyaient légèrement. Mais la vallée, comme une rose fraîchement épanouie, me montrait ses bois, ses coteaux, ses plaines vertes du blé naissant ou noires d’un récent labourage ; ses étages nombreux couverts de hameaux et de pâturages, ses bosquets flétris, mais conservant encore leur feuillage jaunâtre ; enfin des glaces et des rochers menaçans. Mais ce qu’il est impossible de rendre, c’est ce mouvement si varié des oiseaux de toute espèce, des troupeaux qui avançaient lentement d’une haie à l’autre, de ces nombreux chevaux qui bondissaient dans les pâturages ou au bord des eaux ; ce sont surtout ces bruits confus des sonnettes des troupeaux, des aboiemens des chiens, du cours des eaux et du vent, bruits mêlés, adoucis par la distance, et qui, joignant leur effet à celui de tous ces mouvemens, exprimaient une vie si étendue, si variée et si calme. Je ne sais quelles idées douces, consolantes, mais infinies, immenses, s’emparent de l’ame à cet aspect, et la remplissent d’amour pour cette nature et de confiance en ses œuvres. Et si, dans les intervalles de ces bruits qui se succèdent comme des ondes, un chant de berger résonne quelques instans, il semble que la pensée de l’homme s’élève avec ce chant pour raconter ses besoins, ses fatigues au Ciel, et lui en demander le soulagement. Oh ! combien de choses ce berger, qui ne pense peut-être pas plus que l’oiseau chantant à ses côtés, combien de choses il me fait sentir et penser ! Mais cette douce émotion passe comme un beau rêve, comme un bel air de musique, comme un bel effet de lumière, comme tout ce qui est bien, comme tout ce qui nous touchant vivement ne doit, par cela même, durer qu’un instant. »

Certes de telles pages, négligemment jetées et venues comme d’elles-mêmes dans une brochure plutôt politique, attestent mieux que tout ce qu’on pourrait dire un coin de nature d’artiste bien mobile et bien franche (genuine), ouverte à toutes les impressions, et digne, à certains momens, de tout comprendre et de tout sentir. Il y a telle page de Jouffroy où il nous représente aussi le pâtre mélancolique et taciturne au haut de sa montagne ; mais ici, chez M. Thiers, le berger chante. Dans leurs deux tableaux, le politique comme le philosophe, en s’oubliant, s’élevaient chacun à la poésie, à l’art naturel et simple, à la pure source première du beau et du grand.

Ce n’était là pourtant (M. Thiers nous en avertit) qu’un instant rapide et qu’un éclair : hâtons-nous de rentrer avec lui dans la pratique et la réalité. L’année même où parut cette relation de voyage, il prenait la part la plus active à la rédaction d’un recueil qui ne vécut que peu, mais qui était un heureux signal, les Tablettes universelles. Si bien posé qu’il se trouvât au Constitutionnel, en effet, ce cadre déjà formé ne suffisait point à l’activité de M. Thiers ; il sentait qu’il y avait à s’émanciper, à coloniser ailleurs. Les Tablettes furent la première tentative d’union entre les jeunes générations venues de bords différens, celle des proscrits de l’Université (Jouffroy, Dubois, etc.), les jeunes doctrinaires, fleur des salons sérieux (M. de Rémusat en tête), et les deux méridionaux directement voués à la révolution, MM. Mignet et Thiers. M. Thiers se chargea aux Tablettes du bulletin politique (signé ***), qu’on attribua d’abord à la fine plume de M. Étienne, et durant cette année décisive de la guerre d’Espagne et de la lutte sourde du cabinet entre M. de Chateaubriand et M. de Villèle, il ne cessa de se montrer un chroniqueur attentif et pénétrant, décochant à chaque bulletin son épigramme, que modéraient déjà l’intelligence des hommes et l’entente du jeu. Comme diversion à cette vive escarmouche politique (M. Thiers abondera de tout temps en ces sortes de diversions), je noterai un article de lui sur l’architecture gothique[4], à propos de la description de la cathédrale de Cologne, par Boisserée. L’idée de M. Boisserée qui déduit l’architecture ogivale de l’espèce d’aspiration qu’exercèrent les hautes tours destinées aux cloches sur le reste de l’édifice, cette vue ingénieuse, mais qui n’est qu’un des élémens de la vérité, se trouve exposée plutôt que discutée par M. Thiers. Plus tard, dans ses nombreux voyages en Italie, au bord du Rhin, en Allemagne, et à l’aide de comparaisons multipliées, M. Thiers concevra à son tour, sur l’ensemble de l’architecture, tout un système historique et générateur complet, tout un livre mouvant et presque passionné, qui est écrit dans sa tête, qui vit dans sa conversation, mais qu’on ne saurait toucher en cet endroit sans anachronisme. Nous n’avons noté en passant l’article sur l’œuvre de Boisserée que pour prendre acte de la vocation et signaler en tous sens les aptitudes diverses.

Les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution paraissaient dans l’automne de l’année 1823. Cette histoire, qui a eu tant de vogue et d’influence, une influence qui n’est pas épuisée encore, fut commencée un peu au hasard, et naquit par occasion. La première idée en vint à Félix Bodin, qui poussa M. Thiers à l’entreprendre, et qui, le voyant ensuite si bien attaquer l’œuvre, y renonça lui-même avec une parfaite bonne grace. Bodin était un homme instruit, de bonne heure fatigué, et d’une haleine courte qui ne dépassait guère le résumé historique, genre exigu dont il est le père. Il avait acquis une assez grande réputation à ce quart d’heure de 1823, et son nom faisait, au besoin, une manière d’autorité et quasi de patronage. Ce nom auxiliaire se trouva donc associé à celui de M. Thiers pour les deux premiers volumes, qui formèrent la première livraison : il ne disparut qu’au troisième. Dans ces deux premiers volumes, qui comprennent l’Assemblée constituante et presque toute la législative, le jeune historien débute, on le voit bien ; il n’a pas encore trouvé sa méthode ni son originalité. À l’exemple de la plupart des historiens, après une étude plus ou moins approfondie des faits, après une recherche bientôt jugée suffisante, et s’étant dit une fois : Mon siége est fait, il s’en tire par le talent de la rédaction, par l’intérêt dramatique du récit, et par des portraits brillans. Celui de Mirabeau, sous sa plume, méritait fort d’être remarqué ; le caractère et la grandeur du personnage y étaient vivement produits, même avec trop de prestige, et l’on pouvait relever déjà, dans l’appréciation de certains actes, trop de coulant et d’indulgence. Cependant, ces deux premiers volumes parus, M. Thiers sentit (et lui-même en convient avec cette sincérité qui est un charme des esprits supérieurs) qu’il avait presque tout à apprendre de son sujet, et qu’une rédaction spirituelle après lecture courante des pièces et des mémoires antérieurement publiés n’était pas l’histoire telle qu’il était capable de la concevoir. Il se mit dès-lors à étudier résolument ce qui fait la matière essentielle de toute histoire, c’est-à-dire le corps et les ressorts de l’état. Il connaissait par Manuel le baron Louis ; il s’adressa directement à celui-ci pour certaines études spéciales dont les historiens hommes de lettres se dispensent trop aisément. Une simple teinture, à lui, ne lui suffisait pas ; il veut en tout mettre la main à l’œuvre, sonder du doigt les arcanes. Tout un hiver, chaque matin, il va donc étudier chez le vieil économiste avec son budget sous le bras, comme on irait prendre des leçons. Ce budget normal bien connu lui servait ensuite à comprendre les expériences financières de Robert Lindet et de Cambon. Le baron Louis, bonne tête politique, très opposé d’ailleurs au système continental de l’Empire et grand partisan de la liberté du commerce, trouvait dans M. Thiers un élève qui se permettait quelquefois de n’être pas de son avis et de le combattre : le digne homme d’état se plaisait à voir un jeune esprit net et ferme s’exercer ainsi à la discussion sérieuse, et il le favorisait. Plus tard, après juillet 1830, et sous M. Louis ministre, M. Thiers, placé tout à côté de lui et au cœur de la machine, complétera en grand ces fortes études financières si bien commencées. En même temps qu’il s’informait des finances, il essaya d’apprendre la guerre avec le général Foy, surtout avec Jomini, qui était alors à Paris, et qu’il vit beaucoup. Il avait des amis artilleurs à Vincennes, il causait et discutait sur le terrain avec eux, se faisait démontrer les fortifications, l’attaque, la défense, et rien ne le flattait tant que d’être salué par eux, à cette fin d’école, un bon officier du génie. Dès-lors se déclarait son goût pour les cartes géographiques, stratégiques, auxquelles il attache une importance plus que militaire[5] ; il en faisait une collection qu’il a augmentée depuis, et qui est une des plus belles qui se puisse voir. Le résultat historique de telles préparations inaccoutumées allait éclater avec bonheur, dès le début de son troisième volume, par l’admirable exposé de la campagne de l’Argonne.

