Historiens modernes de la France – Le comte Alexis de Saint-Priest

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Historiens modernes de la France – Le comte Alexis de Saint-Priest
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 886-904).

HISTORIENS MODERNES


DE LA FRANCE.




LE COMTE ALEXIS DE SAINT-PRIEST.




Il n’y a pas tout-à-fait deux ans que M. Alexis de Saint-Priest, dans la force de l’âge et du talent, faisait une entrée brillante à l’Académie française. Les dons éminens qui, depuis sa jeunesse, avaient fait le charme de toute la société polie, apparaissaient ce jour-là dans tout leur éclat au public plus étendu qui se presse dans ces solennités littéraires. Son discours, d’une familiarité élégante, ressemblait à sa conversation : c’était la même variété d’aperçus, le même tour d’ironie fine ; la même surabondance de traits heureux. Ceux qui n’avaient fait que lire M. de Saint-Priest l’entendaient causer, et, malgré le mérite de ses écrits, c’était là encore la seule manière de faire vraiment connaissance avec lui.

La mort, quoi qu’on en dise, ne frappe point également, parce que la vie ne semble pas donnée à tous les hommes à doses égales. Il en est qui, par l’activité de leur pensée comme par le mouvement de leur sang, veulent vivre deux fois plus vite et deux fois plus. Il en est aussi qui répandent si libéralement les dons de leur intelligence, que le jour où la source tarit, la perte se fait sentir assez loirs autour d’eux. M. de Saint-Priest était de ceux-là. Actif, studieux, capable (il l’a bien montré) de mener à fin des recherches approfondies et des travaux de longue haleine, il vivait pourtant de la conversation. Son esprit s’animait au contact des idées d’autrui. C’était pour ses rares facultés un exercice salutaire à peu près indispensable. La parole lui était nécessaire pour stimuler, pour aiguiser la pensée. Ses entretiens animés du soir fécondaient ses sérieuses études du matin. Jamais homme, jamais auteur ne dut et ne rendit davantage à la société et à ses amis. Aussi cette société tout entière a-t-elle ressenti sa perte prématurée. Ses ouvrages, qui assurent sa réputation, ne la consolent qu’imparfaitement, parce que dans leur forme vive et piquante ils rappellent trop les graces d’une conversation qu’on n’entendra plus. On y suit à regret la trace d’un mouvement d’esprit qui s’est trop tôt arrêté.

On n’aurait jamais cru que ce fût à mille lieues de Paris et de la France, sur les bords de la mer Noire, au milieu d’une colonie demi-sauvage et demi-militaire, que s’était formé l’esprit le plus français et même le plus parisien qui fût au monde. M. de Saint-Priest avait vu le jour à Saint-Pétersbourg, en 1805, d’un père que sa naissance avait condamné à l’émigration, et d’une mère issue des plus anciennes familles de Russie. Son enfance s’écoula en présence d’un des plus singuliers spectacles qu’ait offerts ce temps fécond en aventures. Deux gentilshommes français, après avoir lutté jusqu’au dernier jour pour la défense de leur roi contre les factions, n’ayant quitté leur pays qu’après les derniers soupirs de la justice et de la liberté, employaient les loisirs de l’exil, non point à se repaître d’illusions ou à ourdir des complots stériles, mais à initier des populations encore barbares aux premiers rudimens de cette civilisation moderne, dont ils avaient dû eux-mêmes combattre et fuir les excès. M. Armand de Saint-Priest, père du jeune Alexis et fils d’un des plus intelligens ministres de Louis XVI, M. le duc de Richelieu, portant un nom plus illustre encore, petit-neveu du prélat superbe, petit-fils du guerrier frivole, avaient reçu de l’empereur Alexandre la mission de gouverner et presque de conquérir une seconde fois les provinces mal soumises de la Nouvelle-Russie et de la Podolie. Deux courtisans de Versailles avaient charge de dompter et de polir les fils des Scythes ; ils portaient dans cette tâche, entre les guet-apens des montagnes, les pestes et les famines, cette audace pleine de sérénité et d’élégance qui avait aidé les émigrés à supporter leurs malheurs, en leur faisant pardonner leurs folies. Ils y formaient en eux-mêmes de plus solides qualités d’administrateurs et de politiques. Ce fut ainsi à l’école la plus raffinée du XVIIIe siècle, mais en présence d’une nature rude et mal domptée, entre les souvenirs des salons de Paris et la vue des chariots roulans qui servaient de demeure aux tribus tartares, que se passa la jeunesse d’Alexis de Saint-Priest. Il apprit au lycée français d’Odessa à parler la langue de Louis XIV en l’entrecoupant de sons échappés à celle d’Attila. Il eut par là sous les yeux les deux conditions extrêmes de la société humaine : source féconde d’enseignemens qui n’étaient pas perdus pour sa jeunesse sérieuse, de rapprochemens inattendus, de contrastes piquans qui exerçaient sa sagacité précoce, et qu’il mettait en réserve pour l’avenir.

La race eut sur lui plus d’influence que le climat et le sol. Né de la civilisation, mais élevé au milieu de la barbarie, M. de Saint-Priest appartint dès le premier jour au monde civilisé. Les premières qualités qui se développèrent en lui furent les qualités sociales par excellence. Il regardait, il observait, à l’âge où tant d’autres ne font que voir et sentir. Il formait des jugemens fins à cette époque de la vie où, chez la plupart, l’imagination se trouble par la vivacité même des impressions dont elle s’anime. Lisez le récit qu’il écrivait vingt ans après de cette administration sage et curieuse du duc de Richelieu à Odessa. Dans le tableau des lieux et des hommes qu’il avait connus tout enfant, vous ne trouverez aucune trace des confuses impressions de la jeunesse. Ce sont les jugemens d’un esprit mûr et les remarques d’un spectateur intelligent. La nature matérielle (qu’il sait pourtant décrire d’un trait précis et courant), toute riche qu’elle soit sur ces côtes fertiles de la mer Noire, ne touche que médiocrement l’écrivain. Il avoue qu’il avait besoin, pour s’arrêter avec complaisance sur l’amphithéâtre imposant qui enferme l’ancienne Tauride, d’évoquer à l’instant les souvenirs classiques d’Iphigénie et de Mithridate, et de peupler le désert au moins des fantômes de la fable et de l’histoire. Mais que, sur cette plage et dans cette ville qui ressemble à un camp plus qu’à une cité, apparaisse tout d’un coup une véritable princesse d’Occident, une fille d’Autriche, une sœur de Marie-Antoinette, la reine Caroline de Naples, se rendant de Palerme à Vienne par Constantinople, pour éviter les longs bras du maître de l’Europe, à l’instant la scène s’anime ; on dirait que le jeune observateur de dix ans a ouvert ce jour-là ses yeux plus que de coutume, pour ne rien perdre de cette procession d’un autre monde. Rien n’est mieux peint que les vives conversations de la reine pendant les longues heures de voyage que le père de M. de Saint-Priest passa dans sa compagnie. Le laisser-aller d’une vie d’aventures et des habitudes italiennes qui n’ôtaient rien à la dignité royale, les souvenirs abondans, les récits pleins de feu, les sarcasmes pleins de verve, interrompus par l’adhésion cérémonieuse et burlesque d’une vieille dame d’honneur, tout, jusqu’aux misères de ce cortége royal et fugitif, s’était gravé dans cette jeune tête avec le relief du drame de l’histoire.

