Historiettes (1906)/La marquise de Rambouillet

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 101-109).

LA MARQUISE DE RAMBOUILLET[modifier]

Madame de Rambouillet est fille de feu M. le marquis de Pisani, et d’une Savelli, veuve d’un Ursins. Sa mère étoit une habile femme : elle eut soin de l’entretenir dans la langue italienne, afin qu’elle sût également cette langue et la françoise. On fit toujours cas de cette dame-là à la cour, et Henri IV l’envoya, avec madame de Guise, surintendante de la maison de la Reine,recevoir la Reine-mère à Marseille. Elle maria sa fille devant douze ans avec M. Le vidame du Mans. Madame de Rambouillet dit qu’elle regarda d’abord son mari, qui avoit alors une fois autant d’âge qu’elle, comme un homme fait, et qu’elle se regarda comme un enfant, et que cela lui est toujours demeuré dans l’esprit, et l’a portée à le respecter davantage. Hors les procès, jamais il n’y a eu un homme plus complaisant pour sa femme. Elle m’a avoué qu’il a toujours été amoureux d’elle, et ne croyoit pas qu’on pût avoir plus d’esprit qu’elle en avoit. À la vérité, il n’avoit pas grand’peine à lui être complaisant, car elle n’a jamais rien voulu que de raisonnable. Cependant elle jure que si on l’eût laissée jusqu’à vingt ans, et qu’on ne l’eût point obligé après à se marier, elle fût demeurée fille. Je la croirois bien capable de cette résolution, quand je considère que dès vingt ans elle ne voulut plus aller aux assemblées du Louvre ; chose assez étrange pour une belle et jeune personne et qui est de qualité. Elle disoit qu’elle n’y trouvoit rien de plaisant, que de voir comme on se pressoit pour y entrer, et que quelquefois il lui est arrivé de se mettre en une chambre pour se divertir du méchant ordre qu’il y a pour ces choses-là en France. Ce n’est pas qu’elle n’aimât le divertissement, mais c’étoit en particulier. À l’entrée qu’on devoit faire à la Reine- mère, quand Henri IV la fit couronner, madame de Rambouillet étoit une des belles qui devoient être de la cérémonie.

Elle a toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin, seulement pour lire Virgile, quand une maladie l’en empêcha. Depuis, elle n’y a pas songé, et s’est contentée de l’espagnol. C’est une personne habile en toutes choses. Elle fut même l’architecte de l’hôtel de Rambouillet, qui étoit la maison de son père. Mal satisfaite de tous les dessins qu’on lui faisoit (c’étoit du temps du maréchal d’Ancre, car alors on ne savoit que faire une salle à un côté, une chambre à l’autre, et un escalier au milieu : d’ailleurs la place étoit fort irrégulière et d’une assez petite étendue), un soir, après avoir bien rêvé, elle se mit à crier : « Vite, du papier ; j’ai trouvé le moyen de faire ce que je voulois. » Sur l’heure elle en fit le dessin, car naturellement elle sait dessiner ; et dès qu’elle a vu une maison, elle en tire le plan fort aisément. De là vient qu’elle faisoit tant la guerre à Voiture de ce qu’il ne retenoit jamais rien des beaux bâtiments qu’il voyoit ; et c’est ce qui a donné lieu à cette ingénieuse badinerie qu’il lui écrivit sur le Valentin. On suivit le dessin de madame de Rambouillet de point en point. C’est d’elle qu’on a appris à mettre les escaliers à côté, pour avoir une grande suite de chambre, à exhausser les planchers, et à faire des portes et des fenêtres hautes et larges et vis-à-vis les unes des autres ; et cela est si vrai que la Reine-mère, quand elle fit bâtir Luxembourg, ordonna aux architectes d’aller voir l’hôtel de Rambouillet, et ce soin ne leur fut pas inutile. C’est la première qui s’est avisée de faire peindre une chambre d’autre couleur que de rouge ou de tanné ; et c’est ce qui a donné à sa grand’chambre le nom de la chambre bleue.