Ainsi donc, nous prenons sur le fait la méthode de M. Thiers en histoire, la manière dont il devint historien, et en quoi il diffère essentiellement des autres grands talens contemporains qui se sont illustrés dans ce genre. Il faut toujours mettre à part M. Guizot, dont les instincts parlementaires et d’homme d’état, d’orateur d’état, se déclaraient hautement d’avance et dans le choix des sujets et dans l’esprit suivant lequel il les traitait. Même en faisant de l’histoire, M. Guizot méditait autre chose. La remarque est plus vraie encore de M. Thiers. Son ambition au début, son instinct naturel n’est pas de retrouver, de produire de l’histoire épique ou pittoresque (comme on y a si heureusement réussi, mais un peu après coup), et il ne vise nullement à faire œuvre littéraire. Il aime par goût les choses de gouvernement ; mis en présence, il veut les apprendre, les étudier en elles-mêmes, il s’y porte avec passion. Homme politique ou destiné à l’être, il jette ses études dans l’histoire. L’histoire, pour lui, c’est donc l’occasion, le moyen, l’application, comment dirai-je ? le résidu ou le trop plein de son travail, non pas le but direct ni l’objet. Cela se trouve vrai et pour son Histoire de la Révolution, et pour celle qu’il a commencée de Florence ; dans cette dernière, l’art lui faisait l’attrait principal ; le sujet, là aussi, n’est que le prétexte, et c’est la recherche avant tout qu’il aime. Mais aujourd’hui, pour l’histoire du Consulat et de l’Empire, il avoue que son ambition est autre, et qu’elle ne saurait raisonnablement dépasser une telle matière. Le but ici est amplement suffisant, et il ne se propose que de le remplir. Toutes les études politiques, gouvernementales, stratégiques, etc., etc., aboutissent là, en effet, dans le plus vaste et le plus glorieux cadre ; il s’en empare. « Quelle bonne fortune ! s’écrie-t-il et a-t-il droit de s’écrier dans cet égoïsme de l’artiste amoureux de son objet ; on m’a été prendre Alexandre du fond de l’antiquité, et on me l’a mis là, de nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie de la science moderne. » Pour la première fois donc l’historien a fait, a voulu faire un ouvrage.

Revenons aux débuts. M. Thiers, disions-nous, n’est entré pleinement dans l’histoire de la révolution française qu’à son troisième volume ; il y arrive, pour ainsi dire, avec les Marseillais eux-mêmes, à la veille du 10 août. Comme ces hommes de révolution, ces généraux et ces gouvernans improvisés, dont il a si bien senti et rendu la nature, il se forme en avançant, selon les nécessités du sujet, il supplée aux routines par une rapide expérience. On n’attend pas que j’entre ici dans une analyse suivie et développée de cette narration qui, eu égard à la nature des choses racontées, n’a souvent que trop d’intérêt et d’attrait. Moi-même, en mes années de noviciat, j’ai eu l’honneur de saluer, d’accueillir à leur naissance ces volumes de l’Histoire de la Révolution, je leur ai consacré dans le Globe quatre articles que j’aimerais encore à signer aujourd’hui[6]. Au milieu des hommages de sympathie et d’admiration dont la jeunesse est prodigue et qui ne pouvaient être mieux placés qu’en cette rencontre, je me permettais quelques observations et restrictions sur le passage trop facile que l’historien se ménageait de la Gironde à la Montagne : « Ici, avait-il dit en couchant éloquemment son quatrième volume et la journée du 2 juin, ici commencent des scènes plus grandes et plus horribles cent fois que toutes celles qui ont indigné les girondins. Pour eux, leur histoire est finie ; il ne reste plus à y ajouter que le récit de leur mort héroïque. Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique ; ils ont compromis la révolution, la liberté, la France ; ils ont compromis même la modération en la défendant avec aigreur, et en mourant ils ont entraîné dans leur chute ce qu’il y avait de plus généreux et de plus éclairé en France. Cependant j’aurais voulu être impolitique comme eux, compromettre tout ce qu’ils avaient compromis, et mourir comme eux encore, parce qu’il n’est pas possible de laisser couler le sang sans résistance et sans indignation. » Et pourtant, en poursuivant son récit, l’historien entraîné passe outre : « On ne pourrait mettre au-dessus d’eux, dit-il encore, que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires par politique seule et non par l’entraînement de la haine. » Et ce rôle du montagnard, il l’accepte, il le personnifie avec intégrité, avec grandeur, mais avec trop d’oubli des alentours, dans Carnot, dans Robert Lindet ou Cambon, et il s’attache jusqu’au bout, jusqu’au haut de la Montagne, aux destinées de la patrie qu’il ne sépare, à aucun moment, des destinées de la révolution. Dans cette Montagne plus sanglante que la roche Tarpéienne ou les Gémonies, il ne cesse, en un mot, de voir le Capitole de la patrie en danger.

Ici de graves questions se soulèvent, questions de principes et de sentiment. Et il nous faut bien d’abord toucher quelque chose de la doctrine générale de la fatalité tant reprochée aux deux jeunes historiens de la révolution. On a tant parlé en tous sens de cette doctrine qu’on rattache communément à leurs noms, qu’il est impossible qu’on ne l’ait pas exagérée, comme cela arrive toujours. Le fait est qu’elle ressort du récit de M. Thiers à la réflexion, bien plutôt qu’elle n’est professée par lui. Il raconte et suit vivement les phases de la révolution, il les expose avec tant de lucidité, de vraisemblance et d’enchaînement, qu’on finit, ou peu s’en faut, par les juger inévitables. De là à excuser, à absoudre, à admirer même quelquefois les hommes qui ont figuré dans chaque phase avec désintéressement et grandeur, il n’y a qu’un pas, et l’historien, si l’on n’y prend garde, vous le fait faire. J’ai déjà moi-même tant discuté ailleurs[7] cette théorie de la fatalité, cette forme particulière de la philosophie de l’histoire, qu’il me répugne de m’y étendre de nouveau : qu’on me permette seulement de dire que je ne suis pas de ceux qui croient en général à un si visible et si appréciable enchaînement des choses humaines. Je crois volontiers à une loi supérieure des évènemens, mais aussi à la profonde insuffisance des hommes pour la saisir, et il y a trop de source d’erreur à ne faire que l’entrevoir : la clé qu’on croit tenir nous échappe à tout moment. Il n’appartient qu’à Pascal sans doute d’oser dire crument que, si le nez de Cléopâtre avait été plus long ou plus court, la face du monde aurait changé, et de se prévaloir nommément, comme il fait, du grain de sable de Cromwell ; mais il me semble dans le cas présent, avec Roederer[8], que le renversement du trône au 10 août n’était pas une conséquence inévitable de la révolution de 89 ; qu’il n’était pas absolument nécessaire que l’infortuné Louis XVI se rencontrât aussi insuffisant comme roi ; une dose en lui de capacité ou de résolution de plus eût pu changer, modifier la direction des choses dès le début. Il me semble avec un historien philosophe, le sage Droz, que la révolution aurait pu être dirigée dans les premiers temps ; et, une fois même qu’elle fut lancée et déchaînée à l’état d’avalanche, il dépendit de bien des accidens d’en faire dévier la chute et le cours. On a beau jeu de parler après coup de la conséquence inévitable des principes, mais, dans le fait, ils auraient pu courir et se heurter de bien des manières. Depuis quand a-t-on vu qu’un char, aveuglément lancé, portât-il une nation, ne pouvait verser à un tournant ? Bonaparte, pour ne citer qu’un moment décisif, pouvait ne pas être au 13 vendémiaire sous la main de Barras ; il pouvait être allé se promener à la campagne ce jour-là, et la Convention une fois renversée par les sections, que serait-il arrivé ? Les philosophes et les méditatifs aiment à se poser ces questions ; l’historien, je le sais, n’y est pas également obligé. Comme il ne s’adresse qu’aux faits accomplis, et qu’il faut bien que ces faits, pour s’accomplir, aient eu dans leur rapport et leur succession tout ce qui les rendait possibles, l’historien, dans sa rapidité, peut être sujet à les si bien lier et enchaîner, qu’à force d’être trouvés naturels, ils paraissent ensuite un peu trop nécessaires. L’histoire de M. Thiers produit trop ce genre d’illusion. Ici comme bien souvent ailleurs, quand on le lit comme lorsqu’on l’entend, on marche avec lui sans se heurter aux objections ; c’est son art et son prestige. Lui-même, on se demande s’il les a vues, tant il est habile et prompt à les éluder, tant l’on va sur ses pas à la persuasion d’un train facile. Quant au reproche d’avoir formulé, comme on dit, la marche de la révolution à l’état de loi fatale, il s’adresserait plutôt à M. Mignet qui, le premier, a dégagé expressément les conclusions ; mais je me hâte d’ajouter que ce genre de reproche s’adresserait aussi bien à tout historien ou philosophe de l’ordre providentiel, à de Maistre, par exemple, et qu’il pourrait remonter tant soit peu jusqu’à Bossuet. « Ceci a été, donc ceci a dû être, et il a fallu nécessairement tout ce mal pour enfanter ce bien, » ce ne sont pas seulement des fatalistes qui tiennent ce langage, et M. Mignet, par le haut développement grave et moral qui lui concilie tous les respects, a montré assez qu’il ne l’est pas.