De tels instincts appelaient rapidement Alexis de Saint-Priest vers le théâtre où se jouent depuis tant d’années les grandes scènes tragiques ou comiques de l’histoire européenne. La restauration rendit à son père une patrie et l’appela à la chambre des pairs. Alexis le rejoignit, à peine âgé de dix-sept ans, en 1822. Il arriva à Paris dans un de ces momens de calme qui faisaient concevoir à la France l’espoir que la monarchie donnerait quelque durée aux bienfaits de la liberté. Par sa naissance, par le mariage brillant qu’il contracta de très bonne heure, il se trouvait placé naturellement dans la société formée des débris de l’ancienne aristocratie, dispersée par l’émigration, rassemblée de nouveau autour du trône, et qui essayait de se façonner à la politique pour reprendre son rang dans la France renouvelée.

Des hommes comme Alexis de Saint-Priest étaient rares et eussent été bien nécessaires dans cette société pour renouer ses traditions interrompues. M. de Saint-Priest possédait à un éminent degré quelques-unes des qualités qui auraient fait le renom d’un grand seigneur d’autrefois. La culture assidue des lettres, la pureté du goût, le sentiment et l’amour du beau dans toutes les œuvres de l’intelligence ont figuré en effet au premier rang parmi les titres d’honneur de l’ancienne aristocratie française. Ce ne fut pas là seulement pour elle un délassement, encore moins une prétention. À y bien regarder, peut-être est-ce par son action sur les lettres que l’aristocratie a véritablement contribué au développement historique de la France. Si l’on voulait définir le rôle de la noblesse de France dans notre histoire, on ne saurait, pour être équitable, dire qu’il ait été politique, mais il fut avant tout belliqueux et littéraire. Les armes et les lettres furent de très bonne heure l’apanage de cette classe brillante et irréfléchie qui ne sut jamais prendre les allures graves d’une magistrature politique et se laissa facilement évincer par une royauté ambitieuse et par une bourgeoisie patiente du gouvernement de son pays. La noblesse n’a jamais gouverné en France, mais elle a défendu le sol par son courage et formé l’esprit français, quelquefois par d’excellens modèles, toujours par une critique pleine de goût et de bon sens. Il n’est pas de nation peut-être qui compte autant d’hommes de qualité parmi ses grands écrivains. Montaigne, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Buffon, ne sont pas même les plus éclatans. Il faut nommer avant tout ces simples gentilshommes ou ces femmes incomparables qui ont su donner au récit de leur vie ou aux élans de leur cœur les traits éloquens du génie. Il faudrait énumérer ces correspondances et ces mémoires, genres nouveaux de littérature presque inconnus hors de France et éternellement liés désormais aux noms immortels de Grammont, de Sévigné et de Saint-Simon. Là se développa la supériorité véritablement originale de l’aristocratie française. Elle n’avait pas su donner des lois aux peuples dans les séances orageuses de la fronde, mais elle en dicta au style dans les savantes assises de l’hôtel de Rambouillet, et, gauchement placés sur les bancs fleurdelysés du parlement, les ducs et pairs étaient à leur aise à l’Académie.

Associée ainsi par la littérature à tous les progrès de l’esprit français, ce fut par elle aussi que la noblesse prit part à ce mouvement du XVIIIe siècle dont on parle depuis cinquante ans, dont on pourra parler un siècle encore, sans en dire jamais ni assez de bien ni assez de mal. Les gens de lettres et les gens du monde descendirent ensemble et dans un entraînement égal cette pente rapide et fleurie qui précipitait la France vers un abîme. On eut des discussions philosophiques dans des boudoirs, on tailla des ouvrages graves en madrigaux de salon. L’alliance se prolongea jusqu’aux portes de l’assemblée constituante ; mais, il faut le dire, elle fut brisée là. Dans cette assemblée fameuse, qui eut tous les vices de l’ancienne France, dont elle secouait toutes les traditions, la littérature, mère de la déclamation, fit des écarts et prit des libertés que la noblesse ne put ni imiter ni approuver.

La rupture durait encore au moment où M. de Saint-Priest fut admis dans le monde de Paris. La restauration, sur ce point comme sur tant d’autres, n’avait malheureusement réussi à rien réconcilier. Trop mêlée à la philosophie et par conséquent à la politique du dernier siècle, la littérature en gardait l’empreinte aux yeux de l’émigration mal rassurée. Plus d’un grand seigneur qui, dans sa jeunesse, avait hanté librement les beaux esprits, regardait maintenant tout le travail littéraire, les idées ingénieuses, les phrases élégantes, l’éclat de l’imagination comme autant d’armes à feu périlleuses qui avaient fait explosion dans sa main. Il y avait de la philosophie et par conséquent de la révolution dans tout. Les noms eux-mêmes étaient mal famés, parce qu’on en avait trop abusé. On avait allumé tant d’incendies au nom des lumières, qu’un peu d’obscurité paraissait souvent préférable. Ces impressions étaient naturelles, mais leur conséquence était fâcheuse, et ce fut peut-être là, il est bon de s’en souvenir, une des grandes faiblesses du gouvernement de la restauration. Mal vue chez les partisans officiels du gouvernement monarchique, la littérature n’avait point perdu l’influence qu’elle ne cessera d’exercer en France sur l’esprit public. En renonçant à prendre sa part de cette puissance mystérieuse, mais irrésistible, l’ancienne aristocratie, déjà dépouillée, abdiquait un privilège de plus. Tout s’en ressentait autour d’elle, jusqu’à l’agrément de la conversation. Ce n’était plus ce badinage élégant qui avait plus d’une fois fait arriver la vérité jusqu’au pied du trône sous la forme d’un bon mot. Effrayée d’avoir trouvé autrefois tant d’écho, cette conversation s’enfermait elle-même dans un cercle d’idées convenues auxquelles on tenait d’autant plus qu’elles étaient au dehors plus contestées. La contrainte s’y glissait sous la forme d’une frivolité officielle, et c’en était fait de ce charme piquant que les étrangers admiraient autrefois dans nos salons, le contraste de la légèreté du ton et du fond hardi et sérieux des idées.