L’hôtel de Rambouillet étoit, pour ainsi dire, le théâtre de tous les divertissements, et c’étoit le rendez-vous de ce qu’il y avoit de plus galant à la cour, et de plus poli parmi les beaux- esprits du siècle. Or, quoique le cardinal de Richelieu eût au cardinal de La Valette la plus grande obligation qu’on puisse avoir, il vouloit pourtant savoir toutes ses pensées aussi bien que d’un autre ; et un jour, comme M. de Rambouillet étoit en Espagne, il envoya le Père Joseph chez madame de Rambouillet ; celui-ci, sans faire semblant de rien, la mit sur le discours de cette ambassade, et après lui dit que monsieur son mari étant employé à une négociation importante, M. le cardinal de Richelieu pouvoit prendre son temps pour faire quelque chose de considérable pour lui, mais qu’il falloit qu’il contribuât de son côté, et qu’elle donnât à Son Eminence une petite satisfaction qu’il désiroit d’elle ; qu’un premier ministre ne pouvoit prendre trop de précautions ; en un mot, que M. le cardinal souhaitoit de savoir par son moyen les intrigues de madame la Princesse et de M. le cardinal de La Valette. « Mon père, lui dit- elle, je ne crois point que madame la Princesse et M. le cardinal de La Valette aient aucunes intrigues ; mais, quand ils en auroient, je ne serois pas trop propre à faire le métier d’espion. » Il s’adressoit mal ; il n’y a pas au monde de personne moins intéressée. Elle dit qu’elle ne conçoit pas de plus grand plaisir au monde que d’envoyer de l’argent aux gens, sans qu’ils puissent savoir d’où il vient. Elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de roi, car elle dit que c’est un plaisir de Dieu. En me contant cette petite histoire du Père Joseph, elle me disoit, car il n’y a pas au monde un esprit plus droit, qu’elle souffriroit encore moins qu’on eût des gens d’église pour galants que d’autres. — « C’est une des choses, ajoutoit-elle, pourquoi je suis bien aise de n’être point demeurée à Rome ; car quoi que je fusse bien assurée de ne point faire de mal, je n’étois pas pourtant assurée qu’on n’en dit point de moi, et apparemment, si on en eût dit, la médisance m’auroit mise avec quelque cardinal. »

Jamais il n’y a eu une meilleure amie. M. d’Andilly, qui faisoit le professeur en amitié, lui dit un jour qu’il la vouloit instruire amplement en cette belle science ; il lui faisoit des leçons prolixes ; elle, pour trancher tout d’un coup, lui dit : « Bien loin de ne pas faire toutes choses au monde pour mes amis, si je savois qu’il y eût un fort honnête homme aux Indes, sans le connoître autrement, je tâcherois de faire pour lui tout ce qui seroit à son avantage. « — Quoi ! s’écria d’Andilly, vous en savez jusque-là ! Je n’ai plus rien à vous montrer. »

Madame de Rambouillet est encore présentement d’humeur à se divertir de tout. Un de ses plus grands plaisirs étoit de surprendre les gens. Une fois elle fit une galanterie à M. de Lisieux à laquelle il ne s’attendoit pas. Il l’alla voir à Rambouillet. Il y a au pied du château une fort grande prairie, au milieu de laquelle, par une bizarrerie de la nature, se trouve comme un cercle de grosses roches, entre lesquelles s’élèvent de grands arbres qui font un ombrage très agréable. C’est le lieu où Rabelais se divertissoit, à ce qu’on dit dans le pays ; car le cardinal du Bellay, à qui il étoit, et messieurs de Rambouillet, comme des proches parents, alloient fort souvent passer le temps à cette maison ; et encore aujourd’hui on appelle une certaine roche creuse et enfumée la Marmite de Rabelais. La marquise proposa donc à M. de Lisieux d’aller se promener dans la prairie. Quand il fut assez près de ces roches pour entrevoir à travers les fouilles des arbres, il aperçut en divers endroits je ne sais quoi de brillant. Etant plus proche, il lui sembla qu’il discernoit des femmes, et qu’elles étoient vêtues en nymphes. La marquise, au commencement, ne faisoit pas semblant de rien voir de ce qu’il voyoit. Enfin, étant parvenus jusqu’aux roches, ils trouvèrent mademoiselle de Rambouillet et toutes les demoiselles de la maison, vêtues effectivement en nymphes, qui, assises sur ces roches, faisoient le plus agréable spectacle du monde. Le bonhomme en fut si charmé que, depuis, il ne voyoit jamais la marquise sans lui parler des roches de Rambouillet.

Si elle eût été en état de faire de grandes dépenses, elle eût bien fait de plus chères galanteries. Je lui ai entendu dire que le plus grand plaisir qu’elle eût pu avoir eût été de faire bâtir une belle maison au bout du Parc de Rambouillet, si secrètement que personne de ses amis n’en sût rien (et avec un peu de soin la chose n’étoit pas impossible parce que le lieu est assez écarté, et que ce parc est un des plus grands de France, et même éloigné d’une portée de mousquet du château, qui n’est qu’un bâtiment à l’antique) ; et qu’elle eût voulu ensuite mener à Rambouillet ses meilleurs amis, et le lendemain, en se promenant dans le parc, leur proposer d’aller voir une belle maison, qu’un de ses voisins avoit fait faire depuis quelque temps ; et après bien des détours, je les aurois menés, disoit-elle, dans ma nouvelle maison, que je leur aurois fait voir, sans qu’il parût un seul de mes gens, mais seulement des personnes qu’ils n’eussent jamais vues ; et enfin je les aurois priés de demeurer quelques jours en ce beau lieu, dont le maître étoit assez mon ami pour le trouver bon. Je vous laisse à penser, ajoutoit-elle, quel aurait été leur étonnement lorsqu’ils auroient su que tout ce secret n’auroit été que pour les surprendre agréablement.