L’histoire seule de M. Thiers ne nous paraîtrait pas devoir soulever toutes ces questions, qui, ainsi posées, jurent plutôt avec la forme de cet entraînant récit. Ce qu’on a droit de trouver, c’est que ce récit est souvent plus simple, plus lucide que les choses elles-mêmes ; qu’il n’y est pas assez tenu compte des obstacles, des misères, des crimes, et qu’aussi, à force de se bien expliquer les situations successives et d’y entrer, les hommes, certains hommes aveugles et coupables, n’y sont pas assez marqués du signe qui leur appartient. La vivacité du sens historique s’y substitue presque partout à la sévérité morale des jugemens ; sur ce point, il n’y a pas de système, il y a de l’oubli.

Ce n’est pas que les victimes, toutes les fois qu’elles passent, n’obtiennent de l’historien, quand elles en sont dignes, des accens de pitié et d’éloquence. Rien de plus pathétique chez lui que la mort des girondins, que celle de Marie-Antoinette. On peut trouver seulement que cette pitié pour les innocens n’est pas égalée par son indignation contre les bourreaux, et il semble qu’on puisse appliquer à son attitude ce vers du poète

Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes.

N’oublions pas toutefois que, dans les simples et admirables pages où il raconte, après le 9 thermidor, la condamnation et la mort stoïque de Romme, Goujon, il s’écrie avec ame : « On profita de cette occasion pour ordonner une fête commémorative en l’honneur des girondins. Rien n’était plus juste : des victimes aussi illustres, quoiqu’elles eussent compromis leur pays, méritaient des hommages ; mais il suffisait de jeter des fleurs sur leur tombe, il n’y fallait pas de sang. Cependant on en répandit à flots ; car aucun parti, même celui qui prend l’humanité pour devise, n’est sage dans sa vengeance. » Voilà des accens miséricordieux bien naturels, et qui répondent à l’imputation de système.

Telle que nous la voyons, et avec ce mélange de qualités vives et d’oublis, l’histoire de M. Thiers a rencontré du premier jour deux classes inconciliables de lecteurs. Les témoins plus ou moins victimes de la révolution n’ont jamais consenti à y reconnaître cette marche régulière jusque dans le sang, cet ordre dans le désordre ; ils ne se sont jamais laissé conduire par l’historien, si engageant qu’il fût, à ce point de vue distant où la perspective se dégage, où souvent elle se crée aussi. En revanche, les hommes tout-à-fait nouveaux, ceux qui, n’ayant rien vu de cette révolution, en ont admiré au berceau le sombre éclat, les patriotiques orages, et qui en recueillent ou qui même veulent en espérer encore les bienfaits, ceux-là ont accepté couramment et avec enthousiasme l’œuvre de M. Thiers ; ils l’ont reçue en même temps que les chansons de Béranger, comme un héritage.

Ce livre, ainsi entendu, est la vraie histoire et comme la feuille ou la carte de route des générations qui sont encore en marche ; c’est le journal de l’expédition écrit à la veille du dernier triomphe. Quand on est arrêté, c’est différent ; on veut plus de réflexion, plus de philosophie, on réagit contre les faits ; mais, pour se laisser guider au fil du courant, rien de plus séduisant, de mieux vu et de plus rapide ; les obstacles disparaissent, sont aplanis. Ce récit dramatique encourage, enflamme, et produit un peu l’effet d’une Marseillaise ; il fait aimer passionnément la révolution.

À ce degré, est-ce un bien ? est-ce un mal ? Questions brûlantes, sur lesquelles l’historien lui-même, devenu homme de gouvernement, a dû hésiter quelquefois. Ce qu’il y a de positif, c’est que le succès, d’abord lent à se décider, est, avec les années, devenu immense, populaire ; la révolution de juillet l’a accéléré et, pour ainsi dire, promulgué. À l’heure qu’il est, 80,000 exemplaires sont en circulation dans le monde. Ces dix volumes d’histoire ont eu tout d’un coup la vogue de certaines compositions romanesques ou de certains pamphlets immortels ; et, en effet, ce n’est point, d’ordinaire, à des œuvres tout impartiales, toutes tempérées d’élémens rassis, que se prend ainsi la flamme.

Quoi qu’il en soit des circonstances passagères, cette histoire, qui, à partir de son troisième volume, forme un tout si animé, si consistant, ne saurait s’effacer désormais ni s’abolir ; elle aura laissé dans la mémoire française de belles traces, des portions lumineuses, des expositions financières, militaires, données pour la première fois, et aussi des mouvemens qui seront toujours cités comme exemples d’une inspiration patriotique bien pure, d’une naturelle et bien vive éloquence. Je n’en sais pas de plus mémorable élan que l’espèce d’épilogue qui termine le huitième volume, et qui couronne le récit des victoires toutes républicaines de la première campagne d’Italie. On ne nous saura pas mauvais gré de représenter ici la noble page tout entière

« Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! s’écrie l’historien, dont le ton s’élève un moment jusqu’à l’hymne ; à quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête : on regardait ces restes d’agitation comme la vie même d’un état libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable ; le sol entier, restitué à des mains industrieuses, allait être fécondé. Un gouvernement, composé de bourgeois, nos égaux, régissait la république avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l’Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d’une gloire immortelle. D’admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire : Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d’autres, s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil encore, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux et les coupables ; aucun œil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l’âge, atteint d’un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait la liberté, celui qui trahirait sa patrie ; tous paraissaient grands, purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment ; mais il n’y a que des momens dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions retrouver l’opulence avec le repos ; quant à la liberté et à la gloire, nous les avions !… Il faut, a dit un ancien, que la patrie soit, non-seulement heureuse, mais suffisamment glorieuse. Ce vœu était accompli. Français qui avons vu depuis notre liberté étouffée, notre patrie envahie, nos héros fusillés ou infidèles à leur gloire, n’oublions jamais ces jours immortels de liberté, de grandeur et d’espérance ! »

Malheur à qui, jeune et né dans les rangs nouveaux, n’a pas senti un jour, en lisant cette page, un battement de cœur et une larme ! Notez bien cette pensée : « Il n’y a que des momens dans la vie des peuples comme dans celle des individus ; » cela ne rappelle-t-il pas la belle description de la vallée d’Argelez vue de Saint-Savin, par où M. Thiers a débuté, et le sentiment tout pareil qui la termine, sentiment de l’apparition fugitive du beau et du bien qui passe avec l’éclair ? Il y a là comme une mélancolie rapide qui ajoute à l’émotion heureuse, et qui se mêle, pour l’aiguiser, à l’ivresse de la gloire non moins qu’à celle du plaisir. Ces organisations du midi ont plus que d’autres le secret, en toute chose, de la brièveté de la vie, comme elles en ont plus vive l’étincelle : Carpe diem.