À ce point de vue, on l’a remarqué avec autant d’esprit que de raison, M. de Saint-Priest était un homme d’avant 89. Il aimait passionnément les lettres et ne les craignait pas. Élevé plus loin des orages de la révolution que ses contemporains, son esprit avait moins profité en prudence, mais aussi moins perdu de liberté. Il était encore du temps et il arrivait du pays où Catherine avait correspondu plaisamment avec Voltaire. Il pensait peut-être que les plus grandes supériorités sociales cessent de dominer du jour où elles s’enferment. Sa conversation, comme son style, voulait avoir les coudées franches. Il se sentait écrivain lui-même et ne redoutait pas ses semblables, parmi lesquels un instinct secret lui disait qu’il ne trouverait que peu d’égaux. Ce fut là, sans doute, une des raisons qui distinguèrent d’assez bonne heure la manière de voir d’Alexis de Saint-Priest, de celle qui lui semblait tracée par sa situation sociale. Des succès de salon dans la sphère un peu étroite où ils étaient désormais restreints, de petits vers qu’il faisait avec grace, des comédies de société qu’il débitait avec art, ne lui suffirent pas long-temps. Il a livré lui-même au feu ces premières productions, jugeant sa petite gloire de coterie du haut de la réputation véritable où il était enfin parvenu. Il aspirait à un champ plus vaste, et voulait se retremper à des sources plus vives. C’était le temps où diverses écoles se disputaient le monde littéraire. Ici un groupe d’écrivains réfléchis portait dans l’histoire, dans la critique, dans la philosophie, une réforme qu’ils essayaient de rendre prudente ; là, un essaim impétueux de poètes tentait dans l’art une révolution qu’ils ne craignaient pas de pousser à l’extrême. Les uns et les autres préparaient à la France, dirons-nous, de nouveaux progrès ou de nouvelles illusions ? En tout cas, ils lui imprimaient un essor irrésistible. M. de Saint-Priest, sans s’asservir à aucune école, ne craignit pas de s’associer au mouvement général : il écrivit dans des recueils périodiques où l’esprit d’innovation littéraire côtoyait d’assez près l’esprit de libéralisme politique. On remarqua ses articles dans la Revue Française, avec satisfaction dans le public, avec quelque déplaisir peut-être dans les régions élevées du pouvoir. En les relisant aujourd’hui, comme tant d’autres dans ce recueil si riche d’idées, on n’a qu’un regret, c’est que le parti monarchique d’alors ait cru devoir témoigner tant de méfiance à toutes ces forces vives de l’intelligence, qu’il aurait pu tempérer en les absorbant, et qu’il ait plus d’une fois suscité lui-même l’hostilité en la supposant.

La révolution de 1830 surprit ainsi le jeune de Saint-Priest dans une disposition d’esprit un peu différente de celle du gouvernement et du parti qui s’écroulaient. Il était en relation d’amitié, en collaboration littéraire avec plusieurs des hommes que cette révolution amenait au pouvoir. La royauté nouvelle parlait de liberté et d’institutions qui assuraient à l’intelligence une part prépondérante dans les affaires. C’étaient autant de séductions pour M. de Saint-Priest, dont l’esprit avait la liberté de la force, et qui sentait que sa place était marquée partout où la pensée était en honneur. Une affection véritable le liait d’ailleurs au nouvel héritier du trône, à ce jeune prince que l’amitié seule a pu bien connaître, et qui semblait né pour rendre une sève plus vigoureuse à la vieille institution monarchique. M. de Saint-Priest entra dans la carrière diplomatique par un poste élevé : il fut ministre successivement au Brésil, à Lisbonne, à Copenhague. La politique réclama pendant dix ans toute son attention. Mais quand le démon des lettres a pris possession d’un homme, il ne le lâche pas si facilement on fait de la littérature malgré soi, en toutes choses, en lisant, en vivant, en écrivant. On porte en soi comme un spectateur intérieur qui observe tout d’un œil d’artiste, et fait provision d’idées et de couleurs à mesure que les événemens passent devant lui : l’écrivain se forme pendant que l’homme agit. Et si on a reçu du ciel (comme c’était le cas de M. de Saint-Priest) les germes d’un talent historique, alors rien n’est plus fait pour le développer que le spectacle des grandes affaires et surtout des affaires diplomatiques. Se trouver seul au milieu d’une nation dont on ne partage ni les intérêts, ni les idées, ni les habitudes, placé cependant au centre d’une machine dont on peut voir jouer tous les ressorts, connaissant tout le monde et ne s’attachant guère à personne, au fait de tout et ne prenant trop vivement souci de rien, quelle situation pour un observateur ! C’est le tableau des passions humaines qui se déroule d’assez près pour qu’on puisse en quelque sorte le calquer sans que la main tremble ; c’est une sphère politique dont on voit passer le mouvement sans en subir l’attraction. M. de Saint-Priest fit son profit, peut-être sans s’en douter lui-même, de cette situation sans pareille ; tout entier aux affaires qu’il conduisait, il ne s’apercevait peut-être pas que ses dépêches préparaient un écrivain éminent. Il se montrait partout agent habile : il revint dans son pays historien accompli.

À dire vrai, il avait hâte d’y revenir. L’exil brillant d’un ambassadeur avait pourtant ses ennuis aussi bien que sa dignité. Il éprouvait de ces peines secrètes que les Parisiens seuls peuvent comprendre : l’impatience de ne pouvoir communiquer autour de soi, dans leur nuance précise, l’abondance des idées nouvelles qui se pressaient dans son cerveau. Nous avons eu sous les yeux, grace à une confidence pleine de bienveillance, des notes marginales mises de la main de M. de Saint-Priest à la Correspondance de Voltaire pendant son séjour à Berlin. À le voir entrer dans toutes les peines qu’éprouve un homme d’esprit captif loin de Paris, sentir toutes les pointes, faire saigner toutes les blessures, on reconnaît une expérience personnelle. Si Voltaire s’écrie par exemple : « Je mourrai heureux à Berlin ! » M. de Saint-Priest ajoute à la marge : « Il n’aurait pas dit : J’y vivrai ! » Si Voltaire dit avec regret : « Ce Paris que je ne vois plus, » le commentateur ajoute : « Voilà le poignard ! » Enfin, quelque part, nous trouvons cette remarque pleine d’une finesse délicate : « Voltaire n’est sensible qu’à Berlin, comme Mme de Sévigné aux Rochers. Rien n’attendrit le cœur comme l’exil, volontaire ou non. » Et, pour qu’on ne s’y méprenne pas, suit une invective contre le climat du Nord. On reconnaît là quelque rancune contre le ciel brumeux de Copenhague. Il y était arrivé sous de fâcheux auspices, à la suite d’une disgrace passagère, produit d’un de ces malentendus trop fréquens entre les ministres et leurs agens. Ni l’hospitalité bienveillante qu’il avait reçue dans cette capitale polie du Nord auprès d’un souverain éclairé, ni les richesses d’études et de sciences qu’il trouva dans les bibliothèques abondantes du Danemark, ne purent dissiper tout-à-fait cette nostalgie de la conversation parisienne que dix ans d’éloignement avaient mise à trop forte épreuve. Dès que M. de Saint-Priest eut pu achever dans ses loisirs sa première composition de longue haleine, ses deux savans volumes sur la Royauté, il se hâta de venir chercher dans son pays des lecteurs, des contradicteurs et des juges.