Elle attrapa plaisamment le comte de Guiche, aujourd’hui le maréchal de Gramont. Il étoit encore fort jeune quand il commença à aller à l’hôtel de Rambouillet. Un soir, comme il prenoit congé de madame la marquise, M. de Chaudebonne, le plus intime des amis de madame de Rambouillet, qui étoit fort familier avec lui, lui dit : « Comte, ne t’en va point, soupe céans. — Jésus ! vous moquez-vous ? s’écria la marquise ; le voulez-vous faire mourir de faim  ? — Elle se moque elle- même, reprit Chaudebonne, demeure, je t’en prie. » Enfin il demeura. Mademoiselle Paulet, car tout cela étoit concerté, arriva en ce moment avec mademoiselle de Rambouillet ; on sert, et la table n’étoit couverte que de choses que le comte n’aimoit pas. En causant on lui avoit fait dire, à diverses fois, toutes ses aversions. Il y avoit entre autres choses un grand potage au lait et un gros coq d’Inde. Mademoiselle Paulet y joua admirablement son personnage. « Monsieur le comte, disoit-elle, il n’y eut jamais un si bon potage au lait ; vous en plaît-il sur votre assiette  ? — Mon Dieu ! le bon coq d’Inde ! il est aussi tendre qu’une gélinotte. — Vous ne mangez point du blanc que je vous ai servi ; il vous faut donner du rissolé, de ces petits endroits de dessus le dos. » Elle se tuoit de lui en donner, et lui de la remercier. Il étoit déferré ; il ne savoit que penser d’un si pauvre souper. Il émioit du pain entre ses doigts. Enfin, après que tout le monde s’en fut bien diverti, madame de Rambouillet dit au maître-d’hôtel : « Apportez donc quelque autre chose, M. le comte ne trouve rien là à son goût. » Alors on servit un souper magnifique, mais ce ne fut pas sans rire.

On lui fit encore une malice à Rambouillet. Un soir qu’il avoit mangé force champignons, on gagna son valet de chambre qui donna tous les pourpoints des habits que son maître avoit apportés. On les étrécit promptement. Le matin, Chaudebonne le va voir comme il s’habilloit ; mais quand il voulut mettre son pourpoint, il le trouva trop étroit de quatre grands doigts. « Ce pourpoint là est bien étroit, dit- il à son valet de chambre ; donnez-moi celui de l’habit que je mis hier. » Il ne le trouve pas plus large que l’autre. « Essayons-les tous, » dit-il. Mais tous lui étaient également étroits. « Qu’est ceci ? ajouta-t-il, suis-je enflé, seroit-ce d’avoir trop mangé de champignons ? — Cela pourroit bien être, dit Chaudebonne, vous en mangeâtes hier au soir à crever. » Tous ceux qui le virent lui en dirent autant, et voyez ce que c’est que l’imagination. Il avoit, comme vous pouvez penser, le teint tout aussi bon que la veille ; cependant il y découvroit, ce lui sembloit, je ne sais quoi de livide. La messe sonne, c’étoit un dimanche : il fut contraint d’y aller en robe de chambre. La messe dite, il commence à s’inquiéter de cette prétendue enflure, et il disoit en riant du bout des dents : « Ce seroit pourtant une belle fin que de mourir à vingt et un ans pour avoir mangé des champignons ! » Comme on vit que cela alloit trop avant, Chaudebonne dit qu’en attendant qu’on pût avoir du contrepoison, il étoit d’avis qu’on fît une recette dont il se souvenoit. Il se mit aussitôt à l’écrire, et la donna au comte. Il y avoit : Recipe de bons ciseaux et décous ton pourpoint. Or, quelque temps après, comme si c’eût été pour venger le comte, mademoiselle de Rambouillet et M. de Chaudebonne mangèrent effectivement de mauvais champignons et on ne sait ce qui en fût arrivé, si madame de Rambouillet n’eût trouvé de la thériaque dans un cabinet, où elle chercha à tous hasards.