Le style de cette histoire, et en général le style de M. Thiers, est ce dont on se préoccupe le moins en le lisant ; il vient de source, il est surtout net, facile et fluide, transparent jusqu’à laisser fuir la couleur. L’auteur ne raffine jamais sur le détail, et on ne s’arrête pas un instant chez lui à l’écrivain. Sa pensée sort comme un flot, que suit un autre flot : de là parfois quelque chose d’épars, d’inachevé dans l’expression, mais que la suite aussitôt complète. En y réfléchissant depuis, l’historien a cherché à se faire la théorie de sa manière, Il dit en riant qu’il a le fanatisme de la simplicité ; mais, bien mieux, il en a le don et l’instinct irrésistible. Il croit volontiers qu’en histoire les modernes ne doivent viser qu’au fait même, à l’expression simple de leur idée : moindres que les anciens à tant d’égards, ils sont plus savans, plus avancés dans les diverses branches sociales, obligés dès-lors de satisfaire à des conditions plus compliquées, et leur principal besoin, en s’exprimant, est d’autant plus d’être clair, net et de tout faire comprendre. C’est aussi en ce sens qu’ils ont à ressaisir peut-être leur originalité la plus vraie. Il y a bien des manières sans doute d’écrire dignement l’histoire ; mais, dans les manières plus curieuses de forme, il court risque de se glisser quelque imitation, quelque pastiche de l’antiquité. Voltaire y échappe entièrement, M. Thiers aussi. Dans son Histoire de l’Empire, il s’est efforcé de joindre à ses qualités simples celle qui y mettrait le relief et le cachet, la concision. Arriver à être court en restant facile et sans cesser d’être abondant par le fond, ce résultat obtenu résumera la perfection de sa manière.

Pendant que M. Thiers écrivait son Histoire de la Révolution, ou peu après l’avoir terminée, il laissait échapper quelques articles ou morceaux de critique, soit au Constitutionnel, toujours, soit au Globe, où il faisait une fois le Salon (septembre 1824)[9]. Son morceau sur Law, mis en tête d’une certaine Encyclopédie progressive qui n’alla pas plus loin (1826), mérite d’être tout particulièrement remarqué, et il fut très lu au moment de la publication. L’auteur tient encore, et avec raison, à cet ancien travail dans lequel il jeta ses propres idées sur les banques. Il le rédigea sur un recueil d’édits du temps de Law ; on crut qu’il avait puisé à des mémoires particuliers. Avec des édits, comme avec des traités, comme avec toutes sortes de pièces officielles, il y a moyen de refaire toute l’histoire, mais il faut savoir les lire. En général, savoir lire les pièces, c’est là un des secrets de l’originalité historique de M. Thiers. M. Duchâtel parla de ce travail sur Law, dans deux articles du Globe (2 et 12 août 1826), et discuta, avec quelque contradiction et en toute franchise, certaines des idées financières, relatives au papier-monnaie, que l’auteur y avait rattachées. Quant à la partie historique, qui lui paraissait irréprochable, il en disait : « M. Thiers vient de nous donner une histoire du système de Law, où, avec l’impartialité et l’étendue d’esprit qui le distinguent, il a exposé et jugé les plans du financier écossais, fait la part de l’éloge et du blâme, des grandes conceptions et des erreurs. Il a montré que, si le système est tombé, ce n’est point par le vice de son principe, mais par des fautes d’exécution… Il est impossible de porter plus de clarté dans les détails d’une opération financière que ne l’a fait M. Thiers en retraçant la marche du système : c’est la même précision et la même netteté que dans les belles pages de son Histoire de la Révolution sur les assignats et le maximum. Il a aussi peint, avec un rare talent, les passions nouvelles que le système avait soulevées… » Ainsi jugeait M. Duchâtel de ce savant et lucide exposé : il est bon, en chaque matière, de recueillir au passage les paroles des maîtres.

Parmi les morceaux épars de M. Thiers, je signalerai encore dans la Revue française (novembre 1829), un article développé sur les Mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr, qui parut, au premier abord, n’avoir pu être écrit que par un homme du métier, et qui valut à l’auteur les complimens du guerrier mourant. C’est tout simplement un des plus beaux morceaux de haute critique qui se puisse lire en telle matière. L’auteur y commence par exposer les qualités complexes qui font le grand homme de guerre : ingénieur, géographe, connaissant les hommes, sachant les manier, puis administrateur en grand et presque un commis dans le détail, il faut que l’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille soit préalablement tout cela ; mais ce n’est rien encore :

« Tout ce savoir si vaste, ajoute M. Thiers en couronnant le merveilleux portrait, il faut le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. À chaque mouvement, il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux ; calculer à la fois sur l’atmosphère et sur le moral des hommes ; et tous ces élémens si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est pire, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut. Plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès ; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite, car une minute de plus, et la combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend.

« Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose d’ailleurs, car on est poète, savant, orateur médiocre aussi ; mais cela fait avec génie est sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement, au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines. »

Thomas, si l’on s’en souvient, en son Éloge de Duguay-Trouin et dans une page qu’on dit éloquente, a décrit les difficultés et les dangers des combats de mer plus terribles que ceux de terre ; mais ici que le Thomas est loin ! Ce n’est pas un morceau de rhétorique, un beau lieu commun académique, on a la réalité grande et simple. M. Thiers, qui loue chez le maréchal Saint-Cyr la beauté du récit militaire, définit ainsi cette expression qui s’applique si souvent à lui-même : « Nous considérons, dit-il, comme beauté dans un récit militaire, la clarté, la précision, et le degré de couleur qui s’accorde avec une exposition savante. » M. Thiers, qui par goût est moins de l’école de l’armée du Rhin que de celle de l’armée d’Italie, sait joindre à ces qualités du récit la rapidité de l’éclair.

Cependant, au sortir de cette longue Histoire de la Révolution, l’esprit actif de M. Thiers, excité encore et accéléré par un exercice continuel, avait besoin d’un champ nouveau et d’une vaste entreprise. On le poussait dès-lors à passer outre et à raconter sans désemparer le Consulat et l’Empire ; mais c’était prématuré, et le train de ses idées le portait ailleurs. En étudiant les cartes stratégiques, sa passion favorite, et à force de considérer la surface de l’Europe et la configuration du sol, il s’était fait un ensemble d’idées, tout un système qui, selon lui, expliquait l’histoire, et il déduisait de la connaissance précise des divers bassins, non-seulement les migrations et le cours, mais aussi les caractères et les mœurs des peuples. Il ne projetait donc rien moins à cette époque qu’une Histoire générale d’après ce système. Pour exécuter un tel projet, il fallait sortir de chez soi et de dessus les cartes, voyager tout de bon, voir le monde : il y songea sérieusement. Mais n’admirez-vous pas cette activité en tous sens, et comment cet esprit curieux, entraîné, se portant d’instinct aux grands sujets comme à son niveau, jette tout son feu d’universalité avant d’entrer dans l’œuvre pratique ? Quand je dis qu’il le jette, je me reprends, il saura bien en garder toujours quelque chose. Tous ceux qui ont le plaisir de connaître depuis long-temps M. Thiers se rappellent encore, et non sans charme, cette phase, en quelque sorte, scientifique de sa vie. Il étudie Laplace, Lagrange, il les étudie plume en main, en s’éprenant des hauts calculs et en les effectuant ; il trace des méridiens à sa fenêtre ; il arrive, le soir, chez ses amis, en récitant d’un accent pénétré cette noble et simple parole finale du Système du Monde : « Conservons, augmentons avec soin le dépôt de ces hautes connaissances, les délices des êtres pensans ; » et il l’admire comme il fera tout à l’heure pour telle parole de Napoléon. On le croirait uniquement fait, tant il les comprend, pour habiter en ces clartés sereines de l’intelligence. Enfin, il veut décidément partir avec le capitaine Laplace pour le voyage de circumnavigation qui se préparait. Ce dernier projet fut, de sa part, en voie d’exécution ; il en parla à M. de Bourqueney, qui, à son tour, en dit un mot à M. Hyde de Neuville. Celui-ci consentit très volontiers à voir M. Thiers et lui fit même proposer d’être le rédacteur du voyage ; M. Thiers ne demandait que le passage. M. Hyde de Neuville est le seul ministre de la restauration qu’il ait vu. L’historien de la révolution française faisait déjà ses adieux à ses amis et allait s’embarquer, quand le ministère Martignac tomba. — « Ah ! ça, il s’agit bien de partir, lui dit-on de toutes parts ; restez et combattons ! »

N’est-ce pas ainsi que Cromwell (ce souvenir, bon gré mal gré, saute tout d’abord à l’esprit) faillit partir un jour pour l’Amérique, à la veille de 1640 ? il avait déjà le pied sur le vaisseau quand un ordre de la cour y mit obstacle. Si on le laissait faire, le puritanisme religieux l’emportait au bout du monde, comme la curiosité scientifique emmenait M. Thiers. Je ne compare pas, on le sent bien, celui-ci à Cromwell ; mais le fait est que le National ne nuisit pas, je pense, à l’évènement de 1830, et que de toutes les machines de siége d’alors, ce fut la mieux dressée et la mieux servie.