C’est au lendemain de l’échec reçu par la plus vieille royauté de l’Europe moderne, c’était à la veille de la proclamation de la république, que M. de Saint-Priest s’était proposé, comme sujet de travail, la recherche de la formation et du développement de l’institution monarchique dans le monde. Il avait été frappé du problème que présente à la pensée l’établissement naturel dans tous les pays, la persistance obstinée à travers les âges d’une forme de gouvernement qui semblerait, à première vue, conventionnelle et factice : la transmission héréditaire de l’unité de pouvoir dans une famille. Dès les temps les plus anciens dont l’histoire garde le souvenir, au berceau même de l’humanité, la royauté apparaît : elle se développe et se transforme avec les âges divers de la société. Patriarcale, théocratique, militaire, absolue, féodale, constitutionnelle, elle prend le caractère et pour ainsi dire le vêtement de chaque siècle et de chaque peuple ; elle conserve ses traits constitutifs, elle est toujours une et héréditaire. Elle absorbe lentement, mais sûrement, en elle-même toutes les sociétés rebelles, qui, pour un temps plus ou moins long, prétendent s’en affranchir. La royauté hérite partout à peu près certainement des républiques. Quelle institution que celle qui commence avec Pharaon pour descendre jusqu’à la reine constitutionnelle de la Grande-Bretagne en passant par Charlemagne et Louis XIV, — qui fondait les pyramides il y a quatre mille ans et ouvrait hier la grande exposition de l’industrie ! Assise sur ses vieilles et profondes racines, montrant son vaste tronc souvent creusé par l’orage, mais que chaque siècle en passant a enfermé d’un anneau plus fort, cette antique institution a l’air de dire aux lois passagères qu’un jour voit naître et mourir :

Je puis encor compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux…


C’était une idée nouvelle et féconde de prendre la royauté à son origine, de la suivre à travers ses phases, d’étudier ses transformations, et de compter ses pas par ses bienfaits. C’était l’histoire générale du monde vue de son point culminant ; mais, pour remplir complètement ce plan gigantesque, une vie entière de bénédictin n’eût pas suffi. M. de Saint-Priest n’y prétendit pas. D’infatigables recherches qu’il eut le bon goût et l’art de cacher par un récit entraînant, ne lui permirent pourtant de raconter que la période déjà assez longue qui s’étend de la fondation de l’empire romain jusqu’à l’ouverture des temps modernes. Dans cette forme incomplète, l’ouvrage demeure comme les assises majestueuses d’un grand pont que son ouvrier n’a pu achever. D’immenses matériaux ont été jetés dans l’abîme sans réussir à le combler.

Tel qu’il est, avec les défauts nécessaires d’un premier ouvrage, l’exubérance du style, la disproportion du plan et des détails, la hardiesse parfois un peu légère des assertions, le livre De la Royauté est peut-être l’œuvre de M. de Saint-Priest où son esprit a pris le vol le plus étendu. Nous connaissons peu d’analyses historiques plus remarquables quenelle qui, dès le début du livre, nous fait pénétrer dans le véritable caractère de la monarchie impériale établie à Rome. Nous disons la monarchie, en distinguant, avec M. de Saint-Priest, cette expression antique de l’idée moderne et chrétienne que la royauté représente. M. de Saint-Priest le fait très bien voir : il y eut à Rome un pouvoir unique, une concentration excessive de l’autorité dans une seule main, mais il n’y eut jamais de royauté proprement dite. Cette distinction est autre chose qu’une puérile synonymie ; elle cache une profonde différence matérielle et surtout morale. Qui reconnaîtrait la royauté à ce tableau éloquent que M. de Saint-Priest présente d’un césar romain à la fois consul, tribun, prêtre, général, et enserrant toute une société par ce réseau d’autorités et de despotismes divers ?

« Étrange gouvernement ! s’écrie-t-il ; jamais conditions plus bizarres ne furent imposées par le pouvoir d’un seul à la docilité d’un grand nombre ; jamais régime politique ne fut moins simple, moins naturel, plus enveloppé des ambages et des artifices d’une civilisation vieillie. C’est mystérieux comme un oracle, sombre et sourd comme un antre, captieux comme une énigme. Où trouver un asile et un recours ? Le tribun perpétuel venge le père de la patrie, le préfet des mœurs protége le prince du sénat, le consul s’abrite derrière le bouclier de l’imperator, et le souverain pontife les couvre tous de sa robe de prêtre. Quelle est donc la nature de ce pouvoir ? Quelle est cette hydre à six têtes ? Est-ce une monarchie ? est-ce une république ? Autant de questions sans réponse, autant de piéges sans issue. Rome est toujours un état libre ; elle n’a point de chef avoué ; aucun titre ne le désigne à l’amour ou à la terreur publique. Toutes les magistratures sont conservées, et pourtant ce chef sans nom existe pour les absorber toutes ; elles sont à la fois distribuées et réunies ; c’est en vertu de ces magistratures, c’est en leur nom qu’un homme surveille, gouverne, récompense et châtie. Épée froide et nue, sans aucun signe à sa poignée, suspendue sur toutes les têtes, et reconnaissable seulement à son tranchant[1] ! »

Cette dernière image est saisissante ; elle fait passer dans l’ame le froid du glaive. Mais qui jamais a éprouvé une pareille impression en suivant dans l’histoire de France le rôle bienfaisant de nos rois, source de toute justice, inventeurs et fondateurs des grands corps de magistrature, défenseurs vigilans de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, tour à tour contenant et soutenant l’église, protecteurs parfois intéressés, mais toujours efficaces, de la liberté civile de leurs sujets contre les despotismes enchevêtrés du moyen-âge ? D’où provint cette différence ? C’était là le grand problème qui se posait devant M. de Saint-Priest, et qu’il résolut avec sa perspicacité accoutumée, quoique dans des termes qui n’ont peut-être pas toute la clarté désirable. Pourquoi la monarchie impériale, qui a eu trois cents ans de durée, n’a-t-elle jamais pu prendre les allures calmes, la tranquillité majestueuse et protectrice de la royauté moderne ? Pourquoi, malgré l’éclat des Jules et la vertu des Antonins, le pouvoir n’a-t-il jamais pu s’arrêter héréditairement dans une famille, de manière à prévenir, par une loi fixe, les troubles ensanglantés de l’élection, à tempérer, par l’éducation et l’habitude, l’étrange enivrement de l’autorité absolue ? Pourquoi, malgré de longues années de paix, ce progrès sensible de décadence, cet abaissement constant des ames, ce désespoir d’une nation qui se sent mourir, et dont les Césars eux-mêmes ne peuvent pas se défendre ? Que signifient cette tristesse pesante qui assombrit le front de Marc-Aurèle, ce dégoût de Sévère mourant ? Pourquoi la plus grande monarchie du monde n’a-t-elle été pendant trois siècles qu’une suite d’aventures exploitées par une série d’aventuriers ? « Tacite, disait Napoléon, n’a pas assez expliqué ses tyrans. » M. de Saint-Priest cite ce mot profond, et il essaie d’éviter le même reproche.