Madame de Rambouillet pouvoit avoir trente-cinq ans ou environ, quand elle s’aperçut que le feu lui échauffoit étrangement le sang, et lui causoit des foiblesses. Elle qui aimoit fort à se chauffer ne s’en abstint pas pour cela absolument ; au contraire, dès que le froid fut revenu, elle voulut voir si son incommodité continueroit ; elle trouva que c’étoit encore pis. Elle essaya encore l’hiver suivant, mais elle ne pouvoit plus s’approcher du feu. Quelques années après, le soleil lui causa la même incommodité : elle ne se vouloit pourtant point rendre, car personne n’a jamais tant aimé à se promener et à considérer les beaux endroits du paysage de Paris. Cependant il fallut y renoncer, au moins tandis qu’il faisoit soleil, car, une fois qu’elle voulut aller à Saint-Cloud, elle n’étoit pas encore à l’entrée du Cours qu’elle s’évanouit, et on lui voyoit visiblement bouillir le sang dans les veines car elle a la peau fort délicate. Avec l’âge son incommodité s’augmenta ; je lui ai vu un érysipèle pour une poêle de feu qu’on avoit oubliée par mégarde sous son lit. La voilà donc réduite à demeurer presque toujours chez elle, et à ne se chanter jamais. La nécessité lui fit emprunter des l’invention des alcôves qui sont aujourd’hui si fort en vogue à Paris. La compagnie se va chauffer dans l’antichambre. Quand il gèle, elle se tient sur son lit, les jambes dans un sac de peau d’ours, et elle dit plaisamment, à cause de la grande quantité de coiffes qu’elle met l’hiver, qu’elle devient sourde à la Saint-Martin, et qu’elle recouvre l’ouïe à Pâques. Pendant les grands et longs froids de l’hiver passé, elle se hasarda de faire un peu de feu dans une petite cheminée qu’on a pratiqué dans sa petite chambre à alcôve. On mettoit un grand écran du côté du lit, qui, étant plus éloigné qu’autrefois, n’en recevoit qu’une chaleur fort tempérée. Cependant cela ne dura pas long-temps, car elle en reçut à la fin de l’incommodité ; et cet été qu’il a fait un furieux chaud, elle en a pensé mourir, quoique sa maison soit fort fraîche.

Personne ne fut plus aimé de ses gens, ni des gens de ses amis, que madame de Rambouillet. Il y a deux ans ou environ, que M. Patru m’en rapporta un exemple illustre. Il soupoit à l’hôtel de Nemours avec l’abbé de Saint-Spire, qui est à M. de Nemours, alors M. de Reims. Cet abbé va souvent à l’hôtel de Rambouillet ; ils parlèrent fort de la marquise. Un sommelier, nommé Audry, qui étoit là, voyant que M. Patru étoit aussi des amis de madame de Rambouillet, se vient jeter à ses pieds, en lui disant : « Monsieur, que je vous adore ! j’ai été douze ans à M. de Montausier ; puisque vous êtes des amis de la grande marquise, personne devant le soir ne vous donnera à boire que moi. »

Madame de Rambouillet est un peu trop complimenteuse pour certaines gens qui n’en valent pas trop la peine ; mais c’est un défaut que peu de personnes ont aujourd’hui, car il n’y a plus guère de civilité. Elle est un peu trop délicate, et le mot de teigneux dans une satire, ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée. On n’oseroit prononcer le mot de cul. Cela va dans le sens de l’excès, surtout quand on est en liberté Son mari et elle vivoient un peu trop en cérémonie.

Hors qu’elle branle un peu la tête, et cela lui vient d’avoir mangé trop d’ambre autrefois, elle ne choque point encore quoiqu’elle ait près de soixante-dix ans. Elle a le teint beau et les sottes gens ont dit que c’étoit pour cela qu’elle ne vouloit point voir le feu, comme s’il n’y avoit point d’écrans au monde. Elle dit que ce qu’elle souhaiteroit le plus pour sa personne, ce seroit de se pouvoir chauffer tout son saoul. Elle alla à la campagne l’automne passé, qu’il ne faisoit ni froid ni chaud ; mais cela lui arrive rarement, et ce n’étoit qu’une demi-lieue de Paris. Une maladie lui rendit les lèvres d’une vilaine couleur ; depuis elle y a toujours mis du rouge. J’aimerois mieux qu’elle n’y mît rien. Au reste elle a l’esprit aussi net, et la mémoire aussi présente que si elle n’avoit que trente ans. (C’est d’elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j’ai écrit et de ce que j’écrirai dans ce livre. Elle lit toute une journée sans la moindre incommodité, et c’est ce qui la divertit le plus.