Quelques années après, M. Thiers, ministre de l’intérieur, donnait à dîner au capitaine Laplace, qui revenait de son expédition avec son monde décimé par les fatigues et les maladies. Il y a de ces jeux de la fortune.

Nous voici au moment où commence l’œuvre pratique de M. Thiers : il fonde le National avec ses amis, Mignet, Carrel, Sautelet, et le premier numéro paraît le 3 janvier 1830. Laissons de côté des voiles inutiles, qui n’en sont plus pour personne : le ministère Polignac avait été constitué exprès pour lancer les ordonnances ; le National fut créé exprès, et le cas prévu échéant, pour renverser la dynastie parjure ; tout y fut dirigé dans ce but, et avec le soin vraiment patriotique de ne frapper qu’à la tête, en respectant autant que possible le corps de l’état, Le National mit dès son premier numéro la restauration en état de siége, avant qu’elle nous y mit elle-même en juillet ; c’est qu’elle nous y avait déjà mis in petto dès le premier jour de ce ministère de surprise qui, le 8 août 1829, consterna la France.

À mon sens, la légitimité de l’entreprise du National ne saurait être l’objet d’un doute auprès de ceux qui, même sans en vouloir radicalement à la restauration, exigeaient d’elle avant tout la sincérité du régime constitutionnel. Bien des choses se sont passées depuis ; bien des espérances et des rêves ont été déçus, bien de nobles croyances ont pu être flétries ; eh bien ! je crois que tous ceux qui participèrent alors à l’œuvre d’opposition et bientôt de délivrance, qui y mirent plus ou moins du leur, soit de leurs actes, soit de leurs vœux, ont encore droit de se dire : « Non, nous n’avons pas erré, » et qu’ils ont aussi le devoir d’ajouter : « Si nous avions à recommencer, même en sachant l’avenir, ce serait encore à refaire. »

Ceci dit une fois et pour nous mettre la conscience tout-à-fait à l’aise, l’étude de l’attaque, au point de vue tout-à-fait stratégique, nous devient singulièrement curieuse : rien de plus instructif, de plus dramatique aujourd’hui que cette lecture du National. Je n’ai pas ici à savoir si M. Thiers, homme politique, a toujours vu de près les choses aussi nettement qu’il les a devinées alors ; mais on peut affirmer qu’on n’a jamais deviné avec plus de perspicacité, de certitude. Jamais officier d’artillerie n’a établi une batterie de brèche ni pointé avec plus de précision, qu’il ne dressa alors cette batterie du National ; jamais effet ne fut plus prévu, mieux calculé, plus justifié aussi (c’est trop évident aujourd’hui) par l’incurable et immuable ineptie des hommes funestes qui s’identifiaient à ce moment avec la restauration finissante, de ces hommes qui, selon une expression énergique, avaient, dès leur avènement, les ordonnances écrites sur le visage. C’est contre eux, c’est en vue de leur démence, que se fit cette vigoureuse et vigilante entreprise du National, un vrai modèle en son genre, et l’on a pu dire spirituellement du tacticien en chef qui la dirigea : « C’est son siége de Toulon. »

Quelque efficaces qu’aient été, en effet, l’assistance de ses collaborateurs et particulièrement de M. Mignet (Carrel, à cette date, n’était pas tout-à-fait encore au rang qu’il conquit depuis), l’idée qui prévalut au début du National et en dirigea toute la polémique appartient surtout à M. Thiers ; il l’introduisit le premier et en démontra vivement l’usage ; cette idée, en deux mots, la voici : « Enfermer les Bourbons dans la Charte, dans la constitution, fermer exactement les portes ; ils sauteront immanquablement par la fenêtre. » — « Tenons bon, disait encore M. Thiers à ses amis plus exagérés ; soutenons que la monarchie représentative est le plus beau système possible (et M. Thiers le pensait en effet), définissons-la et circonscrivons-la dans toutes ses branches ; usons de tous nos moyens légaux : vous n’aurez pas un seul procès, et eux, ils n’auront plus qu’à faire leurs folies pour leur compte : gardez-vous d’en douter, ils les feront. » — Cette idée, que je traduis ainsi tout net, s’énonçait en des termes très approchans au sein même du journal. Dès le premier numéro, dans le programme d’ouverture, le mot hardi était lâché : « Aujourd’hui, est-il dit, cette position (des adversaires) est devenue plus désolante. Enlacés dans cette Charte en s’y agitant, ils s’y enlacent tous les jours davantage, jusqu’à ce qu’ils y étouffent ou qu’ils en sortent : comment ? nous l’ignorons ; c’est un secret inconnu de nous et d’eux-mêmes, quoique caché dans leur ame. »

Homme pratique, voilà donc M. Thiers qui, pour mieux l’être, fait le spéculatif par momens ; on croirait à de certains jours avoir affaire à un pur métaphysicien constitutionnel ; il se retranche dans les questions de forme et de théorie du gouvernement représentatif, sachant bien que c’est là, dans le cas présent, l’arme immédiate. Sous air de reprendre et de professer Delolme, il est aussi révolutionnaire qu’il le faut.

L’habileté était de dire qu’on ne l’était pas ; la vérité et l’honnêteté étaient de ne l’être que dans la mesure nécessaire, inévitable. Tandis que des hommes de l’opposition, en cela peu politiques (Benjamin Constant, par exemple), voulaient essayer, à la discussion, de faire réduire les services publics, M. Thiers conseillait, au contraire, le rejet pur et simple du budget ; « ne pas affaiblir le gouvernement, le changer de mains. » La théorie que soutint constamment le National était celle-ci : « Il n’y a plus de révolution possible en France, la révolution est passée ; il n’y a plus qu’un accident. Qu’est-ce qu’un accident ? Changer les personnes sans les choses. » Ce que nous résumons en ces termes se lit avec très peu d’adoucissement en dix ou vingt endroits du National :

« Nous ne savons pas l’avenir, disait M. Thiers dans le numéro du 29 janvier, nous ne savons que le passé ; mais, puisqu’on cite toujours le passé, ne pourrait-on pas citer plus juste ? On rappelle tous les jours l’échafaud de Charles Ier, de Louis XVI. Dans ces deux révolutions qu’on cite, une seule est entièrement accomplie, c’est la révolution anglaise. La nôtre l’est peut-être, mais nous l’ignorons encore. Or, dans cette révolution anglaise, que nous connaissons tout entière, y eut-il deux soulèvemens populaires ? Non, sans doute. La nation anglaise se souleva une première fois, et la seconde, elle se soumit à la plus avilissante oppression, elle laissa mourir Sidney et Russell, elle laissa attaquer ses institutions, ses libertés, ses croyances ; mais elle se détacha de ceux qui lui faisaient tous ces maux. Et quand Jacques II, après avoir éloigné ses amis de toutes les opinions et de toutes les époques, se trouva isolé au milieu de la nation morne et silencieuse ; quand éperdu, effrayé de sa solitude, ce prince qui était bon soldat, bon officier, prit la fuite, personne ne l’attaqua, ne le poursuivit, ne lui fit une offense : on le laissa fuir en le plaignant.