Il nous met en effet, nous le pensons, sur la voie de l’explication véritable en nous faisant toucher au doigt que toute l’histoire de ces trois siècles consiste dans une lutte sourde entre le sénat, qui conservait le prestige de l’autorité, et l’empereur, qui avait la force matérielle. Le sénat avait l’ombre et l’empereur la réalité du pouvoir ; mais la réalité était sombre et triste, l’ombre était illuminée et glorieuse. Bien que le sénat fût rempli de toutes les créatures faméliques de César et d’Auguste, bien que plus d’un sénateur nouveau, gauchement drapé dans sa toge, fît entendre l’accent barbare de la Gaule ou de l’Ibérie, bien que les héritiers des plus grands noms ne pussent les porter sans fléchir, au sénat pourtant était le siège de Crassus et de Cicéron. Les murailles du temple de Vesta renvoyaient encore l’écho de leurs voix. Le nom du sénat rappelait un état de société dangereux, mais brillant, dont l’intérêt avait pu souffrir, mais qui conservait l’attachement et le regret de toutes les nobles ames. Le sénat avait renfermé dans son sein tout ce qui s’élevait dans la société romaine au-dessus du niveau commun par la naissance, le talent ou les armes. Ce n’était pas comme le couronnement de ces grandeurs diverses, c’était sur leurs débris que la monarchie romaine s’était fondée. Quelque nécessaire que pût être d’ailleurs l’établissement de cette monarchie dans l’état général du monde, ce fut là (il faut en convenir avec M. de Saint-Priest) son vice originel. Elle n’était pas le produit, elle était l’ennemie du sénat. Ce n’était pas comme les chefs naturels des classes élevées et polies, c’était comme les complices habiles d’une faction populaire que les empereurs avaient fondé leur établissement monarchique. Ils n’étaient au fond que des Catilinas plus heureux, servis par le génie et les circonstances, qui avaient substitué une force régulière à une force brutale pour accomplir le but de tous les factieux, celui de couper toutes les têtes pour égaler toutes les tiges. Quelque haut qu’il fût parvenu, le despotisme des césars partait cependant toujours d’en bas. De là sa défiance constante, de là ses inimitiés sanguinaires contre les débris d’une aristocratie abattue, de là ce soin jaloux d’entasser tous les pouvoirs sur sa tête, de crainte qu’abandonnée à son libre cours, quelque parcelle n’en retournât à ses dépositaires naturels. Ainsi se traîna l’empire romain, entre un sénat régulièrement décimé, et des empereurs aussi régulièrement assassinés, entre des citoyens chaque jour plus avilis par des souverains chaque jour plus méprisables, jusqu’à ce qu’il ait mérité de la justice de la postérité le nom éloquent de Bas-Empire : expression d’une justesse incomparable, car cette combinaison d’un souverain qui exerçait une autorité sans prestige comme sans limites, et d’une nation qui prêtait une obéissance sans condition, mais sans respect, formait certainement le système de gouvernement le plus bas que le châtiment céleste eût réservé à une société coupable.

Toute différente fut, dans son développement et son origine, la royauté héréditaire des temps modernes. Elle s’élève au-dessus de la tête, mais non sur les ruines des diverses aristocraties qu’elle subjugue sans les détruire. Vainement rappellerait-on ici les longues luttes soutenues par nos rois pour la destruction de la féodalité et les progrès de l’égalité civile. Outre qu’il n’y a point de ressemblance entre la brutale et anarchique noblesse des temps féodaux et l’aristocratie romaine, élégante, civilisée, politique, mère de tant d’orateurs et de généraux, toute autre analogie manquerait également de fondement. Les rois d’Europe furent long-temps les premiers gentilshommes et les premiers seigneurs de leur royaume. C’est même ainsi, M. de Saint-Priest le fait très bien voir dans son second volume, que toutes les familles royales acquirent leur droit de régner. C’est après avoir été à la tête de la féodalité qu’ils entreprirent de la restreindre et de la dompter, et quand ils s’engagèrent dans cette lutte, c’était pour tendre la main à d’autres grandeurs nouvelles qui se débattaient pour s’élever et qu’ils aperçurent les premiers. Ils aidèrent l’aristocratie de l’intelligence, celle du travail et des richesses honnêtement acquises, à prendre place à côté de celle de la naissance et des armes. Merveilleuse propriété de l’institution royale ! Elle s’associe successivement à tout ce qui est grand ; elle couronne tout ce qui s’élève ; elle se pare de tout ce qui illustre un pays. Sa grandeur n’est jalouse d’aucune autre. L’étendue de son pouvoir n’est même pas nécessaire à sa majesté, et peut-être ne paraît-elle jamais plus grande que dans ces formes savantes et compliquées que les temps modernes lui ont fait prendre, et où l’on voit sous son égide la liberté défendue par la parole, et le pouvoir disputé par le mérite.

Ces considérations, auxquelles l’entraînement du sujet nous conduit, font apprécier la grandeur de vues qui règne dans l’ouvrage de M. de Saint-Priest. C’est un de ces livres qui excitent la pensée plus qu’ils ne la satisfont ; les points de vue, les idées naissent à la lecture, et l’on sait gré à l’auteur de nous mettre ainsi sur la voie de découvertes nouvelles. Dans le cours de ses études historiques, M. de Saint-Priest a dû plus d’une fois profiter de ce coup d’œil étendu qu’il avait jeté sur l’histoire universelle. Un succès plus populaire attendait son second ouvrage, celui qui restera comme le véritable titre de sa réputation, l’Histoire de la Conquête de Naples, par Charles d’Anjou.

En écrivant cette histoire, M. de Saint-Priest remplissait presque un devoir patriotique ; il réparait une ingratitude insigne de la France envers elle-même.