« Il est donc vrai que les peuples ne se révoltent pas deux fois ! »

M. Mignet, insistant sur le même rapprochement historique, écrivait le 12 février :

« Elle (la nation anglaise) fit donc une simple modification de personnes en 1688, pour compléter une révolution de principes opérée en 1640, et elle plaça sur un trône tout fait une famille qui avait la foi nouvelle. L’Angleterre si peu révolutionnaire à cette époque, que, respectant, autant qu’il se pouvait, le droit antique, elle choisit la famille la plus proche parente du prince déchu. »

Tout ceci visait de près à la prophétie. Comme si ce n’était pas assez clair, la Quotidienne, irritée, posait là-dessus au National plusieurs questions insidieuses, auxquelles M. Thiers répondait fort agréablement le 14 février ; il repoussait toujours cette idée d’une révolution à la façon de 89 :

« Un autre motif nous portait à repousser l’idée d’une pareille répétition : c’est la gravité de l’évènement. Une révolution est une chose si terrible, quoique si grande, qu’il vaut la peine de se demander si le ciel vous en destine une. Examinant sérieusement la chose, nous nous sommes dit qu’il n’y avait plus de Bastille à prendre, plus de trois ordres à confondre, plus de nuit du 4 août à faire, plus rien qu’une Charte à exécuter avec franchise, et des ministres à renverser en vertu de cette Charte. Ce n’est pas là sans doute une besogne bien facile, mais enfin elle n’a rien de sanglant, elle est toute légale ; et bien aveugles, bien coupables seraient ceux qui lui donneraient les caractères sinistres qu’elle n’a pas aujourd’hui. »

Le 19 février, il allait plus loin et se découvrait davantage :

« La France, osait-il dire, doit être bien désenchantée des personnes : elle a aimé le génie, et elle a vu ce que lui a coûté cet amour ! Des vertus simples, modestes, solides, qu’une bonne éducation peut toujours assurer chez l’héritier du trône, qu’un pouvoir limité ne saurait gâter, voilà ce qu’il faut à la France ! voilà ce qu’elle souhaite[10], et cela encore pour la dignité du trône, beaucoup plus que pour elle : car le pays avec ses institutions bien comprises et pratiquées n’a rien à craindre de qui que ce soit.

« La question est donc uniquement dans les choses. Elle pourrait être un jour dans les personnes, mais par la faute de ces dernières. Le système est indifférent pour les personnes ; mais, si elles n’étaient pas indifférentes pour le système, si elles le haïssaient, l’attaquaient, alors la question deviendrait question de choses et de personnes à la fois. Mais ce seraient les personnes qui l’auraient posée elles-mêmes. »

Cet article du 19 février et un autre de Carrel du jour précédent fournirent matière à un procès et à une condamnation, qui ne ralentirent en rien l’audace polémique du National. On était lancé ; il n’y avait plus repos ni trêve, et il faut avouer que si, par impossible, le ministère avait eu la velléité de renoncer à son coup d’état, il en eût été fort empêché par le harcèlement même et le défi de ces sommations incessantes. Tous les matins, surtout à dater du mois de juillet, le National agite, discute avec sang-froid et retourne sous toutes les faces cette hypothèse imminente du coup d’état. Le coup d’état sera-t-il remis après les premières discussions avec la chambre ? Aura-t-il lieu avant la convocation ? Sera-ce demain ? ou bien ne sera-ce que dans six semaines ? Tous les matins, on a ainsi des nouvelles du coup d’état ; c’est un coup de cloche perpétuel, assourdissant ; c’est le cauchemar du ministère, c’est l’abîme qu’on lui montre toujours ouvert sous ses pas. Il y avait de quoi jeter hors des gonds de moins pauvres têtes, de quoi pousser de guerre lasse tout ce triste cabinet, ainsi enfermé sous clé dans la Charte, à sauter en effet par la fenêtre, non pas seul, hélas ! mais avec sa dynastie.

Je suis à la fin de ce siége de sept mois terminé par un véritable assaut ; j’en ai hâte, car, après tout, je ne veux pas franchir d’un pas en politique le seuil de juillet 1830. Un mot seulement sur le dernier acte qui couronne chez M. Thiers le journaliste, je veux dire la protestation du 27 juillet.

Les ordonnances avaient paru le 26 au matin ; dans la journée on se réunit au National, dont les salons élégans et vastes s’offraient commodément rue Neuve-Saint-Marc ; c’étaient les journalistes de l’opposition, du Constitutionnel, du Courrier, du Temps, du Globe, etc., qui se trouvaient là, et aussi quelques députés qui sortaient de chez M. Dupin. Dans cette réunion, la part et l’influence de M. Thiers furent très nettes, très décidées. Sans prétendre diminuer le rôle de personne, je résumerai le sien en peu de mots quant au sens et au mouvement, sinon pour les paroles mêmes : « — Eh bien ! qu’allez-vous faire ?… de l’opposition dans les journaux, des articles ?… Allons donc ! il faut un acte. — Et qu’entendez-vous par acte ? — Un signal de désobéissance à une loi qui n’en est pas une ; une protestation. — Eh bien ! faites-la. » — On nomma, en conséquence, une commission composée de MM. Châtelain, Cauchois-Lemaire et Thiers. Ce fut lui-même qui rédigea la protestation ; il y mit l’idée essentielle : « Les écrivains des journaux, appelés les premiers à obéir, doivent donner l’exemple de la résistance. » Là était le signal. Cela fait et approuvé, quelques-uns dirent : « Bon ! nous mettrons la protestation comme article dans nos journaux. » — « Non pas, il faut des noms au bas, répondit le rédacteur, il faut des têtes au bas. » Une assez longue discussion s’en suivit avant d’obtenir toutes les signatures, mais la plupart s’étaient empressées généreusement.

Cet acte de protestation, rédigé en ce sens, est le dernier mot très précis, très sagace et à la fois très résolu de toute la polémique du National, et de la carrière de M. Thiers en tant que journaliste d’opposition. Sa conduite, en ces grands momens décisifs, du 26 au 31 juillet, peut se résumer en deux traits : il contribua plus que personne à l’acte initial (la protestation), et autant que personne à l’acte final (Orléans). Le détail de ces journées, leur lendemain, et la carrière aussitôt commençante de l’homme de gouvernement, ne nous concernent plus ici, et sortent de notre portée dans cette simple esquisse littéraire que nous essayons.

Puisque nous en sommes à refeuilleter ces souvenirs du National, il y a pourtant quelque chose à dire sur la littérature proprement dite et sur la place qu’elle tint dans ce journal influent. Elle n’y joua jamais qu’un rôle assez secondaire. Malgré l’excellence des plumes politiques, malgré la distinction de quelques collaborateurs littéraires, tels que Mérimée, Peisse, la critique fine, la culture délicate eut peu d’accueil et d’accès ; la poésie surtout s’y trouva presque toujours traitée avec rigueur et un peu rudoyée comme dans un camp. Les esprits nets, précis, applicables, de ce groupe historique, répugnaient à des tentatives modernes dont les résultats n’étaient point assez dégagés sans doute, mais qui auraient peut-être mérité dans le détail attention et indulgence. Carrel malmenait Hernani[11] avec un surcroît de logique et une verdeur de sève qui n’avait pas encore trouvé son issue. En général, le ton du journal, à cet endroit littéraire, était chagrin, et la mauvaise humeur dominait.

M. Thiers, lui, n’en eut jamais. Naturellement passionné pour le grand et le simple, amoureux de ses propres études et vivant dans l’abondance des pensées, il ne s’occupait guère de ces tentatives d’alentour qui remuaient, plus qu’il ne le croyait, des intelligences sérieuses ; et si, à la rencontre, son regard venait à s’y arrêter, il y opposait aussitôt un tel idéal de simplicité et de pureté, que les contemporains le plus souvent n’avaient rien à faire en comparaison. En une seule circonstance, il sortit de son indifférence habituelle à cet égard, et fit une éclatante exception pour M. de Lamartine. Tous deux bienveillans d’imagination et optimistes par nature, tous deux larges, faciles de talent, également alors ennemis de l’affectation, et tout au plus négligés, ils n’étaient pas, au milieu de leurs nombreuses différences, sans quelque rapport d’inclination et de manière. Le célèbre poète, après une longue absence, était revenu se fixer à Paris au commencement de 1830 ; il publiait ses Harmonies poétiques, et obtenait place enfin à l’Académie française. M. Thiers en prit occasion pour de gracieuses avances ; il voulut rendre compte lui-même, dans le National, de la séance de réception et de la publication des Harmonies. Dans l’un et l’autre article[12], il s’exprimait, sauf de légères réserves, sur le ton de l’admiration et de l’attrait. Cet attrait alors était réciproque ; ces deux grands esprits, partis de deux rivages opposés, se traitaient comme des hôtes d’un jour qui se font fête et qui s’honorent. On a vu par degrés cette bonne harmonie s’altérer, à mesure que le poète s’est senti devenir un politique, et depuis qu’il a son drapeau sur la même rive.