Nous savons mal notre histoire en France. Nous aimons peu notre passé. C’est un vice qui date de loin. Chaque génération insulte volontiers sa devancière, et se prépare ainsi un traitement pareil de la part de la génération qui la suit. Nous avons, dans les siècles écoulés, des richesses de gloire dont nous faisons peu de cas. Dans l’opinion courante, à peine avons-nous valu quelque chose avant le siècle de Louis XIV. François Ier seul semble avoir trouvé grace devant l’oubli, en faveur de quelques mots douteux, ou de quelques refrains de ballades. Mais conçoit-on qu’une nation chrétienne, et qui a eu quelques prétentions à la poésie, n’ait jamais consacré un souvenir d’art ou d’éloquence à la mémoire de saint Louis ? Conçoit-on que les scènes un peu niaises du chêne de Vincennes soient tout ce qui reste dans la mémoire populaire du roi qui fut à la fois un saint, un législateur et un chevalier, qui joignit l’éclat des aventures à la sagesse des institutions, exerça sur le monde chrétien le double ascendant de la vertu et de la puissance ? Si nous avions un juste sentiment de nous-mêmes, nous revendiquerions le siècle de saint Louis aussi bien que le siècle de Louis XIV. Le règne de saint Louis marque en effet le point culminant, le temps de halte et de repos de la monarchie féodale en Europe, comme le siècle de Louis XIV celui de la monarchie absolue. Ce fut le moment où le régime complexe, connu sous le nom de féodalité, atteignit le point extrême de régularité et de justice qu’il comportait. Saint Louis fut le roi féodal par excellence, et, à ce titre, il a exercé sur l’Europe de son temps la même influence prépondérante que quatre siècles après son plus superbe héritier. Consulté par tous les souverains, arbitre des querelles du sacerdoce et de l’empire, saint Louis avait fait dès-lors de la France la première des puissances chrétiennes. Un scrupule de conscience lui interdisait la conquête : un de ses frères s’en chargea, et la moitié de l’Italie fut soumise, sous ses yeux, par des Français.

Tel est le fait mémorable que M. de Saint-Priest nous a raconté pour la première fois sous son véritable jour. Avant la lecture de l’Histoire de la Conquête de Naples, nous n’avions jamais bien compris ni la grandeur de saint Louis, ni celle de la France du XIIIe siècle. M. de Saint-Priest nous a fait connaître qu’il y eut alors pour notre pays un véritable âge de gloire, pour lequel la postérité, surtout en France, était ingrate. Saint Louis est la grande figure de son livre : il tient, pour ainsi dire, le milieu du tableau ; mais que de personnages curieux à ses côtés, tracés de main de maître ! Charles d’Anjou, le vrai type de son siècle, par sa foi simple et sa main rude, Frédéric II et Mainfroi qui devançaient les âges suivans par les raffinemens de l’esprit et de la débauche, la pâle et tendre image de Conradin, tous ces portraits sont vivans, et d’un style à la fois sobre et vif. À peine çà et là remarque-t-on peut-être quelques traits d’esprit qu’il eût mieux valu dire qu’écrire. Parfois le naturel lui-même n’est pas dépourvu d’un peu d’art, ni la facilité de quelque recherche. En général, la marche du récit est grave sans cesser d’être animée, et conduit le lecteur au bout de quatre volumes, sans le fatiguer, ni par des lenteurs, ni par ces emportemens lyriques auxquels le goût des historiens modernes nous a trop accoutumés.

L’Histoire de la Conquête de Naples a une qualité qu’on mettait autrefois au premier rang parmi celles de l’historien, dans un temps où, du reste, il faut le dire, on la vantait sans la pratiquer. C’est une histoire impartiale, et qui n’est pourtant pas indifférente. L’auteur n’est pas sans préférence pour le bien ni sans indignation pour le mal, mais il est sans parti pris. Son histoire n’est ni un pamphlet ni un plaidoyer ; il n’est ni l’avocat des papes ni celui des empereurs. On a l’air de plaisanter quand on dit que ce fut un mérite de ne point porter de passion exclusive ni d’esprit de parti dans une histoire de 1250 ; mais il faut se rappeler que M. de Saint-Priest écrivait au lendemain du XVIIIe siècle et dans la pleine réaction du XIXe, qu’il avait lu l’Essai sur les Mœurs dans sa jeunesse, et qu’il assistait à une réhabilitation enthousiaste du moyen-âge, faite de compte à demi par une ferveur religieuse sincère et par un caprice de mode un peu frivole. Après avoir traité long-temps d’oppresseurs ignorans les pontifes éclairés qui furent les défenseurs de la liberté spirituelle du monde, saint Thomas de petit esprit et Dante de poète burlesque, on s’était avisé tout d’un coup de nous enseigner avec gravité à considérer le XIIIe siècle comme le point de perfection de la civilisation chrétienne et presque l’avènement du règne de Dieu en ce monde. La prépondérance temporelle de l’église catholique à cette époque donnait une apparence pieuse à cette opinion, que relevait aussi, sans qu’on s’en doutât, l’attrait piquant du paradoxe. M. de Saint-Priest savait être piquant sans être paradoxal. C’était peut-être un de ses traits les plus remarquables, que de savoir trouver l’originalité sans s’éloigner du bon sens, de ne point chercher l’intérêt dans la surprise et d’innover sans étonner. Sans crainte de paraître fade ou d’être accusé d’être tiède, il se pose dès la première page pour un appréciateur modéré de ces temps si vivement controversés du moyen-âge.

« A la tête des personnages de ce grand drame, disait-il, il en est un plus grand que tous les autres, la papauté. Entre les deux écoles historiques dont l’une n’a voulu voir dans les papes du moyen-âge que les tyrans de la volonté et de la pensée, tandis que l’autre applaudit toujours en eux les défenseurs de la liberté humaine, dont l’une a trop facilement trouvé du sang sur le manteau pontifical quand l’autre n’y a jamais aperçu un grain de poussière, je me suis frayé une route à la fois respectueuse et libre. J’ai rendu hommage à l’élévation presque constante du but, j’ai déploré le choix moins irréprochable des moyens ; surtout je n’ai jamais perdu de vue les temps dont je racontais les passions et les violences. Ainsi que la monarchie, l’aristocratie et le peuple, la papauté participait de la rudesse d’une telle époque. Nul ne peut échapper à son siècle ; même en le combattant, on reçoit et on garde son empreinte. La défense était alors inexorable comme l’attaque… Ceints du diadème ou de la tiare, couverts de l’étole ou de l’armure, les hommes du XIIIe siècle étaient ceux qu’a peints Dante et après lui Michel-Ange. Dans les ténèbres de la chapelle Sixtine, on découvre au-dessus de l’autel toute une population aux regards féroces aux attitudes convulsives, et on se demande : Où sont les justes ? où sont les damnés ? »

En écrivant ce morceau brillant (où nous remarquons à regret quelques taches), nous ne savons si M. de Saint-Priest se faisait pour son propre compte une idée assez haute du rôle de l’autorité spirituelle dans l’ordre immuable des dogmes catholiques ; mais le rôle temporel de la papauté sur la scène mobile de l’histoire nous paraît sainement apprécié. Chrétien, il pouvait manquer quelque chose encore à ses convictions ; historien, son jugement avait su trouver le point exact entre le paradoxe et le préjugé. Le dirons-nous même ? admirateurs sincères comme nous le sommes de l’action de l’église catholique dans la civilisation moderne, nous aimons mieux cette appréciation, mesurée que certains enthousiasmes maladroits qui compromettent le Dieu qu’ils adorent. Nous aimons mieux faire deux parts dans le moyen-âge, dont l’une revienne au compte de la barbarie encore mal domptée, et l’autre de l’église encore mal obéie, que de confondre dans une admiration, et par conséquent dans une responsabilité pareille, le mal comme le bien, les crimes comme les vertus, les servitudes comme les libertés dont ces temps tour à tour sublimes et grossiers offrent à chaque pas le singulier mélange. Le moyen-âge est placé comme au confluent de deux fleuves. Dans le torrent de la barbarie germaine se sont confondus les flots abondans et purs de la religion chrétienne. De là cette saveur étrange, tantôt amère et tantôt douce, que présentent leurs ondes mêlées. Le moyen-âge a toujours gardé la trace de sa double origine. Dans chaque institution, dans chaque peuple, presque dans l’intérieur de chaque homme, le barbare et le chrétien étaient toujours en présence, le vieil et le nouvel homme étaient aux prises. Aucun temps n’a jamais reproduit au dehors d’une façon plus évidente le spectacle de cette lutte intime que décrivait et que prédisait l’Évangile. Que le nouvel homme ait enfin dominé, grace aux efforts infatigables de l’église catholique et de la papauté, Dieu garde de le contester, et le livre de M. de Saint-Priest le prouve à chaque pas ; mais son triomphe a précisément consisté dans l’anéantissement de la plupart des institutions violentes et serviles dont le moyen-âge donnait encore le spectacle. Nous voulons bien admirer le moyen-âge, mais à la condition que ce soit en le plaçant entre la barbarie en arrière et la civilisation moderne en avant, se dégageant de l’une et marchant vers l’autre. L’église catholique a guidé cette marche le flambeau de la vérité à la main, et le meilleur prix qu’elle ait obtenu de ses services, c’est le droit de se retirer de l’arène poudreuse des sociétés politiques, de ne plus se mêler activement des affaires humaines, où les mains les plus pures se souillent, de prier en paix au fond des sanctuaires pour les souverains détrônés et pour les peuples en révolution, au lieu de couronner un Charles d’Anjou tout couvert de sang ou de dévouer la tête charmante de Conradin par l’anathème à l’échafaud.

Nous croyons donc qu’en cette occasion M. de Saint-Priest fut bien servi par l’impartialité naturelle de son esprit. Cette impartialité, que bien des gens prenaient pour de l’incertitude, était sa qualité dominante. Il la possédait naturellement à un rare degré, et, comme il arrive souvent aux dons qu’on possède, il y mettait aussi quelque prétention. Il avait le goût, presque la manie de l’impartialité. Tout ce qui sentait le préjugé, le parti pris, l’opinion étroite, répugnait à sa conscience, et lui semblait peu digne d’un homme d’esprit. Fermer les yeux à une vérité, de quelque ordre qu’elle pût être, lui paraissait un acte de mauvaise foi ; écarter une idée fine, de quelque point de vue qu’elle fût aperçue, lui aurait paru un trait de mauvais goût. Cette extrême largeur d’esprit lui donnait souvent les apparences du doute, surtout quand elle semblait se porter sur cet ordre élevé de convictions à qui appartiennent le don d’enflammer les cœurs et le droit de dominer les consciences. M. de Saint-Priest passait pour avoir des convictions flottantes, parce que sa haine peut-être excessive pour l’intolérance lui rendait souvent difficile d’admettre l’autorité exclusive d’une vérité impérieuse et salutaire. Ceux qui suivaient de près le travail de son esprit ne s’alarmaient point de cette difficulté. C’est de nos jours surtout qu’il est vrai que qui cherche trouve. L’esprit curieux de M. de Saint-Priest cherchait sans relâche. Il a fini par trouver, et il restera comme un exemple que, dans un temps où la vérité n’a plus les préjugés d’enfance en sa faveur, l’examen impartial est encore ce qui la sert le mieux.

Ce progrès de ses opinions est surtout sensible dans les écrits nombreux qu’il a consacrés à éclairer divers points de l’histoire du dix-huitième siècle. Tel que nous avons dépeint M. de Saint-Priest, ce siècle de l’esprit et de la conversation par excellence devait avoir pour lui un attrait sans pareil. Il y trouvait, sinon le résumé de ses opinions, au moins l’idéal de ses goûts. Un salon du XVIIIe siècle eût été le théâtre naturel des succès de M. de Saint-Priest. La conduite des grandes affaires combinée avec le culte des lettres et les habitudes du grand monde, le duc de Choiseul signant le pacte de famille le matin, causant le soir avec l’abbé Barthélemy sur quelque point de grammaire ou d’histoire, ou s’asseyant au cercle de Mme du Deffand pour traiter d’une pièce nouvelle, tel avait dû être le rêve brillant, tel devait être le regret habituel de l’imagination de M. de Saint-Priest. Cette société toujours de loisir, molle et pourtant ardente, animée, mais sans esprit de parti, lui aurait fait une place où il aurait mieux aimé vivre que dans notre grand atelier parlementaire et industriel, au milieu de gens toujours pressés, entre une politique âpre, l’activité fébrile des intérêts et la vivacité des animosités personnelles. M. de Saint-Priest regrettait vivement ce parfum des graces que le XVIIIe siècle en fuyant avait laissé partout sur sa trace. Aussi conçoit-on que de bonne heure l’histoire du XVIIIe siècle était l’objet de ses prédilections, et il avait résolu d’en tracer, sous une forme quelconque, un tableau fidèle. Il avait tenté cette entreprise, non sans quelque hésitation, à plusieurs reprises et de plusieurs côtés. Tantôt il avait voulu faire entrer l’histoire des lettres dans un cadre politique, tantôt projeter seulement les ombres sérieuses de la politique sur une œuvre toute littéraire. Il avait recueilli de nombreux matériaux sur le ministère du duc de Choiseul ; puis enfin, à mesure que sa pensée prenait plus de largeur et son talent plus de hardiesse, il avait moins redouté d’aborder de front ce Protée à mille formes et de le saisir dans sa moelle et dans son essence. Quand la mort l’a surpris, il travaillait à une vie de Voltaire.

Ce travail devait sembler périlleux : il lui fut utile. Il aimait le XVIIIe siècle par un dangereux attrait. Une plus mûre réflexion lui apprit à le juger. Sous les graces apparentes, il découvrit bientôt les plaies cachées de la grande école du XVIIIe siècle : la légèreté sous l’élégance, la sensualité égoïste sous la sensibilité déclamatoire, l’ambition de dominer sous l’amour de l’indépendance. Il avait redouté longtemps l’intolérance religieuse ; en pénétrant dans les débats intérieurs de la secte philosophique, il put se convaincre que l’intolérance est l’écueil de toutes les opinions ardentes, mais que la religion seule a le tempérament de la charité.