Dans un article du National (24 juin) sur les Mémoires de Napoléon, M. Thiers exprime plus formellement qu’il n’a fait nulle part ailleurs son idéal de style moderne, tel qu’il l’entend.

« Nous ne pouvons plus avoir, dit-il, cette grandeur tout à la fois sublime et naïve qui appartenait à Bossuet et à Pascal, et qui appartenait autant à leur siècle qu’à eux ; nous ne pouvons plus même avoir cette finesse, cette grace, ce naturel exquis de Voltaire. Les temps sont passés ; mais un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, voilà ce qu’il nous est permis de produire. C’est encore un beau lot quand avec cela on a d’importantes vérités à dire. Le style de Laplace dans l’Exposition du système du monde, de Napoléon dans ses Mémoires, voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge. »

Et il finit par risquer ce mot qui, depuis, a tant fait fortune : « Napoléon est le plus grand homme de son siècle, on en convient ; mais il en est aussi le plus grand écrivain. » Il faudrait bien de la pédanterie pour venir contester, contrôler un jugement si piquant, si vrai même, à l’entendre d’une certaine manière. Oui, sans doute, comme M. Cousin l’écrivait récemment[13], « le style n’est rien que l’expression de la pensée et du caractère : quiconque pense petitement et sent mollement n’aura jamais de style ; quiconque, au contraire, a l’intelligence élevée, occupée d’idées grandes et fortes, et l’ame à l’unisson de cette intelligence, celui-là ne peut pas ne pas écrire de temps en temps des lignes admirables, et, si à la nature il ajoute la réflexion et l’étude, il a en lui de quoi devenir un grand écrivain. » Napoléon, certes, réunissait en lui plusieurs de ces hautes conditions, et, toutes les fois qu’il a parlé de ce qu’il savait à fond, il a dit les choses d’une manière parfaite, définitive. Et puis l’idée du grand homme s’ajoute aussitôt à son expression simple, l’imagination du lecteur fait le reste et l’œil ébloui met le rayon. Mais ce n’est pas la théorie que je discute en ce moment ; je n’ai voulu que prendre sur le fait l’idéal de simplicité et de réalité de M. Thiers comme écrivain.

Depuis juillet 1830, durant les intervalles et les intermittences du pouvoir, M. Thiers a trouvé dans ses goûts éclairés et actifs, dans sa curiosité infatigable, inventive, et dans son bonheur d’apprendre, bien mieux qu’une consolation et qu’un refuge : on serait tenté par momens de croire qu’il s’y oublie, tant il s’y enchante. Il était allé en Italie une fois sous la restauration, il y est retourné quatre fois depuis, et dans ces divers séjours prolongés, surtout à Florence, il a développé, perfectionné et enrichi par toutes sortes d’études sa passion pour les arts, son culte de la beauté visible. D’une pensée trop empressée et trop immédiate pour s’arrêter volontiers à l’étude des langues, il a fait exception pour celle de Dante et de Machiavel, avec lesquels il commerce directement, et il les met tout d’abord au rang de ses dieux. En tout, l’expression a beau être grandiose et mâle, il la veut encore simple ; il admire Corneille, dit-il, mais il préfère Racine à Corneille, et il préfère Raphaël à Racine, et à Raphaël peut-être le Parthénon. Il s’est beaucoup occupé, on le sait, d’une histoire de Florence ; il ne s’est pas moins occupé d’une histoire générale de l’architecture. Dans ce dernier art pris en grand, qui embrasse la sculpture et la peinture, il retrouve l’ame visible des peuples, toute leur histoire et leur civilisation résumée et figurée. Mêlant, selon son habitude, à ces considérations générales des données positives et techniques, et ne négligeant aucun détail matériel (tel que la coupe des pierres, leur attache, etc., etc.), il croit être arrivé à des résultats capables de satisfaire, et, par exemple, il se voit en mesure d’expliquer, de motiver en détail le passage de l’architecture grecque à la romaine par la nécessité d’agrandir la première en l’adaptant à de certains usages déterminés du peuple-roi, et par le mélange du goût oriental. Puis viennent les basiliques, l’art roman, le mélange de l’ogive du nord avec l’art arabe : il a là toute une théorie déduite historiquement, et qu’il croit pleinement justifiable sous le point de vue technique aux yeux des gens du métier. Il y joint dans ses diverses transformations l’architecture civile, et n’a garde d’omettre la militaire. Nous pourrions en d’autres temps essayer d’entrer dans ces aperçus, emprunter à la parole même de l’auteur quelques-uns des développemens dont elle est fertile, ou même chercher à obtenir de sa faveur quelque fragment de l’histoire de Florence ; mais l’attente universelle est ailleurs en ce moment, et c’est une autre pièce que le parterre assemblé réclame déjà à grands cris de toutes parts.

Sans donc sortir de l’unité d’intérêt, bornons-nous à tâcher de marquer encore par quelques traits expressifs ce merveilleux esprit qui, à ce titre même d’esprit, n’a point de supérieur parmi ceux de notre époque. Je n’ai certes pas la prétention de l’embrasser et de le définir dans toutes ses parties, mais je me plais à le parcourir librement dans quelques-unes de celles qui nous sont le plus ouvertes et le plus permises. Le trait le plus caractéristique et le plus distinctif qu’il offre, selon moi, est la fraîcheur de curiosité. On a dit d’un autre esprit bien éminent de nos jours, que ce qu’il avait appris de ce matin, il avait l’air de le savoir de toute éternité, tant sa haute réflexion donnait vite à chaque connaissance une teinte profonde et comme reculée. C’est justement le contraire chez M. Thiers. Tout ce qu’il voit pour la première fois, il le découvre, il le raconte avec la vivacité de la découverte, avec une netteté comme matinale, avec une sorte de naïveté (je demande bien pardon du mot) dans laquelle il se mêle bien assez de finesse pour qu’on ne sache plus comment la définir, avec une ampleur sans effort où l’on oublie bien aisément de trouver du superflu. Le résultat même de ses études les plus habituelles, les plus antérieures, il le produit et le déroule volontiers sous une lumière légère et sur une surface sans ombre. Tandis qu’il parle ou qu’il écrit, il vous associe insensiblement à son récit, à sa nouveauté ; il vous emmène avec lui dans son courant plus ou moins rapide, et au bout de quelque temps, si l’on n’y prend garde, ses conclusions, ses impressions sont devenues les vôtres ; toutes les objections ont disparu. Tel il est en chaque matière, tel dans son récit historique comme dans ses développemens de tribune, dans son rapport d’hier et dans son discours de demain.

Pour moi, l’esprit de M. Thiers me réalise précisément l’idée du contraire de la sécheresse ou de la stérilité, c’est-à-dire qu’il est la fertilité même. C’est un terrain où l’on n’a qu’à toucher comme à fleur de terre pour que les sources jaillissent à chaque pas, se diversifiant en mille sens avec abondance et limpidité. Il fait couler les idées des faits, il met du mouvement et de la vie à tout ; chaque étude s’anime, se dresse devant lui et se prolonge en perspectives à la fois très précises et pourtant embellies. En même temps que le détail se multiplie à plaisir sous son regard et se décompose en ses moindres points, l’ensemble prend de la construction et de la grandeur ; il y a toujours des horizons. C’est certainement un des hommes (et M. Cousin partage pour les mêmes raisons cet avantage-là) qui, sortis du pouvoir et de la politique, ont le moins de chance de s’ennuyer en regrettant. Il n’a qu’à choisir entre ses aptitudes et ses verves, ou plutôt elles ne lui laissent pas le temps de choisir ; la fertilité de son esprit l’amuse lui-même. Mais aujourd’hui il y a mieux, et c’est une entreprise auguste qui le passionne.

Dans l’appréciation d’un esprit, il faut tenir compte de la multiplicité d’aptitude et de l’étendue du champ. Il y a des gens de grand esprit, d’un esprit ou très fin ou très élevé, et égal à tout, qui se réservent, qui se ménagent, qui répugnent à certains sujets, qui se cantonnent dans de certains autres et encore n’y procèdent que graduellement. M. Thiers est un esprit toujours prêt, qui se jette en pleine idée, en plein sujet, à tout instant : c’est en un mot un des esprits les plus résolus et les moins paresseux qui se puissent concevoir.

Je ne crains pas de me répéter un peu, d’aller et de revenir plus d’une fois sur les mêmes traces en un sujet dont je ne puis faire tout le tour. Je voudrais du moins, en laissant l’homme politique à part, et dans les limites en quelque sorte littéraires qui me sont tracées, bien poser la qualité incontestable et fondamentale. Or personne, je le pense (et cette conclusion ressortirait de notre seule étude), personne ne refusera à M. Thiers d’être l’esprit le plus net, le plus vif, le plus curieux, le plus perpétuellement en fraîcheur et comme en belle humeur de connaître et de dire. Sa plume, qui court comme sa parole, a de plus dans les grands sujets des vigueurs généreuses. Ces grands sujets le ravissent tout naturellement et lui saisissent le cœur. Par cette vocation déclarée et par la supériorité aisée qu’il y porte, il élève bien haut son niveau intellectuel.

Sans m’arrêter à discuter le pour ou le contre de telle ou telle opinion, de telle ou telle idée, je me suis attaché, selon mon habitude, à caractériser plutôt la qualité, la nature du fonds même où elles germent, et la manière dont elles s’y produisent. Cette analyse a laissé sans doute bien des circonstances essentielles en dehors, mais elle a touché à fond, si je ne me trompe, les parties les plus vives de cette belle organisation, et elle donne surtout l’idée d’un grand ensemble.


Sainte-Beuve.


P. S. Au moment où nous terminons ces pages qui, dans l’attente actuelle du public, ne peuvent guère avoir qu’un mérite d’avant-propos, la bienveillance de l’auteur nous permet de prendre connaissance du commencement de l’Histoire du Consulat. La première livraison, qui comprend jusqu’au Consulat à vie, va former trois volumes ; nous achevons la lecture du premier. Il ne nous appartient pas de devancer le jugement de tous, mais notre impression n’est pas douteuse, et, comme un messager porteur d’une bonne et grande nouvelle, nous ne la cacherons pas. Rien, selon nous, ne surpasse l’intérêt puissant, varié, majestueux de l’œuvre jusqu’au moment où nous l’avons suivie, et la façon dont elle est tout d’abord posée est mieux qu’un gage ; on va tenir un résultat. Ce premier volume comprend quatre livres, car l’ouvrage est divisé en livres dont chacun porte un nom, le nom du fait dominant ; ainsi le premier livre a pour titre Constitution de l’an VIII ; le second Administration intérieure ; le troisième Ulm et Gênes ; le quatrième Marengo, etc. Dans le premier qui commence au lendemain du 18 brumaire, on trouve, à la suite des premières mesures indispensables et provisoires de réorganisation, l’exposé et la discussion de la Constitution de Sieyès ; on a le rêveur et le spéculatif en face du grand homme d’action. Aucun n’est sacrifié, et Sieyès n’a jamais paru plus profond, plus sagace qu’au sortir de cet échec qu’il essuie dans son système. Je dis qu’il n’est pas sacrifié, et personne, dans ce que nous avons lu, ne l’est par M. Thiers. Tout annonce qu’il est résolu à mettre en valeur chaque portion de son sujet. Dès les premières pages, on sent un esprit de modération élevé, supérieur, qui ne vient pas du désir de répondre à certaines objections anticipées, mais qui n’est que l’ame de l’histoire hautement comprise par une intelligence généreuse. Le livre second tout entier est consacré au mécanisme nouveau de la réorganisation départementale, judiciaire, financière, « à cette œuvre de réorganisation, est-il dit, dont le jeune général faisait son occupation constante, dont il voulait faire sa gloire, et qui, même après ses prodigieuses victoires, est restée, en effet, sa gloire la plus solide. » Dans cet exposé multiple, l’historien a fait usage, comme on pense bien, de toutes les ressources lumineuses qu’on lui connaît, mais il les a poussées à leur dernier terme. Et, en général, sa manière, dans cette histoire nouvelle, nous semble arrivée à la perfection ; c’est son ancienne manière, mais épurée et affermie par le travail. Toute négligence a disparu. Dans ce qu’il nous a été donné de lire, il n’est pas un point qui ne porte sur un fait, sur une notion précise ; quelques réflexions sobres, quelques maximes d’expérience et de morale sociale, jetées à propos, ne font que donner jour aux idées qui naissent en foule dans l’ame du lecteur. La distribution même des livres révèle un art de composition qui sait ménager la variété et veut maintenir l’équilibre. Ce second livre, que termine avec convenance la cérémonie de l’Éloge de Washington, appartient sans partage à l’inauguration de la gloire civile. Quant aux deux suivans, purement militaires, qui comprennent les opérations de cette campagne de 1800, Moreau sur le Rhin et le Danube, Masséna dans Gênes, Bonaparte à travers les Alpes et à Marengo, on devine assez quel parti a pu tirer de ces contrastes héroïques et de ce concert de miracles la plume de M. Thiers ; mais c’est par la simplicité seule, par la grandeur et la netteté des lignes, que son récit prétend à les égaler. Pas un effet cherché ; l’animation n’est que celle du sujet, l’éloquence n’est que celle des choses. Parfois un simple mot jeté, un mouvement rapide trahit l’émotion de l’historien et fait naître une larme : ainsi, quand au moment le plus désastreux de la bataille de Marengo, et lorsqu’on la croit perdue, il montre Desaix de loin devinant le danger et accourant à temps en force au bruit du canon, qui ne s’écrierait avec lui, dans un présage douloureux vers la journée fatale des derniers malheurs « Heureuse inspiration d’un lieutenant aussi intelligent que dévoué ! heureuse fortune de la jeunesse !… » Et, lorsque cette campagne terminée, après nous avoir fait partager l’ivresse de la victoire et avoir présenté les prémices de la paix, l’historien conclut par ces seuls mots : « La France, on peut le dire, n’avait jamais vu d’aussi beaux jours, » qui ne sentirait ce que perdrait la vérité nue de ces paroles à un trait de plus ! — Mais je m’aperçois que je parle au public trop vivement peut-être de ce qu’il lui faut attendre quelques jours encore, et que j’irrite une impatience que je ne suis pas en mesure de satisfaire. Il serait difficile d’ailleurs, dans une œuvre qui ne vise pas aux tableaux et qui forme un tout vivant, de trouver de ces morceaux à citer si fréquens en d’autres histoires. Qu’on me pardonne du moins d’avoir été presque indiscret en finissant.

  1. Revue française, novembre 1829.
  2. « Il est jeune, favorisé de la fortune et de la gloire, entouré d’amis qui l’admirent, d’un public qui l’applaudit avec une complaisance toute particulière ; mais la vie ne saurait être si facile ; il faut un tourment à M. Horace Vernet : que ce soit l’idée de la perfection… » Tout ce chapitre VIII est d’une critique chaude, cordiale et franche : c’est du Diderot simple.
  3. Voir, dans l’article de M. de Rémusat sur M. Jouffroy, les belles pages sur les jeunes générations en marche vers 1823. (Revue des Deux Mondes, 1er août 1844, pages 435-438.)
  4. No du 17 janvier 1824.
  5. « L’histoire de la guerre est une des bases de la science politique. On ne sait à fond la carte d’un pays qu’en étudiant les combats dont il a été le théâtre, et on ne connaît bien les relations d’un pays avec les autres qu’en connaissant bien sa carte. » (Article de M. Thiers sur les Mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr.)
  6. 10 et 19 janvier 1826, 28 avril et 12 mai 1827 ; je n’en sépare pas un article corrélatif au sujet du Tableau historique de M. Mignet, 28 mars 1826.
  7. Dans les articles du Globe précédemment indiqués.
  8. Chronique des Cinquante jours, pages 1 et 2.
  9. Il n’en fit pas moins ce même salon dans le même temps au Constitutionnel. Félix Bodin, qui ne savait pas de qui étaient les articles du Globe, dit un jour à M. Dubois : « Mais on vous pille au Constitutionnel. » C’était M. Thiers qui se multipliait.
  10. Il est juste de remarquer qu’à l’époque où M. Thiers écrivait ces phrases, il n’avait jamais eu l’honneur de voir M. le duc d’Orléans ; il avait suivi de bonne heure en cela le conseil que lui avait donné Manuel, et aimait mieux aller ainsi de l’avant, sans se lier. Il ne vit M. le duc d’Orléans pour la première fois que dans la nuit du vendredi au samedi 31 juillet 1830.
  11. 8, 24 et 29 mars.
  12. 3 avril et 21 juin.
  13. Jacqueline Pascal (1845), page 29.