Ce jugement équitable se fit voir, dès son premier essai sur l’expulsion des jésuites, qui parut pourtant dans un moment de controverse passionnée, en 1844[2]. Il avait plu à la société politique du moment, comme si elle n’avait pas assez à faire avec les problèmes sociaux qui grondaient sous le sol, de se faire une grande difficulté arbitraire au sujet de la présence ignorée et paisible de l’ordre des jésuites en France. Les uns exhumaient d’anciennes lois qu’ils n’avaient pas l’intention d’appliquer ; les autres protestaient ardemment contre des violences qui, au fond, ne leur faisaient que médiocrement peur : tous deux s’adressaient à grands cris au gouvernement, responsable de tout, comme c’est l’ordinaire, et qui ne savait auquel entendre. Au milieu de ce conflit de colères factices, mais bruyantes, quand M. de Saint-Priest se présenta pour donner des détails curieux sur l’expulsion des jésuites au siècle dernier, chacun se précipita avec avidité pour lire un pamphlet. On trouva un récit grave et piquant, plein de révélations curieuses, mais exempt de toutes récriminations amères. On apprit que l’accusation des jésuites devant le parlement avait été dictée par des motifs puérils, que la sentence avait été inique, l’exécution brutale, mais la défense et l’attitude de l’ordre assez médiocres, et fort dégénérées de ses glorieux fondateurs. Il n’y eut rien de décidé sur la vieille querelle de Pascal et de la société de Jésus ; mais on put conclure que, si Escobar avait eu le tort d’absoudre par des subtilités de conscience des fautes réelles, les ennemis des jésuites, suivant un procédé contraire, surent faire frapper ce jour-là par le bras séculier des crimes imaginaires.

Si la vie de Voltaire avait paru, elle eût été conçue dans le même esprit d’équité. Ce n’eût été ni un libelle ni un panégyrique ; c’eût été un portrait vivant. À peine peut-on trouver quelque ébauche informe de ce grand travail dans des notes rapidement écrites à la marge de la longue correspondance où Voltaire a mis lui-même toute son ame. M. de Saint-Priest interrompait chaque matin une lecture attentive pour jeter sur le papier les premières improvisations de sa pensée, ou même l’exubérance de ses propres sentimens. Il ne nous a été permis de jeter qu’un coup d’œil sur ses confidences tout-à-fait intimes ; mais il nous a suffi pour apercevoir quelques traits empreints de cette verve du premier jet qui manque souvent aux secondes touches. Jamais Voltaire sans doute ne s’était vu observé d’aussi près ni par des yeux aussi perçans. Le grand homme a été pénétré de part en part, nous dirions déjoué, si cette expression ne répondait mal au sentiment qui animait M. de Saint-Priest. Le biographe est sans illusion, mais il n’est pas sans sympathie pour son modèle. On n’approche pas de ces riches natures, dans lesquelles la main de Dieu a déposé le génie, sans se sentir pris pour elles d’une involontaire affection. M. de Saint-Priest est plein d’une pitié intelligente pour les misères enfantines de l’imagination et de l’amour-propre qui tiennent de si près à la sensibilité exquise du talent. Il pardonne en souriant à Voltaire ses vives et presque tragiques émotions sur le succès de ses drames, sa susceptibilité prompte à s’irriter à la moindre atteinte du sarcasme (dont lui-même il était si prodigue pour autrui), sa tendresse prolongée sans dignité auprès des nouveaux amours de sa maîtresse, puis la douleur de la mort d’Émilie si vivement ressentie et si promptement effacée, enfin le mélange d’une complaisance extrême et d’une familiarité de mauvais goût auprès des souverains. Ainsi sont faites, M. de Saint-Priest le comprend, ces choses légères qu’on appelle des aines de poète. Rien n’est délicat comme les remarques qui accompagnent la fin moitié pathétique et moitié ridicule de cette pédante et pourtant touchante Émilie. — Contraste fréquent de la plaisanterie et de la mort ! s’écrie-t-il ; tout ceci doit être raconté avec gravité et sans sarcasme.

Mais quand éclatent enfin ces longues haines qui firent oublier à Voltaire et le bon goût dont il avait donné tant de modèles, et l’humanité dont il se portait pour défenseur, quand on le voit invoquer la censure contre Palissot et déshonorer Fréron sur les planches, solliciter les rigueurs des pasteurs de Genève contre Rousseau sans asile, et disputer ainsi à l’auteur du Vicaire savoyard un toit et un morceau de pain, quand enfin son impiété croissante dégénère en rage sénile et empreint sur son visage l’expression d’un rire presque diabolique, M. de Saint-Priest détourne ses regards avec un sentiment que le respect de l’âge et du génie parvient à contenir, mais non pas à cacher.

Cette étude, qui occupa les dernières années de M. de Saint-Priest, devait être au fond profondément mélancolique. Rien n’est triste à suivre comme le cours et le déclin d’une vie humaine, quelque longue qu’elle puisse être, lorsque surtout, derrière les rives pâlissantes de la terre, d’autres perspectives ne se découvrent pas. Une biographie intime et détaillée est une œuvre douloureuse. On voit s’ourdir la trame insensible de la destinée ; on voit les plus vives joies se dissiper, les douleurs elles-mêmes s’amortir, et tant d’impressions diverses, en passant, ne laisser d’autres traces qu’une ride de plus sur le front. Pendant que M. de Saint-Priest étudiait de près la plus remarquable vie peut-être des temps modernes, la sienne se précipitait rapidement vers son terme. Ses derniers jours furent remplis d’événemens et d’émotions. Il vit combler ses rêves d’ambition personnelle par des succès qui lui valurent une réputation incontestée ; mais il vit tromper toutes ses espérances patriotiques par la chute d’un gouvernement qu’il avait aimé et servi. Il fut témoin de cette chute soudaine, non sans regret, mais sans remords, car, membre pendant dix ans d’une des chambres et souvent amené à faire opposition au pouvoir, il avait toujours usé avec mesure d’un droit alors sans péril. Il a tracé lui-même, du jour suprême de la monarchie, un récit pathétique qui fut en même temps un dernier hommage de justice, de dévouement[3]. Père d’une tendresse extrême, M. de Saint-Priest avait pris lui-même plaisir à former l’esprit de ses deux filles à cette école de graces et de goût dont il était un modèle. Il les maria selon son cœur ; mais il eut tour à tour à partager leur juste douleur et leur bonheur pur. Le sentiment paternel touche de près au sentiment religieux ; aussi, quelque rapidement que la mort soit venue fondre sur M. de Saint-Priest, la religion l’avait devancée. Frappé d’un mal inattendu, pendant un voyage qu’il faisait à Moscou, au lieu même de sa naissance, dès qu’il connut son danger, il tourna sa pensée vers le ciel. Dans la paix de ce moment suprême, il eut encore un soupir, non point pour la vie ou pour la renommée, mais pour ses enfans et pour la France. Il est mort le 29 septembre 1851, à l’âge de quarante-six ans.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Saint-Priest, De la Royauté, chap. Ier.
  2. Dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1844.
  3. Un Mot sur le 24 février, dans la Revue du 1er juin 1849.